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Ce qu'il m'a donné...

«Mes brebis à moi écoutent ma voix, et moi je les connais, et elles m'accompagnent, et moi je leur donne une vie éternelle, et il n'y a pas de danger qu'elles périssent éternellement, et nul ne les ravira de ma main. Mon Père, ce qu'il m'a donné, est plus grand que tout, et personne ne peut ravir de la main du Père. Moi et le Père, nous sommes un.»


Jean X, 27-30

Je prends prétexte de ce qu'à plusieurs reprises est évoquée dans ce texte la question de la vie et de la mort pour apporter un petit éclaircissement sur cette notion de vie, qui est souvent très embrouillée. Vous avez pu observer, en effet, qu'il est écrit : «je leur donne une vie éternelle, et il n'y a pas de danger qu'elles périssent éternellement». Je crois utile de commencer par reconnaître deux aspects au moins que peut prendre dans le langage ordinaire ce concept de vie.

La vie, c'est ce qui dure un certain temps. La vie c'est ce qui a commencé et qui finit. S'il n'y avait pas la vie entendue ainsi, nous ne lirions jamais de biographie. Il n'y aurait pas de vie à raconter. Il n'y aurait pas de vie à écrire. Or la vie, entendue en ce premier sens, nous voyons bien qu'elle intègre à elle-même la mort. On ne pourrait pas écrire une vie si cette vie n'avait pas commencé et ne s'était pas terminée.

Et puis, il y a l'autre acception de ce terme de vie. Lorsque nous disons de quelqu'un qu'il est vivant, nous laissons entendre que cette personne est animée, qu'il y a en elle quelque chose que nous approchons avec des mots comme énergie, force, allant, puissance. A la différence de la vie entendue au premier sens, la vie, cette fois, ne connaît pas la mort. Parce qu'elle est d'un autre ordre que la mort, elle n'est pas définie par rapport à elle.

Ainsi, curieusement, nous employons le même mot pour désigner deux réalités bien différentes. Quand nous lisons : «Je leur donne une vie éternelle», nous entendons la vie au deuxième sens que j'ai évoqué : une vie qui n'inclut pas en elle la mort. Aussi bien, il n'y a pas de danger qu'elle périsse éternellement ; pas de danger qu'elle périsse, et pour cause, puisque la mort n'est pas un élément, un ingrédient de cette vie.

Voilà les deux précisions que je voulais présenter avant d'aller plus loin.

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La présence de celui qui parle est extrêmement forte. Son moi est vraiment très envahissant : «Mes brebis à moi écoutent ma voix, et moi je les connais, et elles m'accompagnent, et moi je leur donne une vie éternelle... et nul ne les ravira de ma main. Et encore : Mon Père, ce qu'il m'a donné. Et puis, pour finir : «Moi et le Père, nous sommes un.» Décidément, celui qui parle ne veut pas se faire oublier : il est là, d'un bout à l'autre, en première ligne.

A deux reprises, nous avons rencontré ce mot «donner» : «et moi je leur donne une vie éternelle» et puis «Mon Père, ce qu'il m'a donné, est plus grand que tout». Donner, c'est le propre de celui qui parle, qui parle et qui donne au présent : «moi je leur donne une vie éternelle». Mais donner, c'est aussi le propre de celui qu'il appelle le Père. Le Père, lui, il a donné : «Mon Père, ce qu'il m'a donné». Ils se rejoignent en tout cas en ceci que l'un et l'autre donnent. Ils se rejoignent dans la communauté d'un même geste, d'un même acte, et ce n'est pas n'importe lequel. Il est qualifié : c'est donner.

Donner quoi ? Celui qui donne, qui donne au présent, maintenant, donne, non pas la vie, mais une vie éternelle. Il n'est pas négligeable de le souligner. Une brebis, comme vous et moi, a déjà la vie, a déjà de la vie, cette vie que les savants appellent animale. Une brebis vit. Or, «Moi je leur donne une vie éternelle». Quant à celui qu'il appelle mon Père, «ce qu'il m'a donné, est plus grand que tout». Donc, donner, c'est en cela que celui qui parle et son Père se retrouvent. Mais ce qu'il donne aux brebis, c'est l'éternité de la vie, une vie qui soit éternelle. Or, ce que le Père lui a donné à lui, est-ce autre chose ? est-ce la même chose ?

