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 Tout ce qui est rendu lumineux est lumière 

«Autrefois, en effet, vous étiez ténèbre, mais maintenant lumière dans le Seigneur. Conduisez-vous comme des enfants de lumière - en effet, le fruit de la lumière [consiste] en toute bonté, justice et vérité -, discernant à l'épreuve ce qui est agréable au Seigneur, et ne vous associez pas aux oeuvres, sans fruit, de la ténèbre, mais méprisez-les plutôt. En effet, ce qui se produit en cachette par elles, il est honteux même de le dire. Mais tout cela, méprisé, est rendu lumineux par la lumière. En effet, tout ce qui est rendu lumineux est lumière. C'est pourquoi il dit : "Lève-toi, toi qui dors, et dresse-toi d'entre les morts, et sur toi luira le Christ."»


Ephesiens V, 8-14

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En lisant ce texte, nous sommes, bien sûr, sensibles à l'opposition très marquée entre la ténèbre et la lumière. Cette opposition court du début à la fin de ce passage : "vous étiez ténèbre, mais maintenant lumière", "ne vous associez pas aux oeuvres, sans fruit, de la ténèbre" et puis, "tout cela, méprisé, est rendu lumineux par la lumière. En effet, tout ce qui est rendu lumineux est lumière." Et puis, c'est encore avec la lumière que nous quittons ce passage : "et sur toi luira le Christ."

Cependant, cette opposition nous instruirait peu si nous n'étions pas attentifs à d'autres oppositions qui nous permettent, d'entendre, peut-être, ce que l'opposition de la ténèbre et de la lumière peut indiquer.

Je voudrais vous signaler deux autres oppositions qui courent, peut-être de façon moins sensible, mais très réellement, dans ce texte.

Il y a, et c'est même la première, l'opposition entre "autrefois" et "maintenant".

Il y en a une autre, peut-être plus discrète, presque plus secrète, l'opposition entre "les oeuvres", d'un côté, et, d'autre part, "le fruit".

Ainsi nous pouvons, d'emblée, inscrire dans notre esprit, pour lire ce passage, une série d'oppositions : ténèbre - lumière, sans doute, mais, avec la ténèbre il y a "autrefois" et avec la lumière il y a "maintenant". Enfin, avec la ténèbre, il y a "les oeuvres", alors qu'avec la lumière, il y a "le fruit".

Ces quelques indications, je vais les exploiter, dans la lecture que je vais maintenant vous proposer.

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"Autrefois, en effet, vous étiez ténèbre". C'est une explication qui est apportée. Nous sommes donc invités à entendre ce passage comme le moment d'une clarification, d'une élucidation. Nous allons comprendre quelque chose - voilà la portée de ce "en effet".

"Autrefois, en effet, vous étiez ténèbre". Vous ne l'êtes plus. La situation dans laquelle vous êtes n'est plus celle qui peut être qualifiée par le mot "ténèbre".

"Mais maintenant (vous êtes) lumière." L'opposition entre le passé et le présent est celle de la ténèbre et de la lumière. La lumière est au présent.

Mais cette lumière est aussitôt qualifiée : vous êtes lumière, maintenant "dans le Seigneur". Ce titre de "Seigneur" réapparaît, un peu plus bas, lorsque nous lirons : "discernant à l'épreuve ce qui est agréable au Seigneur".

Il y a un état présent, mais, tout présent qu'il soit, il est fragile, exposé à disparaître ou à s'atténuer.

Après cette affirmation de l'opposition entre les ténèbres d'autrefois et la lumière de maintenant, vient une exhortation : "Conduisez-vous comme des enfants de lumière". Il ne va pas de soi que cet état dans lequel vous êtes placés ait sa suite, sa conséquence dans une conduite. Or, nous allons voir jusqu'à la fin de ce texte à quel point la conduite, la manière d'être ou les moeurs, comme vous voudrez, est importante pour assurer le maintien de la lumière. On dirait que cet avènement de la lumière est comme à la merci de la conduite des gens auxquels s'adresse celui qui a écrit ce texte.

"Conduisez-vous". Nous sommes tentés d'ajouter un "donc" : "Conduisez-vous donc". Il n'y est pas ! et je voudrais commenter cette absence du "donc". Il s'agit maintenant d'une injonction. Mais cette injonction garde encore quelque chose de l'énoncé à l'indicatif qui vient d'être présenté. "Conduisez-vous comme des enfants de lumière". Sans doute, c'est un ordre, mais c'est un ordre qui est une autre manière d'affirmer ce qui vient d'être dit. Si bien que nous forcerions le texte, je crois, nous le fausserions même, si nous disions : il y a un état dans lequel nous sommes, et en conséquence de cet état une conduite doit suivre. La conduite - et nous en aurons la preuve administrée tout à l'heure de façon flagrante -, la conduite n'est pas une conséquence, elle est une autre manière encore de rendre présent ce que vous êtes.

