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« J’ai dormi …je me suis réveillé »


(1) Psaume de David, quand il s’enfuit de la face d’Absalom, son fils.

(2) IHVH, comme mes oppresseurs se multiplient ! 
Multiples, ils se lèvent contre moi.
(3) Multiples, ils disent de mon âme :
« Pas de salut pour lui en Dieu ! »

Silence.

(4) Mais toi, IHVH, mon bouclier autour de moi, ma gloire,
Celui qui tient ma tête haute !
(5) Ma voix vers IHVH, je crie,
Il me répond du mont de sa sainteté.

Silence.

(6) Moi, je me suis couché, j’ai dormi.
Je me suis éveillé. Oui, IHVH me soutient.
(7) Je ne crains pas la multitude des peuples
Qui sont placés en cercle contre moi.
(8) Lève-toi, IHVH, sauve-moi, mon Dieu !
Oui, tu as frappé tous mes ennemis à la joue,
Tu as brisé les dents des criminels.
(9) À IHVH le salut !
Sur ton peuple ta bénédiction !

Silence.



Psaume III

Psaume de David, quand il s’enfuit de la face d’Absalom, son fils.

Il y a ce que nous sommes convenus de nommer des faits. Par ce mot, de l’intérieur de notre usage du langage, nous désignons quelque chose qui arrive après autre chose et avant autre chose encore. Le fait est donc inséparable de notre expérience du temps, du découpage que nous opérons en lui et de sa transcription dans le langage.

Il semble qu’on devrait se contenter de montrer du doigt le fait, de pointer sur lui l’index, parce que, quel qu’il soit, même s’il nous affecte intimement, nous le tenons pour ce qu’il y a de plus extérieur à nous-mêmes, ce qui existerait, qui aurait lieu, même si nous n’en parlions pas. En réalité, nous le désignons toujours en employant des mots qui font autre chose que seulement le montrer. Nous l’énonçons en une proposition qui lui donne d’emblée une signification. Ici, par exemple, il s’agit d’une fuite. C’est cela que nous retenons de lui. Ainsi, en dégageant le fait en lui-même, nous lui assignons une sorte de définition élémentaire qui suffit à le distinguer d’un autre. Le fait à l’état pur, qui ne serait que montré, n’existe pas. Puisque nous en parlons, il est toujours tant soit peu nommé. C’est ainsi qu’il tend à devenir un événement.

L’événement, c’est le fait prenant un sens à l’intérieur de notre entretien. Or, le fait, si peu que ce soit, prend toujours un sens ou, du moins, du sens. Sa désignation n’est pas séparable d’une nomination élémentaire qui le situe dans le monde auquel nous appartenons. L’événement qu’il devient toujours est la marque de l’appartenance originelle du fait à l’ensemble humain de ceux qui parlent de lui. D’une certaine façon, l’événement apparaît dans le fait comme le commentaire premier de celui-ci, il n’est jamais absent dès que nous parlons de lui : il est toujours déjà là et il exprime l’appartenance du fait à notre commun univers mental ou, comme le dit très précisément ce terme de commentaire, il signe, souvent de façon très discrète, presque imperceptible, l’engagement du fait dans le commerce de paroles qui nous lie les uns aux autres.

C’est assez dire que les termes employés pour transformer le fait en événement sont loin d’être indifférents, comme on peut s’en convaincre à la lecture des premiers mots de ce Psaume.

S’enfuir n’est pas partir ni s’en aller. Et que dire lorsqu’on ajoute que David s’enfuit de la face d’Absalom, son fils ! On sent bien qu’il faudrait prendre le temps de presser le sens de toute la proposition. En effet, en fuyant, David s’éloigne de la face d’un autre, de devant son regard, et cet autre est son fils, celui qu’il a fait naître et reconnu ! Plus encore, par une rencontre bien singulière, ce fils porte un nom qui, une fois traduit, signifie « père de la paix » ! Et comment oublier que le nom même de David, quant à lui, signifie « bien-aimé » ?  

