Il n'est pas un Dieu de cadavres, mais de vivants
«S'étant avancés, quelques-uns des Sadducéens - ceux qui contestent qu'il y ait une résurrection - l'interrogèrent en disant : «Maître, Moïse a écrit pour nous : Si le frère de quelqu'un meurt, ayant femme, et qu'il soit sans enfant, que le frère prenne la femme et qu'il en ressuscite une semence à son frère. Il y avait donc sept frères. Et le premier, ayant pris femme, mourut sans enfant ; et le deuxième et le troisième la prirent. De même aussi, les sept ne laissèrent pas d'enfants et moururent. Finalement, la femme aussi mourut. Donc la femme, à la résurrection, duquel d'entre eux est-elle femme ? Car les sept l'ont eue pour femme.» Et Jésus leur dit : «Les fils de cette ère-ci épousent et sont épousés, mais ceux qui ont été jugés dignes d'avoir part à cette ère-là et à la résurrection d'entre les cadavres n'épousent ni ne sont épousés ; car il ne peuvent plus mourir, ils sont en effet égaux aux anges et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection. Et que les cadavres se réveillent, Moïse même nous l'a indiqué, au Buisson, quand il dit Seigneur le Dieu d'Abraham et Dieu d'Isaac et Dieu de Jacob. Or il n'est pas un Dieu de cadavres, mais de vivants ; tous, en effet, vivent à lui.»
Je voudrais attirer notre attention sur une difficulté que nous rencontrons sans parfois nous en apercevoir. Nous savons bien que nous parlons du temps, surtout en français, au moins de deux façons. Nous parlons du temps qui passe et nous parlons aussi du temps qu'il fait. Or il ne nous viendrait pas à l'idée d'exiger que le temps qu'il fait s'arrête, s'immobilise, ne passe pas. En effet, nous savons bien que nos voeux resteraient impuissants. Le temps qu'il fait est porté, traversé par le temps qui passe. Le temps qu'il fait, qu'il soit beau ou qu'il soit mauvais, est emporté par un temps qui vient et qui chasse le temps qu'il fait pour que lui succède éventuellement un autre temps. Je pense que tout à l'heure, quand nous allons traverser ce passage, chacun d'entre nous pourra raccorder ces observations au travail dans lequel nous allons nous engager.
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«S'étant avancés, quelques-uns des Sadducéens - ceux qui contestent qu'il y ait une résurrection - l'interrogèrent». Ces Sadducéens sont définis comme des hommes qui contestent qu'il y ait une résurrection. A leur avis, d'après eux, la résurrection est quelque chose qui ne peut pas être. Et tout de suite nous les entendons s'adresser à Jésus en lui présentant les difficultés à accepter qu'il y ait une résurrection.
Ils parlent à Jésus comme à quelqu'un qu'ils considèrent comme une compétence, qui doit pouvoir trancher le débat : «Maître, Moïse a écrit pour nous». Les Sadducéens dirigent l'attention de Jésus vers une pratique qui a été prescrite par Moïse : un règlement, non pas un événement.
«Si le frère de quelqu'un meurt, ayant femme, et qu'il soit sans enfant, que le frère prenne la femme et qu'il en ressuscite une semence à son frère». Des frères sont des hommes qui appartiennent à une même famille. Or voilà qu'à cette ligne de la fécondité familiale s'ajoute une autre ligne : «Si le frère de quelqu'un meurt, ayant femme». A la ligne de la généalogie, à la ligne de la parenté s'ajoute la ligne de l'alliance. Mais non seulement nous voyons apparaître la ligne de la fécondité et la ligne de l'alliance, mais aussi la ligne de la mort : «Si le frère de quelqu'un meurt, ayant femme, et qu'il soit sans enfant». La mort, la fécondité, l'alliance. Voilà sur quoi se trouve construit le règlement écrit par Moïse.
