Moi, je suis la vigne, vous les sarments

(1)« Moi, je suis la vigne, la véritable, et mon Père est le cultivateur. (2) Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il le purifie, pour qu’il en porte davantage. (3) Purs, vous l’êtes déjà, vous à cause de la parole que je vous ai dite. (4) Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut porter de fruit par lui-même s’il ne demeure en la vigne, ainsi vous non plus, si vous ne demeurez en moi. (5) Moi, je suis la vigne, vous les sarments. Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit, car hors de moi vous ne pouvez rien faire. (6) Si quelqu’un ne demeure pas en moi, on le jette dehors comme le sarment et il sèche ; et les secs, on les ramasse et on les jette au feu, et ils brûlent. (7) Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et cela deviendra pour vous. (8) En cela a été glorifié mon Père, que vous portiez beaucoup de fruit et que vous deveniez mes disciples »

Jean XV, 1-8


Le terme de vigne désigne ici un ensemble. Cependant, cet ensemble qu’est la vigne se présente lui-même comme un existant singulier, comme un moi, puisqu’il se désigne lui-même par l’emploi de ce pronom. Quant au cultivateur, il est lui aussi un être singulier. En effet, il est désigné par la vigne comme s’il ne pouvait être, lui aussi, qu’unique, puisqu’il est nommé par elle son Père.

En revanche, avec le terme de sarment il ne s’agit plus ni d’ensemble ni de singularité mais seulement d’une pluralité d’éléments particuliers. Cependant, ces éléments, si nombreux et semblables qu’ils soient – si différents qu’ils soient les uns des autres, ils ont tous et chacun ceci en commun d’être des sarments – ils ne sont pas sans relation avec les deux singularités, le moi et le Père, qu’on vient de reconnaître.

D’abord, le sarment est dépendant : il appartient à ce singulier qu’est le moi, puisqu’il est comme l’une des parties de la vigne, même si celle-ci n’est pas définie comme une somme de parties, mais comme le moi, comme celui qui parle ici. Nous lisons, en effet : Tout sarment en moi… Et, d’autre part, cet autre singulier qu’est le Père travaille à maintenir et à développer la productivité du sarment. Celui-ci n’est pas sans rapport avec lui, il est proprement en lui : Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il le purifie, pour qu’il en porte davantage.

Ainsi, avec le sarment et la particularité qui le caractérise apparaît la possibilité du fruit et aussi de la multiplication de celui-ci. Mais cette multiplication, semble-t-il, n’est pas attendue comme une fin qu’il faudrait atteindre absolument ni même poursuivre pour elle-même et, en quelque sorte, à tout prix. Certes, elle est attendue, puisque tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l’enlève. Cependant, une fois assurée la possibilité de la fructification, encore faudra-t-il procéder à un émondage, non pas pour restreindre l’ampleur de cette fructification mais, tout au contraire, pour dépasser encore l’abondance même du fruit déjà obtenue.

II

En présentant ces observations, on se prépare déjà à entendre une déclaration qui se rencontre vers la fin de ce passage. En effet, nous lisons alors les propos suivants : Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et vous l’aurez. En cela a été glorifié mon Père, que vous portiez beaucoup de fruit et que vous deveniez mes disciples.

Tels quels, extraits à dessein du reste du passage que nous lisons, séparés du chemin qui les a préparés et qui conduit jusqu’à elles, ces déclarations peuvent surprendre. On dirait, en effet, que le maître invite ses disciples à une folle exacerbation de leurs attentes et à un foisonnement extrême et désordonné de leurs désirs. Or, s’il en est ainsi, on se demande ce qu’est devenue l’affirmation initiale de la nécessité impérieuse d’un émondage, pour obtenir du fruit, et même pour que le sarmenten porte davantage ?

De toute évidence, pour entendre exactement ces déclarations, il est indispensable que nous passions par les voies qui ont été prises pour y conduire. Or ces voies se rencontrent dans le texte lui-même. Reprenons donc notre lecture au point où nous l’avions laissée.

III

…tout sarment qui porte du fruit, il le purifie, pour qu’il en porte davantage. Ainsi s’achevait, si l’on peut dire, l’exorde de ce discours. Or, nous devons observer comment le maître, pour aller plus avant, prend appui sur le propos qu’il vient de tenir. En effet, il commence par souder, en quelque manière, ce qu’il a dit à ce qu’il va dire par une reprise insistante du concept de pureté ou, mieux, de purification. Il continue, en effet, sans autre précaution, en disant : Purs, vous l’êtes déjà, vous, à cause de la parole que je vous ai dite.