Il y a encore un point sur lequel celui qui parle et son Père se rejoignent. «Nul ne les ravira de ma main... personne ne peut ravir de la main du Père». Ils se rejoignent en ceci que lui, comme le Père, ne peuvent pas être dépossédés. Ce qu'ils tiennent en main - en effet chacun a la sienne, chacun a sa main : «nul ne les ravira de ma main... personne ne peut ravir de la main du Père» -, ce que chacun tient en main est imprenable. Mais là encore une petite différence apparaît : «nul ne les ravira de ma main». Nul, à l'avenir, ne ravira. Nul ne les ravira : il y a quelque chose à ravir, les brebis. Avec le Père, ce n'est pas d'une histoire à venir qu'il s'agit «personne ne peut ravir de la main du Père». Pas possible qu'un rapt arrache quelque chose - et vous observerez : non pas à la main de mon Père, mais à la main du Père.

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Les brebis, tout nous laisse soupçonner que par elles-mêmes, d'elles-mêmes, elles sont affrontées à la mort, tout simplement parce qu'elles vivent. Elles vivent au sens que j'ai donné d'abord, en commençant, à la vie. Mais les voilà qui sont protégées de la mort : non pas de la mort à laquelle elles sont promises parce que vivantes, mais elles sont protégées de la mort, de périr, parce qu'elles reçoivent une vie éternelle. Pas possible qu'elles périssent, bien que les brebis qu'elles sont doivent mourir, parce que «je leur donne une vie» qui ne les protège pas de finir, mais qui introduit en elles une réalité étrangère à la mort.

«Elles m'accompagnent». Donc les brebis, elles m'accompagnent. Et à la fin, nous lisons ceci : «Moi et le Père, nous sommes un.» D'un côté donc : accompagnement, action de s'unir, union, union des brebis et de celui qui parle. De l'autre : unité. Unité, alors que pourtant lui, c'est lui, et moi c'est moi.

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«Mes brebis à moi écoutent ma voix». Faut-il entendre qu'il y en a qui n'écoutent pas la voix de celui qui parle ? Oui, en un certain sens, mais précisons la question. Qu'est-ce qu'il faut et qu'est-ce qui suffit pour être de ses brebis à lui ? Lisons le texte : il faut et il suffit d'écouter sa voix. Ses brebis à lui deviennent siennes, font acte d'allégeance à lui, constituent la classe de ses brebis à lui, par le fait qu'elles écoutent sa voix. C'est l'écoute de sa voix qui fait, de brebis qui n'étaient ni à lui ni à personne, de ses brebis à lui. Mais écouter sa voix, quel effet cela produit-il ? Ecouter sa voix, ce sera recevoir comme on reçoit ce qui est envoyé par quelqu'un qui parle, ce sera recevoir le don d'une vie éternelle, ce sera, négativement, ne pas périr. Et être connu de lui - «moi je les connais» - c'est être pris par la main de celui qui parle : «nul ne les ravira de ma main», c'est devenir imprenable pour quiconque. Et qu'est-ce que c'est alors qu'accompagner celui qui parle - «et elles m'accompagnent»? C'est faire quelque chose qui n'est pas sans rapport avec ce qui se passe entre celui qui parle et le Père. Car accompagner, c'est s'unir à celui qui parle, et cette union à celui qui parle a quelque chose qui ressemble à l'unité qui existe - «nous sommes un» - entre lui et le Père.

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Avez-vous observé comment les brebis perdent progressivement l'initiative ? Elles l'ont au départ : «Mes brebis à moi écoutent ma voix». Les brebis sont sujets, elles sont actives. Puis nous lisons : «et moi je les connais» : les voilà qui deviennent objet. Elles reprennent un peu d'initiative, oui, pour autant qu'un acolyte peut avoir de l'initiative : «et elles m'accompagnent» «Et moi je leur donne une vie éternelle,... il n'y a pas de danger qu'elles périssent éternellement» : sans doute, elles redeviennent sujets - «pas de danger qu'elles périssent» - mais pour être mises hors de danger, pour devenir objet protégé. Autrement dit, après avoir eu l'initiative, elles finissent par être hors d'atteinte, sauf de la main qui les tient : «et nul ne les ravira de ma main».

