La gratuité de Dieu

Recherches de Science Religieuse, n°76/4, octobre-décembre 1988, pages 485-497.

 » … Le mot fides exprime déjà cela ; mais il peut sembler délicat d’importer cette expression et cette Idée particulière dans la philosophie morale, puisqu’elle est d’abord introduite avec le christianisme, et leur adoption pourrait sembler être une imitation flatteuse de sa langue. Mais ce n’est pas un cas unique, car cette merveilleuse religion, dans la suprême simplicité de son exposé, a enrichi la philosophie avec des concepts de la moralité plus déterminés et plus purs que ceux que celle-ci avait pu fournir jusque-là ; et ces concepts, puisqu’ils sont là maintenant, sont librement approuvés par la raison et admis comme des concepts qu’elle aurait pu et dû trouver et introduire d’elle-même. « 

E. KANT

Critique de la faculté de juger (1)

Règne de Dieu et existence de Dieu

«  Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister. » Personne sans doute ne réduira à un mot d’esprit cette phrase qu’on peut lire, parmi les Fusées, dans les Journaux Intimes de Baudelaire (2). Cependant il ne suffit pas de la traiter comme un document qui peut instruire sur les convictions religieuses ou sur les positions philosophiques du poète. On ne peut pas non plus estimer seulement que cette maxime illustre, à sa manière, la permanence de la croyance en Dieu et ses effets dans l’histoire, en dépit du changement ou du déclin des institutions religieuses (3). En effet, cette pensée de Baudelaire introduit encore à une réflexion d’un autre ordre : le poète a inscrit ici, en une formulation lapidaire, une analyse de l’être que nous désignons par le nom de Dieu.

Cette analyse de l’être que nous appelons Dieu ne constitue, à vrai dire, qu’une application, au cas de Dieu, d’une procédure qui Vaut pour tout être, quel qu’il soit. En effet, quand je dis, de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils sont des êtres, il n’est pas possible que je leur refuse l’existence : en leur donnant ce nom d’être, je reconnais toujours, d’une certaine façon, qu’ils existent. Etres d’imagination, êtres de raison, êtres possibles ou êtres réels, toujours ils existent : il n’y a que leur manière d’exister qui diffère. Car je ne pourrais même pas parler d’eux, s’ils n’existaient pas du tout. Il faut donc qu’ils existent, d’une façon ou d’une autre, comme moi-même, qui parle d’eux, j’existe à ma façon. Avec mes rêves, avec mes idées, avec ce qui peut être et avec ce qui est déjà, je partage l’existence, comme un mode qui nous est commun, même si cette existence ne possède pas la même intensité en tous les êtres qui existent (4). Car le rêve n’existe pas comme mes idées, le possible n’existe pas comme le réel, et tout ce qui est en dehors de moi, ou même en moi, n’existe pas comme j’existe, par exemple, quand je m’identifie au je qui parle ou qui écrit cette page. Mais il n’y a rien de ce qui est qui n’existe pas. Notre monde, où il y a des êtres innombrables, est rempli d’autant d’existences distinctes et singulières.

Or, en suivant la pensée de Baudelaire, j’en viens à concevoir l’ensemble des êtres comme une multitude de foyers d’où l’existence rayonne à la façon d’une force qui tend à s’imposer. Car l’existence qu’ils possèdent leur confère comme une aptitude à régner. Si faible, si irréelle même que me paraisse l’intensité d’existence de certaines choses – qu’on pense seulement à l’inconsistance qu’on attribue si facilement aux images qui traversent les rêves ! -, toujours, précisément parce qu’elles existent, elles exercent un empire. Ainsi ce monde, dans lequel j’existe, m’apparaît comme un rassemblement d’êtres que supporte, en raison de l’existence qui les affecte, une quasi volonté de pouvoir. Et cette volonté de pouvoir, parce que j’existe, je l’exerce, moi aussi. Car tout être, en raison de son existence, règne toujours tant soit peu.

