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Mis à l’épreuve par le Diviseur

«Jésus, plein d’un souffle saint, se détourna du Jourdain, et il était conduit dans le souffle dans le désert, quarante jours mis à l’épreuve par le Diviseur. Et il ne mangeait rien en ces jours et, ceux-ci ayant été jusqu’au bout, il eut faim. Le Diviseur lui dit: «Si tu es fils de Dieu, dis à cette pierre qu’elle devienne du pain.» Et Jésus répondit à son adresse: «Il est écrit ceci: Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme.» Et, l’ayant conduit en haut, il lui montra tous les royaumes de la (terre) habitée en un point de temps. Et le Diviseur lui dit: «C’est à toi que je donnerai toute cette puissance et leur gloire, parce que c’est à moi qu’elle a été donnée par transmission, et à qui je veux, je la donne. Toi donc, si tu te prosternes en face de moi, elle sera toute à toi.» Et, ayant répondu, Jésus lui dit: «Il est écrit: Pour le Seigneur, ton Dieu, sera ta prosternation, et à lui seul sera ton culte.» Il le conduisit à Jérusalem et il le fit se tenir sur le pinacle du Temple, et il lui dit: «Si tu es fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas. Car il est écrit ceci: A ses messagers il est prescrit à ton sujet de te garder, et ceci: Sur des mains ils te soulèveront, pour que tu ne heurtes ton pied à une pierre.» Et, ayant répondu, Jésus lui dit ceci: «Il est dit: Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur, ton Dieu.» Et, ayant été jusqu’au bout de toute mise à l’épreuve, le Diviseur le quitta jusqu’à un moment fixé.»


Luc IV, 1-13

Pour nous préparer à la traversée de ce passage, je voudrais commencer par appeler votre attention sur quelques traits que nous rencontrons à la surface même du texte.

Bien entendu, nous avons reconnu qu’à trois reprises revenait le verbe «conduire»: « ''il était conduit dans le souffle dans le désert''». (Je n’ai pas trouvé le moyen de montrer que les deux «dans» sont identiques. Nous n’apprenons pas qu’il a été conduit au désert mais que, dans le désert, à l’intérieur du désert, il était conduit aussi dans le souffle). Un peu plus bas, nous lisons: «l’ayant conduit en haut» et, enfin,: «Il le conduisit à Jérusalem».

Dès le début, nous lisons: «quarante jours mis à l’épreuve par le Diviseur» et, vers la fin, «Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur, ton Dieu.» «''''Et, ayant été jusqu’au bout de toute mise à l’épreuve». J’ai préféré ce terme de «mise à l’épreuve» à celui, plus habituel, de «tentation», parce que le mot qui est dans le texte original signifie d’abord «vérifier», «faire une expérience pour voir si».

J’ai traduit le nom grec de l’interlocuteur de Jésus par «Diviseur» et non pas par «Diable». En réalité, j’ai ainsi vraiment traduit. Car le mot «diable» signifie «celui qui envoie de la division». Dans notre mot «diable», en français, le «dia» peut encore évoquer de la division, mais la fin du mot ne nous fait pas penser qu’il est celui qui va fendre, disjoindre.

Vous avez observé, bien sûr, qu’à deux reprises, au début et vers la fin, le Diviseur s’adresse à Jésus pour lui dire: «Si tu es fils de Dieu» mais, entre ces deux mises à l’épreuve, puisqu’il y en a trois, cet argument n’est pas invoqué.

Vous avez aussi certainement remarqué l’importance de l’Ecriture. C’est Jésus qui, dans la première mise à l’épreuve, répond en disant: «Il est écrit ceci: Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme.»C’est encore lui, Jésus, qui, lors de la deuxième mise à l’épreuve, en appelle à l’Ecriture.: «Il est écrit: Pour le Seigneur, ton Dieu, sera ta prosternation, et à lui seul sera ton culte.» Lors de la troisième mise à l’épreuve, Jésus et le Diviseur se partagent l’appel à l’Ecriture. C’est même le Diviseur qui commence à mettre l’Ecriture en avant, comme pour justifier ce qu’il vient de dire: «Car il est écrit ceci: A ses messagers il est prescrit à ton sujet de te garder, et ceci: Sur des mains ils te soulèveront, pour que tu ne heurtes ton pied à une pierre.» Je vous signale au passage d’ailleurs que la pierre avait déjà été présente. Nous avions lu: «dis à cette pierre qu’elle devienne du pain». Mais, revenons à cette troisième mise à l’épreuve. Après ces deux citations de l’Ecriture, c’est Jésus qui répond au Diviseur en lui disant: «Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur, ton Dieu». Invoque-t-il l’Ecriture? Sans doute, mais l’Ecriture qu’il invoque, il l’introduit non pas en disant: «il est écrit», mais «il est dit».

