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Réveillez-vous et n'ayez pas peur

«Et, six jours après, Jésus prend auprès de [lui] Pierre et Jacques et Jean, son frère, et il les fait monter dans une haute montagne, à part. Et il fut transformé devant eux, et son visage brilla comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voici que furent vus par eux Moïse et Elie parlant ensemble avec lui. Ayant répondu, Pierre dit à Jésus : «Seigneur, il est bon que nous soyons ici. Si tu veux, je ferai ici trois tentes, une pour toi, et une pour Moïse, et une pour Elie.» Tandis qu'il parlait encore, voici qu'une nuée lumineuse les couvrit d'ombre, et voici une voix, [sortie] de la nuée, qui disait : «Celui-ci est mon fils, l'aimé, en qui je me suis complu. Ecoutez-le.» Et, ayant écouté, les disciples tombèrent sur leur visage et ils furent pris d'une grande peur. Et Jésus s'avança et, les ayant touchés, il dit : «Réveillez-vous et n'ayez pas peur.» Ayant levé leurs yeux, ils ne virent personne, sinon Jésus lui-même, seul. Et tandis qu'ils descendaient de la montagne, Jésus leur prescrivit, en disant : «Ne dites à personne la vision jusqu'à ce que le fils de l'homme se soit réveillé d'entre les cadavres.»»


Matthieu XVII, 1-9

Déjà six jours se sont passés. Le septième jour, un événement survient. On comprendra bientôt qu'il s'agit d'une apothéose. D'entrée de jeu en tout cas nous sommes avertis que le temps importe. Voilà qui peut nous faire pressentir que nous aurons à nous arrêter sur les derniers mots de ce passage : eux aussi, ils nous entretiennent du temps : «Ne dites à personne la vision jusqu'à ce que le fils de l'homme se soit réveillé d'entre les cadavres.»

Or, que se passe-t-il en ce jour, le septième ? «Jésus prend auprès de [lui] Pierre et Jacques et Jean, son frère». Ces hommes, qui sont nommés par leur nom, forment déjà un groupe, et Jacques et Jean aussi puisque aussi bien ils sont frères. Or, cet ensemble d'hommes, Jésus se les adjoint, il en fait une autre société du seul fait qu'ils ne sont plus seulement ensemble, mais avec lui.

La suite insiste pour caractériser davantage ce groupe qui vient d'être constitué. «Et il les fait monter dans une haute montagne, à part». Après les avoir adjoints en quelque sorte à lui-même, il monte avec eux, à part, dans une haute montagne. Mais, c'est lui le guide.

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«Et il fut transformé devant eux, et son visage brilla comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière.» Maintenant, c'est lui qui s'isole d'eux-mêmes : «il fut transformé devant eux». Il était monté avec eux, dans une haute montagne, il s'était isolé avec eux. Maintenant il se distingue, ou plutôt il est distingué d'eux-mêmes. «Et il fut transformé devant eux». Il prend un autre aspect. Il se fait voir autrement qu'il ne se faisait voir jusqu'alors.

Il se fait voir au point de se confondre, au point de s'effacer : «son visage brilla comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière.» Il se transforme de telle façon que c'est lui qui fait voir, comme s'il était lui-même le soleil et la lumière. Il s'efface dans la lumière, en lumière, pour devenir ce qui permet de voir.

«Et voici que furent vus par eux Moïse et Elie parlant ensemble avec lui». Ne manquons pas d'être déconcertés par cette nouvelle notation. On nous dit qu'il y a une vision : «voici que furent vus par eux». Mais quel est l'objet de la vision ? C'est un entretien, c'est une conversation. «Moïse et Elie parlant ensemble avec lui.» Le spectacle, c'est une parole, une parole vue, et une parole dont on ne nous dit rien sinon qu'elle le lie avec deux personnages remarquables du passé : Moïse et Elie.

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A cette vision d'une conversation Pierre répond. «Ayant répondu, Pierre dit à Jésus». Nous pouvons observer tout de suite comment déjà, dès les premières lignes de ce passage, il y a comme une sorte d'émulation entre voir et parler. Comme aussi bien d'ailleurs entre voir et entendre, car une parole n'est pas séparable de l'écoute.

