Un juste vit par sa fidélité

Habaquq I, 12 – II, 4

Dès avant n ‘est-ce pas Toi, IHVH,
Mon Dieu, mon Saint ?
Nous ne mourrons pas!


C’est une déclaration. Comme pour l’amour ou la haine, comme pour la paix ou la guerre, je m’adresse à quelqu’un, ici, à l’Autre, à IHVH, et Je Lui parle de ce qu’Il est pour moi, Nous tenons ensemble. Une extrême puissance d’affirmation porte ma déclaration. J’écarte même, par une énergique négation, comme en un cri de victoire, ce qui n’a pas, ce qui n’a jamais eu de consistance, la mort. Ni Lui ni moi ni nous ensemble, nous ne mourrons. Il en est ainsi, puisque, alors qu’il n’y avait pas encore d’avant, l’Autre est mon Dieu, mon Saint. Voilà ce que je lui signifie, à Lui, d’abord, mais aussi à moi-même et à qui peut m’entendre.

Oui, certes, il y a Lui mais il y a aussi un autre que Lui. Quel rapport puis-je établir entre eux ?

Sans même formuler une telle question, je peux d’emblée Lui faire savoir, à Lui, quelle serait la réponse. Car, comme Lui, je la connais. Cet autre que Lui n’est pas là pour me détruire – c’est impossible, puisque nous ne mourrons pas – mais pour prononcer un jugement sur ce que je suis et ainsi faire apparaître ma vérité. Toi, Tu tiens tellement à moi, à mon intégrité, que Tu lui as confié la charge de m’émonder, en le plaçant ici, dans ce même monde, où je suis. Il y est aussi solide que Toi, résistant comme la pierre. Mais ce n’est pas à lui que je m’adresse, c’est à Toi.


IHVH, pour un, jugement Tu l ‘as établi,
Rocher, pour châtier, Tu l’as affermi.


Cependant, Tu es bien étrange, et je Te le dis. Car, enfin, Ton regard est net, il n’est pas souillé par la vue du mal. Maïs il y a plus encore, ce qui, d’ailleurs, n’est pas dépourvu d’une certaine ambiguïté. Tu n’es même pas capable d’arrêter Tes yeux sur la souffrance. Est-ce par répulsion? Par indifférence? Quoi qu’il en soit, c’est un fait, Tu supportes le spectacle des traîtres, la perfidie Te laisse insensible. Tu n’es pas ému par la voracité du méchant, quand celui-ci l’emporte sur le juste, comme s’il ne pouvait pas tolérer sa présence, comme s’il voulait se nourrir de lui, en l’absorbant. Bref, Tu traites les humains comme s’ils étaient des animaux, des êtres sans loi. Il n’y a rien qui les maîtrise.


Les veux trop purs pour voir le mal,
Tu ne peux regarder la souffrance
Pourquoi regardes-Tu les traîtres,
Es-Tu sourd quand un méchant avale un plus juste que lui ?
Tu fais de l’humain comme des poissons de la mer,
Comme des reptiles qu’on ne domine pas.


Mais moi, tout au contraire, rien ne m’échappe de la conduite de cet autre que Toi. Il agit à l’égard de tous comme un pêcheur habile et chanceux. Ses prises le jettent dans l’exultation. Rien plus, il se fait une religion de ses pratiques frauduleuses. Il devient dévot, idolâtre de tout son arsenal de capture. Il confond le sacré avec tout ce qui favorise son profit. Qu’en penser ? A qui m’adresser ? Est-ce vers Toi que je me tourne ou vers moi quand, dans mon indignation, je m’interroge, me révolte ? Qu’est donc devenue cette histoire dans laquelle nous vivons ? Ne sera-t-elle à tout jamais qu’une succession ininterrompue de tueries au bénéfice de cet autre que Toi ? Car, bien sûr, c’est lui qui se comporte de cette façon, ce n’est pas Toi. Mais quand même !


Tous, il les remonte avec l’hameçon,
Les tire avec son filet,
Les ramasse avec sa nasse.
C’est pourquoi il se réjouit, il jubile.
C’est pourquoi il sacrifie à son filet,
Il encense sa nasse.
Car, par eux, grasse est sa portion
Et copieuse, sa nourriture.
Videra-t-il sans trêve son, filet
Pour massacrer des gens sans pitié ?


