La laïcité ou la liberté de choisir

- Conférence donnée à la Maison du Séminaire de Nice, les 6-7 novembre 1992,

« Ecole de Lecture », paroisse Saint-Philippe, Nice, 1992.

Vous l’avez sans doute deviné : il n’y a pas à choisir entre la laïcité et… la liberté de choisir. D’emblée je vous demande, en effet, de m’accorder que la liberté de choisir et la laïcité, c’est tout un, et qu’il est bien qu’il en soit ainsi.

Pour nous en convaincre, je voudrais tenter de nous restituer la mémoire d’événements et de situations que nous n’avons pas vécus nous-mêmes et qui, cependant, nous habitent à notre insu. Car le passé vit en nous dans nos pensées et dans nos conduites. Reconnaître ce passé, ce n’est peut-être pas s’en défaire. Mais c’est, au moins, n’en plus dépendre comme lorsque nous n’en avions pas pris conscience. Nous pourrons désormais raisonner notre dépendance, notre consentement, notre dégagement par rapport à ce passé.

Je procéderai en trois moments.

Dans un premier temps, nous ferons mémoire de ce qu’a été pour l’Église une durée qui va du VIIème au XVIIIème siècle. Excusez du peu !

Dans un deuxième moment, je tenterai de faire apparaître le souvenir du XVIIIème siècle. Je le ferai en ouvrant devant vous le chapitre d’un livre qui mérite la plus grande attention : le chapitre consacré par Jean Jacques ROUSSEAU dans le Contrat social à ce qu’il appelle la « religion civile ».

Et, enfin, dans un troisième temps – c’est vers ce terme provisoire que tout mon exposé est conduit – je lirai un autre texte, qui est de notre passe récent. Le texte nous appartient, ou, plus exactement, nous lui appartenons, sans trop bien le savoir. Mais ce texte qu’on peut qualifier d’utopique, nous dépasse, comme si se trouvait là, consigné par écrit, quelque chose qui est en avant de nous. Ce sera l’étape au cours de laquelle nous nous arrêterons sur la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse.

 

Donc, premier moment, ces quelque dix siècles et plus même, du VIIème au XVIIIème. Comment peut-on comprendre ce qui s’est passé là ? Quelle fut la position de notre Église à l’intérieur de la société ? Je m’inspirerai d’un ouvrage dont je vous recommande beaucoup la lecture. C’est un livre de Richard William SOUTHERM traduit en français sous le titre : L’Eglise et la Société dans l’Occident médiéval, publié à Paris, chez Flammarion en 1987. Je m’inspirerai beaucoup des pages très lumineuses et pénétrantes de la préface de ce livre, qui s’intitule « Église et Société » .

On peut dire, semble-t-il, sans risquer de se tromper, quitte à nuancer le propos, que ce qui caractérise fondamentalement le Moyen Age, c’est l’identification de l’Eglise à la Société organisée. Dans cette société, seuls, les croyants orthodoxes et soumis, pouvaient jouir pleinement de leurs droits de citoyens. Cette doctrine écrite, sans doute, mais surtout pratiquée, vécue, a régi la société occidentale depuis le VIIème siècle et elle perdure jusqu’au XVIIIème, même si dès le XVIIème siècle, après l’époque du Concile de Trente, on découvre qu’il y a tant d’exceptions, tant de difficultés, tant de contradictions à maintenir une telle doctrine dans les faits, qu’elle ne reste plus à ce moment-là qu’un idéal, et comme on dira plus tard, au XIXème siècle, une hypothèse. En tout cas, entre ces deux dates, entre le VIIème et le XVIIIème siècle, c’est bien cette doctrine là qui est officiellement en vigueur.