Dans un tel monde, composé d’êtres dotés d’une existence régnante, Dieu, selon Baudelaire, fait exception. Il n’est certes pas dépourvu d’existence – il ne peut pas l’être, puisqu’étant un être, il existe de quelque façon -, mais son existence n’est pas requise pour l’assurer dans son règne. Dieu serait donc le seul être qui n’aurait pas besoin de s’appuyer sur son existence pour exercer son pouvoir. Quant à nous, nous éprouverions les effets de son règne sans devoir les rattacher, comme à leur source, au fait qu’il existe. A vrai dire, du reste, si Dieu, pour régner, n’a même pas besoin d’exister, je ne le sais et ne l’affirme que si je suis devenu moi-même indifférent à l’égard de l’existence en tant que telle. En effet, l’indépendance du règne de Dieu par rapport à l’existence de Dieu lui-même n’est que la face objective du geste par lequel je délie ma reconnaissance de son règne de mon affirmation de son existence. Mais l’application à l’être de Dieu d’un tel geste n’est possible que si déjà, en ce qui concerne mon être propre, je l’ai accompli d’une certaine façon. Bref, je ne peux reconnaître le règne de Dieu, indépendamment de son existence, si je reste intéressé à l’égard de mon existence.

On peut convenir de nommer gratuité cette indépendance, dans l’être, du règne à l’égard de l’existence. En effet, si ce concept de gratuité désigne un rapport entre des êtres aux termes duquel il n’y a pas à payer pour obtenir ni pour conserver un bien quelconque, un tel concept a bien sa place ici. Dieu n’a pas à payer son règne, en se servant de son existence comme d’une monnaie qui le lui achèterait. Pour lui, exister ne vaut pas pour régner. Certes, les relations d’échange ne conviennent qu’improprement à l’être de Dieu. Mais aussi bien le vocabulaire et la conceptualité de l’économie d’échange ne sont-ils utilisés ici que pour introduire à un ordre qui est totalement étranger à celle-ci : à l’ordre de la gratuité, qui ignore la stricte nécessité de payer en retour (5).

Il reste que ce concept de gratuité, appliqué à l’être de Dieu et à la pensée que nous en formons, n’est pas sans présenter une certaine difficulté. je me demande en effet comment j’en viens à concevoir un être dont le règne ne dépend pas, sinon gratuitement, de l’existence qui est la sienne. Qu’est-ce donc que l’absence du besoin d’exister ? Qu’est-ce aussi que ma liberté de concevoir le règne d’un tel être, sans référer son règne à son existence ? Je ne vois pas comment je peux en venir jusque-là sans invoquer, pour justifier ma pensée, une certaine expérience. Mais quelle peut bien être l’expérience qui me justifiera de penser ainsi ou, du moins, m’y autorisera ?

L’expérience de la gratuité

Faisons-nous l’expérience d’un rapport aux choses qui nous laisse libres de juger que leur règne n’est pas dépendant de leur existence ?

Si l’on en croit les analyses de Kant, une telle expérience se produit lorsque nous jugeons d’une chose qu’elle est belle. Alors, certes, l’existence de cette chose n’est pas niée, mais ce n’est pas son existence qui nous retient : son règne, comme chose belle, intervient seul dans le jugement que nous portons. Nous ne sommes donc pas préoccupés, à ce moment, de la cause qui a pu lui donner d’exister ni non plus des effets qu’à son tour elle peut produire. Pourtant, cette chose existe bien, et, comme toutes les autres choses qui existent, elle est effet et cause, mais nous n’en avons cure. Sa définition par un concept général ne nous importe pas davantage. Sa singularité seule s’impose à nous. Enfin, même si cette chose peut être utilisée en vue d’une fin théorique, pratique ou technique, ce n’est point par ce côté-là qu’elle règne sur nous. En bref, parce que la considération de son existence est suspendue, nous n’avons pas besoin de la situer dans le champ de la causalité, ni de la définir, ni même d’envisager l’usage qui peut en être fait. Ainsi le règne du beau se signale en nous par l’expérience d’un entier désintéressement à l’égard de l’existence des choses et de tout ce qui suit nécessairement leur existence (6).

Cette analyse du jugement esthétique de goût fait apparaître que la beauté n’est pas une propriété qui appartiendrait à certaines choses. En effet, n’importe quelle chose pourra être jugée belle, pourvu que son existence cesse de susciter l’intérêt de notre esprit. Ainsi, le beau dépend, en fait, du traitement que nous appliquons à notre rapport aux choses : il devient au moins possible, lorsque les êtres sont abordés indépendamment de l’attrait que leur existence peut exercer sur nous. L’indifférence à leur existence, telle serait, en définitive, la raison de leur règne. Tel serait aussi le secret de leur gratuité. Car, tandis que leur règne ne nous paraît pas nécessairement dépendant du fait qu’ils existent, nous, qui les jugeons beaux, nous sommes libres de toute nécessité dans l’affirmation de leur existence. En somme, la beauté des choses leur est donnée par nous sans que rien ne l’exige en elles et sans que rien, en nous, ne nous y contraigne.

