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« Toi, mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai fait naître »


(1) Pourquoi les nations sont-elles agitées
Et les peuples murmurent-ils à vide ?
(2) Ils se dressent, les rois de la terre,
Et les princes font bloc ensemble
Contre IHVH et contre son oint.
(3) « Arrachons leurs liens
Et rejetons loin de nous leurs cordes.»
(4) Celui qui réside dans les cieux rit,
Mon Seigneur se moque d’eux.
(5) Alors il leur parle dans son irritation
Et dans sa brûlure il les épouvante :
(6) « Moi, j’ai sacré mon roi sur Sion,
La montagne de ma sainteté. »
(7) Je vais publier un décret.
IHVH m’a dit : « Toi, mon fils,
Moi, aujourd’hui, je t’ai fait naître.
(8) Demande-moi, et je te donnerai pour ton héritage les nations
Et pour ta possession les extrémités de la terre.
(9) Tu les maltraiteras avec une masse de fer
Et comme un vase de potier tu les briseras. »
(10) Et maintenant, rois, devenez sensés,
Laissez-vous instruire, vous qui jugez la terre.
(11) Servez IHVH dans la crainte,
Et réjouissez-vous en tremblant.
(12) Adressez un baiser au « fils », qu’il ne s’irrite
Et que vous ne vous perdiez en route.
Oui, son irritation s’enflammera sous peu.
En marche, tous ceux qui se réfugient en lui !



Psaume II

On peut se demander quelle est, dans le texte du Psaume, l’étendue exacte de la question posée. Rien n’empêche, en effet, de la prolonger, de transformer en une interrogation l’observation qui suit ici les deux premières propositions et, par conséquent de lire : Pourquoi…les rois de la terre se dressent-ils et les princes de la terre font-ils bloc ensemble… ?

Quoi qu’il en soit des dimensions de la question, on doit statuer sur sa portée. Est-ce une question proprement dite, parce que celui qui la pose ignore la réponse qui sera donnée ? Au contraire, est-ce une interrogation rhétorique ou encore faut-il l’assimiler à ces procédures qui visent à savoir si celui qu’on interroge connaît la réponse, la vraie, celle qu’on possède déjà soi-même ? Il est difficile de choisir entre l’un et l’autre des ces hypothèses.

Une certitude néanmoins demeure. Qu’on soit dans l’ignorance de la réponse exacte ou qu’on feigne d’y être, on veut entendre dire, sur le mode de l’affirmation, la raison d’être d’une agitation, d’un murmure, d’une insurrection, d’une coalition auxquels sont mêlés des nations, des peuples, des rois, des princes. Plus précisément encore, l’hostilité manifestée contre IHVH et contre son oint est présentée comme un problème. Qu’importe, en un sens, que cette hostilité soit injustifiée ou compréhensible, voire légitime, on désire en connaître au moins le motif, celui qu’allèguent les insurgés. Or, ce motif est clairement formulé, son énoncé est mis sur leurs lèvres.


« Arrachons leurs liens
Et rejetons loin de nous leurs cordes.»

Celui qui questionne intègre à son propre discours celui que tiennent les insurgés. Il apprend d’eux pourquoi ils se sont soulevés et il communique au lecteur les propos mêmes qu’ils tiennent : ils veulent mettre un terme à la servitude à laquelle ils sont soumis, ils se battent ou se préparent au combat afin de devenir libres.

Comme en réponse aux propos qu’il vient de transcrire, celui qui tout à l’heure encore interrogeait décrit maintenant, comme un spectacle auquel il assisterait, la conduite de son Seigneur. Vraisemblablement il s’agit du même personnage qui a été nommé d’abord IHVH. Mais en le désignant par ce titre on entend sans doute d’abord reconnaître soi-même son autorité - mon Seigneur : on fait allégeance ! – et l’on n’exclut pas qu’elle puisse peser, telle une souveraineté dominatrice, sur des sujets pressés de s’en dégager. Tout laisse supposer, en effet, que ce Seigneur n’a pour les rebelles que le mépris d’un puissant qui est dans les cieux et non pas, comme eux, fussent-ils rois, sur la terre.


Celui qui réside dans les cieux rit,
Mon Seigneur se moque d’eux.