Mais il y avait des exceptions, des infractions à cette doctrine et à cette pratique. Nous connaissons l’exception qui était faite pour les Juifs : la vie, les biens élémentaires des juifs étaient protégés par la loi ecclésiastique elle-même ; on ne pouvait les forcer à se convertir, on ne pouvait pas leur retirer leurs enfants pour les élever dans la religion chrétienne, ils pouvaient pratiquer leur religion, pourvu de ne pas la répandre autour d’eux, mais il appartenait au gouvernement en place de les laisser survivre. Voici comment, très officiellement, s’exprime Saint Thomas d’AQUIN dans un ouvragé consacré à l’attitude à adopter en face des Juifs : « A cause de leurs péchés d’infidélité, ils sont soumis à une servitude perpétuelle et leurs biens sont à la disposition du souverain; simplement celui-ci ne doit pas les démunir au point de les priver des moyens de vivre. « 

A propos de ce texte, comme à propos de celui que je vous citerai dans quelques instants, je vous invite à adopter une position de sagesse : entendre de tels textes sans se réjouir, sans s’indigner, mais tout simplement en essayant de comprendre. Rien n’arrive en vain dans l’histoire ! Tout, d’une certaine façon, peut s’expliquer, et c’est nous qui sommes souvent trop courts dans notre compréhension.

Ce qui était concédé, c’était le droit de vivre pour les Juifs. Mais venons en maintenant à ceux qui s’étaient écartés dé la foi communément reçue et admise dans la société, bref, ceux qu’on appelle les hérétiques. La position réfléchie, pensée, de l’Église, est ici très sensiblement différente. Ceux-là, en effet, s’écartent de la foi orthodoxe. Délibérément, ils se placent en dehors. Mais en dehors de quoi, précisément ? Dans sa réponse, Saint Thomas d’AQUIN a été d’une extrême netteté : ils se placent d’un seul et même mouvement en dehors et de l’Église et de la société pour l’excellente raison que c’est tout un que l’Église et la société. Or, compte tenu du principe que je viens d’évoquer, vous pourriez vous-mêmes écrire le texte que je vais vous lire : qui se met en dehors du pacte social, on s’arrange pour qu’il ne le trouble plus.

Et maintenant, je vous lis le texte de Saint Thomas que nous trouvons, non pas dans un petit traité écrit à la hâte, mais dans la deuxième partie de la deuxième section de la Somme Théologique à la question 11, à l’article 3. Voici comment s’exprime Saint Thomas d’AQUIN : « Les hérétiques ont mérité non seulement d’être séparés de l’Église par l’excommunication, mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. Il est, en effet, plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui permet de subvenir à vie temporelle. Par conséquent, si les faux-monnayeurs ou autres malfaiteurs, sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage, les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, pourraient-ils être, non pas seulement excommuniés, mais très justement mis à mort. « 

Avant d’aller plus loin, je souhaite que nous nous arrêtions sur ce texte. Il est d’une profondeur extrême. Car il nous signale que la religion a toujours quelque chose à voir avec ce qu’aujourd’hui nous appelons le pacte social. La religion est, sans doute, quelque chose qui a un rapport avec la vie personnelle, individuelle, subjective de chacun d’entre nous. C’est vrai, mais aussi, et d’une certaine façon peut-être d’abord, elle est aussi quelque chose qui est en rapport avec cette situation dans laquelle nous sommes tous et qui est une situation de liaison les uns aux autres, situation qui fait que, même lorsque nous nous injurions, nous continuons à nous entretenir les uns les autres : situation de société. Or rien n’est pire, dans une situation de société, que celui qui fausse le jeu, et une manière de fausser le jeu, c’est de fabriquer de la fausse monnaie. Et nous savons que même dans notre civilisation contemporaine, les faux-monnayeurs sont très sévèrement punis. Pourquoi ? Parce qu’ils introduisent une falsification dans le rapport des uns avec les autres. Or, de même qu’en bonne justice, ils doivent être supprimés – telle était la peine encourue au Moyen Age – de même, pour ceux qui portent atteinte à ce que nous appelons la foi. Ici la foi n’est pas sans rapport, même étymologiquement d’ailleurs, avec le pacte : entre la foi qui se dit fides et le pacte qui se dit foedus, il y a un rapport étroit. Or tout ce qui va risquer de fissurer la fédération d’une société par la foi, c’est quelque chose qu’il faudra, pense Saint Thomas, écarter. Bien sûr, le meilleur moyen de le faire, c’est de supprimer ceux qui seraient les fauteurs d’un tel péril.