Qui donc, d’ailleurs, est pris à ce jeu dans lequel un homme s’empare non d’un animal mais d’un autre homme, pour s’en repaître en le détruisant ? Qui se comporte comme une bête sauvage ? A vrai dire, la violence du prédateur implacable ne serait-elle pas la caricature horrible de la liberté souveraine qui, en réalité, appartient à ses victimes, à ceux qu’il prend dans le réseau de ses ruses ? Non, il n’est pas possible qu’il m’abuse. Il n’est pas à Ton image. Rien de Toi ne se laisse voir dans ses façons d’agir. Aussi ai-je mieux à faire qu’à décrire, non peut-être sans une complaisance suspecte, la conduite trompeuse de cet autre que Toi. Pourquoi même perdre mon temps à m’interroger sur son avenir ? Il n’a pas d’avenir. Continuer à le regarder, à le contempler presque, comme s’il me fascinait, serait indécent.

Je deviendrai veilleur, semblable à une sentinelle qui garde la place. Je veux épier ? Mais quoi donc ? Non pas ce que fait l’autre mais ce que Tu vas dire, Toi, Toi que j’allais en venir à confondre avec lui. Car, pour un peu, je ne Te parlerais plus, je me préparerais seulement à écouter Tes plaintes contre moi. Car, bien sûr, j’arriverais à m’en persuader, c’est Toi qui m’attaques, c’est Toi qui m’en veux. Aussi je m’apprête à riposter aux reproches que Tu m’adresses, aux propos que Tu pourras répondre à mes récriminations.


A mon poste de garde je me tiendrai,
Je resterai debout sur mon rempart,
Je guetterai pour voir comment Il parle contre moi,
Comment je répliquerai à mes reproches.


La réponse vient. L’Autre, IHVH, répond. Or, Tes propos n’ont rien de commun avec ce que je pouvais redouter, car je me trompais encore en pensant que Tu allais prendre la position d’un procureur. Tu ne me parles que pour faire naître en moi la confiance.

Je voulais voir. C’était encore un spectacle que je recherchais. Toi, Tu parles de vision. C’est tout autre chose, et c’est bien singulier. Car cette vision, Tu ne la montres pas. Tu me commandes de l’écrire, et même de la sculpter distinctement sur la pierre ou le bois, non pas pour qu’on la regarde maïs pour qu’on coure la lire, pour qu’on la lise en courant, pour qu’on la lise couramment. C’est un déchiffrement, non une représentation, un travail, non une fascination.

IHVH répondit et dit
« Ecris une vision
Et grave-la sur les tablettes,
Afin que coure qui la lit…»


Ainsi donc encore une vision, une de plus, mais celle-là ne propose pas une image, elle fixe une date, un moment. Bien plus, elle est comme un souffle : elle aspire. Qui donc ? Ceux qui se livrent à elle, mais sans rien voir pourtant ou, plutôt, en voyant ce qu’elle dit sans qu’il y ait rien à percevoir avec les yeux : qu’il y a, qu’il y aura une fin. Voilà la vérité. Ce n’est pas une tromperie.


Car c’est encore une vision pour un temps qui est fixé,
Elle aspire à une fin et ne mentira pas.


Mais cette fin, je ne la vois pas. Que faire donc ?

Tu me commandes alors de changer ma passion de voir en attente. La fin sera présente dans mon attente. Dans ma persévérance de veilleur je réaliserai que la vision n’est pas mensongère, qu’elle ne me tient pas en haleine toujours en vain, pour un après indéfiniment différé.


Si elle tarde, attends-la,
Car elle viendra, elle viendra, elle ne sera pas sans délai.
Voici, elle est enflée, elle n’est pas droite, son âme en lui,
Mais un juste vit par sa fidélité.


Décidément, c’est ma façon d’endurer le temps qui est changée. L’autre, celui dont la conduite n’était pas droite, il n’était que du vent : enflure ! Le juste – pourquoi pas moi ? – est seul vivant. J’avais bien raison de proclamer que nous ne mourrons pas, pas plus que Toi. Le juste vit de sa fidélité même. C’est elle qui le nourrit.

Clamart, 30 septembre 2004

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