La dérision peut bien éclater silencieusement, sans paraître, sinon à celui qui en est le spectateur indemne mais non tout à fait indifférent. Elle n’exclut pas l’expression verbale directe, entendue distinctement par celui qui ne se contente pas de regarder : il la reçoit et la reproduit comme une riposte adressée aux propos agressifs dont ils s’était fait plus haut le rapporteur.


Alors il leur parle dans son irritation
Et dans sa brûlure il les épouvante :
« Moi, j’ai sacré mon roi sur Sion,
La montagne de ma sainteté. »

On peut considérer que c’en est fini, au moins provisoirement, de la question et de ses développements. Maintenant apparaissent expressément la première et la deuxième personne du singulier. Quelqu’un parle, et c’est IHVH, qui avait déjà été reconnu comme mon Seigneur. Désormais, la tonalité du discours sera celle d’une adresse, explicitement marquée, même si, comme on va l’observer, il n’est pas facile toujours d’identifier qui parle et à qui s’adresse la parole.

De la naissance à la reconnaissance


« Moi, j’ai sacré mon roi sur Sion,
La montagne de ma sainteté. »
Je vais publier un décret.
IHVH m’a dit : « Toi, mon fils,
Moi, aujourd’hui, je t’ai fait naître.
Demande-moi, et je te donnerai pour ton héritage les nations
Et pour possession les extrémités de la terre.
Tu les maltraiteras avec une masse de fer
Et comme un vase de potier tu les briseras. »

Il n’était pas facile de fixer les limites de la question. Il ne l’est pas davantage de dégager les divers plans du discours qu’on vient de reproduire ici en adoptant la ponctuation qui se rencontre dans la plupart des traductions françaises. Le choix qui est fait, notamment en ce qui regarde la place des guillemets, est assurément une commodité pour la lecture et pour la compréhension.

Ainsi, comme d’ailleurs on s’y était préparé, est-ce à mon Seigneur qu’on attribue les propos de celui qui déclare avoir sacré son roi sur Sion. Mais pourquoi mon Seigneur lui-même ne continuerait-il pas à parler en disant : Je vais publier un décret ? Pourquoi s’agirait-il alors d’un autre que mon Seigneur ? Parce que, dira-t-on, il est difficile d’admettre qu’il parle aussitôt de lui-même à la troisième personne comme d’un autre, en disant : IHVH m’a dit ? Sans doute. Mais l’objection n’est pas absolument dirimante. Pourquoi, en effet, ne supposerait-on pas, en effet, qu’un autre que mon Seigneur, donc que IHVH, dise IHVH m’a dit, mais sans que, pour autant, il annonce lui-même Je vais publier un décret ? Pourquoi ces derniers propos ne seraient-ils pas prononcés par une tierce personne, qui n’est pas IHVH, mon Seigneur, mais pas davantage le roi, celui qui va être déclaré fils ? Du coup on pourrait découvrir, sous les espèces de cette tierce personne, celui qui s’exprimait depuis le début du Psaume en soulevant d’abord une question, puis en rapportant les paroles des rebelles et, enfin, en faisant connaître la réaction de son Seigneur et sa première déclaration d’investiture royale. Il ne s’ensuivrait pas nécessairement que ce locuteur fût le destinataire des paroles dont il transmet la teneur « Toi, mon fils,… » Mais on pourrait cependant fort bien l’admettre si, par exemple, on plaçait des guillemets aussitôt après Je vais publier un décret, en incluant IHVH m’a dit dans le texte même du décret. On lirait alors : Je vais publier un décret : « IHVH m’a dit : ‘Toi, mon fils…et comme un vase de potier tu les briseras.’ »

Quel profit y a-t-il à évoquer ces possibilités variées offertes à la lecture ?

Il est considérable. En effet, l’embarras où l’on se trouve pour adopter une hypothèse plutôt qu’une autre laisse intacte une évidence qui, elle, est incontestable : à partir de Moi, j’ai sacré mon roi jusqu’à Et comme un vase de potier tu les briseras s’étend un discours d’une tout autre tonalité que celle qui précède. Comme on l’a déjà indiqué, il y va maintenant de je et de tu. Quelque difficulté qu’on ait à identifier qui parle et à qui la parole est adressée, sur ce fond de discours en je et tu, se dégage IHVH m’a dit.