Sans doute, dans le paragraphe qui suit, Saint Thomas dit que l’on pourra temporiser, parce que, après tout, les déviants peuvent changer d’avis. Mais s’ils persistent, s’ils rechutent, et bien il faudra les exterminer, c’est-à-dire les mettre en dehors des frontières. C’est cela exterminer quelqu’un, c’est le mettre au delà de la frontière, et il n’y a pas de plus sûre façon de le faire que d’envoyer quelqu’un ad patres.

Nous comprenons, dans cette perspective, que notre Église, confondue qu’elle était avec la société civile, ait été une société coercitive, et coercitive au même titre que l’état moderne d’aujourd’hui. Celui-ci exige de nous, qui lui appartenons par accident de naissance, un certain nombre d’obligations : respect des lois, contribution à la défense, au service public. De même, à ceux qui relevaient d’elle, non pas par accident de naissance, mais, comme le dit l’auteur que je suis, par accident de baptême, l’Église imposait un certain nombre d’obligations. A travers les parrains, l’enfant contracte une appartenance à une société. Un lien légal se trouve ainsi constitué, une parenté contractuelle était établie entre le jeune enfant et l’Église, parenté à laquelle il n’était pas possible ultérieurement de renoncer. Cette appartenance était pour la plupart aussi involontaire que la naissance et elle entraînait des obligations aussi contraignantes et aussi permanentes que la naissance, ce fameux jus soli, dont on débat tellement aujourd’hui. Ajoutons, d’ailleurs, que le baptême dans une telle société n’était pas le seul lien involontaire qui liait l’homme médiéval, le servage séculier existait aussi. Mais, justement, la comparaison est intéressante, car du servage on pouvait être délivré : le servage pouvait être aboli par le rachat, par la fuite ou par l’affranchissement. En revanche, les obligations acceptées (faut-il dire acceptées ? faut-il dire imposées ? vous sentez comment notre appréhension du phénomène est malaisée, maladroite), en tout cas les obligations consécutives au baptême existaient pour toujours et entraînaient avec elles devoirs, sanctions. Ainsi l’Église, au sens large du terme, était un Etat.

Elle avait, cependant, par rapport à ce que nous entendons par État, des moyens qui n’ont pas la vigueur de ceux que détiennent nos États modernes. Car l’Église a toujours rencontré de la difficulté, du VIIème aux XVIIème – XVIIIème, à imposer la coercition. Sans doute, dans certains moments, elle l’a imposée et avec une violence extrême. Songeons à ce que fut la croisade des Albigeois. Mais, et c’est une des caractéristiques de ces quelque dix siècles, on observe que le consensus à la coercition qui est à la base de tout État, l’Église ne l’a pas toujours eu. L’Etat-Eglise était frappé d’une sorte de difficulté, sinon d’incapacité à devenir absolument cet État policier dont nous avons connu et dont nous connaissons encore les exemples dans notre monde contemporain. L’Eglise ne disposait pas de police, ne disposait pas, sauf exception, d’armée sous ses ordres, et l’Inquisition elle-même avait besoin, ultimement, d’un autre pouvoir qu’elle, pour parvenir à ses fins.

Quoi qu’il en soit, jusqu’au XIXème siècle, et même jusqu’à la préparation du Concile Vatican II, l’Église se pense non pas comme une association volontaire à but religieux, mais, selon l’ expression juridique qu’elle donne d’elle-même, comme une société parfaite. N’entendez pas qu’elle n’avait pas de défauts, qu’elle n’avait pas de fautes à se faire pardonner ! Société parfaite ne signifie pas cela, c’est une société qui n’a à rendre de compte à aucune autre, société qui est la seule société, une société sans dehors légitime. Donc, non pas un état mais l’État, non pas une société mais la Société. Vous savez comment dans l’ordre de la civilisation, l’Église va se penser comme l’héritière de Rome, comme l’héritière de la Grèce, comme l’héritière de tout ce qu’il y a d’humainement digne et de valable, au point qu’elle se présentera comme celle qui doit dire son mot chaque fois qu’une nouveauté scientifique apparaîtra (il a fallu attendre ces jours derniers pour que Rome regrette ce qui s’est passe au moment de l’affaire Galilée). L’Église est une société humaine universelle, partie intégrante d’un univers, d’un univers ordonné par Dieu, ordonné à Dieu, et ceci dans le temps comme dans l’éternité.

