Comment Dieu se rencontre dans la parole humaine

La parole dans les églises, lumière & vie n°199, 1990, pages 83-89.


Il faut repenser ce qu’est la parole et qu’il n’est pas de parole s’il n’y a une écoute. Elle fait advenir la conversation, qui est le partage de notre existence avec les autres. Mais peut-on dire de notre relation avec Dieu ce qui est vrai de la communication entre nous ? Oui, si l’on se sait dans le registre de la métaphore, qui emporte notre parole au delà d’elle-même, vers cette présence du Verbe incarné dans notre conversation. Nous avons conscience de la faiblesse de nos paroles ; il faut aussi en retrouver l’excellence : cette dignité d’assurer la communication entre nous, qui est l’espace où Dieu réside.


Nous devrions sans cesse nous étonner de parler.

Or, souvent, nous pensons avoir assez fait quand nous avons reconnu que parler présuppose toujours que quelqu’un dise quelque chose à quelqu’un d’autre. Comme si nous avions fait une grande découverte en observant que la parole est la communication d’une information verbale ! Sans doute allons-nous parfois jusqu’à noter que le message adressé nous réfère ensemble à un monde qui est extérieur à notre conversation, ou encore que la parole prononcée a le singulier pouvoir de se commenter elle-même sans nous faire sortir du langage, et même d’attirer l’attention sur elle, à la façon d’un poème, qui est à lui-même sa propre fin. Mais rarement nous allons jusqu’à prendre acte d’une situation qui, pourtant, devrait d’abord s’imposer à nous comme une première évidence, toujours surprenante : qu’il n’y aurait pas de langue qui parle si, d’une certaine façon, une oreille n’était déjà présente pour écouter; que l’écoute, en somme, est essentielle à la définition de la parole.

Parler, écouter

 » Ecoute, enfin ! Je te parle.  » Qui d’entre nous n’a pas déjà entendu ou prononcé de telles phrases, et souvent sur le ton de l’impatience ? A les méditer, nous pouvons être conduits très loin. Nous découvrirons en effet que, même dans la solitude, nous sommes toujours au moins deux, si nous parlons. Il y a avec nous, en nous, celui qui parle, qui dirige des mots assemblés en propositions, tout haut ou silencieusement, vers un autre, qui est avec nous aussi, ou en nous, et cet autre n’est pas là comme un pot : il écoute, il faut même qu’il écoute. Car je ne parle pas vraiment si ma parole n’est pas actuellement reçue par un autre.

Oui, actuellement. Car, pour être écouté, il ne suffit pas d’être enregistré. Ce qui fait que je suis écouté, ce n’est pas la finesse de l’oreille qui m’accueille, que frappe ma voix, mais, paradoxalement, c’est que je trouve une réponse. J’ai trouvé à qui parler seulement si j’ai avec moi, ou en moi, qui me répond, qui me parle à son tour, et sur-le-champ.

Ainsi l’écoute tient-elle à la parole, non pas comme sa conséquence, pas même comme sa condition. mais comme son milieu. L’écoute est l’élément de la parole, parce que la parole n’est jamais qu’adresse et réponse, et sans que personne puisse jamais décider qui, des deux, a parlé le premier, s’est adressé à l’autre, a répondu.

De ce fait, la parole qui écoute – non pas celle qui s’écoute ! – devient comme un champ où se livre une joute entre nous, qui nous parlons en nous écoutant.  » Tu disais ? – Mais je ne disais rien. – Ah ! Je croyais. – Oui, tu as cru m’entendre, tellement tu m’écoutes.  » Chacun, tour à tour, peut tenir, dans ce dialogue, l’un ou l’autre rôle.

Brève théologie de la métaphore

Il n’y a pas d’humanité vivante si nous n’admettons pas, impres-criptiblement, la situation qui vient d’être évoquée. Hors de là, c’est la mort.  » Ne sois pas sourd, loin de moi. Sinon, si tu es muet, loin de moi, je ressemble aux gisants de la fosse.  » Mais qui donc parle ainsi ? Peut-être l’avons-nous déjà reconnu. C’est le psalmiste, qui d’abord a dit :  » Vers toi, Yahvé, je crie.  » (Ps 28, 1).