Je ne cesse pas de parler mais maintenant une chose est certaine : si l’on ne peut toujours pas identifier qui parle, qui dit je, ce je qui parle en disant IHVH m’a dit n’est évidemment pas IHVH, mon Seigneur, puisqu’il parle de lui. Dès lors, dans le discours que ce je rapporte, on peut entendre en quoi consiste la relation qui existe entre ce je, quel qu’il soit, et IHVH, le Seigneur ou, du moins, on peut recueillir la pensée que ce je s’en fait.

Or, la formule qu’il donne de cette relation se présente comme une déclaration de reconnaissance. En effet, c’est bien d’une décision officielle et publique qu’il s’agit, d’un acte qui, comme toute proclamation de reconnaissance, transforme en institution, en un événement de culture un fait de nature, une naissance, et cela par la vertu d’un geste qui fait ce qui est dit, qui, par lui-même, donne à quelqu’un d’exister selon ce qui est dit de lui : IHVH établit comme son fils celui qu’il a fait naître.

Mais cette institution du fils comme tel n’est pas seulement affirmée en une proposition qui l’énonce. Elle est encore rendue sensible dans l’avènement d’un discours en tu : IHVH m’a dit « Toi, mon fils,/ Moi, aujourd’hui, je t’ai fait naître… » Jusqu’alors, en effet, celui qui s’exprimait à la première personne, qui disait expressément je, ne s’adressait à aucun destinataire, à aucun tu. Désormais le tu sera constamment présent jusqu’au terme de la déclaration et, dans le même temps, il devient évident que moi ne peut désigner que IHVH lui-même. Bref, tout se passe comme si la fonction de première personne n’appartenait plus qu’à IHVH, tandis qu’en perd l’exercice, pour devenir un tu, celui qui en usait d’abord en affirmant IHVH m’a dit.

Mais il est remarquable que le propre de celui qui dit je, le propre de IHVH, et notamment sa souveraineté universelle, n’est pas un apanage qu’il se réserverait. En effet, en disant tu à quelqu’un, à celui qu’il a sacré comme son roi, IHVH, le Seigneur, met à la disposition de celui-ci sa puissance toute entière. Il suffit qu’il la lui demande pour qu’il la lui donne et même pour que celui qu’il a institué son fils exerce un pouvoir discrétionnaire sur les nations, sur les extrémités de la terre, au point de se les soumettre ou de les briser comme un vase de potier.

En somme, la souveraineté n’est pas plus en IHVH qu’en son oint, ou son roi, ou son fils : elle réside dans la relation même qu’il entretient, lui qui dit je, avec celui auquel il s’adresse en lui disant tu. C’est en créant cette relation qu’il fait advenir dans le monde sa souveraineté. Le rapport de père à fils, équivalent ici à celui qui va de je à tu, la fait être et la manifeste. Il n’en faut pas plus pour que s’ouvre un avenir qui semblait compromis par le soulèvement des nations, des peuples, des rois de la terre et des princes et pour qu’apparaisse la vanité de leur dessein d’émancipation.

Avant d’aller plus loin on peut s’arrêter sur la portée attribuée à la reconnaissance par IHVH, mon Seigneur, d’un fils, de son fils et, plus particulièrement, sur le lien établi entre la filiation et la puissance universelle.

D’un côté, il s’agit de ce que l’on pourrait nommer un acte relevant de l’état-civil, de l’autre, d’une décision politique. Or, à partir de la rencontre sur une même personne de ces deux instances, le lecteur est invité à forger le concept de fils-roi ou de roi-fils, comme on voudra. Ainsi, pour sa part, la filiation transforme la survenue naturelle de la naissance en un ordre proprement humain. Ici, elle est associée à un pouvoir institutionnellement déclaré par un titre, celui de roi, qui transforme une puissance pouvant aller jusqu’à détruire - comme un vase de potier tu les briseras - en un pouvoir légitimement reconnu. Mais c’est encore une façon, une autre façon, de passer de la nature à l’humanité ou, si l’on préfère, c’est la version universelle de l’accession à l’identité filiale, celle-ci pouvant aussi bien être considérée comme une version singulière de celle-là

L’émancipation devenue inutile

Après ce qu’on vient de lire ou d’entendre on se demande qui peut bien maintenant parler encore, prolonger le discours commencé tout à l’heure par la question que l’on sait. Mais, il faut le redire, en soulevant une telle question on ne cherche pas à pouvoir donner un nom à celui qui s’adresse aux rois, à ceux qui jugent la terre. Plus profondément, on veut pouvoir décider si le locuteur a pris acte de ce qui vient d’être dit, si sa parole s’en inspire. Qu’importe, en un sens, son identité personnelle ! Mais, en revanche, il n’est pas indifférent d’observer s’il a intégré à ses propos l’événement du sacre du roi et de la reconnaissance du fils.