Puisque nous décernons leur beauté aux choses, il semble d’abord qu’elle leur vienne de nous, encore que nous ressentions notre impuissance à dire belles certaines choses, parce qu’elles opposent une résistance invincible à notre prétention à dire beau tout ce que nous voudrions tel. Aussi, dans un second moment, même lorsque nous attribuons la beauté aux choses, cette beauté nous paraît plutôt être un don qui émane d’elles et qu’elles nous accordent. Car, à vrai dire, rien n’est beau parce que nous le déciderions. Mais ce n’est pourtant pas non plus parce que des choses sont belles que nous les jugeons telles. Autrement dit, la beauté des choses ne va pas sans que nous la disions, mais, quand nous la disons, il nous apparaît alors que la beauté se donne elle-même à nous dans les choses. La gratuité n’est donc ni une disposition de notre esprit, ni une propriété des choses. Elle n’est ni dans les choses ni en nous. Quand elle se manifeste dans l’expérience que nous en faisons, elle est comme une loi qui règne.

C’est pourquoi il nous est impossible de nous satisfaire des termes d’objectivité et de subjectivité, quand nous cherchons à qualifier l’expérience dont nous venons de dégager les traits. Si l’objectivité signifie la venue vers nous de quelque chose dont nous ne sommes pas maîtres, qui nous est comme jetée à partir de ce qui existe en face de nous, alors, oui, cette expérience est objective, elle est expérience d’objet. Mais elle est, dans le même temps et indiscernablement, au plus haut point subjective, si le sujet désigne le je qui, littéralement, soutient cette expérience et intervient pour la faire naître, en s’éprouvant indifférent à l’existence des choses belles. Aussi Kant ne se lassait-il pas de souligner l’originalité d’une telle expérience.  » Voilà, écrivait-il, quelque chose de tout à fait remarquable, non pas certes pour le logicien, mais bien pour le philosophe transcendantal ; et il faudra à ce dernier faire bien des efforts pour en découvrir l’origine ; mais, du même coup, cela lui fera découvrir une propriété de notre faculté de connaître qui, sans cette analyse, serait restée inconnue  » (7).

A vrai dire, ce qui se manifeste ici, c’est l’appartenance de ce qui est beau à l’ordre du gratuitement donné. Le jugement esthétique de goût est le témoin d’une situation transcendantale qui ne se réduit pas au domaine dans lequel il s’exerce, qui déborde celui-ci. Kant lui-même ne voyait-il pas  » la beauté comme symbole de la moralité  » (8)? Ce qui est sûr, c’est que le jugement esthétique de goût révèle la possibilité d’une expérience d’où se trouve écarté l’intérêt pour l’existence des choses, celles qui sont communément tenues pour belles, dans l’art et dans la nature, et les autres aussi, dans quelque champ qu’elles se rencontrent. Mais si l’existence des choses cesse de mobiliser notre intérêt, ce qui éclate, en revanche, c’est le don gratuit qu’elles sont, et le geste même de donner, gratuit lui aussi, qu’elles attestent.

Analogies évangéliques de l’expérience de la gratuité

L’expérience de la gratuité, découverte dans l’analyse du jugement de goût, n’est pas sans analogie avec certaines conduites qui peuvent se recommander de l’autorité de l’Evangile. En effet, cette expérience ouvre un champ de pensée dans lequel peut trouver sa place une suite de déclarations de Jésus dans le Sermon sur la Montagne (Mt. 6,19-34).

Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où mite et ver font disparaître, et où voleurs percent et volent. Amassez-vous des trésors au ciel, où ni mite ni ver ne font disparaître, et où voleurs ne percent ni ne volent. Car là où est ton trésor, là sera aussi ton cœur (Mt. 6, 19-21).

Le terme de trésor désigne une chose qui existe, mais cette chose n’est pas neutre, elle ne suscite pas l’indifférence : du prix lui est reconnu, et un prix élevé. Sa valeur et son existence sont inséparables l’une de l’autre. Jésus, du reste, n’invite pas à choisir entre l’existence ou l’inexistence de ce dont nous faisons un trésor : il ne recommande pas de thésauriser des trésors qui n’existeraient pas ! Il n’invite pas davantage à choisir entre se donner des trésors et refuser de s’en donner. S’il introduit une distinction, c’est entre des trésors sur la terre et d’autres, au ciel. Or la différence entre la terre et le ciel consiste en ceci : sur la terre, la possession des trésors est menacée, tandis qu’au ciel leur possession est assurée. Ainsi le ciel désigne le lieu où l’être, qualifié par nous de trésor, règne souverainement sur nous (plus que nous ne régnons sur lui !), ce qui ne peut pas se produire sur la terre. En effet, sur la terre, le trésor ne peut régner sur nous que de façon précaire : il peut occuper d’autres lieux que ceux-là où il serait en sécurité, puisqu’il peut disparaître, changer de mains, devenir, par transformation, substance de la mite ou du ver, ou encore, par effraction, propriété de voleurs. Et voilà alors que notre propre cœur disparaît lui aussi, nous en sommes dessaisis, puisqu’il occupe le même lieu que notre trésor !