Devrais-je donc supposer que je parle à Dieu, que Dieu me parle, que je L’écoute et qu’Il m’écoute, comme nous pouvons faire entre nous ? Il est tentant en effet de comparer la prière à nos dialogues. Oui, une vraie tentation, parce que rien ne semble plus conforme, à première vue, à l’idée que nous pouvons nous faire de Dieu : tout Dieu qu’Il est, ne nous a-t-Il pas faits à son image et à sa ressemblance (Gn. 1, 26) ? Alors pourquoi ne pas dire :  » De même que… de même…  » ?

Sans doute. Mais, si nous sommes à l’image et à la ressemblance de Dieu, nous ne pouvons pas oublier qu’Il n’est pas à notre mesure. Donc, pas de comparaison possible entre notre manière de nous entretenir entre nous et la façon de nous rapporter à lui. Au point que nous pouvons même nous demander si la seule idée d’un entretien entre Dieu et nous, entre nous et Dieu, n’est pas insensée, irrespectueuse à son égard.

Mais si la comparaison nous est interdite, il nous reste la métaphore ! On sait qu’il y a métaphore dans nos discours lorsque le comme de la comparaison est supprimé, lorsque, par exemple, pour le poète, la lune n’est pas comme une faucille d’or, mais qu’elle se trouve nommée, dans son poème,  » cette faucille d’or dans le champ des étoiles « (1) .

Ainsi nous ne nous trompons pas lorsque nous disons que nous parlons à Dieu, que nous L’écoutons, qu’Il nous parle et qu’Il nous écoute. Et cela pour la même raison que nous ne nous trompons pas non plus quand nous appelons lune l’astre des nuits. Mais nous ne nous trompons pas non plus ou, si l’on peut dire, nous nous trompons moins encore, quand nous prenons l’astre des nuits pour une faucille d’or. Car ce nom de lune n’est que le nom que pourrait se donner à lui cet astre, s’il pouvait parler, dans une langue astrale. Faucille d’or : voilà, en revanche, l’un de ses noms possibles dans notre langue humaine. Or nous n’avons pas d’autre langue qu’humaine !

Traiter du rapport entre Dieu et nous en termes de parole et d’écoute revient, en fait, à attribuer à Dieu une manière de faire – parler, écouter – qui n’appartient qu’à nous, qui n’est pas exportable en Lui, sauf à prétendre nous extraire de notre site, du lieu même où nous faisons l’expérience de nous parler et de nous écouter les uns les autres, sauf à nous placer au point de vue, mieux : au point d’être, de Dieu, en Lui attribuant nos manières d’être et de faire. Et pourtant nous pouvons bien soutenir qu’entre Dieu et nous se forment des rapports de parole et d’écoute, mais à une condition : pourvu que nous inscrivions ces rapports dans la parole et dans l’écoute qui se produisent entre nous. Parler, écouter : ces verbes conviennent bien pour décrire l’être de Dieu avec nous, notre être avec Lui, mais pourvu que nous logions cet être à l’intérieur de notre entretien d’humanité, le seul auquel nous appartenons effectivement.

S’il faut ne pas cesser d’être étonné de parler, ce n’est donc pas seulement parce que la parole se déploie dans l’élément de l’écoute. Il y a plus encore. La parole mérite d’étonner quiconque la tient pour une métaphore en exercice, pour une activité qui, d’elle-même, nous transporte à l’intérieur d’une relation plus vaste que le champ où elle s’exerce, mais une activité qui n’existerait pas si ce champ venait à manquer.

On perçoit bien sans doute que par ce terme de métaphore on n’entend pas ici l’une des propriétés de la parole, l’une des figures qui peut se former en nos discours, mais la façon d’être qu’on peut reconnaître à la parole elle-même, au fait même de parler. Parler est toujours autre chose que parler. La métaphore est comprise maintenant comme la flèche qui porte et emporte tout ce que nous pouvons dire et même, plus simplement encore, le fait que nous parlons.

Mais où nous emporte la parole ? dans quelle direction ?