S’il n’y a pas de danger pour que les disciples versent dans la prolifération d’un fruit qui serait, paradoxalement, stérile, c’est qu’il y a entre lui, le maître, et eux un rapport de parole, le lien d’un entretien. Il n’en faut pas davantage pour que, en effet, du fait de cette relation entre celui qui parle et celui qui écoute, s’institue une relation qui tient tout autant de la souveraineté que de la dépendance et même qui dépasse l’opposition qu’on peut mettre entre ces deux concepts. Le maître rappellera cette relation comme le fondement d’une conversation souveraine chez ses disciples : Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez…

Nous ne devons pas nous laisser abuser par la spatialité qui s’attache au verbe « demeurer ». Puisqu’il s’agit de paroles qui demeurent, ce qui est affirmé, c’est bien l’immanence réciproque des interlocuteurs mais ceux-ci ne sont pas considérés, à la façon des choses, comme s’ils s’excluaient : tout au contraire, littéralement, ils s’appellent. C’est, en effet, d’une interpellation mutuelle qu’il s’agit plutôt que d’un séjour ou d’une résidence : si l’on s’arrêtait à ces deux derniers concepts, si spirituels qu’on les fasse, on serait toujours renvoyé à l’espace et donc à l’extériorité que celui-ci comporte toujours.

IV

Il reste qu’une fois affirmé sans ambages qu’il s’agit bien ici de l’immatérialité d’une relation que seule la parole adressée et écoutée peut signifier, on peut sans dommage recourir, non sans en forcer la signification, au vocabulaire de la résidence et du séjour, comme on y est invité par l’emploi insistant du verbe « demeurer », qui est présent ici jusqu’à sept fois !

Allons même plus loin. Si l’on s’en tenait, par souci d’un certain purisme, au seul registre de la parole et de l’écoute, on courrait le risque d’oublier le réalisme dans lequel nous sommes heureusement maintenus quand nous acceptons de recourir, comme c’est le cas ici, à l’évocation des péripéties qui affectent la nature : c’est en elle que se produit la vie et aussi la mort ! Si quelqu’un ne demeure pas en moi, on le jette dehors comme le sarment et il sèche ; et les secs, on les ramasse et on les jette au feu, et ils brûlent.

Toutefois, ne faut-il pas observer qu’en passant par l’évocation insistante de ce qui se produit dans la nature vivante, comme s’il s’agissait d’une histoire, on a déjà quitté la prétendue objectivité incontestable qui s’attache pour nous assez spontanément à ce que nous nommons le réel ou les choses ? Par le fait, on accepte déjà, implicitement au moins, que la vérité du spirituel ne puisse se confondre avec ce qui existe déjà, avec ce qui est immuable, que cette vérité ne soit pas étrangère au devenir, au changement.

V

Revenons maintenant à ce que nous avions considéré comme une invitation à adopter une conduite excessive, plus folle en tout cas que raisonnable : …demandez ce que vous voudrez, et vous l’aurez. Sans doute l’entendrons-nous mieux maintenant.

Pourquoi, en effet, n’aurions-nous pas à demander ce qui est tenu pour impossible ?

On répondra que, si nous hésitons souvent à nous lancer dans une telle façon d’exister, c’est sans doute parce que nous pressentons que nos limites ne sont que trop certaines. Et, de fait, nous déclare le maître, hors de moi vous ne pouvez rien faire.

Mais, justement, sommes-nous jamais hors de lui ? Est-il jamais hors de nous ? Ces questions, le texte que nous lisons les transforme et nous conduit à reconnaître – ne serait-ce pas la foi même ? – une mutuelle appartenance entre lui et nous : Moi, je suis la vigne, vous les sarments. Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit…

Ainsi non seulement ne sommes-nous pas hors de lui ni lui hors de nous mais encore, pour peu que nous affirmions entre lui et nous l’effectivité d’une immanence réciproque, alors nous pouvons reconnaître, et c’est la foi même, que nous portons beaucoup de fruit. L’émondage est lui-même au service de l’accroissement de la vie. Quant au foisonnement extrême de notre désir, il ne tient pas du délire. Ce qui devrait plutôt nous étonner, c’est son rapetissement, son rangement dans l’ordre de ce qui est tenu ordinairement pour possible.

Clamart, le 11 mai 2012

 

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