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... Pour être éprouvé par le diable

«Alors Jésus fut emporté dans le désert par le Souffle, pour être éprouvé par le diable. Et, ayant je–né quarante jours et quarante nuits, après il eut faim. Et, s'étant avancé, l'éprouvant lui dit : «Si tu es fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains.» Mais lui, ayant répondu, dit : «Il est écrit : Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort par la bouche de Dieu.» Alors le diable le prend avec [lui] dans la Ville sainte, et il le place sur le pinacle du Temple, et il lui dit : «Si tu es fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit ceci : A ses messagers il fera des prescriptions pour toi, et sur des mains ils te porteront, pour que tu ne heurtes pas ton pied à une pierre.» Jésus lui déclara : «Il est écrit encore : «''Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu''.» Le diable le prend encore avec [lui] dans une très haute montagne, et il lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire, et il lui dit : «Tout cela, je te le donnerai si, étant tombé, tu m'adores.» Alors Jésus lui dit : «Va-t-en, Satan ; car il est écrit : C'est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras et c'est à lui seul que tu rendras un culte.» Alors le diable le laisse, et voici que des messagers s'avancèrent et ils le servaient.»


Matthieu IV, 1-11

C'est une épreuve. Une épreuve, nous l'organisons, nous la montons, pour faire apparaître ce qui, dans les conditions habituelles de l'existence, n'est pas sensible. Chaque fois que l'épreuve nous saisit, ou chaque fois que nous montons une épreuve, nous faisons en sorte que tombent des conditionnements, des manières d'être, qui sont ordinaires. D'une certaine façon, une épreuve, c'est toujours quelque chose d'artificiel, au meilleur sens de ce terme. Artificiel, oui, mais pas truqué, artificiel mais pas faux, artificiel, révélateur de ce qui est là, mais qui ne se montre pas dans l'ordinaire de la vie.

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«Alors Jésus fut emporté dans le désert par le Souffle». Un grand coup de vent enlève tous les échafaudages. Pour être éprouvé, et «pour être éprouvé par le diable». Ne cherchons pas d'autres définitions du diable que celle qui nous est proposée ici par la fonction qu'il remplit. Le diable, c'est celui qui, par excellence, éprouve, celui qui permet que se révèle quelque chose qui était caché.

Mais cette épreuve, le diable ne l'aborde pas sans former une question, comme s'il attendait de l'épreuve une réponse à une interrogation dont il est, lui, le maître. Nous avons entendu à deux reprises : «Si tu es fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains» puis, une deuxième fois : «Si tu es fils de Dieu, jette-toi en bas».

Nous observerons que, lorsqu'il revient, pour la troisième fois, il n'aborde pas Jésus avec ce préalable. Est-il convaincu que, décidément, il n'est pas fils de Dieu, ou, au contraire, a-t-il découvert ce que c'était qu'être fils de Dieu ? En est-il convaincu au point qu'il peut maintenant s'appuyer sur cette révélation et, néanmoins, continuer l'épreuve ? Il est peut-être difficile de répondre avec sûreté à toutes ces questions.

Quoi qu'il en soit donc de la question posée par le diable, très tôt nous apprenons que le débat se situe sur le plan de la vie, c'est-à-dire, aussi, de la mort. La question est de savoir, qu'il soit ou non fils de Dieu, ce qui fait vivre Jésus.

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D'être situé au désert a permis à Jésus d'être dépouillé de toute ressource : «Et, ayant je–né quarante jours et quarante nuits, après il eut faim». Ce dépouillement est lui-même révélateur, déjà. En effet, c'est au terme de ce je–ne que Jésus peut révéler quelque chose de ce qu'il est, lorsque les échafaudages sont tombés du fait de la faim : «après il eut faim». Ainsi, ni l'environnement habituel, ni même le désert, rien du cadre dans lequel se passe l'existence de Jésus, n'est pour lui une source de vie. La vie pour lui n'est pas nourrie par ce qui l'entoure, pas même par le désert. Le désert présente cependant, par rapport à des lieux plus familiers, cet avantage de faire surgir quelque chose qui d'ordinaire n'apparaît pas avec la même force : que Jésus est un être qui a faim.