Le livre dont je vous ai parlé et dont j’ai suivi les analyses, est à cet égard tout à fait remarquable. Il relate par le menu, les différents moments de l’emprise mutuelle de l’État et de l’Église. Il montre aussi comment, extérieurement à l’Église et en elle, des efforts de dislocation se sont produits, efforts venant, d’ailleurs, souvent de ce qu’il y avait de plus religieux, de plus mystique à l’intérieur de la société médiévale. A cet égard, Dominicains et Franciscains ont été une secousse dans l’édifice bénédictin qui précédait. Tout ce qui précède le XVIème siècle, tous les mouvements de ce que l’on a appelé la devotio moderna, tous les groupements de laïcs pour mener une vie qui ne soit pas inférieure à l’exigence évangélique que pouvaient revendiquer les religieux, tout cela ce fut encore un effort de dislocation. Cet effort ne se pensait pas comme tel, mais l’entreprise de mémoire que nous sommes en train de faire le comprend comme tel maintenant.

Voilà d’où nous venons et, encore une fois, je souhaite que dans votre esprit, personne d’entre nous ne dise : voilà le boulet que nous traînons, voilà la casserole qui nous est accrochée. Je n’ai fait mémoire de ce passé que pour nous aider à prendre une juste intelligence de notre présent.

 

Arrive le XVIIIème siècle. Je vais procéder autrement. Ce n’est pas une vue cavalière comme celle que j’ai présentée il a un instant, que je vais vous proposer, c’est la lecture attentive d’un texte, peut-être le plus décisif qui ait jamais été sur ce sujet et que, pour mon compte, je médite depuis bien des années. C’est le chapitre ajouté par Jean-Jacques ROUSSEAU au Contrat social (1762).

Vous y retrouverez une pensée qui n’est pas sans analogue avec celle de Saint Thomas d’AQUIN. Ceci va s’éclairer dans un instant, tout de suite, même.

Voici ce que nous lisons dans ce chapitre : « Jamais Etat ne fut fondé que la religion ne lui servît de base » . L’intérêt de cette déclaration est de nous faire observer que la situation que nous venons de décrire à propos de l’Occident médiéval n’est pas tellement aberrante. Vous comprenez le souci que j avais de vous marquer expressément le lien qu’il y a entre la foi que l’on se donne dansa société et la religion . La foi religieuse est le pacte, la foi est ce qui rassemble, ce qui lie les uns aux autres dans une société déterminée.

Deuxième proposition : « la loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’Etat « . Nous sommes peut-être surpris par cette deuxième proposition, s’il est vrai que, pendant des siècles, ce qui a fait se tenir la société occidentale, ce fut la loi de la foi chrétienne, le principe de cohésion constitué par le christianisme.

Mais continuons notre lecture. Jean-Jacques ROUSSEAU est conduit à distinguer d’abord deux espèces de religions :« la religion, considérée par rapport à la société, qui est ou générale ou particulière, peut aussi se diviser en deux espèces : savoir, la religion de l’homme et celle du citoyen »: Quelle est la religion de l’homme ? La religion de l’homme est « sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale « . Quelle est cette religion ? C’est, dit ROUSSEAU, « la pure et simple religion de l’Évangile, le vrai théisme » (je lis bien : théisme et pas déisme, laissons cela à Voltaire !). Cette religion de l’homme qu’il identifie comme la pure et simple religion de l’Evangile, le théisme, il ajoute qu’elle constitue « ce que l’on peut appeler le droit divin nature ». Religion de l’homme, certes, mais sans aucune inscription sociale.

L’autre, elle est inscrite, et c’est même ce mot qui va apparaître tout de suite pour la présenter. « L’autre, inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires. Elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur, prescrit par des lois : hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle, étranger, barbare ; elle n’étend les devoirs et les droits de l’homme qu’aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des premiers peuples, auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou positif ».