Ce cœur, en effet, c’est l’être de notre désir, ce qui fait de certaines choses des trésors. C’est lui qui accorde à ceci ou à cela le don de valoir, et de valoir beaucoup. Car rien ne deviendrait trésor, si ce don ne lui était fait par nous-mêmes. Ainsi l’être de notre désir n’occupe le même lieu que l’être de notre trésor que parce qu’il a commencé à donner du prix à quelque chose, qui maintenant exerce sur nous son règne – quelque chose qui est au ciel ou qui est sur la terre. Le pouvoir de régner sur nous, c’est nous-mêmes qui l’accordons, dans le même temps où nous devenons sujets du règne… tout comme les choses ne sont pas belles indépendamment du jugement esthétique de goût que nous portons sur elles.

Mais d’où vient que le cœur fasse de certaines choses des trésors sur la terre, d’autres, des trésors au ciel ? C’est l’œil, répond Jésus, qui, dans le corps, décide du lieu où seront, hors de lui, le trésor et le cœur.

La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est simple, ton corps tout entier sera lumineux ; mais si ton ail est mauvais, ton corps tout entier sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres ! (Mt. 6, 22-23).

Jésus ne dit pas que l’œil voit, ni même qu’il fait voir. Parce qu’il est la lampe du corps, l’œil éclaire celui-ci et fait que le corps tout entier soit dans la lumière ou dans les ténèbres. Jésus se place en deçà de la distinction entre un cœur, qui voudrait, et une intelligence, qui connaîtrait, entre une faculté qui désire et une autre, qui voit. Il insinue plutôt une opposition entre l’éclaircissement et l’obscurcissement. Tels sont, en effet, les résultats produits dans le corps par sa lampe, qu’est l’œil. Tout dépend de la qualité de l’œil. Selon que l’œil est simple ou mauvais, le corps est lui-même éclairé ou enténébré, ce que n’est pas l’œil, qui toujours éclaire de quelque façon, parce qu’il est lampe, mais peut diffuser une lumière noire. Ainsi, il y a bien en chacun de nous une lumière qui, partie de l’œil, en vient à se confondre avec notre corps tout entier. Mais cette lumière peut être ténèbres, si l’œil est mauvais, et alors ce sont les ténèbres qui rayonnent, en quelque sorte absolument, du fait que cette lumière, en adhérant au corps, le transforme en un être de ténèbres.

Dès lors la distinction, encore toute spatiale, entre des trésors sur la terre et des trésors au ciel, tend à s’effacer. Elle est remplacée par une différence qualitative, propre à l’œil lui-même, interne aussi au corps, dont on ne considère même pas le dehors. Du coup, la distinction entre un intérieur, le cœur, ou le corps, et un extérieur, les trésors, disparaît elle aussi, comme déjà on pouvait le pressentir, quand on apprenait que  » là où est ton trésor, là sera aussi ton cœur « . Reste cependant la différence dans l’appréciation, qui faisait thésauriser sur la terre ou thésauriser au ciel. Mais on comprend que cette différence dans l’appréciation est au pouvoir de l’œil lui-même, non pas parce qu’il verrait certaines choses et serait aveugle à d’autres, non pas même parce qu’il désirerait les unes et serait insensible aux autres, mais parce qu’il est simple ou mauvais.

Or ce pouvoir de l’œil n’est pas d’abord un pouvoir sur le corps. De toute façon, ce pouvoir sur le corps, l’œil le détient toujours, puisque l’œil est la lampe du corps. Le pouvoir de l’œil est d’abord un pouvoir sur soi, le pouvoir de se faire simple ou mauvais. Car tout semble bien indiquer que la simplicité de l’œil ou sa mauvaiseté sont des états de fait, non des états de nature. Jésus formule une alternative, qui insinue la possibilité d’un choix :  » Si donc ton œil est simple… mais si ton œil est mauvais…  » En outre, son exclamation finale ne laisse-t-elle pas entendre que l’œil peut ne pas faire du corps, dont il est la lampe, un être immensément ténébreux ?  » Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres !  »

Comment donc l’œil peut-il se rendre simple ? Comment peut-il se rendre mauvais ?