"Conduisez-vous comme des enfants de lumière". Des enfants. Je peux vous dire que la première traduction que je m'étais faite de ce texte portait "conduisez-vous comme des enfantés de lumière". Je me suis dit que je ne pouvais tout de même pas vous imposer cette violence. Pour traduire très exactement, peut-être aurait-il fallu dire : "conduisez-vous comme des produits", à mi-chemin entre le fruit et l'oeuvre, ou comme "des nés de lumière". En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'il y a entre la lumière et les destinataires de ce texte le même rapport étroit qu'entre ceux qui sont les parents et ceux que l'on nomme les enfants. Ou, mieux même, entre les géniteurs, comme nous disons aujourd'hui, et les engendrés.

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"Conduisez-vous comme des enfants de lumière - en effet, le fruit de la lumière [consiste] en toute bonté, justice et vérité -". Deuxième "en effet" de notre passage, qui, lui aussi, vient souligner la continuité qu'il y a entre l'état de lumière et, d'autre part, ceux qui en sont dépendants, ceux qui sont en continuité avec cette lumière. "En effet" : je peux vous demander de vous conduire (voilà la force du "en effet"), je vous demande de vous conduire ; mais oui ! j'ai bien raison de présenter un appel à une certaine façon de vivre car "le fruit de la lumière", n'est pas d'ordre lumineux. Ou plutôt le fruit de la lumière, c'est de la lumière encore, mais autrement exprimée. Bref, la métaphore de la lumière est commentée.

Le fruit de la lumière, qui est en continuité avec elle, est d'un autre ordre que le phénomène de la lumière, il consiste (il était difficile de ne pas mettre un verbe) : "en toute bonté, justice et vérité". Le fruit de la lumière est un comportement qui n'est pas n'importe lequel. La lumière produit des enfants qui eux-mêmes produisent quelque chose et ce quelque chose, c'est "bonté", et non pas méchanceté ou malignité, c'est "justice", et non pas injustice, c'est "vérité", et non pas erreur ou plutôt mensonge.

Pour vous conduire en produits nés de la lumière, vous allez avoir à introduire la lumière à l'intérieur d'une histoire dans laquelle les jeux ne sont pas faits une fois pour toutes. Nous ne sommes plus autrefois, nous sommes maintenant. Il est vrai qu'autrefois, il y avait la ténèbre et que maintenant il y a la lumière. Or, puisque maintenant la lumière s'inscrit dans un ordre où elle est devenue bonté, justice et vérité, eh bien ! vous allez avoir à discerner "à l'épreuve ce qui est agréable au Seigneur", au Seigneur de la lumière. Autrement dit, la lumière a beau être là, ou, plutôt, précisément parce qu'elle est là, vous voilà appelés, invités à faire des choix : "discernant à l'épreuve ce qui est agréable au Seigneur".

La propagation de la lumière, toute souveraine qu'elle soit, est à votre merci. Qu'il y ait là quelque chose d'énigmatique, je serai le dernier à le contester. En tout cas, je tenais à bien marquer comment, d'entrée de jeu, est affirmée, simultanément, la souveraineté présente de la lumière et, pour cette raison même, la nécessité imposée de choisir. Ce n'est pas parce que la lumière est là que le discernement est écarté. Bien plutôt, c'est parce qu'elle est là qu'il y a à faire des choix.

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Nous en venons à ce qui est sans doute le point névralgique de ce passage. Si telle est la situation que je viens d'évoquer, on peut continuer en disant : "et ne vous associez pas aux oeuvres, sans fruit, de la ténèbre". Entendez : votre communauté est ailleurs. Si vous avez société avec quelque chose, c'est avec la lumière. Donc vous faites une alliance en contradiction avec ce que vous êtes lorsque vous pactisez avec les oeuvres de la ténèbre.

Je vous avais dit tout à l'heure que nous avions à nous laisser habiter, non seulement par l'opposition ténèbre - lumière, autrefois - maintenant, mais par cette autre, plus discrète, peut-être, plus secrète, mais non moins importante du fruit et des oeuvres. Nous lisons ici : "ne vous associez pas aux oeuvres, sans fruit, de la ténèbre". La lumière est capable de produire des enfants qui soient elle encore, elle autrement. La ténèbre ne peut que faire quelque chose, les oeuvres. Elle ne peut que produire, et produire des oeuvres qui elles-mêmes sont stériles. Autrement dit, les oeuvres de la ténèbre ne sont pas seulement autres que les oeuvres de la lumière, elles sont seulement des oeuvres non pas des fruits. Or, entre les fruits et les gens auxquels s'adresse l'auteur, il y a un lien très étroit : non seulement, vous êtes des fruits, mais étant des fruits, vous pouvez fructifier. Au lieu qu'avec la ténèbre tout s'arrête.

"Ne vous associez pas aux oeuvres, sans fruit, de la ténèbre, mais méprisez-les plutôt". Je vous disais que nous étions au point névralgique du texte, et vous me permettrez de m'y attarder un peu longuement. De nouveau, après avoir lu "méprisez-les plutôt", plutôt que de vous y associer, nous retrouvons une phrase qui explique pourquoi il vient de dire "méprisez-les plutôt".