Dans le corps de son texte, en la partie proprement historique, ROUSSEAU nous fait entendre le telle fut la religion des Anciens, notamment celle des Romains. Je ne pense pas faire de contresens trop grave en définissant cette religion comme le type même de la religion païenne.

Après avoir dit qu’il y avait deux types de religion, ROUSSEAU ajoute qu’il y en a une troisième. Je vous invite a écouter ce texte avec le maximum de bienveillance et je dirai presque le maximum de reconnaissance à l’égard de celui qui l’a écrit. « Il y a une troisième sorte de religion, plus bizarre, qui, donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires, et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et citoyens ». Quelle est la réalisation dans l’histoire de ce troisième type de religion bizarre ? « Telle est la religion des Lamas, telle est celle des Japonais, tel est le christianisme romain ». On veut appeler celle-ci, cette troisième espèce de religion, la « religion du prêtre. Il en résulte une sorte de droit mixte et insociable qui n’a point de nom ».

Ce troisième type de religion, vous le sentez, est présenté à la fois avec une extrême lucidité sur la réalité et, en même temps, une extrême aversion. Qu’a donc bien vu ROUSSEAU ? Il a bien vu qu’en dépit de ses confusions politico-religieuses, en dépit de son assimilation à la société tout entière, le christianisme romain maintient une dualité : voilà la part de la lucidité. Mais précisément cette dualité lui paraît le plus grand des dangers pour la cohésion du corps social, et c’est là que se marque son aversion. Aussi bien d’ailleurs juge-t-il les trois types de religions qu’il vient d’évoquer, « A considérer politiquement ces trois sortes de religions, elles ont toutes leurs défauts. La troisième est si évidemment mauvaise, que c’est perdre le temps de s’amuser à le démontrer ». Elle est mauvaise, à cause de ce coin qui est introduit, à cause de cette déhiscence qui est fondamentalement inscrite dans la vie sociale. Or, observe ROUSSEAU, « tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien ; toutes les institutions qui mettent l’homme en contradiction avec lui-même ne valent rien « .

Demandons-nous si St Thomas d’AQUIN n’aurait pas souscrit à une telle déclaration. Vous mettrez en parallèle ce qu’il dit de l’hérétique, assimilé à un faux-monnayeur, et cette déclaration de ROUSSEAU. Tout au plus son esprit évangélique lui aurait-il fait ajouter le paragraphe, qu’il a de fait ajouté, sur la capacité de repentir à laquelle il faut s’attendre, qu’il faut toujours peut-être savoir attendre, mais je pense qu’il aurait dit lui aussi que tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien.

Que pense ROUSSEAU de la seconde religion que j’ai appelée tout à l’heure celle du paganisme ?

« La seconde est bonne en ce qu’elle réunit le culte divin et l’amour des lois, et que, faisant de la patrie l’objet de l’adoration des citoyens, elle leur apprend que servir l’État, c’est en servir le dieu tutélaire. C’est une espèce de théocratie, dans laquelle on ne doit point avoir d’autre pontife que le prince, ni d’autres prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays, c’est aller au martyre, violer les lois, c’est être impie ; et soumettre un coupable à l’exécration publique, c’est le dévouer au courroux des dieux : Sacer esto » Cette religion est bonne en tant qu’elle assure la cohésion d’un corps social, mais d’un corps social déterminé, dont on peut délimiter le pourtour, qui a une limite. « Mais elle est mauvaise en ce qu’étant fondée sur l’erreur et sur le mensonge, elle trompe les hommes, les rend crédules, superstitieux, et noie le vrai culte de la Divinité dans un vain cérémonial ». Voilà comment ROUSSEAU la juge au nom de ce qu’il a appelé tout à l’heure la religion de l’homme, le vrai théisme, la pure et simple religion de l’Évangile. « Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant en sorte qu’il ne respire que meurtre et massacre et croit faire une action sainte, en tuant quiconque n’admet pas ses dieux. Cela met un tel peuple dans un état naturel de guerre – non plus maintenant avec lui même mais – avec tous les autres, très nuisible à sa propre sécurité ».

