Le secours et la garde ne sont pas en dehors de moi

Je lève mes yeux vers les monts.
D’où viendra mon secours ?


Mon secours viendra-t-il de plus haut que l’endroit où je suis, de plus haut que moi ? Puis-je l’attendre des monts vers lesquels je dirige mon regard, que je suis en train de gravir ? Cantique des degrés ! Seul avec moi-même, je me parle, je m’adresse une question. Celle-ci, indépendamment de son contenu, creuse en moi une distance entre moi et moi. Or, qu’est-ce que je dis ? Que je ne me suffis pas à moi-même. Ainsi la distance, que manifeste le seul fait de questionner et qu’elle introduit en moi-même, s’exprime-t-elle aussi dans la teneur de ma question. Si j’ai besoin d’un secours, c’est que je ne suis pas à la hauteur par mes propres forces : il y a un écart entre ce que j’attends et ce que je peux.

Mon secours, d’auprès de IHVH,
Qui a fait les cieux et la terre.


Je fais la demande. Je fais aussi la réponse. Celle-ci arrive de mon propre fonds. Elle n’est pas comme le secours. Car celui-ci, je le dis, vient d’un autre que moi, de l’Autre par excellence, de IHVH, de Celui qui a fait le site à l’intérieur duquel je questionne et je réponds, les cieux et la terre.

D’un coup, tout change. Tandis que je continue à parler, voilà que je prête ma voix à la parole d’un autre. Il s’adresse à moi, soit en faisant des vœux pour moi, soit en déclarant simplement ce qu’il en est déjà pour moi. Cet autre-là parle de la relation de IHVH, de l’Autre, avec moi. Or, un même mot revient souvent pour exprimer cette relation: IHVH, l’Autre, me garde. Tel est le souhait qui est fait pour moi, un souhait qui, d’ailleurs, devient une réalité évidente. Il me suffit d’observer ce qui se passe.

Qu’Il ne donne ton pied à la chute !
Qu’Il ne sommeille pas Qui te garde !
Voici, Il ne sommeille ni ne dort
Qui garde Israël.


Mais qu’est-ce donc, ici, que garder ?

Garder, c’est protéger, c’est empêcher que je ne tombe. Ne suis-je pas, en effet, en train de marcher, de monter même ? Mais il y a mieux encore. Tout occupé que je suis à mettre un pied devant l’autre, j’apprends que la garde de IHVH est une veille constante. Car IHVH ne connaît pas le sommeil. Pas plus qu’Il ne peut me laisser glisser, pas davantage Il ne peut ni s’assoupir ni s’endormir. Il m’est suggéré même que, s’il en est ainsi, c’est parce que mon nom est Israël, parce que je suis Combat-Dieu, parce que je me bats avec Dieu ou, encore, parce que je suis, ici même, la présence du combat de Dieu.

Voilà le message qui m’est porté avec insistance, que j’entends comme venant d’un autre et que je me dis à moi-même avec ma propre voix.

A peine ai-je le temps de regarder ce qui m’arrive, que je suis amené à constater que l’événement dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer. En effet, IHVH, l’Autre, n’est pas plus loin de moi que mon ombre. L’ombre que fait mon corps ? L’ombre qui me couvre, mon ombrage ? En tout cas, Il est aussi proche de moi qu’un appui qui serait tout près de ma main droite.

IHVH, ton gardien,
IHVH, ton ombre, à ta main droite


Du coup, le temps lui-même, avec le retour régulier du jour et de la nuit, n’est pas une menace. Je n’y suis pas exposé aux coups qui viendraient de la nature :

Le jour, le soleil ne te frappe
Ni la lune, la nuit.


Plus encore : je suis à l’abri de tout mal. IHVH, l’Autre, est le gardien de ce que je suis, du souffle même qui fait que je vis, de mon âme.

IHVH te garde de tout mal
Il garde ton âme.


IHVH, l’Autre, me garde dans mon histoire la plus personnelle, en toutes circonstances, dans toutes mes allées et venues. Aucun de mes mouvements n’échappe à sa veille. C’est vrai maintenant, c’est vrai pour toujours. Mon temps tout entier est sous sa garde. Que je commence ou que je finisse, Il est là, présent, vigilant, protecteur.

Il garde ta sortie et ta venue,
De maintenant à jamais.


Clamart, le 11 décembre 2004
SUITE 1

J’avais besoin d’un secours. Je l’obtiens. Or, du fait qu’il me vient de l’Autre, de IHVH, il se présente comme une garde. Il n’est donc pas un supplément de force, venu s’ajouter à ce que je peux déjà moi-même. Tout mon effort est pris, soutenu et enveloppé. De même que le message que je prononce est intérieur à ma propre voix, qu’il monte du plus profond de moi, de quelqu’un que je ne suis pas – qui est-ce ? -, de même la garde est intime, elle se confond presque avec moi, comme mon ombre. Elle n’est pourtant pas moi. Il y a, entre elle et moi, le trajet qui sépare l’oreille de la voix qui pénètre en elle. Dans cet entretien, il est impossible de confondre l’annonce et son accueil même si l’une et l’autre sont au-dedans de moi. J’en retiens donc que la proximité vigilante de l’Autre, de IHVH, à moi-même s’éprouve constamment dans le drame d’une conversation au cours de laquelle, si unis que nous soyons, Il n’est pas moi. je ne suis pas Lui. Telle est, en effet, la condition imprescriptible de tout entretien.