Or, que dit la loi ? «Que le frère prenne la femme et qu'il en ressuscite une semence à son frère». En d'autres termes, la loi prescrit que la vie ne s'arrête pas. Que la vie fasse avec les moyens dont elle dispose, c'est-à-dire avec elle-même. Que la vie fasse obstacle à la mort, qui s'oppose à elle et essaye d'en triompher. La loi prend acte d'une sorte de combat intérieur au temps qui passe, un combat entre vivre et mourir, et il s'agit, dans ce combat, que la vie ait le dessus. Or, encore une fois, pour avoir le dessus dans cette rivalité, la vie ne peut recourir qu'à elle-même, qu'à des vivants. Car l'important, c'est qu'une «semence», c'est-à-dire encore de la vie possible, puisse surgir.
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Après la loi, nous passons à l'événement, à l'histoire. «Il y avait donc sept frères. Et le premier, ayant pris femme, mourut sans enfant ; et le deuxième et le troisième la prirent.» L'événement applique le règlement. L'histoire se conforme à la loi.
«De même aussi, les sept ne laissèrent pas d'enfants et moururent. Finalement, la femme aussi mourut.» Voilà que l'événement ne permet pas au règlement de s'appliquer. L'histoire est plus forte que la prescription. La mort l'emporte non seulement parce que chacun des maris est mort mais parce que, finalement, la femme elle-même meurt. Cette course de la vie pour aller plus vite que la mort s'est terminée au bénéfice de la mort.
D'où le problème : «Donc la femme, à la résurrection, duquel d'entre eux est-elle femme ? Car les sept l'ont eue pour femme.» Nous sommes peut-être portés à sourire du cas de conscience que soulèvent les Sadducéens, mais retenons notre sourire. On vient d'évoquer une histoire, une série d'événements qui se suivent. Or rien n'empêchait, aussi longtemps qu'ils se succédaient, que chacun des frères fût le mari, au moment où il l'épousait, de la femme en question. Mais il semble bien que la résurrection supprime ce régime de la succession. La résurrection relève, semble-t-il, non pas du temps qui passerait, mais d'un temps qui ne passe pas, ou en tout cas de ce que j'ai appelé tout à l'heure le temps qu'il fait. Mais il s'agirait d'un temps qu'il fait qui serait étrangement soustrait à l'impitoyable loi du temps qui passe et qui bouscule tous les temps qui peuvent se produire. Alors, à la résurrection, duquel d'entre eux est-elle la femme ?
J'attire votre attention tout de suite sur le présent, qui se rencontre maintenant dans le texte. Nous lisons non pas : «duquel d'entre eux sera-t-elle la femme ?» mais «duquel d'entre eux est-elle femme ?» On dirait que la résurrection est une sorte de temps transversal. Sans doute il est futur, puisqu'il vient après l'échec de la vie à triompher de la mort. Mais on en parle comme d'un temps qui est présent, parce que, en quelque sorte, les sept vont se bousculer à ce moment-là comme candidats à être mari de cette femme.
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Vient la réponse de Jésus. «Et Jésus leur dit : «Les fils de cette ère-ci épousent et sont épousés, mais ceux qui ont été jugés dignes d'avoir part à cette ère-là et à la résurrection d'entre les cadavres n'épousent ni ne sont épousés ; car il ne peuvent plus mourir, ils sont en effet égaux aux anges et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection.» Jésus exploite la signification des mariages successifs. Comme nous l'avions vu, ils étaient là pour faire obstacle à la virulence, à l'insistance de la mort. Oui ! Mais maintenant, la résurrection ne comporte plus d'épousailles. Et pourquoi ?
«Ils ne peuvent plus mourir». Ils sont dans l'impuissance de mourir. La mort n'est plus, comme pendant la vie, quelque chose qui passe de la puissance à l'acte. La mort n'a plus de puissance : non seulement elle n'est plus forte, mais elle n'est plus cette virtualité, cette potentialité qui travaille la vie. Retournons les choses et disons, avec un faux apitoiement : «les pauvres, ils ne peuvent même plus mourir, ils sont dans l'impuissance de déployer cette puissance qu'était la mort.» Et pourquoi ?