La mauvaiseté se produit lorsque l’on tente de réaliser l’impossible. En effet, ce que nul ne peut effectivement, mais qu’il peut effectivement essayer, c’est perdre sa simplicité, atteindre à l’impossible complication de la duplicité.

Personne ne peut être esclave de deux maîtres : ou bien en effet il haïra l’ un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez être esclaves de Dieu et de Mamon (Mt. 6, 24).

La simplicité adhère au sujet, elle marque la limite de son pouvoir, en l’empêchant d’être effectivement double. Essaie-t-il cependant de se rendre double qu’aussitôt l’exigence de simplicité s’impose à lui. N’ayant à sa disposition que la haine ou l’amour, l’attachement ou le mépris, il doit choisir l’un ou l’autre des deux comportements. Tout sujet est soumis à une loi de simplicité, qui règne sur lui, au point que la supposition d’une dualité effective de maîtres ne peut qu’être écartée. Avant d’être l’esclave de tel ou tel maître, Dieu ou Mamon, le sujet est obligé à la simplicité elle-même, à l’exclusion de toute duplicité. Bref, la simplicité règne sur lui, comme une loi qui lui est immanente, sur son œil, sur son cœur, sur la source en lui de toute affection possible.

Ainsi, plus radicalement que la dualité des maîtres, Dieu ou Mamon, Jésus affirme l’impossibilité où nous sommes de composer en nous entre la haine et l’amour, entre l’attachement et le mépris, dirigés dans un même sens, se donnant un même objet. Ainsi, déjà, nous ne pouvons pas donner et refuser à la fois la beauté à une même chose ! S’il y a une indépassable condition de servitude, c’est bien l’impuissance où nous sommes à faire coexister en nous deux jugements d’appréciation contradictoires portant sur le même être. Certes, Jésus parle bien de deux maîtres. Mais la pensée de deux maîtres est ici la formulation en objets, situés au-dessus du sujet, de la toute-puissance de la simplicité qui exerce son empire sur notre subjectivité. Déjà aussi nous disions que la beauté vient de choses qui, d’elles-mêmes, sont belles ! Aussi bien, si Jésus, comme c’est le cas, en vient à enjoindre la servitude à l’égard de Dieu, et non pas de Mamon, il devra établir que seule la servitude à l’égard de Dieu sauvegarde la simplicité du sujet, montrer que la servitude à l’égard de Mamon est une tentative, vaine mais effective, pour ruiner cette simplicité.

Aussi, en dépit des apparences, Mamon n’est pas à égalité avec Dieu. Car le règne de Mamon consacrerait ce que nous ne pouvons pas. Le règne de Dieu, en revanche, est seul à maintenir au sujet que nous sommes le seul pouvoir qui lui appartienne effectivement. Il reste donc au sujet à se défaire de l’illusion d’un pouvoir qu’il n’a pas, à reconnaître, en se soumettant à Dieu et en consentant à la loi de simplicité, le seul pouvoir qu’il ait. Alors seulement, étant esclave de Dieu, il sera aussi son propre maître. Car le règne de Dieu sur lui ne fait pas nombre avec son propre pouvoir sur lui-même, et donc ne l’asservit pas vraiment. En revanche, par la soumission au règne de Mamon, il se flatterait de posséder un pouvoir qu’il n’a pas, et deviendrait donc esclave pour de bon, aliéné qu’il serait par son illusion.

Mais comment parvenir à s’asservir à Dieu, c’est-à-dire à vivre sous la loi de la simplicité qui libère ? C’est, répond Jésus, en passant du souci à la foi.

Du souci à la foi

Mamon est le dieu par qui règne sur nous le souci. Aussi Jésus peut-il déclarer :

Voilà pourquoi je vous dis: Ne soyez pas en souci pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni ne ramassent dans des greniers, et votre Père du ciel les nourrit! ne valez-vous pas, vous, beaucoup plus qu’eux ? (Mt. 6, 25-26).

L’illusion sur notre pouvoir effectif se manifeste quand nous sommes dominés par le souci, quand nous tentons d’ajouter à la vie, qui est déjà là, ce qui pourra l’entretenir, et au corps, lui aussi déjà là, ce qui pourra le vêtir.