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«Jésus, plein d’un souffle saint, se détourna du Jourdain, et il était conduit dans le souffle dans le désert (à l’intérieur du désert), quarante jours mis à l’épreuve par le Diviseur». D’emblée, le souffle est présenté comme ce qui remplit Jésus. Mais le désert, à l’intérieur duquel le souffle le conduit, est, comme tout désert, le lieu du vide. Ainsi se dessine, si nous le voulons bien, dès le début, un mouvement par lequel Jésus quitte un lieu pour un autre, pour un lieu de solitude, de vide, mais - et voilà qu’une énigme nous est présentée d’emblée - il y est conduit par le souffle dont il est plein. Peut-être cette conjonction entre une plénitude qui l’habite et, d’autre part, la solitude des lieux permet de comprendre que surgisse une épreuve. Il a beau être plein: comme il est dans le désert, dans le vide, une épreuve surgit.

Cette épreuve provient de celui qui a pour fonction de diviser. Diviser qui de qui? quoi de quoi? Le Diviseur vérifie quelque chose en Jésus. L’épreuve dure un certain temps, quarante jours, qui sont présentés comme une plénitude de temps, puisque nous lisons aussitôt après: «Et il ne mangeait rien en ces jours et, ceux-ci ayant été jusqu’au bout, il eut faim». Même entrelacement de pénurie et de plénitude: plein des jours qui arrivent jusqu’à leur terme, absence de nourriture. Dans le temps de ces quarante jours, qui vont jusqu’au bout, tout culmine dans la faim.

Il était important que, dès le départ, nous observions ce contraste entre du plein et du vide. Nous allons pouvoir nous demander : est-ce que le Diviseur va séparer Jésus de sa faim ou, au contraire, renforcer sa faim? Bref, ce terme de Diviseur est très ambigu.

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«Le Diviseur lui dit: "Si tu es fils de Dieu, dis à cette pierre qu’elle devienne du pain.. En vérité, c’est une épreuve pour qui? Tout nous laisse penser que c’est une épreuve pour Jésus. Mais, quand nous lisons: «Si tu es fils de Dieu, dis à cette pierre qu’elle devienne du pain.», nous pouvons penser que c’est peut-être une épreuve pour le Diviseur lui-même. Il veut s’assurer (car, au fond, il en doute peut-être; en tout cas, il veut le vérifier) si son interlocuteur est fils de Dieu. Le Diviseur estime qu’il fera la preuve qu’il est fils de Dieu s’il dit à cette pierre qu’elle devienne du pain.

En rigueur de termes, nous ne savons pas s’il s’attend à ce que Jésus puisse faire d’une pierre du pain. Nous ne savons pas s’il va de soi, pour le Diviseur, que Jésus en est capable ou incapable. Ce qu’il lui demande, c’est une transformation magique, qui dispense des longues élaborations qui conduisent à faire du pain. Il se situe dans la magie et dans ce qui est propre à la magie, dans l’immédiat. Sans médiation, magiquement, on peut passer de ce qui est un élément dur et solide du monde physique à ce qui est nutritif, à un aliment.

«Et Jésus répondit à son adresse: "Il est écrit ceci: Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme. La réponse de Jésus est décalée par rapport à l’injonction que vient de lui adresser le Diviseur. Jésus ne retient que le mot pain, il laisse de côté l’éventuelle transformation de la pierre en pain. «Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme.»

Par cette mise à l’épreuve nous apprenons ce que c’est que vivre. Vivre a pour frontière la mort. Or, c’est dans les parages de la mort que nous étions d’emblée introduits. Au désert, Jésus ne mangeait rien. Comment vivre sans manger? Avoir faim, c’est le signal avant-coureur que l’on est en danger de ne plus vivre. Ce qui est écrit, c’est que, bien sûr, l’homme vivra de pain, mais pas de pain seul. Ici, Jésus élabore la notion de vie, et de vie humaine.

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Le Diviseur a bien entendu la portée de la réponse. «Et, l’ayant conduit en haut, il lui montra tous les royaumes de la (terre) habitée en un point de temps.» S’il y a autre chose que du pain pour faire vivre l’homme, présentons autre chose que du pain. Est-ce que cette autre chose ne serait pas, non plus de l’ordre physique, mais de l’ordre social, voire de l’ordre politique? Est-ce que cette autre chose, qui fait la vie humaine, ne serait pas d’un autre ordre que ce qui est naturel? Est-ce que ce ne serait pas la culture? Et la culture en tant qu’elle est une puissance sur le monde?

Avec quarante jours, on avait fait le plein du temps avant d’en venir à avoir faim. Cette fois-ci, un point de temps, un seul instant suffit, et tous les royaumes de la terre habitée sont là, sous le regard de Jésus.

«Et le Diviseur lui dit: "C’est à toi que je donnerai toute cette puissance et leur gloire, parce que c’est à moi qu’elle a été donnée par transmission, et à qui je veux, je la donne. Toi donc, si tu te prosternes en face de moi, elle sera toute à toi. Cette puissance est possédée, détenue. Elle est la propriété de quelqu’un. Puissance et possession de la puissance ont partie liée. Une puissance qui serait là, tout simplement, qu’on se contenterait de regarder et qui n’appartiendrait pas à quelqu’un, est-ce encore une puissance?