Que dit Pierre ? «Seigneur, il est bon que nous soyons ici.» Il s'adresse à Jésus, lui reconnaissant le titre de souveraineté par excellence : «Seigneur». Suit aussitôt une phrase d'une extrême simplicité : «il est bon que nous soyons ici». Je vous propose de l'entendre comme une phrase plus chargée, plus prégnante que ne peut le penser celui-là même qui la prononce. Phrase pleine, phrase ouverte, mais aussitôt celui même qui vient de la prononcer la restreint : «il est bon que nous soyons ici» est un propos plus large, plus grand que la conséquence ou l'application qu'il va lui donner.

En effet, «il est bon que nous soyons ici» est aussitôt commenté par : «Si tu veux, je ferai ici trois tentes, une pour toi, et une pour Moïse, et une pour Elie.» Il est bon pour toi, il est bon pour vous que nous soyons ici puisque aussi bien je vais pouvoir me mettre à l'ouvrage et dresser trois tentes qui vous maintiendront là, qui vous protègeront. Au fond, le commentaire que fait Pierre le réduit lui-même à n'être qu'un artisan, qui va construire ici trois tentes.

Or la suite du texte nous laisse entendre que cette phrase, dans son extrême simplicité, pouvait recevoir un tout autre sens. Tout se passe comme s'il avait parlé sans mesurer la portée de ce qu'il disait.

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«Tandis qu'il parlait encore, voici qu'une nuée lumineuse les couvrit d'ombre». Il voulait construire trois tentes, et voici qu'une autre toile de tente se dessine et les enveloppe : «une nuée... les couvrit d'ombre». Qui a-t-elle couvert ? A-t-elle couvert Pierre et les autres ? A-t-elle couvert les hommes que Pierre voulait protéger chacun par une tente ? Rien ne nous permet de le décider. Ce qui est sûr, c'est que, une fois de plus, nous sommes les témoins de la rivalité entre la vision et la parole.

«Et voici une voix, [sortie] de la nuée, qui disait : "Celui-ci est mon fils, l'aimé, en qui je me suis complu. Ecoutez-le."» Décidément, la parole l'emporte. La voix parle pour consacrer la force de la parole. «Celui-ci est mon fils, l'aimé». Elle parle de celui qui est là pour le qualifier comme fils, et comme fils sur qui va l'amour de celui qui parle. La conséquence dernière est exprimée dans l'ordre qui est donné : «Ecoutez-le».

Le texte continue : «Et, ayant écouté, les disciples tombèrent sur leur visage et ils furent pris d'une grande peur.» Rappelons-nous : «Il est bon que nous soyons ici». En ce moment, où est le bonheur ? Ils ont écouté la voix, mais du coup, eux aussi, en ont perdu la face. Nous lisions tout à l'heure «son visage brilla comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière». Le terme de visage revient mais, cette fois-ci, pour désigner le leur. Leur visage s'écrase, si j'ose dire : «les disciples tombèrent sur leur visage et ils furent pris d'une grande peur». Voilà l'avantage qu'il y avait à être ici, à se trouver présent !

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C'est dans cette situation que Jésus enfin prend lui aussi la parole : «Et Jésus s'avança et, les ayant touchés, il dit : "Réveillez-vous et n'ayez pas peur. Jésus, qui les avait pris avec lui, s'était en fait présenté devant eux. Ils étaient à distance de lui. Maintenant, nous le voyons s'avancer et faire un geste qui les soude à lui-même. «Les ayant touchés, il dit : "Réveillez-vous et n'ayez pas peur".» Ils s'étaient donc endormis ! Nous ne le savions pas, mais nous sommes invités à comprendre que, si présents qu'ils aient été, si empressés même que l'un d'eux se soit montré, tout cela n'était que sommeil. «Réveillez-vous et n'ayez pas peur.» Je vous invite à vous arrêter longuement sur l'association de ces deux verbes : «Réveillez-vous et n'ayez pas peur.» Réveillez-vous, c'est-à-dire, n'ayez pas peur, réveillez-vous de votre peur. Votre sommeil, c'est votre peur ! Sortez-en !

