D’où donc l’as-tu, cette eau vive ?

(4) Il lui fallait traverser la Samarie. (5) Il vient donc dans une ville de Samarie appelée Sychar, près du domaine que Jacob avait donné à Joseph, son fils.(6) Là se trouvait la source de Jacob. Jésus donc, fatigué du voyage, était assis, comme ça, près de la source. C’était environ la sixième heure. (7) Vient une femme de Samarie pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. » (8) Ses disciples en effet étaient partis à la ville pour acheter des provisions. (9) La femme samaritaine lui dit donc : « Comment ! toi qui es juif, tu me demandes à boire, à moi, qui suis une femm samaritaine ! » Les Juifs en effet n’ont pas de relations avec les Samaritains. (10) Jésus répondit et lui dit : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c’est toi qui lui aurais demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive. » (11) Elle lui dit : « Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond. D’où donc l’as-tu, cette eau vive ? (12) Es-tu plus grand, toi, que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits et y a bu, lui, ses fils et ses bêtes ? » (13) Jésus répondit et lui dit : « Quiconque boit de cette eau aura encore soif, (14) mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle. » (15) La femme lui dit : « Seigneur, donne-la-moi, cette eau, que je n’aie plus soif et que je ne me rende plus ici pour puiser. »

Sur Jean IV, 4-15

(Traduction Osty-Trinquet, 1973, légèrement modifiée)

 

On peut lire ce récit comme une variation sur le don et sur la gratuité qui lui est essentielle.

Pour nous autoriser à entendre d’emblée ainsi ce passage, on peut observer que cette notion de la gratuité du don y est suggérée neuf fois soit sous la forme d’un verbe soit par l’emploi d’un substantif. Plus précisément encore, on peut noter que l’impératif – Donne-moi à boire…- est présent dès le début dans la bouche de Jésus et que cette expression est reprise telle quelle par lui dans sa conversation avec la femme de Samarie. Enfin, à l’extrême fin du récit, ce même impératif donne revient, mais cette fois dans un propos attribué à la femme : Seigneur, donne-la moi, cette eau…Maintenant le don est associé à l’eau, au motif qu’en buvant celle-ci, on apaise sa soif.

Quant à la gratuité, qui caractérise le don de boire ou le don de l’eau, on la constate par défaut en quelque sorte, puisque jamais rien n’est mentionné qui serait le paiement, c’est-à-dire l’équivalent, d’un tel don .

En revanche, par contraste, on apprend que si les disciples de Jésus sont absents, c’est parce qu’ils étaient partis à la ville pour acheter des provisions. Or celles-ci ont un prix : pour les obtenir, il faut payer, retourner quelque chose en échange de ce que l’on reçoit, quelque chose qui en serait la mesure.

En tout cas, qu’il s’agisse de don gratuit ou d’échange marchand, la Samarie est entendue comme un territoire sur lequel ni l’une ni l’autre de ces pratiques n’existent entre les Juifs et les habitants du pays : les Juifs en effet n’ont pas de relations avec les Samaritains. Aussi bien quand vient une femme de Samarie pour puiser de l’eau et que Jésus lui dit : « Donne-moi à boire.», la situation ainsi créée est-elle insolite, voire relève de l’infraction à la coutume : la femme samaritaine lui dit donc : « Comment ! toi qui es juif, tu me demandes à boire, à moi, qui suis une femme samaritaine ! »

Or il est remarquable que Jésus ne prenne pas en considération l’observation qui lui est adressée en conséquence de la situation de société dans laquelle il se trouve. Cette situation, il l’enfreint, sans s’attarder davantage sur la liberté qu’il prend. C’est sur un autre terrain qu’il poursuit la conversation. Nous lisons, en effet, ceci : Jésus répondit et lui dit : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c’est toi qui lui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive. »

Comment entendre la portée de ce propos ?

Peu préoccupé de marquer, comme on l’a observé, la rupture de comportement social relevée par la femme, Jésus attire l’attention de celle-ci sur l’ignorance où elle se trouve de la situation concrète qui est présentement la sienne : elle ignore le don de Dieu et l’identité de celui qui lui demande à boire. Si elle n’était pas prisonnière de cette ignorance, elle aurait pris sur elle-même de s’adresser à lui, et pour lui demander un don. Sans doute aurait-elle ainsi enfreint la pratique habituelle du pays. Mais là n’est pas le plus important. En vérité, elle aurait par là pris l’initiative dans la rencontre avec Jésus.

Or tout laisse penser qu’elle était dans l’incapacité de s’engager d’elle-même dans une telle conduite. Aussi bien, même après avoir entendu les propos de Jésus, elle invoque l’impuissance à puiser où il se trouverait, d’après elle du moins : Elle lui dit : « Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond. D’où donc l’as-tu, cette eau vive ? Es-tu plus grand, toi, que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits et y a bu, lui, ses fils et ses bêtes ? »

Enfin, Jésus, poussant plus loin la révélation sur la portée de l’événement, lui déclare : « Quiconque boit de cette eau aura encore soif, mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle. » Or ces propos ne suscitent chez cette femme qu’une réponse, encore très intéressée, mais qui n’a plus rien à voir avec son appartenance ethnique : elle laisse ainsi seulement et assez clairement entendre qu’elle est encore dans l’ignorance du don de Dieu et de l’identité véritable de celui qui lui parle. Nous lisons, en effet : La femme lui dit : « Seigneur, donne-là-moi, cette eau, que je n’aie plus soif et que je ne me rende plus ici pour puiser. » Observons cependant qu’elle emploie, et pour la deuxième fois dans la conversation, le terme de Seigneur en s’adressant à Jésus. Faut-il comprendre que déjà, sans bien s’en rendre compte, elle reconnaîtrait la souveraineté de son interlocuteur ou, du moins, sa capacité à donner absolument ?