Or l’illusion de ce souci est double. Elle consiste d’abord à croire que ce qui s’ajoute, pour sauvegarder la vie ou pour protéger le corps, serait plus que la vie et que le corps. En fait, c’est l’existence elle-même de la vie et du corps qui est déjà un plus, déjà présent. Mais, parce que le souci méconnaît cela, il se prend pour un pouvoir – et c’est le second aspect de l’illusion qui l’habite: il s’imagine qu’ayant à assurer un plus qui lui manque, il va pouvoir, en se donnant libre cours, effectuer un travail qui comblerait ce manque, comme si se soucier équivalait à semer, à moissonner, à ramasser en des greniers. Or le souci ne peut pas équivaloir à un travail de ce genre. Mais la raison de cette impossible équivalence est bien singulière. Elle ne tient pas à ce que l’effort de contention mentale n’est pas du même ordre que la peine physique. En effet, à supposer que nous dépensions tout notre souci, telle une force de travail, pour assurer notre permanence dans l’existence, nous œuvrerions en vain, et cela pour un motif qui ne vient pas seulement de notre impuissance. Car cette permanence nous est assurée, sans que nous ayons rien à faire, par notre  » Père du ciel « , qui agit déjà de la sorte, gratuitement, pour les  » oiseaux du ciel « . Or, s’il en est ainsi pour eux, que n’en sera-t-il pas pour nous ! Mais pour nous en convaincre, encore faut-il que nous prenions conscience de la valeur que nous avons du seul fait que, par notre vie et notre corps, déjà nous existons. Ainsi l’inquiétude pour l’avenir de notre existence ne pourra disparaître que si notre existence présente est déjà tenue pour un plus.

Mais le vain souci, qui prend la vie et le corps pour objet, n’est que le masque d’une inquiétude dont l’objet, lui, n’est pas vain, puisqu’il n’est autre que l’impossibilité où nous sommes d’ajouter quelque temps que ce soit à notre âge :  » Qui d’entre vous, à force de soucis, peut ajouter à son âge une seule coudée?  » (Mt. 6,27). Quelle dérision, du reste, que de prétendre ajouter au temps qui est le nôtre une longueur dont la mesure elle-même tire son nom d’une partie de notre corps : une coudée ! Quant au vêtement dont nous sommes préoccupés, il n’est en réalité qu’une protection par laquelle nous cherchons, sans bien le dire, à nous défendre contre la mort. Toute la peine que nous dépenserions ainsi à croître ne serait qu’un effort, bien vain, pour nous prémunir contre l’interruption de notre croissance, c’est-à-dire contre notre anéantissement :

Et du vêtement pourquoi être en souci? Observez les lis des champs, comme ils croissent: ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que pas même Salomon, dans toute sa gloire, n’a été vêtu comme l’un deux. Si l’herbe des champs, qui aujourd’hui est là et demain est jetée au four, Dieu la revêt ainsi, ne fera-t-il pas beaucoup plus pour vous, gens de peu de foi ? (Mt. 6, 28-30).

Ainsi, face à la mort, la sagesse industrieuse, déployée par Salomon pour se vêtir, n’est pas plus efficace que l’incurie des lis des champs. La différence entre de fragiles produits de la nature et le représentant de la culture la plus raffinée n’est pas dans l’évitement de la mort. Elle n’est donc pas dans l’aide que put leur apporter la parure dont ils furent ornés : ils en furent pareillement dépouillés, une fois passée l’heure de la gloire. La différence entre eux réside dans l’éclat de cette parure ou, plus précisément encore, dans la raison d’être de cet éclat : la parure des lis brille plus que celle de Salomon, parce qu’elle est l’effet de Dieu lui-même, et de Dieu seul. Mais si l’éclat de l’herbe des champs vient de Dieu, comme de sa cause objective, ne faut-il pas supposer, pour ainsi dire, en l’herbe des champs elle-même, qui reçoit cet éclat, une indifférence à l’égard de l’existence de celui-ci ? Car l’éclat, comme la beauté, est reçu à la manière d’un don qui vient d’ailleurs, mais il n’est jamais reçu comme tel que moyennant l’indifférence que l’on montre à l’égard de son existence.

Toujours donc, mais surtout quand la certitude de périr se fait sentir – mais peut-elle jamais se faire tout à fait oublier ? -, il nous faut supprimer le souci par la foi. Foi en quoi ? Foi en qui ? Foi en la valeur de notre existence présente et, inséparablement, foi en Dieu, qui consacre cette existence, en la protégeant, en la vêtant déjà, sans que nous y soyons pour rien. Ainsi cette foi en la valeur de notre existence est, paradoxalement, indifférence à l’égard de la sauvegarde de notre existence.