"En effet - ce fameux "en effet" qui est toujours un : je m'explique -, ce qui se produit en cachette par elles, il est honteux même de le dire. Mais tout cela, méprisé - une fois méprisé, quand ça a été l'objet du mépris - est rendu lumineux par la lumière".

Que vient donc faire ce mépris ?

Ce mépris vient à la place de quelque chose d'autre qui pourrait paraître suffire. "En effet, ce qui se produit en cachette", bien entendu : dans la ténèbre, par les oeuvres de celle-ci "il est honteux même de le dire". Nous pourrions penser qu'en donnant des noms à ce qui se produit en cachette, du fait de la ténèbre, on en aurait fini avec la ténèbre : il n'y a qu'à le dire, à le dénoncer. Eh bien, non ! Les enfants de lumière que vous êtes vont manifester la lumière dont ils sont les fruits en méprisant, en ne dénonçant même pas. Autrement dit, le mépris que vous accorderez aux oeuvres de la ténèbre sera tout à fait vôtre. Si vous l'accordez, quand vous l'accorderez, il sera encore en vous un fruit de lumière. Tout cela, qui n'aura même pas eu l'honneur de la nomination, tout cela, du fait du mépris que vous attachez à tout cela, je vous le garantis, "est rendu lumineux par la lumière". Tout cela va disparaître dans la lumière dont votre mépris aura été le ministre, en quelque sorte, l'intermédiaire, l'expression.

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"En effet, tout ce qui est rendu lumineux est lumière". Admirable discrétion de ce : "tout ce qui est rendu lumineux". Qui est donc intervenu pour rendre lumineux ? Le mépris ! Le mépris a été fauteur de lumière. Le mépris à l'égard des oeuvres de la ténèbre, ces oeuvres sans fruit, a opéré lumineusement, il a fait de la lumière.

"En effet, tout ce qui est rendu lumineux est lumière. C'est pourquoi il dit" : il dit, celui qui parle ; c'est pourquoi il est dit, serait-on tenté de traduire. Pourtant, ce qui est écrit, c'est "il dit". Mais qui donc a été présent, dans ce texte ? Le Seigneur, bien entendu. Rappelons-nous : vous êtes "maintenant lumière dans le Seigneur... discernant à l'épreuve ce qui est agréable au Seigneur".

""Lève-toi, toi qui dors, et dresse-toi d'entre les morts, et sur toi luira le Christ."" Tu as beau être maintenant lumière, tu peux dormir en plein jour, tu peux avoir introduit le sommeil de la nuit. De nouveau nous retrouvons des impératifs, comme celui de tout à l'heure : "Conduisez-vous comme des enfants de lumière". Nous comprenons qu'il y avait ce dont le sommeil est une métaphore : la mort. C'est la mort que la ténèbre représente. Or, cette mort est révolue, "Autrefois, en effet, vous étiez ténèbre". Nous pourrions maintenant, rabattant la fin de ce passage sur le début, écrire : "autrefois, en effet, vous étiez entre les morts, autrefois, en effet, vous étiez assoupis, endormis. Maintenant, pour être conformes à la lumière, vous ne pouvez que vous dresser d'entre les morts, vous lever."

"Sur toi luira le Christ." C'est bien toi qui te lèveras. Vous voyez, nous avons toujours cette même association énigmatique entre l'injonction adressée à quelqu'un (c'est à lui de le faire ou il ne le fait pas : ""Lève-toi, toi qui dors, et dresse-toi d'entre les morts") et, d'autre part, la lumière, la lumière qui continue son oeuvre, qui se propage maintenant dans une vie rendue libre, mais qui reste libre de céder à la ténèbre ou, au contraire, de laisser la lumière porter son libre fruit.

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Plutôt que de propagation de la lumière, il est ici question de la fructification de la lumière. Portez les fruits que vous êtes, des fruits de lumière.

Mais la lumière ne porte pas son fruit en nous sans notre mépris pour la ténèbre. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que la ténèbre elle-même ne porte pas de fruit. Nous sommes donc situés entre la souveraineté de la lumière, et la liberté de son fruit.

Enfin, nous sentons bien que nous sommes ici placés devant une façon de nous comprendre nous-mêmes. Nous sommes invités à nous situer au-delà ou en-deça, comme on voudra, d'une certaine opposition. Je précise cette opposition que nous avons à dépasser. Nous pourrions dire : nous sommes passifs à l'égard de la lumière puisque nous sommes éclairés, illuminés, rendus lumineux.  En revanche, nous serions actifs, puisqu'il y aurait des oeuvres. Passivité, parce que nous sommes éclairés ; activité parce que nous opérons. Eh bien, c'est cette opposition qui est balayée par ce texte.

Cette opposition, d'une certaine façon, travaille ce passage, ou en tout cas la lecture que nous venons d'en faire. Or, cette opposition, ce texte l'envoie promener. Il nous place, au contraire, devant une souveraineté de la lumière, qui appelle notre soumission à la lumière, et qui, du coup, révèle notre liberté dans la lumière.

11 mars 1999

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