La parole emporte, elle n’existe que d’emporter, indéfiniment. Transport, fuite,  » irrépressible hégire « , comme Jean Grosjean le dit du dieu.  » L’exode est la nature même du dieu, non point l’agitation trop brusque pour être sans retour, ni même l’action qui n’est jamais que coup de tête, mais l’invincible usure de soi, le glissement irréversible de l’existence qui dépayse l’être. Si le dieu n’était l’irrépressible hégire qu’entrevit Ezéchiel au bord du fleuve, le dieu n’aurait pas de sens, il n’y aurait qu’un point de départ sans départ, le dieu ne serait dieu de rien. L’être, s’il n’existait, ne serait pas.  » (2)

 » Et le verbe était dieu  »

Revenons aux propositions qui nous sont familières : Dieu parle ; Dieu écoute ; nous parlons à Dieu ; nous écoutons Dieu. Que sont-elles devenues, si par ce terme de dieu nous entendons maintenant l’emportement même de notre parole ?

Nous découvrons que ces propositions n’étaient qu’approximatives. Elles nous faisaient aller vers la vérité, elles nous en approchaient, elles nous la faisaient presque dire, mais la dire encore comme on voit, toujours à distance, ainsi qu’il est arrivé à Moïse, qui ne vit la Terre Promise que des hauteurs du Mont Nébo, au pays de Moab (Dt 34, 4). Elles n’étaient qu’une version, la moins insuffisante peut-être, mais à coup sûr la plus nécessaire, d’une indicible vérité, qui devrait donc échapper à tout énoncé, et que nul ne devrait pronon-cer sans se soupçonner lui-même de blasphème, quand il confesse (car nous le confessons !) :  » Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu…  » (Jn 1, 1).

Mais sait-on assez combien cette ultime signification, reconnue à la parole, peut être jugée insupportable, et non point parce que la parole ainsi serait placée trop haut, devenue trop merveilleuse. mais parce qu’elle apparaît bien méprisable, non pas trop belle pour la faiblesse humaine, mais indigne de notre prétention à la puissance. Aussi préfère-t-on à la parole, décidément tenue pour débile, inconsistante, les lucidités de l’esprit, puis les ressources de la force, avant d’en venir, pour finir, à célébrer les prestiges de l’action.

 » Il est écrit : Au commencement était le verbe ! Ici je m’arrête déjà. Qui me soutiendra plus loin ? Il m’est impossible d’estimer assez ce mot, le verbe. Il faut que je le traduise autrement, si l’esprit dai-gne m’éclairer. Il est écrit : Au commencement était le sens ! Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien le sens qui crée et conserve tout ? Il devrait y avoir Au commencement était la force. Cependant, tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi, et j’écris consolé : Au commencement était l’action ! « (3) . Nous savons mieux maintenant à quelles humiliations de l’humain peuvent conduire, quand elles deviennent réalité, ces dérives faustiennes loin de la parole.

La conversation

Dans ces conditions, on pressent que, plutôt que de se défier hau-tainement des faiblesses de la parole, mieux vaut sans doute se tour-ner vers son excellence inaperçue et, s’il le faut, travailler à se con-vaincre de cette excellence, s’appliquer à la faire apparaître, car elle n’éclate pas aux yeux.

Mais comment s’y prendre pour qu’apparaisse la gloire de la parole, ou plutôt pour que, sans apparaître (car elle se supprimerait dans la lumière), elle mérite, dans le secret, notre estime, voire notre amour ?

Il serait déplacé, en une telle affaire, de proposer des recettes. Il suffira de revenir à présent sur ce que nous avions déjà relevé en commençant cette méditation : que parler ne va jamais sans écouter.