Alors, qu’est-ce qui reste ? Reste la religion de l’homme ou le christianisme, non pas semble-t-il, celui d’aujourd’hui, et tout dans la biographie de Jean-Jacques nous laisse entendre qu’il s’agit aussi bien des catholiques que des gens de Genève, qui n’étaient pas meilleurs envers lui que les catholiques.

« Reste donc la religion de l’homme, le christianisme, non pas celui d’aujourd’hui, mais celui de l’Évangile qui en est tout à fait différent. Par cette religion (et ne voyons pas ici je ne sais quelle déclaration hypocrite) par cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnaissent tous pour frères et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort « .

Toutefois il y a aussi un mais, « Mais cette religion n’ayant nulle relation particulière avec le corps politique, laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre ; et par là, un des grands liens de la société particulière reste sans effet ».

Ce qui est attendu de la religion, quelle que soit l’étymologie du mot contesté, c’est de relier. Or, dans cette perspective, rien n’est pire que le christianisme. Pourquoi ? Il assemble bien, mais il assemble sans déterminer de limites à l assemblement. Il réunit, mais sans que cette réunion ait des bornes, « Bien plus, loin d’attacher les cœurs des citoyens à l’Etat, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre. Je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social ».

Ce que ROUSSEAU réprouve, en définitive, ce n’est pas la religion des Japonais, des Lamas et du christianisme romain, c’est la religion de l’Evangile qui, par ailleurs, reçoit son approbation comme religion de l’homme mais qui ne peut à aucun titre fonder le lien social. Il insiste, en effet, sur l’impuissance du christianisme a réunir les citoyens d’un Etat.

« Le christianisme est une religion toute spirituelle occupée uniquement des choses du ciel; la patrie du chrétien n’est pas de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avec une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès de ses soins. « … « Si l’État est florissant, à peine ose-t-il jouir de la félicité publique … si l’État dépérit, il bénit la main de Dieu qui s’appesantit sur son peuple ». « Pour que la société fût paisible et que l’harmonie se maintînt, il faudrait que tous les citoyens sans exception fussent également bons chrétiens : mais si malheureusement il s’y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un CATILINA, par exemple, un CROMWELL, celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes ». « Survient-il quelque guerre étrangère, les citoyens marchent sans peine au combat; nul d’entre eux ne songe à fuir; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire; ils savent plutôt mourir que vaincre. Qu’ils soient vainqueurs ou vaincus, qu’importe ? »

Vous sentez comment peu à peu se glisse la critique d’une telle religion parce qu’elle ne peut pas être le ciment d’une société particulière. Or il n’y a que des sociétés particulières!

ROUSSEAU évoque la possibilité d’un quatrième type de religion qui convienne à une société, qui ne sera jamais qu’une société particulière ; qui évite la disjonction des autorités, comme celle qu’il reproche aux Lamas, aux Japonais et au christianisme romain ; qui enfin prenne ce qu’il y a d’acceptable dans la religion de l’homme, mais sans exiger que ces éléments de la religion de homme soient pour le citoyen l’objet d’une adhésion personnelle, d’un engagement autonome, car ce serait revenir à cette religion parfaite, le vrai théisme, la religion de l’Évangile. Il propose la religion civile dont, semble-t-il, pendant la Révolution Française quelque tentative a été faite s’il est vrai que ç’aurait été celle de ROBESPIERRE et de quelques autres (mais je crois savoir que sur ce point les historiens discutent encore !). Quoi qu’il en soit, je vous l’évoque, vous verrez en quoi elle consiste.

« Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas »: au fond il ne s’agit pas d’obliger à croire, car on ne peut pas obliger quelqu’un à croire, ROUSSEAU l’a fort bien senti. Sans pouvoir obliger personne à croire les dogmes de cette religion, ceux-là ou d’autres, le souverain peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas. « Il peut le bannir, non comme impie mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir ». ROUSSEAU dresse une liste de ces dogmes. En un sens, peu importe cette liste. Elle porte la marque de son époque. Si nous avions a en dresser une aujourd’hui, ce n’est peut-être pas celle-là que nous ferions. Je la laisse de côté. Mais ce que je veux souligner, c’est qu’il s’agit là non pas de dogmes auxquels il faudrait croire, car, je le répète, ROUSSEAU est trop sensible, et heureusement, à l’impossibilité d’obliger quelqu’un à croire quoique ce soit. En revanche, si quelqu’un se conduit de telle façon qu’il fait la preuve qu’il ne croit pas ces dogmes établis, alors, que se passe-t-il ? On croit entendre Thomas d’AQUIN.  » Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. »

 

Nous abordons notre troisième étape. Cette étape que j’ai caractérisée par un autre document. Vous le trouvez facilement, puisqu’il s’agit de la Déclaration sur la liberté religieuse du dernier Concile œcuménique. Je n’entre pas dans l’histoire de ce document, sinon pour vous dire que sa genèse a occupé presque toute la durée du Concile. Les premiers débats sont du 9 novembre 1963, et c’est seulement à la veille de la clôture du Concile, le 7 décembre 1965, que ce document a été définitivement adopté. Il a connu des transformations successives nombreuses, il a été l’objet de débats vifs, sinon passionnés, il a enfin été adopté à une très large majorité.

Ce que je veux aussitôt souligner c’est l’importance qu’il faut accorder d’abord aux tout premiers mots : « La dignité de personne humaine est, en notre temps, l’objet d’une conscience toujours plus vive ». Je ne vous cache pas que j’aime ces premiers mots, j’aime ce qu’il y a d’humilité dans ces premiers mots. Et oui, il faut donc avoir attendu jusqu’à notre temps pour que la dignité de la personne humaine soit l’objet d’une conscience toujours plus vive ! Humilité, pudeur d’un texte aussi. Nous savons tout ce que nous pourrions mettre derrière ce « en notre temps ». Ce texte est de 1965 si l’on en croit la date finale de rédaction. Que de choses se sont passées avant ! Que de choses se passaient pendant ! Que de choses continuent à se passer depuis ! Et puis, j’aime aussi ce qu’il y a d’hommage non pas d’une Eglise qui se met à genoux devant le monde, mais d’hommage d’une Église à l’égard d’un temps, sachant qu’après tout, incarnée qu’elle est, il n’est pas indécent qu’elle se laisse instruire par le temps, et par ce qui se passe dans le temps.

« Toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité ; non pas sous la pression d’une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir. De même les hommes requièrent-ils que soit juridiquement délimité l’exercice de l’autorité des pouvoirs publics, afin que le champ d’une franche liberté, qu’il s’agisse des personnes ou des associations, ne soit pas trop étroitement circonscrit. » Quel commentaire PEGUY aurait fait de pages de ce genre! Comme il aurait apprécié le souverain détachement d’une Église qui a été ce que nous avons dit qu’elle a été, qui a été l’objet des interrogations, voire des contestations que nous avons vues! Quel exemple nous vient de notre Eglise! Je ne suis pas sûr que nous soyons à sa hauteur. Nous sommes toujours un peu trop petits! « Cette exigence de liberté dans la société humaine regarde principalement ce qui est l’apanage de l’esprit humain, et au premier chef, ce qui concerne le libre exercice de la religion dans la société ». C’est beau! Une Eglise qui ne se met pas en tête, qui ne met même pas la religion en tête, mais qui la met dans le rang, dans le rang de ce qui est « l’apanage de l’esprit humain » : cette exigence de liberté, ce n’est pas pour moi, Eglise catholique, que je 1a réclame. Je suis plus souveraine, je suis une grande Dame, tout ce qui concerne le libre exercice de la religion dans la société, ça fait partie de ce qui est ‘apanage de l’esprit humain.

