La ceinture et l’alliance

Sur Jérémie XIII, 1-11

Un homme, le narrateur, est sommé d’acquérir une ceinture. Il exécute l’ordre qu’il a reçu. Toujours sur ordre, il utilise pour lui-même cette ceinture. Il lui est ensuite enjoint de s’en défaire et d’aller la dissimuler dans un fleuve, dans une fente du rocher. Il obéit. Enfin, sur ordre encore, et venant de la même personne, il va reprendre la ceinture à l’endroit où il l’avait cachée. Il la trouve, détruite, inapte à remplir sa fonction.

Cet homme a perdu un bien qui lui appartenait. Mais la ceinture, elle aussi, a subi une perte. Elle n’a plus la capacité qui était la sienne : elle ne peut plus ceindre. Le propriétaire a donc été lésé et la propriété a été détériorée.

Qui donc est responsable de cette double perte ?

A l’évidence, du moins semble-t-il, c’est le donneur d’ordre. C’est lui qui a tout monté pour que le propriétaire de la ceinture soit privé de l’usage de son bien, puisqu’il lui a imposé d’agir de telle façon qu’il ne puisse plus en jouir. Le propriétaire, lui, s’est contenté d’exécuter les consignes qu’il recevait. Or c’est lui qui subit un dommage, non pas le maître auquel il a obéi.

Surprise ! Voici que le narrateur de toute l’histoire, qui est aussi le propriétaire de la ceinture, est identifié, dans le récit qu’il poursuit, avec le maître dont il s’est montré un fidèle exécutant. Si l’on en restait là, on pourrait penser que tout se passe comme si le maître, maintenant confondu avec le narrateur, était à la fois responsable et aussi victime de tout ce qui est arrivé. En fait, la situation est plus complexe On apprend, en effet, que la ceinture elle-même, si l’on peut dire, n’est pas innocente de sa propre perte. Elle est présentée comme étant à l’origine du dommage qu’elle a subi et de celui qu’elle a causé à son propriétaire.

Qu’a donc fait la ceinture pour devenir coupable ?

On considère que c’est de sa propre initiative qu’elle aurait quitté la place qui était la sienne, sur les reins de son propriétaire. Ainsi a-t-elle changé sa fonction de lien qui enserre pour être elle-même enserrée, coincée en un lieu où elle ne pouvait que s’abîmer, au milieu des eaux d’un fleuve, dans une fente du rocher. Elle qui tenait, elle s’est laissée tenir. Elle servait, elle s’est laissée asservir.

Toute notre attention doit donc se porter sur la ceinture elle-même. Nous comprenons alors que, d’une certaine façon, celui qui en avait la propriété ne la détenait pas souverainement. Car il n’était pas le maître de la fonction qu’elle remplissait, qui est de ceindre, de lier, de retenir. Il ne pouvait donc empêcher qu’elle ne se relâchât, qu’elle ne se dénouât. Il y avait donc la ceinture elle-même, d’un côté, et son propriétaire, de l’autre. Mais la ceinture tenait un double rôle. Elle valait deux fois. Elle était elle-même comme un chose et elle remplissait une fonction, celle de ceindre. Elle était le bien du propriétaire et elle était aussi en position de lien.

Ainsi en est-il de toute situation définie par une alliance, et la ceinture en est le signe manifeste. Mais faut-il, pour autant, que l’initiateur de l’alliance déclare que c’est lui qui est à l’origine de la destruction, alors que,, dans lie même temps, il affirme que la ceinture s’est défaite d’elle-même, qu’elle s’en est allée, qu’elle est partie en quelque sorte de son propre chef ? Car tel est bien le cas. Ainsi dit IHVH. Ainsi je détruirai la superbe de Juda, la superbe multiple de Jérusalem. Ce peuple mauvais ! Ils refusent d’écouter mes paroles, ils vont dans l’obstination de leur coeur, ils vont derrière d’autres dieux, pour les servir, pour se prosterner devant eux. Il est comme cette ceinture, qui n’est plus efficace du tout.

Allons même plus loin. Dans une alliance, l’un des deux partenaires, celui qui en porte le nom, gravé dans son être même – la ceinture ! -, peut-il être confondu purement et simplement avec l’alliance elle-même ? En effet, en tant qu’elle symbolise l’alliance et n’est pas seulement l’un des deux partenaires de celle-ci, en tant qu’elle remplit une fonction et n’est pas seulement quelque chose, la ceinture de devrait-elle pas subsister de quelque façon ? L’alliance, toute historique qu’elle soit, ne survit-elle pas aux vicissitudes qui l’affectent dans l’histoire ?

La confusion qui règne dans le récit est riche d’enseignement. Je veux dire par là qu’elle laisse au lecteur le soin de vivre de la contradiction qu’il a découverte. Non, il n’est pas possible que nous soyons sans responsabilité dans notre propre malheur. Nous ne pouvons nous en décharger sur personne au monde ou hors de ce monde. Sinon, qui serions-nous et, même, serions-nous ? Serions-nous encore des humains ? Mais, d’autre part, pourquoi IHVH devrait-il nous détruire ? N’y a-t-il pas, du fait même de l’alliance, une alternative à notre perte ? En quoi notre infidélité à écouter, à L’écouter, si grave qu’elle soit, mériterait-elle notre anéantissement, et de la main de quelqu’un qui nous avait associés intimement à lui-même pour qu’en nous il puisse briller dans le monde de tout son éclat ? Car, comme la ceinture colle aux reins de l’homme, ainsi j’ai collé â moi toute la maison d’Israël et toute la maison de Juda – oracle de IHVH – pour qu’ils soient pour moi un peuple, un nom, une louange, une gloire ?

Nous ne pouvons certainement pas sortir de l’épreuve de cette contradiction. Sinon, nous ne serions pas ici et maintenant. Où et quand serions-nous ? Nous ne serions nulle part, nous ne serions jamais. Mais nous pouvons estimer que, si nous ne pouvons pas échapper à cette épreuve, nous pouvons du moins en être nourris.

Pour nous soutenir, nous disposons de la forme littéraire du récit qui nous transmet ce message si troublant. Nous ne pouvons pas négliger cette forme. Nous en apprenons que celui qui donne des ordres se dessine lui-même sous les traits et dans la conduite de celui qui les exécute. Ainsi le destin du maître s’annonce-t-il dans celui du sujet. Le je qui commande devient celui-là même qui pâtit. Il est réellement affecté par l’histoire propre à celui qui obéit. Celui-ci perd bel et bien la ceinture qu’il avait dû acquérir. Mais qu’est-ce que cette perte, comparée à celle que subit IHVH, puisque c’est de Lui, en vérité, qu’il s’agit ? Aussi le lecteur se demande-t-il qui donc, quoi donc a bien pu imposer à IHVH de coller quelqu’un à Lui-même, comme la ceinture colle aux reins de l’homme. Oui, quel empire s’exerce donc sur IHVH pour qu’Il en vienne à subir une perte ?

Clamart, le 27 septembre 2005
Guy LAFON

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