Suites en hommage à Jacques Derrida

Je grave dans les mots l’espérance murmurée qu’un autre me sauve.1

Sur Job XIX,23-27

Entre les paroles que nous prononçons et leur écriture n’y a-t-il pas une distance infranchissable ? Que des mots, les miens, des mots qui m’appartiennent, à moi qui parle, que ces mots-là se détachent de moi et passent de ma voix en des lettres écrites, c’est l’effet d’une faveur gratuite. Celle-ci m’est-elle accordée ?

Qui donc donnera que mes mots soient écrits ?
Qui donnera qu’ils soient gravés en lettres ?


Que la dureté et la solidité de la pierre soient attaquées avec violence ! Que des incisions marquent à jamais, comme d’autant de caractères, le matériau le plus résistant ! Ainsi mes mots seront-ils devenus indestructibles. Ils auront été tracés sur le minéral avec des instruments qui sont eux-mêmes de l’ordre du minéral.

Qu’avec un stylet de fer et avec du plomb
Pour toujours dans le roc ils soient taillés !


Mais qu’ai-je donc à dire, à inscrire en traits de pierre ?

Une pensée qui me semble être antérieure à la parole même qui l’exprime, plus même qu’une pensée, une certitude vécue qui porte sur la vie elle-même. Or, puisque je peux ressentir et me dire à moi-même avec des mots ces mouvements intérieurs, pourquoi ne pas réclamer qu’ils soient à tout jamais fixés sur la face du monde ?

Et moi je sais mon racheteur vivant,
En dernier sur la poussière il surgira.


Je suis donc ou je serai un jour vendu comme un objet de commerce, privé de toute liberté, incapable de me défendre moi-même. Mais un autre est déjà là, qui m’assiste, qui me sauve il vit. Il y a ici même, actuellement, quelqu’un qui est pour moi, qui est qualifié pour me délivrer de toute aliénation – car même s’il m’achète à son tour, c’est pour que je sois libre. Il est étranger à la mort, capable, le moment venu; de se dresser sur ce qui restera des choses et de moi-même : il survivra à la pulvérisation de l’univers !

Voilà ce que je voudrais qu’on sculpte dans le rocher!

Certes. Mais, si tout est détruit, restera-t-il quelque chose du rocher lui-même ? Est-ce qu’il ne sera pas, lui aussi, anéanti avec tout le reste ? Car, bien sûr, rien ne sera épargné, ils frapperont cela aussi !

C’est vrai. Mais, puisque mon racheteur est vivant, le savoir que j’ai de son existence impérissable ne me fait-il pas moi aussi vivant à jamais ? Ma peau, ma chair, mes yeux, tout ce qui atteste que j’ai un corps, tout cela, quand tout le reste aura péri, me permettra encore de saisir sensiblement mon protecteur, c’est-à-dire de rester en communication avec lui. Déjà, du reste, je peux prononcer son nom. C’est Dieu lui-même, pas un autre, rien moins que lui.

Et derrière ma peau (Ils frapperont cela ?)
Et de ma chair je contemplerai Dieu.
Celui que moi, je contemplerai,
Mes yeux le verront,
Et pas un autre.


Mais en ce moment même où je fais de telles déclarations, voilà que moi-même je me consume, comme si ces paroles et l’adhésion que je leur donne me brisaient.

Mes reins s’épuisent en mon sein !


Clamart, le 07-10-04


SUITE I


Il y a une expérience qui se confond avec celle que j’ai de moi-même en mon corps vivant. Je sens, je perçois que je ne m’appartiens pas, que je suis dépossédé de moi. Je suis un bien qu’on échange. Mais, dans le même temps, j’expérimente qu’existe quelqu’un qui est, par institution, établi pour me racheter.

Mais cette expérience aurait-elle lieu si elle n’était pas dite, rendue présente par les mots que je prononce ?