Alors, est-ce que cela veut dire que le Concile capitule ? Est-ce que cela veut dire que le Concile se dit que, puisque je suis dans le rang, je suis comme tout le monde ? Non ! Mais ce qui est arrivé au Concile, c’est ceci : nous savons bien que nous ne sommes pas comme les autres; pour autant, nous ne simulons pas l’humilité, quand nous acceptons de nous mettre dans le rang, comme si nous voulions seulement nous faire admettre! Mais nous puisons dans la conscience de ce qu’il y a, en effet, en nous d’unique, la capacité, la liberté, la faculté, le pouvoir d’être avec les autres et de reconnaître aux autres la même liberté dont nous avons besoin, nous, pour être ce que nous sommes.

Car vous pensez bien que, avec le passé qui collait à la peau de l’Eglise, le débat était à l’intérieur même du Concile. Si vous demandez la liberté pour tous, objectaient certains, est-ce que vous n’êtes pas en train de vous faire hara-kiri, de supprimer votre spécificité, d’annuler votre originalité ? Or à cette question, le Concile répond : « cette unique vraie religion, nous croyons qu’elle subsiste dans l’Église catholique et apostolique à qui le Seigneur Jésus a confié le mandat de la faire connaître ». C’est bien pourquoi nous reconnaissons le devoir pour la conscience de l’homme, un devoir qui l’oblige de chercher la vérité, mais « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance ». Et c’est pourquoi nous demandons l’immunité de toute contrainte dans la société civile et pas seulement pour nous, mais pour tous. « Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience, ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres » . Car la religion de l’homme est une religion sociale : un individu peut faire violence à un autre individu, le contraindre à croire ; une société, une association peut faire violence à un individu ou à une autre association pour les contraindre à croire, car on ne croit jamais seul, on croit avec d’autres. Que tout cela soit exclu, déclare le Concile.

« Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société, doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil. »

Mais allons jusqu’au foyer où s’alimente cette pensée du Concile :« en vertu de leur dignité, tous les hommes, parce qu’ils sont des personnes », non pas parce que je le leur concède, non pas parce que je veux bien leur reconnaître ce droit, mais en raison de leur appartenance a une société dans laquelle ils sont chacun des personnes, c’est-à-dire « doués de raison et de volonté, et, par suite pourvus d’une responsabilité personnelle, tous les hommes sont pressés, par leur nature même, et tenus par obligation morale à chercher la vérité, celle tout d’abord qui concerne la religion. Ils sont tenus aussi à adhérer à la vérité dès qu’ils la connaissent et à régler toute leur vie selon les exigences de cette vérité. Or, à cette obligation, les hommes ne peuvent satisfaire d’une manière conforme à leur propre nature, que s’ils jouissent outre de la liberté psychologique, de l’immunité à l’égard de toute contrainte extérieure. Ce n’est donc pas sur une disposition subjective de la personne, mais sur sa nature même qu’est fondé le droit à la liberté religieuse. C’est pourquoi le droit à cette immunité persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d y adhérer. « 

Cette ultime avancée est tout à fait décisive, car nous risquons toujours de dire : « c’est bien beau votre théorie, vous croyez que tous les gens sont droits ! Est-ce que vous n’êtes pas un peu idéalistes, en vous imaginant que, parce que c’est la nature de l’homme de chercher la vérité, tous les gens la cherchent ?  » Le Concile bouscule cette dernière objection : le droit à cette immunité persiste en ceux-là même qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer, car, au fond, qui suis-je pour décider que celui qui est à côté de moi ne satisfait pas à cette exigence de chercher la vérité ? Pour qui je me prends, fussé-je d’Eglise, fussé-je chrétien ? De temps en temps, il faut savoir lire les documents vénérables avec ces réactions de l’homme simple qui est en chacun d’entre nous.

Je voudrais vous avoir donné le goût de lire la suite. Car tout le reste ne va être qu’un immense commentaire qui applique et moud ce paragraphe deuxième. Vous pourrez lire le texte tout entier en y reconnaissant qu’en raison même de notre attachement à notre foi chrétienne, à notre credo, en raison même de cela, nous ne pouvons que demander, que soutenir le droit à l’immunité de toute contrainte pour quiconque. En effet, n’est-ce pas librement que nous sommes chrétiens ? Alors pourquoi n’aimerions nous pas la liberté de chacun ?

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