Je vous disais tout à l'heure que tout avait commencé par des mots comme frère, comme femme, comme enfant. Voici que maintenant, il n'est plus question que de fils. «Les fils de cette ère-ci...» : ceux dont cette ère-ci peut être regardée comme le père ou la mère. Les fils de cette ère-là, quels sont-ils ? Ils sont fils de Dieu, étant nés de la résurrection, étant fils de la résurrection. Autrement dit, c'est comme si un certain temps qu'il fait s'immobilisait, et s'immobilisait dans une productivité impérissable.
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Jésus va beaucoup plus loin encore. Il vient de montrer que la résurrection est pensable, pourvu qu'on admette un temps, une ère dont la puissance de la mort serait évacuée. Or la difficulté des Sadducéens venait de ce qu'ils pensaient la résurrection comme un temps où, d'une certaine façon, la puissance de mourir se ferait encore sentir, comme si la mort n'avait pas rendu les armes, non seulement avec la mort de chacun des sept maris, mais avec la mort de la femme elle-même. Au fond, les Sadducéens donnaient encore des chances à la mort. Il s'agit maintenant pour Jésus de leur montrer que c'était là que le raisonnement était faible.
Puisqu'ils ont cité Moïse, lui aussi va le faire ! «Et que les cadavres se réveillent, Moïse même nous l'a indiqué, au Buisson, quand il dit Seigneur le Dieu d'Abraham et Dieu d'Isaac et Dieu de Jacob.»
Le propos est mis au compte de Moïse. C'est lui qui attribue le titre de Seigneur à quelqu'un qui était tenu pour le Dieu des ancêtres. Autrement dit, appeler le Dieu des ancêtres «Seigneur», c'était pratiquement affirmer la résurrection. «Or il n'est pas un Dieu de cadavres, mais de vivants ; tous, en effet, vivent à lui». Dire «Seigneur», mais ce qui s'appelle dire, non pas dire «Seigneur» du bout des lèvres, mais le dire en se mettant dans ce que l'on dit, c'est équivalemment dire résurrection. Car entre, d'un côté, Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob et le «Seigneur» et, d'autre part, les vivants, qui ou ont dit ou disent présentement «Seigneur», entre ces deux termes il y a une relation de concomitance. Il y a une relation de mutuelle appartenance entre dire Seigneur et croire à la résurrection.
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L'affirmation de la résurrection paraît embarrassante pour la pensée. En effet, cette affirmation introduit du désordre dans notre façon de comprendre l'existence humaine. Nous avions réussi à l'ordonner en recourant au principe de succession dans le temps. Ainsi, dans le temps, une femme peut être successivement l'épouse de plusieurs hommes. Or, si nous devons affirmer la résurrection, le principe de succession ne trouve plus où s'appliquer. Tout est simultané. On ne sait plus de qui elle est l'épouse.
Sans doute. Mais demandons-nous donc pourquoi il y a de l'ordre dans le temps, et un ordre assuré par l'application du principe de succession. C'est parce que, dans ce temps, il y a la mort. C'est elle qui permet qu'il n'y ait pas de confusion entre les maris. L'un est mort, en effet, quand l'autre est vivant.
Oui, mais pourquoi faut-il qu'une femme, une fois épousée, ne cesse de l'être, si ses maris meurent successivement, et cela aussi longtemps qu'elle n'a pas donné naissance à un enfant ? Ici encore, la réponse est simple. C'est parce que la vie ne peut naître que de la vie. Il faut donc que la vie s'actualise, passe de la puissance à l'acte, pour pouvoir continuer. Sinon, c'est la mort qui règne déjà dans le temps. De fait, c'est bien ce qu'on observe lorsqu'une même femme est épousée successivement par plusieurs hommes sans que naisse un enfant. Alors se révèle la puissance de la mort sur la vie. Alors la vie apparaît comme de la mort en puissance, une mort contre laquelle la vie se dépense en vain. Du reste, pour finir, la femme elle-même meurt !
Dans ces conditions, n'est-il pas clair que la résurrection est impossible ? Elle viendrait, en effet, détruire un temps où, de toute façon, règne la puissance de la mort, et cela resterait vrai même si l'on avait réussi à faire surgir, dans ce temps, de la vie qui continue au-delà de ceux qui meurent. En tout cas, même avant la mort de la femme, la preuve expérimentale est faite, en quelque manière, que la puissance ici appartient à la mort.