Si drame il y a, ce n’est pas seulement parce que je peux estimer insupportable un secours qui est une garde aussi rapprochée, parce que je peux me révolter contre une pareille ingérence de IHVH. Oui, c’est vrai, je ne souhaitais peut-être pas être l’objet d’une telle vigilance, je m’attendais à une aide plus discrète, plus respectueuse de mon autonomie. Soit. Mais, tout bien réfléchi, pourquoi cèderais- je à un mouvement de révolte, puisque je ne doutais pas d’avoir besoin de soutien ? Celui-ci m’est donné. Que demander de plus ?

Le drame est plus profond. Il tient au fait même des conditions dans lesquelles ce soutien m’est accordé plus qu’à mon relus, toujours possible, d’accepter la protection extrême dont je suis entouré. Il provient de ce que je ne peux le séparer de la scène où se produisent et l’appel au secours et la réponse qui lui est renvoyé. Cette scène, c’est moi-même. Je donne en moi l’hospitalité à l’appel et à la réponse. Ils se produisent en moi, dans ma propre voix. Dès lors, comment m’assurer que je ne suis pas dans l’illusion ? Comment ne pas penser que, faisant la demande et la réponse, je m’abuse ?

Je ne peux sortir de cette perplexité qu’en adhérant pleinement à ma condition de conversant, qu’en la tenant pour la vérité même de notre humanité. Le secours et la garde ne sont pas en dehors de moi, ils sont en moi. Soit. Pour autant, je ne les tiens pas pour le produit d’un dialogue intérieur dont je serais le créateur ou le metteur en scène et dans lequel je jouerais tous les rôles. Car ce dialogue est moins en moi que je ne suis en lui, par lui. Si je n’en sors pas, c’est parce qu’il me fait exister moi-même en naissant et en se prolongeant en moi. L’intimité des propos qui sont échangés n’a donc pas besoin d’être assurée par l’affirmation neutre, objective, impersonnelle de leur transcendance par rapport à moi-même. Car la garantie que j’en cherche dans une caution qui me dépasserait ne peut pas être autre chose que la foi que je donne à leur authenticité. C’est elle, la foi, qui est la vérité, et elle est par-delà l’opposition ou la complémentarité de l’immanence et de la transcendance.

Ainsi donc ma foi et IHVH ne font-ils qu’un mais, comme le sont des alliés, seulement dans cet entretien où je parle de Lui et de moi comme d’interlocuteurs qui s’entretiennent et, par conséquent, ne peuvent pas se confondre. Supprimez la vigueur actuelle d’un tel entretien, il n’y a, en effet, plus rien. Maintenez-la – mais vous ne pouvez la maintenir qu’en croyant en elle ! Rien ne vous en rendra certains que votre foi ! -, alors, il y a l’Autre, IHVH et moi et aussi tous les autres et, entre nous tous, comme en nous tous, le drame ininterrompu d’un entretien dans lequel résonnent des mots et des phrases, tels ceux-ci, qui se répondent : Mon secours d’auprès de IHVH… – IHVH, ton gardien, IHVH, ton ombre, à ta main droite.

Clamart, le 13 décembre 2004
SUITE 2

Quand je déclare que mon secours … viendra … d’auprès de IHVH, de l’Autre, quand je dis, pour l’avoir entendu dire, qu’Il est mon gardien, quand je m’engage en de telles affirmations, bref, quand je crois ce que je dis et m’y livre entièrement, alors ma parole se trouve lestée d’un pouvoir souverain.

Certes, du fait que rien apparemment ne change dans ma condition et que ma vie reste la même, aussi vulnérable et blessée, quiconque m’observe du dehors peut estimer qu’il n’y a là que des mots et qu’ils sont vides, qu’ils ne réfèrent à aucune réalité qui existerait hors d’eux et qui m’autoriserait à croire en leur vérité. Pourtant, ce que je dis, en croyant ce que je dis, est un événement considérable. Car ce que je dis advient du fait que je le dis avec foi; et j’en suis du reste le premier étonné, parce que, moi aussi, comme les autres, je constate que rien sensiblement ne s’est transformé et même, peut-être, que mon malheur a empiré.

Ainsi ma parole est-elle performative ou, comme eût dit Jean de la Croix, elle est substantielle … parce qu’elle imprime substantiellement en l’âme ce qu’elle signifie. Rien donc, ici, qui enferme dans l’irréalité de propos vides qui ne renvoient à rien qui soit. Mais, assurément, ce qui est et qui transforme celui qui parle n’est pas en dehors de la parole elle-même. En écoutant le message qu’on me transmet, en l’introduisant, pour le faire passer à mon tour, dans ma propre parole, en lui prêtant ou, mieux, en lui donnant ma voix, je révèle et j’exerce mon appartenance à une certaine communauté conversante, à un Israël. Celui-ci est porteur de l’Autre, de IHVH, qui est infiniment plus grand que moi et que la communauté, qui est plus intimement présent à elle et à moi que le souffle qui est en moi et que les paroles qui courent, entre nous, dans le monde . L’Autre, IHVH, n’est-Il pas Celui qui a fait les cieux et la terre ?

Paris, 14 décembre 2004
Guy LAFON

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