Nous étions tous très sensibles à l’état d’inquiétude extrême dans lequel vivait habituellement Antoine. Il arrivait même qu’il parvienne à nous en communiquer quelque chose, comme si, par la sympathie de l’amitié, il possédait la vertu de nous faire partager son propre désarroi.
Pourtant, bien loin de diminuer nos propres forces, il restait alors toujours capable de faire naître en nous ou d’augmenter la confiance élémentaire dont nous avions besoin pour vivre. En effet, si lucide qu’il fût sur les motifs de nos perplexités et de nos peines, jamais il n’en devenait le complice au point de venir les augmenter. Sa parole ou, plus simplement encore, la seule attention discrète de sa présence suffisait à nous détourner de tout enfermement sur notre détresse.
Ainsi Antoine nous donnait-il généreusement ce que lui-même ne possédait pas, ce qu’il recevait sans cesse. Oui, à la lettre, il donnait, il ne gardait pas, il prodiguait et perdait, pour d’autres, pour les accompagner, ce qui, pouvait-on penser, aurait pu le soutenir et lui donner confiance en lui-même. Ainsi n’hésitait-il pas à marcher à nos côtés fraternellement. Je suis sûr que beaucoup, ici, pourraient en témoigner.
D’où venait donc à Antoine cette façon bien singulière d’exister au milieu de nous avec la discrétion du respect et, plus même, du désintéressement ?
Antoine était trop éclairé et aussi trop intellectuellement et spirituellement cultivé pour ne pas respecter en nous quelque « valeur » que ce fût, pourvu que nous y fussions sincèrement attachés. Mais il n’ignorait pas que ce terme de valeur comporte une signification radicale, qui est d’abord marchande, et qu’il désigne par lui-même ce qui peut être mesuré selon le plus ou le moins. Ainsi nos conduites et nos choix nous paraissent-ils valables, comme nous disons, en fonction de l’utilité ou de l’inutilité qui leur est attribuée, voire du profit qui nous en revient. Or, c’est sur ce point qu’Antoine tenait à exprimer sa perplexité et même sa réserve la plus expresse.
On se souvient qu’il avait tenu à inscrire lui-même, sous le titre de sa thèse, LA COMMUNICATION DE DIEU, cette formule qui donne à réfléchir sur la direction la plus profonde et la plus constante de sa pensée et de sa vie : Par-delà utile et inutile. Et, pour signifier ce qu’il avait à cœur de faire entendre à tous, il avait lui-même rédigé et placé en quatrième de couverture cette déclaration fort explicite : « La référence que les chrétiens prennent de Jésus Christ n’est plus à penser comme utile ou inutile. Elle est « par-delà… » Elle est à penser comme excès, don et grâce, et donc comme gratitude.»
Du coup, la question de Dieu n’était plus, comme des malveillants ont prétendu lui faire dire, un événement facultatif mais elle ne surgissait pas davantage comme une nécessité inévitable et contraignante. « Cette question, précisait-il, n’est plus guidée par l’utilité, imposée par la culture, les formes sociales et économiques, mais une question libre dont chacun peut être blessé à partir du témoignage que les croyants rendent à Dieu. »
« …une question libre dont chacun peut être blessé… » ! En s’exprimant ainsi, Antoine prenait place dans la longue suite de ceux qui continuent et actualisent, tout au long de l’histoire humaine de la foi, le témoignage de Jean-Baptiste que la liturgie d’aujourd’hui exalte.
« Qu’êtes-vous allés voir au désert ? un roseau agité par le vent ?… » Non, bien entendu. Car, à prendre la question à la lettre, la foi n’est pas ce qui surgit en nous devant un banal spectacle de la nature, elle n’a rien de commun non plus avec la réponse que nous pouvons accorder à un phénomène que nous aurions attentivement observé. Peut-on même soutenir, en rigueur de terme, qu’elle s’appuie sur quelque chose qui s’offre impérieusement à la vue ? Et n’y aurait-il pas quelque subtile et profonde dérision de la part de Jésus à insister ainsi, mais pour l’écarter, sur ce qui aurait pu tomber sous les yeux des curieux attirés par Jean, sur les dehors exceptionnels que celui-ci pouvait donner à « voir » ?
Car il y revient ! « Alors, qu’êtes-vous donc allés voir ? un homme aux vêtements luxueux ? Mais ceux qui portent de tels vêtements vivent dans les palais des rois. » Ainsi la foi ne figure-t-elle pas parmi les ultimes raffinements de la culture ou, comme on voudra, elle n’existe pas à la manière d’un prestige, qui en impose sensiblement, à la façon d’un prodige de puissance qui nous éblouirait ou nous fascinerait.
« Qu’êtes-vous donc allés voir ? un prophète ? Oui, je vous le dis, et bien plus qu’un prophète. C’est de lui qu’il est écrit : Voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour qu’il prépare le chemin devant toi … »
Nous avons bien entendu : Un prophète donc et même plus qu’un prophète, c’est-à-dire quelqu’un dont l’apparence, en définitive, importe peu, quelqu’un qui n’en jette pas plein la vue, qui ne dispose que de l’humilité sans armes de la parole, écoutée et transmise, pour se faire entendre, mais d’une parole dans laquelle il s’engage lui-même pleinement et qui toujours l’unit à ceux auxquels il l’adresse. Aussi n’en attend-il pas moins de ceux qui l’écoutent et qui sont appelés à répondre, à leur tour, comme lui, mais chacun à sa façon bien singulière, par l’humble et secrètement joyeux dénuement de la foi.
Amen !