Observons quel usage le Diviseur fait du verbe donner. «C’est à toi que je donnerai toute cette puissance et leur gloire». Et pourquoipuis-je faire ce don? «parce que c’est à moi qu’elle a été donnée par transmission». La traduction est très lourde. Son avantage est de réintroduire le verbe qui est dans le texte original, le verbe donner et de faire apparaître que ce verbe est associé à un préverbe. En traduisant par «parce que c’est à moi qu’elle a été transmise», on ne saisirait pas que le Diviseur est en train de malmener la notion de don, de la pervertir. Pourquoi? Mais parce qu’il demande que le don soit payé. Nous sommes à mille lieues d’un don gratuit. Tout se paie. «Toi donc, si tu te prosternes en face de moi, elle sera toute à toi.»Oui, mais il faut pour cela que tu fasses allégeance à moi-même, que tu te vendes à moi.

Jésus répond: Il «lui dit: "Il est écrit: Pour le Seigneur, ton Dieu, sera ta prosternation, et à lui seul sera ton culte".» Lui seul. Nous avions lu déjà: «Ce n’est pas de pain seul». C’est comme si Jésus disait au Diviseur: ce que je peux dépenser pour avoir quelque chose, ce n’est pas à toi que je vais l’accorder. Ce n’est pas à toi que je vais offrir ma prosternation et mon culte.

Ce n’est pas à toi. Qu’est-ce que «toi», ici? Car quand nous lisons: «Pour le Seigneur, ton Dieu, sera ta prosternation, et à lui seul sera ton culte», est-ce à lui-même que Jésus parle ou n’est-ce pas aussi au Diviseur, qui est làdevant lui ? C’est écrit pour toi comme pour moi. Or, l’écrit s’adresse à qui le lit, et tu peux le lire comme moi.

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Le Diviseur entend la leçon. «Il le conduisit à Jérusalem et il le fit se tenir sur le pinacle du Temple, et il lui dit: "Si tu es fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas. Le Temple, c’est le lieu du Seigneur Dieu, ce Seigneur Dieu qui avait été introduit par les propos de Jésus: «Pour le Seigneur, ton Dieu». Le Diviseur place Jésus en une position où il ne fait qu’un avec le Temple. Le pinacle en est l’extrême pointe. Jésus fait corps avec le sommet du Temple, il le continue et le termine.

«Si tu es fils de Dieu» revient. Le Diviseur veut être au net sur celui auquel il parle. En déclarant: «si tu es fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas», il montre qu’il veut vérifier si le fils de Dieu que serait son interlocuteur va en mourir. Aussi bien est-ce lui qui, maintenant, avance un argument scripturaire: «Car il est écrit ceci: A ses messagers il est prescrit à ton sujet de te garder, et ceci: Sur des mains ils te soulèveront, pour que tu ne heurtes ton pied à une pierre.» Nous retrouvons le sol, d’où nous étions partis tout à l’heure, avec la pierre, cette pierre qu’on voulait transformer en pain. Maintenant, c’est la pierre sur laquelle Jésus pourrait se cogner. Le Diviseur suppose qu’un fils de Dieu coupe à la mort. Pour un fils de Dieu, pas question de mourir! La preuve: les citations scripturaires.

«Et, ayant répondu, Jésus lui dit ceci: "Il est dit. Je ne dis pas qu’il conteste l’Ecriture, mais en employant le verbe dire, Jésus situe l’Ecriture au présent de l’événement. Il est dit à toi, comme à moi, une parole nous est adressée: «Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur, ton Dieu.» Il conteste la situation même dans laquelle ils étaient tous les deux, depuis le début. Tu as poussé jusqu’au bout la mise à l’épreuve. Maintenant, nous avons atteint, toi et moi, le summum de l’épreuve. C’est la mise à l’épreuve elle-même, indépendamment des objets sur lesquels elle portait(le pain, les royaumes), c’est le fait même de mettre à l’épreuve qui est à exclure. «Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur, ton Dieu.» C’est vrai pour toi, c’est vrai pour moi. Voilà ce que tu voudrais me faire oublier à moi, Jésus. Quoi qu’il arrive de moi, que je meure ou ne meure pas de me jeter du haut du Temple, peu importe. L’important, c’est de ne pas mettre à l’épreuve le Seigneur ton Dieu, le mien et le tien. C’est la mise à l’épreuve elle-même qui est de trop.

Ayant fait cela, le Diviseur avait vraiment «été jusqu’au bout de toute mise à l’épreuve». Dans ce temps complet du désert, tout avait été fait. Oui, mais, si complet qu’ait été ce temps, il continue quand même. Car le Diviseur le quitte «jusqu’à un moment fixé», où il reviendra, pour remplir sa fonction de diviseur, pour briser l’alliance.

1er mars 2001

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