Il y a de quoi être rendu perplexe. On est impressionné par la force que recèle, ici en tout cas, le simple énoncé du fait. En devenant ainsi événement, il n’est plus seulement l’énoncé d’un thème, d’une signification qui serait posée là : il se charge d’une force de sens, et celle-ci, du coup, reflue sur l’indication, Psaume de David. Celle-ci, en elle-même, semblait d’abord avoir pour seule fin de classer l’écrit dans un genre littéraire. Elle garde, certes, toujours cette fonction, mais c’est lui, ce psaume, qui peut être lu tout entier maintenant comme l’amplification, le développement, comme d’une force, d’un simple intitulé qui semblait n’avoir pour rôle que de situer le document dans la littérature et aussi dans le cours de la vie de David.

C’est ici que le lecteur, quel qu’il soit, et fût-ce contre son gré, se trouve impliqué dans la lecture à laquelle il se livre. Non qu’il soit invité à s’identifier fictivement à David et à sa fuite, à s’imaginer, artificiellement, qu’il est lui-même poursuivi dans des conditions qui sont analogues à celles où s’est trouvé David.  Mais il ne peut s’empêcher de « recevoir », au sens le plus simple et aussi le plus complexe qu’on voudra, le psaume qu’il va lire. D’une certaine façon et selon des degrés très variés, en s’appliquant au texte qu’il traverse, il s’applique aussi le texte à lui-même : celui-ci devient pour lui un passage, et d’abord au sens qu’on donne à un chemin par lequel on passe.

C’est ainsi que se répercute et se transforme, chez le lecteur, un autre passage, celui qu’on a fait apparaître d’abord et qui consiste à aller du fait à l’événement. Quant à la lecture attentive, toujours d’ailleurs insuffisamment attentive, qu’on peut faire, elle n’est jamais que le déploiement en des registres divers, toujours autrement formulé et vécu, de l’accueil qu’on réserve à ce passage initial, trop souvent oublié ou inaperçu, du fait à l’événement. Dans l’opération même de la lecture ce passage se poursuit, se propage, se transforme en des figures qui semblent pouvoir varier presque à l’infini.  

La foi d’un agressé


IHVH, comme mes oppresseurs se multiplient !
Multiples, ils se lèvent contre moi.
Multiples, ils disent de mon âme :
« Pas de salut pour lui en Dieu ! »

Silence.


Mais toi, IHVH, bouclier autour de moi, ma gloire,
Celui qui tient ma tête haute !

David parle de son existence pour dire qu’elle est cernée de nombreux côtés par des attaques. L’agression est physique mais, surtout, elle s’insinue au plus intime de la pensée. Elle s’en prend à ce que David peut considérer comme sa protection la plus sûre et qu’il nomme Dieu, comme d’ailleurs le font ses oppresseurs.

Cependant les propos de David ne sont pas censés être prononcés devant un auditeur neutre qui ne ferait qu’enregistrer ce qu’il dit. IHVH est le destinataire de sa parole. On peut sans doute estimer que David s’adresse à lui d’abord comme à un témoin auquel il se confie, pour qu’il prenne acte de sa détresse. Mais ensuite, très explicitement, quand il continue à lui parler, c’est pour reconnaître devant lui, IHVH, ce que celui-ci est pour lui, David. Et l’on comprend alors qu’il s’agit d’autre chose que d’une simple information transmise à un interlocuteur quelconque. Dans son discours David assume le rapport que IHVH entretient avec lui. Il fait même plus. En attribuant à IHVH des titres et des actions dans lesquels il est lui-même impliqué, il proclame qu’en dépit des attaques dont il est l’objet l’effet de ce qu’est IHVH pour lui s’imprime et se réalise présentement en lui, dans son existence tourmentée par les assauts de ses adversaires. Tel est bien le sens de ces paroles adressées à IHVH :


Mais toi, IHVH, bouclier autour de moi, ma gloire,
Celui qui tient ma tête haute !