La vie se signale d'abord par un manque. Jésus n'apparaît pas ici comme quelqu'un de fort, mais comme une faiblesse au milieu du monde. Ce qu'il découvre et fait découvrir à son interlocuteur, comme aussi bien aux lecteurs que nous sommes, c'est que l'être qu'il est, qui a faim, ne peut se donner à lui-même ce qui comblerait sa faim. C'est par la faim qu'il éprouve, qu'il ressent sa dépendance par rapport à ce qui pourrait la combler.

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C'est sur ce point précis que porte la première attaque du diable : «Si tu es fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains». Comme si d'être fils de Dieu le rendait son propre maître, le faisait souverain !

Or, ce que nous lisons, c'est ce que lui-même a lu et que nous pouvons lire, aussi bien que lui, car c'est écrit pour lui, mais aussi pour n'importe qui d'entre nous. Ce qui est écrit, c'est que : «Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort par la bouche de Dieu La faim, sans doute, fait lever un appel à une nourriture, une nourriture qui soutienne l'organisme. Mais la faim révèle aussi que, dans le cas de l'être humain, la satisfaction n'est donnée que par quelque chose qui, apparemment, n'est pas de la nourriture : la faim n'est rassasiée que par de la parole. La faim signale que ce dont on a besoin, c'est d'un pain qui parle.

L'homme est ainsi fait que c'est de la parole qui peut satisfaire sa faim, et non pas seulement du pain, mais de la parole portée, poussée à sa plus haute puissance : «de toute parole qui sort par la bouche de Dieu.» Non seulement il n'est pas souverain pour se faire à lui-même son pain ; non seulement il attend une parole (et une parole est toujours dite par un autre), mais, bien plus, ce qui fait vivre l'homme, c'est une parole qui vient de quelqu'un d'autre qui, lui aussi, parle et qu'il appelle : Dieu. Jésus a répondu, si j'ose dire (et vous comprendrez que ce n'est pas péjoratif !), en récitant sa leçon, apprise dans l'Ecriture. C'est de lui qu'il a parlé, mais aussi de quiconque sait lire, c'est-à-dire aussi bien de vous que de moi. C'est écrit pour lui, c'est écrit pour nous.

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Ceci ne va pas du tout échapper à son interlocuteur. Le diable accepte de continuer le débat au sujet de l'Ecriture. Cette fois-ci, il est l'introducteur de Jésus en un lieu sacré : il «le prend avec [lui] dans la Ville sainte, et il le place sur le pinacle du Temple». C'est du dedans, de l'intérieur et du sommet de ce qu'il y a de plus saint que s'engage un débat sur l'Ecriture. D'une certaine façon, si l'on prend les choses d'un point de vue matériel, l'un et l'autre en savent autant. L'un et l'autre vont invoquer l'Ecriture. Le diable ne trafique pas du tout le texte qu'il cite. Aussi bien Jésus ne le contestera pas, en lui reprochant, par exemple, d'avoir arrangé le texte.

«Il lui dit : "Si tu es fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit ceci : A ses messagers il fera des prescriptions pour toi, et sur des mains ils te porteront, pour que tu ne heurtes pas ton pied à une pierre".» Le diable entend l'Ecriture à sa façon et il comprend que Jésus, en définitive, n'a rien à craindre de la mort. Elle ne peut pas l'atteindre. Donc, il peut jouer avec elle. «Jette-toi en bas». Et de fait, c'est écrit.

Ecoutons la réponse de Jésus : «Jésus lui déclara : "Il est écrit encore : Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu".» Nous ne méditerons jamais assez sur cette joute autour de l'Ecriture. L'un l'entend d'une façon et l'autre l'entend d'une autre façon. Autrement dit, la lumière de l'Ecriture n'est pas dans l'Ecriture. Ce qui fait la vérité de l'Ecriture, c'est la lecture que nous faisons de l'Ecriture. Matériellement prises, les deux phrases citées sont vraies.