En tout cas, nous autres, lecteurs de cette page de l’Evangile, nous avons à apprendre de l’appartenance de cette femme à la Samarie, c’est-à-dire à la dissidence par rapport à la tradition des Juifs.

Certes, cette femme témoigne-t-elle de son ferme attachement à la plus authentique tradition d’Israël. Ne déclare-t-elle pas à Jésus : Es-tu plus grand, toi, que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits et y a bu, lui, ses fils et ses bêtes ? Mais elle ne donne pas de réponse à la question qu’elle pose. Or, pour autant, sa conduite est typique de la façon dont chacun est invité à prendre position par rapport à Jésus.

En effet, par son comportement, cette Samaritaine rend sensible le pas qui reste à faire à quiconque pour aller de là où l’on est, assez communément, jusqu’au point où l’on est appelé à aller quand on a fait, sur son chemin, la rencontre de Jésus. Peu importe, en un sens, qu’au départ, on soit Juif ou Samaritain ou de quelque autre appartenance. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a toujours un chemin à faire et que nul ne peut rester ce qu’il est, où qu’il soit parvenu, pour autant qu’il écoute la parole que prononce Jésus quand celui-ci déclare : Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : donne-moi à boire…

Le chemin qui reste à faire consiste très précisément en un certain retournement de situation. Certes, il s’agit bien toujours de se maintenir dans une relation caractérisée par la demande. Mais, au lieu d’y être comme celui qui est sollicité, on y occupe la position de celui qui réclame. Or, cette demande, du fait qu’elle s’adresse à Jésus, rencontre une réponse qu’on n’aurait pas même pu imaginer : …c’est toi qui lui aurais demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive.

Par ces propos Jésus laisse entendre les suites, déconcertantes et heureuses, d’une demande qui s’adresse à lui. Mais la femme, quant à elle, n’est sensible qu’à la situation présente dans laquelle il se trouve, comme on l’a déjà observé : Elle lui dit : « Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond. D’où donc l’as-tu, cette eau vive ?» Si déconcertée qu’elle soit par les propos de Jésus, elle a peut-être pressenti néanmoins qu’elle ne devait pas s’arrêter à la réalité que lui offre le spectacle de son incapacité pratique à puiser.

Il y va, en vérité, de l’identité de Jésus, de ce qu’il est et même, plus radicalement encore, de la relation qui existe entre lui et quiconque boira de l’eau que, dit-il, moi je lui donnerai. Il s’agit de la suppression de la soif elle-même mais non pas, certes, de l’eau, puisque celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif : l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle. Ainsi l’eau n’est-elle plus en dehors de celui qui est abreuvé mais en lui, et pour toujours, et à la façon d’une source jaillissante. Or, puisque cette conséquence dernière dépend de la demande initiale – c’est toi qui lui aurais demandé !- immédiatement, sans plus attendre, la femme lui dit : « Seigneur, donne-la-moi, cette eau, que je n’aie plus soif et que je ne me rende plus ici pour puiser. »

Il semble que l’on soit parvenu ici jusqu’à un au-delà de l’opposition entre l’endurance de la soif et l’apaisement de la soif. Ce qui paraît sûr, en tout cas, c’est que Jésus invite à opérer un bien singulier déplacement de pensée. En effet, il appelle non, certes, à ne pas demander – …c’est toi qui lui aurais demandé…- mais à accepter une surprenante affirmation. Aussi bien déclare-t-il que de la demande qui lui est adressée émane gratuitement, comme par miracle, le don même de l’eau vive.

Ainsi la demande et le don, tout distincts qu’ils soient et qu’ils demeurent, comme dans un entretien, en vérité ne feraient qu’un, comme si la source n’était, paradoxalement, qu’un autre aspect de la soif. La demande peut bien, certes, précéder l’accueil du don. Mais, déjà, dans la temporalité elle-même, sans la supprimer, se réalise, par la demande adressée à Jésus, une situation qui relève de l’éternité, puisque celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle. Ainsi la demande continue-t-elle à attester d’un état de manque, voire de détresse. Mais, d’une certaine façon, elle est déjà le fruit et même l’accueil, mais non pas certes la possession naturelle, d’un don. Celui-ci, en effet, apparaît comme un événement gratuit.

En tout cas, Jésus n’est pas lui-même dans la position d’un maître de doctrine qui enseignerait une nouvelle façon d’entendre les rapports entre donner et recevoir. Il est personnellement tout entier engagé dans le message qu’il transmet, il en est lui-même le champ et la chair vive. Ce qu’il nomme le don de Dieu ne se sépare pas de l’identité, absolument singulière, qui est la sienne. Aussi a-t-il pris soin de déclarer sans ambages : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit… » Par cette tournure prégnante, le don de Dieu, il signifie tout à la fois que Dieu donne et, plus radicalement encore, qu’il est lui-même, Dieu, le don qu’il fait. Quant à lui, Jésus, si proche qu’il soit de son interlocutrice, si humain qu’il soit, il n’est pas étranger, tant s’en faut, à ce Dieu, au don que ce Dieu est lui-même et qu’il fait.

En définitive, à la lecture attentive de ce récit, on observe le passage du don utile au don gratuit. Le premier est la réponse apportée à un besoin, ici à la soif. En revanche, sans exclure la satisfaction d’un éventuel besoin, le second survient comme une transformation si complète de ce besoin que l’eau, toute donnée qu’elle soit, ne surgit plus de l’extérieur de celui qui la reçoit mais de son intimité même, comme si elle lui était devenue immanente. Aussi bien la soif elle-même disparaît-elle mais non pas l’interminable et gratuit surgissement de la vie : …celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle.

Clamart, le 21 décembre 2012

 

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