Jésus ne conteste pas cette conclusion. En effet, par ce terme de résurrection on ne désigne pas un temps qui viendrait après la mort, en application du principe de succession, mais un temps dans lequel la mort n'a plus de puissance : à supposer que la mort voulût y régner, elle ne le peut pas, elle n'y est même plus présente en puissance !
Sans doute. Mais il reste que ce temps-là, ce temps de la résurrection, paraît du moins venir après ce temps-ci. Ainsi le principe de succession s'applique encore d'une certaine façon, non plus certes à l'intérieur de ce temps-ci, mais entre ce temps-ci, qui vient d'abord, et l'autre, qui vient ensuite. Or c'est à cette extension de la validité du principe de succession que Jésus s'attaque.
Supposons en effet - et le cas s'est produit ! - qu'ici et maintenant quelqu'un donne le nom de Seigneur à un Dieu qui fut le Dieu de personnages qui sont morts, comme il arrive à des fils, qui viennent après leurs pères - et ainsi en a-t-il été de la succession d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, tous antérieurs à Moïse ! Or il suffit qu'un tel nom soit donné pour que la preuve soit faite - mais est-ce une preuve au sens logique ? non pas, mais une preuve en acte, dans l'existence ! - que la mortalité de l'homme n'a pas atteint la souveraineté du Dieu qu'il nomme. Plus même : si un successeur d'Abraham, d'Isaac ou de Jacob, ou même de Moïse, dit Seigneur au même Dieu qu'eux, il atteste par là même qu'il appartient déjà à la même vie qu'eux, avant même de les avoir rejoints, avant d'être devenu lui aussi un être passé : ici et maintenant. Car le Seigneur n'est pas un Dieu de cadavres, ou alors, ce qui est impossible, n'est-ce pas ? il n'est pas le Seigneur, et il n'y a pas à lui donner ce nom, à l'appeler ainsi, à l'invoquer. Or c'est pourtant ce que nous faisons. Comment ne le ferions-nous pas ?
Et pourquoi donc le faisons-nous ? En vertu d'un principe de concomitance. Dès ce temps-ci, en effet, la vie des vivants n'est pas seulement une vie-à-la-mort : elle est une vie-au-Seigneur ou une vie-à-Dieu. Elle n'est pas seulement une vie qui lutte contre la mort, et en vain, mais aussi, simultanément, une vie qui est unie au Seigneur, à Dieu.
Ainsi donc la résurrection, qui vient en effet après notre mort, est présente aussi en concomitance avec ce temps-ci, mais pourvu que nous appelions Seigneur le Dieu de ceux après qui nous venons, qui ont été vivants comme nous le sommes présentement. Nous sommes actuellement leurs fils et aussi, inséparablement, les fils de Dieu, les fils de la résurrection, comme le dit Jésus.
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En définitive, si nous convenons de reconnaître que dire Seigneur à Dieu et de Dieu, c'est croire, alors nous pouvons déclarer que la foi est l'appartenance en acte à un temps où nous ne pouvons plus mourir.
Nous ne pouvons pas admettre qu'il y ait une résurrection si nous estimons que nous ne vivons que de courir après la vie, parce que la mort sans cesse nous rattrape, parce que nous n'épousons jamais que la mort.
En revanche, nous pouvons admettre qu'il y ait une résurrection si nous estimons que la mort ne peut plus rien contre la vie, parce que la mort a rendu l'âme, parce qu'elle a été jusqu'au bout de ses forces.
Or nous admettons qu'il y a une résurrection lorsque nous disons Seigneur, mais pourvu que nous ne le disions pas à la légère, pourvu que notre parole nous prenne tout entiers, que nous mettions en elle toute notre vie et donc que nous cessions de courir après elle, puisque nous l'aurons perdue - trouvée ? - dans cette parole que nous prononçons.
Ainsi, dire Seigneur, c'est croire, et croire et vivre, c'est tout un, parce que tous, tant que nous sommes, nous ne vivons que de notre appartenance au Seigneur, non pas de courir après la vie afin de n'être pas rattrapés par la mort.