Quoi qu’il en soit, Jésus peut affirmer qu’il n’y a pas de raison d’entrer en souci :

Ne vous mettez donc pas en souci, disant : Que mangerons-nous ? ou : Que boirons-nous ? ou : De quoi nous vêtirons-nous ? – tout cela, en effet, les païens le recherchent – car votre Père du ciel sait que vous avez besoin de tout cela (Mt. 6,31-32).

Les recherches laissées aux païens ne conviennent qu’à des gens qui seraient sans père, qui ignorent, ou oublient, qu’étant nés, ils ont besoin, en effet, que l’existence leur soit conservée par celui qui la leur a donnée. Ils s’imaginent pouvoir par eux-mêmes s’assurer la permanence du don qu’ils ont reçu, comme s’ils étaient capables de devenir leur propre père, méconnaissant ainsi que l’existence n’est jamais qu’à l’état de don. Aussi se lancent-ils à sa recherche, alors qu’elle est là, en eux, avec eux, dans l’être qu’ils ont déjà, pourvu qu’ils le regardent comme un don gratuit et, par conséquent, avec indifférence.

Cependant, si l’existence ne manque pas à ces païens, pas plus qu’à tout homme – à cet égard, ils sont à l’image de chacun de nous ! -, ils manquent bien, eux, de quelque chose. Leur souci les rend étrangers à la foi en un règne – car qu’est-ce qu’un règne sans la foi qu’on lui accorde ? – dont la justice est telle qu’elle donnera encore, gratuitement, puis-qu’elle a déjà donné.  » Cherchez d’abord le Règne et sa justice, et tout cela vous sera surajouté  » (Mt. 6,33). L’existence est un surcroît, elle est toujours seconde, mais elle ne peut être considérée comme telle que par ceux qui, «  d’abord « , se reconnaissent comme sujets d’un règne juste, dont la justice consiste en ce que le don d’exister, une fois accordé, ne peut pas être retiré. S’il y a du surcroît à attendre, c’est donc parce que l’être donné est lui-même déjà de l’ajouté. Il est ajouté à un règne qui se manifeste dans la foi que nous lui accordons, quand nous abandonnons tout souci qui porterait sur notre existence. Ainsi, à la gratuité du don d’exister répond la gratuité de la foi en ce don, qui est à l’opposé de tout souci inquiet, toujours entretenu par une illusion de suffisance.

Mais, pour que disparaisse toute illusion de suffisance et que, de ce fait, nous accédions à la liberté, encore faut-il que le Père ne soit pas placé ici, où nous existons, «  sur la terre « . Comme le trésor, le Père doit être  » au ciel « . Il n’est pas tant étranger à l’existence que souverainement libre à l’égard de tout ce qui menace celle-ci  » sur la terre  » : le ver, la mite, les voleurs et, pour finir, la mort.

Ne vous mettez donc pas en souci par rapport au lendemain, car le lendemain se mettra en souci de soi ; c’est assez pour le jour que son mal (Mt. 6, 34).

En définitive, c’est  » par rapport au lendemain  » qu’il n’y a pas lieu de se mettre en souci : il n’y a rien à attendre de lui. En effet,  » le lendemain se mettra en souci de soi « , puisque, comme  » aujourd’hui « , il est un  » jour « . Nous entrerions donc dans la série indéfinie du souci, et vainement, si nous cédions à l’illusion de supprimer le souci du présent par la pensée que le lendemain nous déchargera de tout souci. C’est chercher l’impossible. Le souci tient au  » jour  » lui-même, il est lié à la nature du temps et, par suite, la différence est nulle, quant au souci, entre  » le lendemain  » et  » aujourd’hui « .

Mais quel est donc ce  » mal « , qui est propre au  » jour « , quel qu’il soit ? La nature de ce mal a déjà été suggérée. Jésus l’a évoquée, quand il parlait de  » l’herbe des champs, qui aujourd’hui est là et demain est jetée au four « . S’il n’y a rien à attendre de demain, c’est parce qu’il n’y a rien à attendre d’aujourd’hui, sinon la mort, – sauf à reconnaître qu’aujourd’hui est déjà un don ajouté gratuitement, et que celui qui a ajouté, le  » Père du ciel « , ajoutera gratuitement encore.

Le règne du don

C’est dans l’expérience de la gratuité que l’existence de Dieu et la nôtre apparaissent comme gratuites. Toutefois, la gratuité de l’existence de Dieu suit la reconnaissance de la gratuité de la nôtre. Nous commençons en effet par tenir pour un don immérité, sans aucune cause assignable, le fait que nous existons, et, pour parler comme l’Evangile, c’est dans la lumière de cette reconnaissance, rayonnée par l’œil de notre corps, que l’existence de Dieu se trouve confessée.