Pourquoi l’intérêt se concentre-t-il sur ce point précis ? Mais, tout simplement, parce que, comme on va en convenir sans peine, les avertissements, voire les ordres qui vont être adressés, chacun peut aussi bien se les adresser à lui-même ou à d’autres :


Et maintenant, rois, devenez sensés,
Laissez-vous instruire, vous qui jugez la terre.
Servez IHVH dans la crainte,
Et réjouissez-vous en tremblant.
Adressez un baiser au « fils », qu’il ne s’irrite
Et que vous ne vous perdiez en route.
Oui, son irritation s’enflammera sous peu.
En marche, tous ceux qui se réfugient en lui !

Manifestement, le message a été entendu, la portée de l’événement a été comprise et admise. Il est clair que toute tentative d’insoumission est devenue inutile. Pour quiconque possède quelque puissance, la sagesse consiste à se soumettre, dans un respect où se mêlent crainte, joie et tremblement, à la souveraineté du « fils ».

Ce dernier terme embarrasse traducteurs et éditeurs, qui souvent préfèrent lire autrement le texte. S’il est transcrit ici entre des guillemets, c’est parce que, dans le texte original, il peut être entendu comme un nom qui a bien le sens qu’on lui attribue ici mais qui est importé d’une autre langue, différente de celle qui est employée dans le reste du Psaume.

Que peut-on conclure de cette particularité ?

Pour en rester au plus près de ce que suggère ce trait qui surprend, ne peut-on pas supposer que la filiation qui est en cause ici est, si l’on peut dire, apte à l’exportation ? Ainsi les liens qu’on peut entretenir avec le fils, liens d’allégeance et d’affection, signifiés par le baiser, peuvent-ils convenir à tous ceux qui possèdent quelque puissance que ce soit. Il serait donc déplacé qu’ils tiennent ces liens pour des cordes qui les asservissent. Ou alors, pour le coup, il y aurait de quoi rire, de quoi se moquer, voire de quoi aller jusqu’à l’irritation et l’emportement, comme il arrive quand les passions sont vives. Ils n’ont pas à user de violence pour s’émanciper : ils sont sous un régime où la filiation est la loi ! Mais qui s’écarterait de ce régime, alors, oui, il se perdrait en route, il ne pourrait avancer qu’en s’égarant. Au contraire, le refuge dans le fils, bien loin d’arrêter la marche, la rend sûre et heureuse.

« La vraie et principale liberté et victoire… »

On pourrait arrêter ici la lecture du Psaume et laisser les observations qu’on a présentées faire leur chemin dans l’esprit du lecteur. Il y a beau temps que le Psaume II a été reçu comme un prétexte à une méditation sur la puissance et aussi sur l’impuissance. Il n’a certainement pas fini de manifester sa fécondité. C’est seulement pour attirer l’attention sur celle-ci qu’on retiendra ici que l’usage que fait Jean de la Croix du v.9 de ce Psaume dans la Montée du Carmel(II,9) :