Bien plus, cette expérience et les mots qui la déclarent, que vaudraient-ils eux-mêmes – car il faut, bien sûr, qu’ils aient de la valeur sur le marché des mots ! – s’ils n’étaient pas résistants aux coups du temps ?

Il faut, en somme, que mes mots changent de place, qu’ils rompent leur attache avec ce corps à partir duquel je les prononce. Il faut qu’ils soient gravés dans un matériau plus solide que lui, dans la pierre elle-même. Ma voix, trop fragile, qui porte mes paroles, doit passer à un autre ordre, qui la rende invulnérable. Mais sera-t-elle alors encore ma voix ?

Voilà ce que je désire.

Or, ce désir, peut-on faire autre chose que le dire et l’écouter, le recevoir et le transmettre ? En effet, il ne restera rien de l’inscription qu’on en ferait sur la paroi du monde, puisque tout, même les substances les plus dures, est voué à l’anéantissement. Même les lettres taillées au burin seront effacées ! inexplicablement, merveilleusement plutôt, et c’est cela que je confie aux mots, si transitoires, que je prononce, seuls subsisteront ma peau, ma chair, mes yeux, tout mon corps, bref moi, tel que je suis, et pas un autre, celui-là même qui en ce moment parle en ce monde.

Mais pas moi tout seul, moi en train de faire l’expérience, comme aujourd’hui, de mon lien à Dieu lui-même. Serait-ce donc lui mon racheteur ? En tout cas, l’ expérience que je ferai alors mérite de recevoir un nom nouveau. L’événement sera de l’ordre de la contemplation.

Mais, dans cet événement, resterai-je intact, sans nulle faiblesse ? Rien n’est moins sûr. En effet, déjà, rien qu’à en parler, je perds mes forces ! Mes paroles m’entament plus que ne pourrait faire un stylet de fer. N’est-ce pas bien singulier?

Clamart, le 12-10-04


SUITE II


Quand le matériau le plus dur sera lui-même attaqué, quelle résistance peut bien encore offrir mon propre corps, si tendre à la douleur ? La seule évocation par des paroles le blesse par avance!

Au fond, peut-être voulais-je me décharger, comme d’un fardeau trop lourd, sur la pierre et sur les lettres qu’on y tracerait, du poids d’une affirmation qui, pourtant, ne peut être supportée que par les mots évanouissants de ma parole d’homme. Car, c’est bien vrai, du moins on le suppose, une inscription sur le roc semble promise à durer plus longtemps qu’une vie. Les mots que je dis ne sont pas assurés de parvenir de ma bouche jusqu’à des oreilles qui les écoutent, jusqu’à une autre bouche qui les répercute. Et, cependant, que seraient des entailles, que serait une écriture au flanc d’une montagne, quel sens aurait-elle, aurait-elle même du sens si, mieux qu’un poinçon, ma voix, si démunie soit-elle, ne s’élevait pas d’abord, montant de l’intime de mon corps, avec sa douleur et sa force, pour témoigner d’une alliance éternelle ?

Ma voix ? Oui, mais d’autres voix aussi, après moi, la voix de tous ceux qui déchiffreront, non sans pâtir eux-mêmes, des mots péniblement écrits d’abord sur un corps de chair, le mien, celui de beaucoup d’autres.

Ainsi donc, pour finir, l’écriture, mais une écriture qui me touche jusqu’aux reins, n’est-elle pas de trop, elle est même première, d’avant les mots eux-mêmes, pourvu du moins qu’elle se change, interminablement; dans la proclamation d’une voix souffrante et triomphale. Car le message que je souhaite à jamais durable est d’abord incisé sur un corps vivant qui le crie, qui en vit, dût-il aller jusqu’à en mourir.

Clamart, le 15-10-04


(1) Jacques Derrida, mort le 8 octobre 2004, était camarade de promotion de Guy Lafon à l’ENS. Il était l’auteur, notamment, de l’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.

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