Ces paroles de David n’ont donc pas la valeur d’un simple constat. S’il est si important qu’il les prononce et les adresse à IHVH, c’est parce que son engagement en elles transforme le fait dans lequel il est empêtré en un événement : sans que rien soit supprimé des agressions dont il est assailli, en parlant à IHVH comme il le fait, il fait réellement mentir ses oppresseurs quand ils prétendent à son sujet : « Pas de salut pour lui en Dieu ! » Bref, David fait entrer la foi à l’intérieur de son existence sans que rien soit changé dans les modalités de celle-ci.

Ainsi l’existence de David, telle qu’il l’endure, donne à sa foi une réalité d’humanité. Mais, dans le même temps, en échange, la foi, affirmée par David, donne à son existence d’être, si l’on peut dire, attenante à IHVH lui-même, de n’être pas sans lui, d’être réellement et actuellement en conversation avec lui, selon le sens latin de la « conversatio » qui signifie, on le sait, le commerce habituel et la fréquentation.    

Du cri à la réponse, du sommeil à l’éveil


Ma voix vers IHVH, je crie.
Il me répond du mont de sa sainteté.
Moi, je me suis couché, j’ai dormi.
Je me suis éveillé. Oui, IHVH me soutient.

Insensiblement, le discours de David se modifie. Il ne s’adresse plus à IHVH : il parle de lui. À qui ? On ne le saura pas mais on pourra toujours supposer qu’il s’adresse à quiconque l’entend ou lit son Psaume. On ne saura pas davantage ce qui s’est passé. En effet, dans la succession des faits un maillon manque. Le fait, dans son état brut, n’est pas caché. Mais il n’est pas livré non plus. Seul l’événement, lui, est bien là. Ici, comme ailleurs, le fait n’apparaît que sous les espèces de l’événement.

Le cri et la réponse sont, en effet, comme les deux bords d’un abîme. Pareillement, entre j’ai dormi et je me suis éveillé, il y a un vide. C’est dans cet abîme et dans ce vide que se produit une transformation. Mais sa formulation échappe. On ne connaît d’abord que l’extrême de la vocifération ou de la passivité : je crie et je me suis couché, j’ai dormi. Et, aussitôt, vient la réponse, du plus lointain, de la région propre à IHVH, du mont de sa sainteté, et je me suis éveillé. Mais, dans l’intervalle, que s’est-il passé ?

Tout au plus – et ce n’est pas rien ! – on entend David déclarer : Oui, IHVH me soutient. Tout se passe comme si, par sa parole, il intégrait au présent, qui est le temps de l’agression, le secours en acte de IHVH. C’est l’efficace actuelle mais invisible de ce secours qui lui a permis de dire il me répond et je me suis éveillé. Cependant rien n’est dit sur la nature de ce secours sinon qu’il s’est exercé et qu’il s’exerce encore mais dans le silence et dans la nuit. Ainsi ce qu’il y a entre les deux bords, entre les deux instants, entre le cri et la réponse, entre l’endormissement et l’éveil, c’est-à-dire le passage lui-même, voilà ce qui se produit, ce dont David est le bénéficiaire mais qu’il ne peut énoncer. Car, à aucun titre, il ne maîtrise ce passage : il est, lui, personnellement, l’espace ou, comme on voudra, la durée sur lesquels le fait de passer s’est, pour ainsi dire, gravé. Il est la trace vive de ce fait. Comment pourrait-il le dominer, alors que celui-ci s’est frayé en lui ?  Il ne le pâtit pas plus qu’il ne l’agit : il le porte en lui comme le signe d’une victoire.

Sans doute l’auditeur ou le lecteur insistera-t-il. Il prétendra recueillir dans les mots employés par David ou, plutôt, en deçà d’eux, la réalité factuelle du passage qui s’est produit. Et sans doute un fait s’est produit. Mais de ce fait nous n’avons que sa version en événement, nous ne recueillons que le commentaire. Nous n’entendons ni le cri ni la réponse, nous ne voyons ni David couché et dormant ni David éveillé. Nous l’écoutons ou le lisons nous entretenir de ce qui s’est passé et qui nous échappe. La matérialité du fait ou, si l’on préfère, sa réalité a existé. Pourquoi en douter, même si elle ne nous est pas décrite avec précision ? Il reste que nous la recevons non pas déformée mais traduite, commentée. Il suffit, pour cela, qu’elle nous arrive verbalement. Et c’est cette venue verbale du fait qui le transforme en événement et l’expose à devenir en nous et entre nous, toujours autrement, encore un événement.

