Comment…ils le tueraient

(1) Or, c’était la Pâque et les Azymes deux jours après. Et les grands prêtres et les scribes cherchaient comment, s’étant emparés de lui par ruse, ils le tueraient. (2) Ils disaient, en effet : « Pas dans la fête, pour qu’il n’y ait pas de trouble du peuple. »

Marc XIV,1-2


 Or, c’était la Pâque et les Azymes deux jours après. Mention est faite de l’écoulement du temps. Mais, surtout, le temps est qualifié par des événements qui introduisent dans cet écoulement la mention d’une célébration prévue par un certain calendrier, celui qui comporte la Pâque et les Azymes.

Ainsi, par un côté, le temps est-il le champ indifférent d’un passage, à l’intérieur duquel on peut distinguer des moments, et, par un autre côté, il est affecté par des traits de singularité, qui suspendent son indifférence interne. Bref, il y a le cours du temps et il y a des dates. Ainsi se constitue une durée, caractérisée par un culte, qui lui donne une signification sacrée, tout autre que naturelle, et cette durée s’impose à tous.

Sans doute peut-on reconnaître dans la société, ainsi structurée temporellement, le groupe des grands prêtres, associé à celui des scribes, et le distinguer du reste, formé par le peuple. Mais tous forment un ensemble et voient leur conduite et leurs projets dans la dépendance de la structuration qu’on vient de mettre en évidence : celle-ci s’impose à eux.  

Ainsi, s’agissant de Jésus, les grands prêtres et les scribes cherchaient comment, s’étant emparés de lui par ruse, ils le tueraient. Or, la réalisation de leur intention est soumise à la célébration de la fête. Ils disaient en effet : « pas dans la fête, pour qu’il n’y ait pas de trouble du peuple. »

On comprend ainsi que les grands prêtres et les scribes, en évitant de mettre Jésus à mort pendant la fête, non seulement écarteraient tout risque de trouble du peuple, mais, surtout, dégageraient leur entreprise de toute signification religieuse. Du seul fait de sa date leur acte échapperait à toute interprétation qui ferait de cet acte un geste sacré. Ainsi, au sens le plus strict du terme, fallait-il transformer la capture et l’exécution de Jésus en un simple règlement de compte comme il s’en rencontre dans la vie courante.

De ce fait la notation s’étant emparés de lui par ruse prend une force extrême. Il s’agit de s’extraire d’une temporalité qui, d’elle-même, impose à tout ce qui s’accomplit en elle une signification religieuse. Or, pour y parvenir, il faut donc agir par ruse, il faut feindre, il faut faire comme si le temps n’était pas toujours de quelque façon un temps sacré, comme s’il n’était qu’un temps qui coule naturellement. Mais est-ce possible ? Et, à supposer qu’on s’imagine y arriver, le caractère sacré du temps, qu’on a voulu abolir, ne se maintiendra-t-il pas  envers et contre tout ? En un mot, n’aura-t-on pas tenté de réaliser l’impossible : une normalisation de l’assassinat par la désacralisation de la vie et de la mort, celles-ci n’étant rien d’autre, même en humanité, que des faits de nature ?

La tentative est d’autant plus singulière qu’elle est le fait de personnes qui sont elles-mêmes religieusement qualifiées, de grands prêtres et de scribes, et que ces personnes tiennent à se démarquer du peuple et du trouble qu’il risque de susciter au cas où l’évènement se produirait  dans la fête !

Ainsi voit-on s’opposer une tentative de banalisation, voire de  pure naturalisation, de la mort et, d’autre part, l’affirmation de sa signification religieuse. Or, cette signification religieuse de la mort, il semble que les religieux eux-mêmes, les grands prêtres et les scribes, sans la méconnaître, veuillent la suspendre, sinon la supprimer, alors que le peuple, lui, fût-ce par le trouble qu’il peut causer, y resterait attaché.

Il n’est certainement pas indifférent que ce soit du fait du peuple que se maintient une signification religieuse de la mort. Ainsi, en effet, se manifeste le lien entre la situation d’alliance, qui est au fondement de la notion de peuple, et la portée radicalement religieuse de cette situation. Et, dans le même temps, les grands prêtres et les scribes, si culturellement religieux qu’ils apparaissent, méprisent en fait le caractère, fondamentalement sacré, de l’association par laquelle le peuple existe en tant que tel. Ils ne se montrent, en effet, que comme les détenteurs d’un pouvoir, capable de redoutables effets physiques, notamment du pouvoir de suspendre la vie, de mettre à mort.

En face d’eux, le peuple, lui aussi, peut certes introduire du trouble dans la vie sociale mais celui-ci, quel que soit l’aspect violent qu’il prenne, serait au service du maintien de rapports mutuels d’où serait exclue, si c’est possible, toute menace de domination. En somme, comme Jésus, s’il était capturé et mis à mort par les détenteurs du pouvoir, le peuple, quelque émeute qu’il suscite, serait en position de victime et attesterait ainsi de la sainteté du droit qui est à la base de l’existence sociale, à l’encontre du crédit immérité qu’on peut accorder aux grands prêtres et aux scribes au seul titre de leur institution.

En vérité, grands prêtres et scribes, d’un côté, et le peuple, de l’autre ne sont pas sur le même plan. Au mieux, pour autant qu’ils forment un même ensemble social, les premiers ne peuvent être qu’au service du second, ils ne peuvent pas s’opposer à lui au point de lui imposer par ruse d’avaliser une conduite criminelle. Au cas où ils s’engageraient sur cette voie, c’est la situation même de société qu’ils feraient exploser.

Paris, le 9 mars 2012

 

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