Posez le cas qu’un saint soit fort affligé à cause que ses ennemis le persécutent et que Dieu lui répond : « Je te délivrerai d’eux tous ». Cette prophétie peut être très véritable encore que ses ennemis viennent à prévaloir et qu’il meure de leurs mains. Partant, celui qui l’entendra temporellement sera trompé, parce que Dieu a pu parler de la vraie et principale liberté et victoire – qui est le salut, par lequel l’âme est délivrée et victorieuse de tous ses ennemis, beaucoup plus véritablement et hautement que si elle en était ici délivrée. Partant, cette prophétie était beaucoup plus vraie et plus ample que l’homme n’eût pu comprendre, s’il l’eût entendue pour le temps de cette vie ; car les paroles de Dieu comprennent toujours et visent le sens principal et plus utile ; et l’homme les peut entendre à sa manière et à son propos – selon le sens moins principal – et ainsi demeurer abusé. Comme nous voyons en cette prophétie que David a prononcé du Christ dans le psaume 2, disant : « Vous gouvernerez les nations avec une verge de fer, et les briserez comme un pot de la terre ». Où Dieu parle de la principale et parfaite seigneurie – qui est éternelle – laquelle s’est accomplie, et non de la moins principale, qui était la temporelle – qui n’a point été accomplie durant toute la vie du Christ. 

Si l’on retient ce passage entre beaucoup d’autres, c’est parce qu’il invite à reconnaître que les paroles de Dieu comprennent et visent le sens principal et plus utile, tandis que ces mêmes paroles, l’homme les peut entendre à sa manière et à son propos – selon le sens moins principal – et ainsi demeurer abusé.

Comment passe-t-on de l’erreur qui trompe à la vérité ?

Certainement pas en négligeant ce qu’on propose de nommer ici, au moins provisoirement, la forme de la parole. Cette forme se manifeste dans les termes de liberté, de victoire et de seigneurie. Voilà ce qu’on peut entendre par forme de la parole. Or, cette forme ne disparaît jamais. Mais, assurément, elle est investie par une force - autre concept qu’on introduit, lui aussi provisoirement. Or, cette force peut varier non tant d’ailleurs en intensité qu’en nature.

Ainsi l’homme dispose-t-il d’une certaine force qui est à sa manière et à son propos. Mais il n’est pas dépourvu d’une autre force encore. En usant de celle-ci il atteint le sens principal et plus utile. Or, ici, du moins, Jean de la Croix ne donne pas de nom à cette autre force. Mais il la suppose. Sinon, il faudrait admettre que l’homme est réduit à « demeurer abusé ». On peut convenir de nommer foi cette autre force. Quand elle se déploie, alors l’âme est délivrée et victorieuse de tous ses ennemis, beaucoup plus véritablement que si elle en était ici délivrée.

Délivrance, victoire, seigneurie : voilà pour la forme de la « parole ». Mais, du fait de l’application de la force de la foi à cette forme de la parole, délivrance, victoire, seigneurie se réalisent ici, où, pourtant, tout le contraire se produit effectivement, comme on le voit dans toute la vie du Christ. Car Dieu parle de la principale et parfaite seigneurie – qui est éternelle – laquelle s’est accomplie, et non de la moins principale, qui était la temporelle – qui n’a point été accomplie durant toute la vie du Christ.

En définitive, il y a bien accomplissement réel de la forme d’une liberté, d’une victoire, d’une seigneurie, mais selon la force de la foi ou, si l’on veut, selon l’éternité. Mais selon l’autre force, l’accomplissement de cette même forme, ici, selon le « temps », est nul. C’est cependant dans le temps, et donc ici, par l’expérience de la foi et de sa force, que se rencontrent l’accomplissement réel et l’accomplissement nul.

En introduisant la notion de force de la foi on s’évite de mal entendre la distinction du temps et de l’éternité. En effet, on pourrait comprendre que l’expérience de la délivrance, de la victoire et de la seigneurie est réservée pour l’au-delà du temps. Mais, en repoussant ainsi une telle expérience en dehors des limites de l’existence temporelle, outre qu’on est en peine de bien entendre ce que l’on dit, on se prive de comprendre la distinction établie par Jean de la Croix entre une entente trompeuse de la parole de Dieu et une entente véritable. En effet, si une telle distinction a cours parmi nous, c’est parce que, ici et maintenant, nous sommes capables d’atteindre au véritable et de le dégager du trompeur.  

Il convient donc d’estimer que dans le temps nous atteignons non pas à l’éternel mais au véritable et que la foi est cette force qui nous porte jusque-là. En bref, le véritable n’est pas confondu avec l’éternel et le trompeur avec le temporel. Mais, reconnaissons-le, on ne voit pas comment cette pensée pourrait être maintenue si la force de la foi n’intervenait pas.

Mais encore convient-il de saisir comment on a pu en venir à concevoir une force telle que la foi.