On ne prétend pas ici soutenir qu’on passe du réel, prétendu insaisissable, au fictif qui, seul, pourrait être appréhendé et qu’ainsi le réel nous arriverait toujours en passant par une transformation qui le défigure ou le fausse. On met seulement en lumière le régime humain de toute appropriation de la réalité.

On peut formuler cette appropriation de la réalité en recourant, par exemple, à la distinction de la lettre et de l’esprit. On dira alors que l’énoncé littéral du fait est toujours déjà, si l’on veut, spirituel, et cela pour la seule raison qu’il est un énoncé. C’est sa spiritualité d’énoncé qui change le fait en événement et c’est elle, cette spiritualité, qui va se disséminer dans l’écoute ou dans la lecture. Le fait n’en sera pas éludé dans sa factualité. C’est elle, plutôt, cette factualité qui, spiritualisée, deviendra sans cesse autrement réelle qu’elle ne le fut initialement.

Ainsi de devenir message ni l’oppression ni le cri ni la réponse ni le sommeil ni l’éveil ne sont volatilisés dans leur réalité de faits. Tous ces faits atteignent plutôt à la seule réalité humaine qui leur convienne en devenant des événements accueillis et transmis au cours de l’entretien qui unit les humains entre eux.

L’avenir d’une victoire


Je ne crains pas les multitudes des peuples
Qui sont placés en cercle contre moi.
Lève-toi, IHVH, sauve-moi, mon Dieu !
Oui, tu as frappé tous mes ennemis à la joue,
Tu as brisé les dents des criminels.
À IHVH le salut !
Sur ton peuple, ta bénédiction !

Silence.

De nouveau la modalité du discours change. David maintenant s’adresse à IHVH, son Dieu. Il l’appelle à son secours. Mais, si sincère que soit sa prière, elle s’appuie à présent sur l’assurance possédée du salut obtenu.

Alors pourquoi donc supplier encore ?

Parce que l’existence est toujours attaquée et que la victoire, déjà remportée, réside maintenant dans la prière de délivrance elle-même, dans sa continuation tout au long de l’histoire, afin qu’elle y demeure humainement présente dans la suite des temps.

La crainte, certes, a disparu mais non l’état de siège. Aussi bien est-il toujours de saison de contredire les railleries des oppresseurs. Ils disaient de David : « Pas de salut pour lui en Dieu ! » Et il semblait alors qu’ils pouvaient avoir raison. Désormais, David, s’appuyant sur l’événement qui s’est produit silencieusement et de nuit, peut supplier son Dieu IHVH de le maintenir dans la réalité de ce qu’il lui a déjà donné, puisque, c’est chose faite, il a frappé tous ses ennemis à la joue et brisé les dents des criminels. La prière de David n’est donc pas un faux semblant : elle traduit sa foi, elle est sa façon de prendre sa part à la victoire, de coopérer paradoxalement à l’avènement encore futur d’un salut qui procède pourtant du seul IHVH,  en l’accueillant sans cesse comme une bénédiction.

Oui, il s’agit bien d’une coopération paradoxale à la réalisation d’un salut qu’on ne peut se donner à soi-même : on ne peut jamais que crier, donner de la voix pour appeler IHVH à donner ce salut. Or, puisqu’il l’a donné et que, dans la foi, on l’a reçu, la prière, au-delà de l’événement et dans son actualité permanente, devient une œuvre bien singulière : elle maintient vive la réalité du cri, de la voix et aussi du salut, qui ne sont pas des apparences illusoires.  

Clamart, le 26 décembre 2007


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