Mais, si déclarer gratuites l’existence de Dieu et la nôtre les soustrait à toute nécessité, cela ne revient pas à les affirmer comme seulement possibles. Car, plus radicalement que l’alternative entre la nécessité et la possibilité, il y a la confession d’un règne, du règne du don, qui est elle-même gratuite. Elle est gratuite en ce sens, très précis, qu’elle n’est prononçable que si nous acceptons de nous retirer d’un règne tout autre, celui où l’intérêt porté à la seule existence l’emporte, dans le souci. C’est donc bien la vanité du souci pour l’existence qu’il convient de déraciner. Y parvient-on qu’aussitôt lève la confession d’un Père, qui donne gratuitement. Car le souci pour l’existence est toujours athée. S’il y a une alternative, elle est donc entre l’athéisme du souci, l’asservissement à l’intérêt pour l’existence, aux  » trésors sur la terre « , et, d’autre part, l’aveu que le  » Père du ciel  » accomplit seul ce que notre souci ne peut réaliser, à force d’intérêt attribué à l’existence.

Ces vues permettent sans doute de mieux accueillir des propositions, très classiques, sur la création. En effet, la création, dit-on assez communément dans la pensée chrétienne, s’ajoute au créé. Ainsi un disciple et commentateur de Saint Thomas d’Aquin a pu écrire :  » Etrange situation, en vérité ! J’ai fait bondir plus d’un philosophe en lui disant que, dans le fait, le monde est antérieur en existence à sa propre création …  » (9). Que faut-il entendre par là, sinon que la création ne se distingue pas de la confession que nous en prononçons, lorsque nous reconnaissons que l’existence est donnée ? Alors, sans doute, une telle confession suppose l’antériorité dans l’existence de l’être qui la prononce. Mais, puisque c’est la création qui est alors confessée, nous affirmons, en donnant cette confession, qu’un don a précédé l’être dont nous disons qu’il existe, qu’il s’agisse de Dieu ou de nous. A ce moment, nous pouvons sembler nous donner Dieu gratuitement, c’est-à-dire, cette fois, par pur arbitraire, poser son existence parce que nous en aurions ainsi décidé. En réalité, nous affirmons notre allégeance au règne d’une loi qui est pour lui la même que pour nous : le règne de la loi du don.

Allons plus loin encore. Rappelons-nous que Jésus ajoute au nom de Dieu celui de Père, et de  » Père du ciel « . Or qui dit «  Père du ciel  » ne fait pas d’abord de Dieu un être qui existe ni même qui donne d’exister, en produisant : dans l’être du Père, il ne retient que la fonction de reconnaissance. Ainsi le don, si l’on peut dire, règne aussi, et même premièrement, sur Dieu, parce que Dieu nous donne gratuitement d’être reconnus comme des fils, et il règne sur nous dans la reconnaissance que nous faisons gratuitement de lui comme  » Père du ciel « . Si nous en venions à oublier ce règne d’un don qui n’est pas d’abord celui de l’existence, mais celui du nom de Père et du nom de fils, gratuitement décernés, nous risquerions fort de faire déchoir la foi en Dieu en une servitude à l’égard du pouvoir producteur d’un Mamon.

(1) E. KANT, Oeuvres philosophiques, II, Paris, 1985, Gallimard, Pléiade, p. 1282.

(2) BAUDELAIRE, Oeuvres complètes, 1, Paris, 1975, Gallimard, Pléiade, p. 649.

(3) Cf. M. GAUCHET, Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion, Paris, 1985, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, passim.

(4) Cette notion de l’existence entendue comme intensité de l’être a été bien mise en lumière par E. GILSON, à propos de la pensée de Duns Scot, dans Jean Duns Scot, Introduction à ses positions fondamentales, Paris, 1952 z, Vrin, p. 208 et suiv., et aussi dans L’être et l’essence, Paris, 1948, Vrin, pp. 129-140.

(5) Cf E. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, I, Paris, 1969, Editions de Minuit, pp. 199-202.

(6) Cf. E. KANT, op. cit., pp. 957-1009.

(7) E. KANT, op. cit., p. 970.

( 8) E. KANT, op. cit., p. 1141.

(9) A.-D. SERTILLANGES, L’idée de création et ses retentissements en philosophie, Paris, 1945, Aubier, p. 44.

Guy LAFON

Institut Catholique de Paris

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