Mais ne croyons pas qu'après avoir été libres d'écouter ou de ne pas écouter, elles seraient détenues. De qui sont-elles captives ? Elles sont captives de la main qui les tient, mais qui les tient par le don que cette main a prodigué. Elles sont détenues, mais par un don, et par le don d'une vie qui est éternelle. Ont-elles perdu leur liberté pour autant ? Sommes-nous moins libres quand nous recevons le don que quelqu'un nous fait ? Je sais bien, ça se discute, car il y a des dons qui aliènent !

Celui qui parle, en revanche, gagne progressivement en initiative. Il est déjà bien actif d'une certaine façon, même quand les brebis le sont car c'est lui qui a donné de la voix. «Mes brebis à moi écoutent ma voix». En tout cas, sa capacité à commencer quelque chose s'affirme : «moi je les connais, et elles m'accompagnent». Si je n'étais pas là, il n'y aurait personne à accompagner, «et moi je leur donne une vie éternelle», «et nul ne les ravira de ma main».

Or, après avoir pris une initiative croissante, celui qui parle devient lui-même le destinataire d'un don. D'un don que lui fait celui qu'il appelle «mon Père». «Mon Père, ce qu'il m'a donné, est plus grand que tout». Il a été le destinataire d'un don, et il le reste, lui qui, en parlant, en étant reçu, écouté par ceux qui entendent sa voix, donne aux brebis une vie éternelle. Et le don qui lui est fait par son Père semble être à la mesure de l'emprise qu'a la main du Père. Ce don est plus grand que tout.

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Un mot maintenant sur ces deux mains. Elles ont un point commun : l'une et l'autre appartiennent à quelqu'un qui donne. Pour les brebis, la main qui sauvegarde est une main qui donne une vie éternelle, et qui donne selon qu'elle a reçu elle-même, au-delà de toute mesure. Autrement dit, chacune de ces mains tient, mais tient en donnant, tient de donner, tient sa force du don fait ou du don reçu.

Mais il y a deux mains, parce qu'ils sont deux. L'un est ici, dans l'histoire, donne une vie éternelle maintenant aux brebis, et à des brebis qui deviennent siennes d'entendre sa voix. C'est à présent, c'est maintenant, c'est aujourd'hui. Et puis, il y a la main de l'autre, l'autre qui a donné, qui est antérieurement à l'heure d'aujourd'hui. Il est antérieur comme tout père est antérieur. Il est antérieur et, pour cette raison, inatteignable. On ne peut pas mettre la main dessus, on ne peut même pas le rejoindre. Et il n'y a pas de mal à ça, parce que, s'il était là, nous ne serions pas là. Et celui qui donne ne serait pas là non plus. Pour que celui qui donne soit là, pour que ceux qui écoutent sa voix, les brebis, soient là, il faut que le Père ait donné. En tout cas, sa main et celle de celui qui parle sont unies par un même geste, puisque aussi bien ces deux mains donnent. Ce qui fait l'unité de celui qui parle et de celui dont il parle et qu'il appelle son Père, c'est le don.

Nous sommes placés devant l'obligation d'avoir à penser ceci : que le don est au principe de l'unité de celui qui parle et de son Père. Et c'est ce don, qui le fait un avec son Père, qu'il nous donne en nous donnant une vie éternelle. Car il ne suffit pas de dire que la vie éternelle, c'est la vie au deuxième sens que j'avais évoqué en commençant : la vie qui ne connaît pas la mort. Si nous pressons ce texte, nous découvrons que cet acte de donner, c'est ce qui est reçu quand, écoutant sa parole, les brebis reçoivent de celui qui parle ce qu'il appelle une vie éternelle. En définitive, cette vie éternelle, on peut accepter de la rapprocher de ce qui est plus grand que tout. On pressent alors que ce qui est plus grand que tout, c'est donner.

4 mai 1995

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