Et voilà que, de nouveau, ce qui sert à voir est mentionné : les yeux. «Ayant levé leurs yeux, ils ne virent personne, sinon Jésus lui-même, seul.» Les voilà avec ou devant lui ? Les voilà dans la position qui était celle de Moïse et d'Elie qui parlaient ensemble avec lui, mais les voilà seuls. C'est à croire que maintenant ils ont pris la relève de ceux qui s'entretenaient avec Jésus. Les autres sont partis, eux sont là avec lui, seuls.

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Ils descendent de la montagne et, pendant cette descente, Jésus leur donne un ordre. Il prend donc la parole et déclare : «Ne dites à personne la vision jusqu'à ce que le fils de l'homme se soit réveillé» - ça recommence ! - «d'entre les cadavres.» Il y a là quelque chose d'assez étrange. On dirait que cette vision qu'ils ont eue n'est vraie que sous condition. Nous sommes placés devant la difficulté de penser une vérité sous condition, une vérité qui ne pourra être transmise que moyennant l'accomplissement d'un certain événement. Ce n'est pas que ce ne soit pas vrai - la vision n'est pas contestée - mais cette vérité n'est pas de science communicable avant un certain événement.

Pour formuler cet événement Jésus utilise un vocabulaire qu'il avait déjà employé précédemment. C'est lui qui avait dit : «Réveillez-vous et n'ayez pas peur». Or voici que de nouveau il parle de réveil. Je vous invite à appliquer l'une sur l'autre ces deux phrases : «Réveillez-vous et n'ayez pas peur» et «jusqu'à ce que le fils de l'homme se soit réveillé d'entre les cadavres». Ils ont été associés à Jésus. Devenus ses compagnons, ils ont à sortir de la peur, comme aussi bien d'ailleurs lui-même, le fils de l'homme, doit d'abord être réveillé du monde des cadavres.

En somme, la vision ne pourra être communiquée en toute vérité que lorsque le fils de l'homme se sera réveillé d'entre les cadavres. Mais - et c'est peut-être ça le plus important - cette vision ne pourra être communiquée que par des hommes qui seront sortis de leur peur. Car la peur est aux cadavres ce qu'ils sont, eux, au fils de l'homme. Le fils de l'homme rendra cette vision réalité. Il en fera un événement réel par son réveil d'entre les morts. Mais alors, tout restera encore à faire par ceux qui étaient avec lui. A eux de ne pas seulement voir, à eux de parler. Oui, mais pour parler, ils devront être sortis de leur peur.

En d'autres termes, le message qu'ils ont à transmettre n'a pas grand chose à voir avec une information dont on ferait le reportage. Il ne pourra passer que s'il a, en quelque sorte, une double garantie : d'une part, celle d'un événement qui ne lui est pas encore arrivé à lui, Jésus, et, d'autre part, la garantie de l'équivalent de cet événement, qui n'arrivera qu'à lui, et qui est leur sortie de la peur. Sortir de la peur, c'est être réveillé d'entre les cadavres.

*

Je vous disais que nous aurions à revenir sur la phrase si simple et si pleine que Pierre avait dite : «Seigneur, il est bon que nous soyons ici». Tout à l'heure, il l'avait rapetissée lorsqu'il semblait ne l'avoir dite que pour offrir ses services. Maintenant, nous pouvons comprendre : «Quelle chance nous avons d'être ici !» Ici, pas là, ici ! Leur présence ici, où ils se trouvent, la voilà heureuse, mais pour eux ! Il est bon que nous soyons aussi de la partie. Il est bon que ça ne t'arrive pas qu'à toi. Notre bonheur n'est pas séparable du tien ! Il faut, pour bien entendre le «il est bon», le comprendre avec tout le commentaire qui est fourni par la suite de l'événement. Quand quelqu'un dit ici, il ne désigne pas un autre lieu que celui où il se trouve. Donc ici, ici même, quelque chose de bon se passe : c'est que nous ayons à nous réveiller de notre peur. Nous avons quelque chose à entendre de Jésus : «Ecoutez-le». Soit ! Mais qu'est-ce qu'il dit ? Ce qu'il dit est très simple : «Réveillez-vous et n'ayez pas peur». Voilà en quoi consiste la consigne qu'il donne et cette consigne est la version, à notre usage, de l'événement qui lui arrivera de se réveiller d'entre les cadavres.

29 février 1996

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