Car ce parfum pouvait être vendu

(3) Et tandis qu’il était à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux, alors qu’il était allongé, vint une femme ayant un flacon de parfum de vrai nard, d’un grand prix ; ayant brisé le flacon, elle le versa sur sa tête. (4) Il y en avait qui s’indignaient entre eux : « En vue de quoi s’est produite cette perte du parfum ? (5) Car ce parfum pouvait être vendu plus de trois cents deniers et être donné aux pauvres.» Et ils la grondaient. (6) Jésus dit : « Laissez-la. Pourquoi lui suscitez-vous des ennuis ? C’est une belle œuvre qu’elle a œuvrée en moi. (7) Toujours, en effet, les pauvres, vous les avez avec vous et, lorsque vous voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours ! (8) Ce qu’elle avait, elle l’a fait : elle a pris d’avance mon corps pour le parfumer en vue de la sépulture. (9) Oui, je vous le dis : Partout où sera proclamé l’Evangile – au monde entier – ce qu’elle a fait sera aussi raconté, en mémoire d’elle. »

Marc, XIV, 3-9


Et tandis qu’il était à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux, alors qu’il était allongé, vint une femme ayant un flacon de vrai nard, d’un grand prix : ayant brisé le flacon, elle le versa sur sa tête.

On peut s’arrêter sur la première phrase, celle qui occupe tout le verset 3. Elle est la seule à raconter l’événement sans le commenter, mais en faisant d’emblée apparaître le trait qui le rend bien singulier.

Certes, il s’agit d’un repas. Il reste que Jésus est dans la position d’un homme qui est allongé. Assurément, il n’est ni paralysé ni blessé ni même dans l’immobilité de la mort. Il est plutôt établi dans la position de l’hôte qu’on reçoit à sa table. Mais est-il vraiment accueilli, et accueilli en étant reconnu pour ce qu’il est ? C’est à cette question que permet de répondre l’événement.

La conduite de la femme a pour effet d’honorer Jésus comme on fait pour quelqu’un qui est lui-même d’un grand prix. En effet, le parfum de vrai nard qu’elle répand sur lui le qualifie d’emblée comme un hôte d’exception, rend publique et sensible en quelque manière ou, mieux, authentique, véritable, sa précieuse ou, comme on voudra, inappréciable singularité. Mais, paradoxalement, celle-ci ne peut pas être manifestée sans que s’accomplisse un geste qui signifie la perte, la rupture d’une certaine intégrité initiale, l’écoulement de ce qui était encore préservé, gardé : ayant brisé le flacon, elle le versa sur sa tête. Ainsi, d’emblée, sont suggérés la notion d’accueil, d’accord et, en contraste, celle d’exception et tous leurs harmoniques. Ces notions, selon un fonctionnement analogique, vont, comme on va pouvoir l’observer, contribuer à structurer le reste du récit.

Il y en avait qui s’indignaient entre eux : « En vue de quoi s’est produite cette perte du parfum ? Car ce parfum pouvait être vendu plus de trois cents deniers et être donné aux pauvres. » Et ils la grondaient.

Un groupe se forme dont le lien est une commune réprobation de la conduite de la femme. Il semble, en effet, que cette conduite n’a pas de finalité qui soit bien discernable. En tout cas, elle échappe au fonctionnement commercial, sinon de l’échange, du moins de la compensation, puisqu’elle ne permet pas de porter secours aux membres les plus démunis de la société. Au sens le plus littéral de ce terme, cette conduite constitue une exception sans utilité. Elle ne peut donc qu’être blâmée.

C’est  contre une telle façon d’entendre l’événement que Jésus va s’élever.

Jésus dit : « Laissez-la. Pourquoi lui suscitez-vous des ennuis ? C’est un belle œuvre qu’elle a œuvrée en moi. Toujours, en effet, les pauvres, vous les avez avec vous et, lorsque vous voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. Ce qu’elle avait, elle l’a fait : elle a pris d’avance mon corps pour le parfumer en vue de la sépulture. Oui, je vous le dis : Partout où sera proclamé l’Evangile – au monde entier – ce qu’elle a fait sera aussi raconté en mémoire d’elle.»

Selon Jésus, il n’y a pas à inquiéter cette femme. Aussi bien non seulement il n’y a rien de déplacé dans sa conduite mais celle-ci a atteint, dès à présent, si l’on peut dire, à une certaine perfection dans l’unicité.  

En effet, l’existence de la pauvreté dans la société est une constante qu’il est impossible d’éliminer. Aussi sera-t-il il constamment possible d’y porter remède. En revanche, sa présence à lui, Jésus, viendra à manquer, et définitivement. Dès lors, cette femme, en agissant comme elle a fait, n’a pas seulement anticipé sur sa disparition : elle l’a honoré en maintenant sa présence par le lien qu’elle instituait avec lui, comme par un geste qui le distinguait entre tous, dès à présent et pour toujours.  

Ainsi la vénération qu’elle a témoignée à Jésus, ce qu’elle a fait sera aussi raconté en mémoire d’elle. Autrement dit, les égards qu’elle a eus envers le corps de celui qui était allongé, sa façon propre de le distinguer comme absolument singulier parmi tous les autres, voilà ce qui demeurera partout et toujours. C’est une bonne nouvelle, un Evangile, qui vaut pour tout l’ensemble du temps et de l’espace. Tous ceux qui le recevront dans la foi imiteront à leur façon ce qu’elle a fait.

Paris, le 13 mars 2012


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