S’il en est ainsi, l’estime à laquelle nous devons nous convertir ne s’adresse pas à la parole comme à une entité, fût-elle spirituelle, mais à l’avènement inlassable de l’entretien entre ceux qui se parlent et s’écoutent, qui devraient se parler et s’écouter, qui aussi, bien sûr, peuvent toujours ne pas se parler et ne pas s’écouter. Conversion non à un être, mais à une pratique, toujours virtuellement mutuelle, jamais solitaire : celle de la conversation. Et l’on sait que, dans notre lan-gue, ce beau mot, dont la simplicité risque de nous tromper, ne nous dirige pas vers les bavardages de la frivolité : il nous consacre au bonheur d’une existence partagée avec d’autres, à la joie qui naît d’un commerce heureux, plus fort que l’indifférence et que l’aversion. Conversari : vivre avec, fréquenter, disent nos dictionnaires latins. Bref, il n’est d’estime de la parole qui ne soit aussi pratique de l’amitié et de l’amour.

Brève christologie de la conversation

Quiconque croit en Jésus-Christ ne sera pas mal à l’aise d’entendre ainsi recommander une pratique de la conversation, et de la conversation sous les espèces les plus triviales, d’un verbe incarné dans la chair, et dans la chair la plus misérable, la moins éclatante de gloire. Car le croyant chrétien sait d’expérience qu’il n’a pas à se nourrir d’un autre pain que celui-là.

Jésus-Christ est Dieu et, à la fois, chemin vers Dieu. Aussi le croyant chrétien n’est-il jamais en face de Jésus-Christ, pas plus qu’il n’est en face de Dieu, comme on peut être en face de quelqu’un qu’on pourrait voir, proche ou lointain, Terre Promise. Il est en Jésus-Christ et en Dieu. Jésus-Christ et Dieu sont en lui, comme tout homme est dans le Verbe et comme le Verbe est en tout homme. En cela consiste l’expérience spirituelle, la vie dans l’Esprit. Au reste, l’important n’est pas l’affirmation, somme toute assez élémentaire, de la mutuelle résidence du Verbe en l’humanité et de l’humanité dans le Verbe. Il s’agit surtout de consentir aux modalités de cette résidence – et c’est toujours difficile, proprement incroyable, irreprésentable en tout cas. Que le Verbe habite en nous et que nous habitions dans le Verbe, cela tient, en effet, à l’essence du christianisme. Mais que cet échange dans l’habitation se produise dans le va-et-vient des conversations par lesquelles, de multiples façons, nous poursuivons notre entretien tout au long de l’histoire humaine, voilà qui est vraiment étonnant. Car alors il nous faut admettre que Dieu court, en quelque sorte, dans notre commerce, qui seul apparaît, et que s’Il y apparaissait, Il le supprimerait. Entre nous, Dieu n’est ni latent, ni patent, mais cru.

Il ne suffit donc pas de dire, avec Pascal, que  » toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu  » et que  » les Chrétiens doivent le reconnaître en tout « (4) . Il faut aller plus loin encore, plus loin que l’opposition du caché et du manifeste. Que dire alors ?

La parole, qui toujours se produit dans l’élément de l’écoute, est l’opération par laquelle nous communiquons les uns avec les autres, en nous donnant et en nous accueillant, comme aussi en refusant de nous donner et de nous accueillir. Or c’est dans cette parole fragile, dans ses abaissements comme dans ses gloires, que Dieu réside, activement et passivement. Aussi bien faudrait-il aller jusqu’à dire qu’en rigueur de termes Dieu ne se communique pas à nous, mais qu’Il est dans la communication qui advient entre nous. Car Jésus-Christ assure ceux qui croient en lui de la portée métaphorique, saintement métaphorique, de la parole humaine. Ainsi donc qui croit en Jésus-Christ, Verbe en chair, ne doute pas que parler, écouter, emporte, et jamais en vain, dans un mouvement qui déborde infiniment tout ce qui peut se dire et s’écouter.

Guy Lafon

(1) Victor HUGO, « Booz endormi », dans La Légende des Siècles. Rappelons ici la définition de la métaphore la plus souvent retenue : « La métaphore est une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit » (DUMARSAIS, Traité des tropes, L, 4).

(2) Jean GROSJEAN, La Gloire, Poésie/Gallimard, Paris, 1969, p.180.

(3) GOETHE, Faust I, v.1224-1237.

(4) PASCAL, « Lettre à Mlle de Roannez », Pensées et Opuscules, Brunschvicg, p.215.

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