Nul doute que ce concept d’une force de la foi n’ait pour origine ce rapport vécu, reconnu, réfléchi à Celui que le Psaume et tant d’autres passages de l’Écriture désignent sous le nom de IHVH. Aussi bien entre ce Psaume, tel qu’il a été écrit et lu, et la lecture que nous pouvons en faire aujourd’hui existe la continuité d’une même foi, identique à elle-même tout au long du « temps », non par les représentations que nous pouvons en former, qui varient, mais par la force, toujours la même, en quoi elle consiste.

Fallait-il donner à la foi le nom de force et tenir délivrance, victoire et seigneurie pour des formes. Formes de quoi ? À quoi l’on répondra : formes que prend la parole et, en elle, la réalité. Sans doute. Mais pourquoi n’entendrait-on pas ces formes, prises par la parole et la réalité, comme des formes de la foi elle-même, des formes en lesquelles la foi, si l’on ose dire, se dépose, cristallise, sans que l’on puisse dire en quoi consistent délivrance, victoire et seigneurie ? Ces formes de la foi ne sont donc que des moments de la foi, par lesquels elles passe, mais sans s’y arrêter.

Mais alors c’est la distinction même d’une forme et d’une force de la foi qui, pour finir, semble devoir être révoquée. On a eu recours à elle pour soutenir la réflexion mais on devrait la dépasser après l’avoir utilisée. Il semble bien que Jean de la Croix lui-même suggère d’avancer dans cette direction, quand, dans ce même chapitre de la Montée du Carmel, il donne cet avertissement :

Il arrive que les âmes se trompent en les paroles et révélations qui sont de la part de Dieu en prenant l’intelligence à la lettre et à l’écorce. Car…la principale intention de Dieu en ces choses et de dire et de donner l’esprit qui est enclos en de telles paroles, lequel est difficile à entendre et est bien plus ample que la lettre et fort extraordinaire et hors des limites de la lettre. De façon que celui qui s’attachera à la lettre ou à la parole ou à la forme, ou à la figure appréhensible de la vision ne pourra si bien faire qu’il n’erre beaucoup et qu’après il ne se trouve court et confus, pour s’être conduit en elle selon le sens et n’avoir donné lieu à l’esprit en nudité de sens. « La lettre tue, dit saint Paul, mais l’esprit vivifie. » (cf. II Cor.III,6) C’est pourquoi il faut renoncer à la lettre – qui en ce cas est le sens – et demeurer en l’obscurité de la foi – qui est l’esprit - que le sens ne peut comprendre.

Et, un peu plus bas, comme pour préciser ce qu’il entend par esprit, Jean de la Croix ajoutait :

On voit par là, encore que les paroles et les révélations soient de Dieu, il ne s’y faut pas assurer, parce qu’on peut beaucoup et très facilement se tromper en notre manière de les entendre. Car elles sont toutes un abîme et profondeur de l’esprit, et les vouloir restreindre à ce que nous en entendons, et que notre sens en peut appréhender, ce n’est pas plus que vouloir enserrer l’air en la main et quelque atome qui s’y rencontre. Car l’air s’évanouit et la main demeure vide. C’est pourquoi le maître spirituel doit tâcher que l’esprit de son disciple ne s’empresse pas à faire état de toutes les appréhensions surnaturelles qui ne sont que des atomes d’esprit, avec lesquels seuls il demeurera à la fin, sans plus aucun esprit. Mais le séparant de toutes visions et de toutes paroles, qu’il lui impose de savoir demeurer en liberté et obscurité de foi, où l’on reçoit la liberté et l’abondance d’esprit, et par conséquent la sagesse et intelligence propre des paroles de Dieu…

Le moindre paradoxe de cet enseignement demeure néanmoins en ceci : c’est seulement quand on serre la lettre et l’écorce au plus près qu’on ressent la captivité sous laquelle elles maintiendraient, comme si seule la rudesse de leur contact, comme il arrive avec les événements de l’existence, pouvait inciter à donner lieu à l’esprit en nudité de sens et, il faut le répéter, à demeurer en liberté et obscurité de foi, où l’on reçoit la liberté et l’abondance d’esprit, et par conséquent la sagesse et intelligence propre des paroles de Dieu  

Clamart, le 19 novembre 2007


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