Ce que répond Jésus, c'est qu'il ne faut pas retourner la situation. Vous avez remarqué que dans la réponse qu'il fait, le même mot revient, que nous avions déjà rencontré au tout début de ce passage, le mot d'épreuve. En somme, l'épreuve, soit, ça va pour Jésus, ça va pour l'homme, mais mettre Dieu à l'épreuve, ça ne va pas ! Ce serait douter de lui.

Or, douter de Dieu, ce serait douter de la foi que nous mettons en lui et donc, finalement, de notre propre force ou, plutôt, de la force de la foi. Il y a là quelque chose d'extraordinaire. «Il est écrit encore : «Tu ne mettras pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu».» Pourquoi ? Mais parce que mettre Dieu à l'épreuve, ce serait supposer que nous avons avec lui un autre rapport que le rapport de foi. Et supposer que nous avons avec lui un autre rapport que le rapport de foi, ce serait douter de cette prodigieuse force qui est déposée en nous et qui consiste en ceci : être capable d'ouvrir à Dieu un crédit sans réserve. Or ce que l'Ecriture révèle, c'est cette merveille de l'humanité : le pouvoir de faire confiance absolument. C'est cela, en définitive, que revendique Jésus à l'encontre de la comptabilité du diable.

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Cette fois, nous entrons en pleine nature. Au départ, il y avait le désert. Maintenant, c'est la montagne. Mais ce n'est pas seulement la montagne, c'est aussi l'immensité du monde habité, organisé, sur lequel règne du pouvoir.

«Le diable le prend encore avec [lui] dans une très haute montagne, et il lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire, et il lui dit». L'Ecriture, le diable maintenant a compris, sans doute, qu'il la maniait fort mal. Il se contente de dire : «Tout cela, je te le donnerai si, étant tombé, tu m'adores.» Au fond, j'ai un cadeau à te faire, mais il n'ira pas sans une chute : «Si, étant tombé, tu m'adores», je te donnerai, quoi donc ? Tout cela ! Je te donnerai tout ce qui permet d'exercer du pouvoir. Je te permettrai, alors, d'être le maître du pouvoir ? Ou bien d'être dominé par le pouvoir que je t'aurai donné ?

Si, en lisant ce propos du diable, je peux formuler cette alternative, c'est évidemment parce que j'ai déjà lu la suite. Car c'est la suite, c'est-à-dire la réponse de Jésus, qui nous permet d'entendre ce qu'est ce pouvoir. Si ce pouvoir est donné, ne va-t-il pas supprimer chez celui qui en sera le détenteur, quelque chose qu'il faut bien appeler d'un nom qui n'est pas dans le texte, mais sans lequel on ne peut rien comprendre : est-ce que la possession du pouvoir ne va pas supprimer la liberté du possesseur ?

Car c'est bien le sens de la réponse que fait Jésus : «Jésus lui dit : "Va-t-en, Satan ; car il est écrit : C'est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras et c'est à lui seul que tu rendras un culte" Adorer le donateur du pouvoir, rendre un culte au pouvoir ou à celui qui prétend le donner, c'est restreindre l'amplitude de l'homme. L'homme est fait pour adorer autre chose ou quelqu'un d'autre que ce qui lui est montré. Quelle mesquine idée de l'homme se fait le diable ! Quelle immense idée de l'homme propose Jésus !

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S'il en va ainsi, le diable n'a plus rien à faire avec Jésus. «Alors le diable le laisse», l'abandonne, le laisse tomber.

Mais, à sa place, reviennent ces personnages qu'on appelle, quand on ne traduit pas, des anges, mais, quand on traduit, des messagers. Voilà que Jésus est rendu à la saine et heureuse condition de l'homme. On ne nous dit pas s'il a trouvé du pain, mais il a trouvé des êtres qui lui portent des messages.

Jésus avait déclaré au début : «Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort par la bouche de Dieu.» Et voilà que Jésus est remis, pour finir, dans le circuit de la communication, où l'on vit des nouvelles que l'on reçoit. «Et voici que des messagers s'avancèrent et ils le servaient.» Un plat de pain ? un plat de paroles ? de paroles qui sortent en passant par la bouche de Dieu !

22 février 1996

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