En faiblesse, en crainte et en beaucoup de tremblement
«Moi aussi, quand je suis venu chez vous, frères, ce n'est pas avec une supériorité de parole ou de sagesse que je suis venu vous annoncer le témoignage de Dieu. Car je n'ai pas jugé savoir quelque chose en vous, sinon Jésus Christ, et celui-ci crucifié. Moi aussi, c'est en faiblesse, en crainte et en beaucoup de tremblement que je fus chez vous. Et ma parole à moi et ma proclamation à moi [n'étaient] pas en paroles persuasives de sagesse, mais en démonstration d'esprit et de puissance, afin que votre foi à vous ne fût pas en sagesse des hommes, mais en puissance de Dieu.»
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Nous allons ce soir nous placer d'emblée au point auquel la lecture nous fera parvenir. D'entrée de jeu, je vais vous dire en quelques mots le point d'aboutissement du travail que nous ferons ensuite.
Pourquoi je procède ainsi ce soir ? Parce que j'ai bien conscience que le trajet que nous faisons au travers d'un texte a pour objectif de nous conduire à une sorte de point de juste lumière qui, une fois que nous l'avons atteint, peut nous éclairer. Non seulement éclairer le texte mais, un peu à la manière d'une lumière que nous aurions introduite en nous, illuminer notre propre existence.
Plaçons-nous donc aussitôt au terme du chemin. Tout à l'heure, quand nous aurons parcouru le texte, voici ce que je vous dirai et que je vous dis déjà.
Il y a "moi" et "vous". Mais aussi longtemps que nous disons "moi" et "vous", d'une certaine façon, nous mettons "moi" à côté de "vous" aussi bien que nous disjoignons "moi" de "vous". Ce petit mot "et" consiste tout autant à joindre qu'à distinguer, sinon à séparer.
Or, nous ne restons pas à cette juxtaposition ou à cette séparation de "moi" et de "vous". Au cours du travail que nous allons faire, nous découvrirons que nous passons de "moi et vous" à "moi avec vous". Mais, "moi avec vous", où donc ? En quel lieu, en quel endroit ? Où sommes-nous ensemble ? Où moi est-il avec vous ?
La réponse à ces questions, nous pouvons la formuler tout de suite. "Moi avec vous", nous sommes en un même lieu qui peut se caractériser par le terme de faiblesse.
Or, en ce lieu où nous sommes ensemble, nous ne sommes pas seuls car en ce lieu de faiblesse se trouve un autre, celui qui est attendu, le Messie, le Christ : c'est le lieu du Christ, mais du Christ sur la croix.
Et pourquoi n'en restons-nous pas à dire "moi et vous" ? Pourquoi allons-nous jusqu'à dire "moi avec vous" et, surtout, pourquoi le lieu de cette rencontre est-il un lieu de faiblesse caractérisé par la présence avec nous du Christ, lui aussi dans l'extrême de la faiblesse, c'est-à-dire sur la croix ?
Voici la raison. En nous rejoignant ainsi, en étant ensemble, en ce lieu de faiblesse, qui est le lieu de celui qui est attendu, nous pouvons rejoindre ensemble, "vous avec moi", le lieu de la puissance d'un autre, le lieu où s'exerce la puissance de Dieu.
Voilà à quoi nous aboutirons tout à l'heure ! Mais pour que ce que je viens de vous dire ne soit pas gratuit, je veux maintenant que nous fassions ensemble le chemin qui conduit jusque là. Lorsque nous aurons fait la route, je ne dirai pas autre chose que ce que je viens de dire, mais nous l'entendrons sûrement autrement et peut-être même serai-je amené à dire, moi aussi, les mêmes choses mais autrement.
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"Moi aussi". C'est, à l'évidence, ce que le texte original nous impose de lire. La plupart des traductions lisent "quant à moi", "et moi", "de mon côté". En fait, la traduction qui s'impose, c'est : "Moi aussi". Et il est d'autant plus important de le reconnaître que, quelques lignes plus bas, la même tournure revient "Moi aussi".
Moi, en plus de quelqu'un d'autre, en plus de qui donc ? De vous. "Moi aussi, quand je suis venu chez vous, frères, ce n'est pas avec une supériorité de parole ou de sagesse que je suis venu". J'entends bien pourquoi certains hésitent à traduire comme je le fais car ils tiennent le raisonnement suivant qui n'a qu'une apparence de bon sens : c'est moi qui suis venu chez vous, mais on ne peut pas dire "moi aussi" car vous, vous n'êtes pas venus puisque c'est chez vous que je suis venu, ce qui est parfaitement exact. Aussi bien s'agit-il de savoir sur quoi porte ce "aussi". Venir chez vous ce fut mon fait, c'est entendu, ce n'est pas vous qui êtes venus chez vous. Sans doute. Il reste que, quand je suis venu chez vous, moi aussi, tout comme vous, je n'ai pas excellé dans la sagesse, pas plus que vous-mêmes. "Frères" : moi aussi, je vous ai été fraternel quand je suis venu chez vous. Fraternel, dans quel ordre ? Sûrement pas dans un ordre qui nous aurait, vous, et moi aussi, placés dans un degré d'élévation, de supériorité. Je ne suis pas venu jusqu'à vous dans un autre ordre que celui où, vous aussi, vous vous trouvez. "Quand je suis venu chez vous, frères, ce n'est pas avec une supériorité de parole ou de sagesse". Si vous le voulez, on peut voir dans cette manière de s'exprimer, une tournure par laquelle l'écrivain emploie deux mots qu'il met sur le même plan alors que l'un des deux est plutôt le complément de l'autre : je ne suis pas venu chez vous avec une supériorité de parole de sagesse. Ce n'est pas en parlant en sage que je suis venu chez vous.
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Qu'est-ce que je suis venu faire chez vous ?
"Je suis venu [chez vous] vous annoncer le témoignage de Dieu". Expression difficile à entendre, qui se présente sous une forme apparemment obscure. Mais peut-être nous suffira-t-il de développer l'obscurité de cette expression pour en faire jaillir la lumière. Le témoignage de Dieu peut s'entendre, en effet, comme le témoignage que je venais chez vous rendre sur Dieu ou le témoignage qu'ainsi Dieu lui-même rendait. Ne choisissons pas entre l'une ou l'autre des significations de cette expression. Si je suis venu sans emprunter la supériorité d'une parole de sagesse, c'est parce que je venais témoigner sur Dieu et c'est aussi parce que, dans ma façon de parler, quand j'évitais la supériorité d'une parole de sagesse, à ce moment là, Dieu en personne pouvait témoigner, parler à la barre. Car c'est bien cela ce que fait le témoin.
"Car je n'ai pas jugé savoir quelque chose en vous, sinon Jésus Christ, et celui-ci crucifié." Je m'explique : voilà le sens du "Car". Si je vous dis ce que je viens de vous dire, c'est parce que, en effet, je n'ai pas jugé. Il s'agit du jugement que j'ai porté (nous venons de reconnaître que nous étions dans un climat de procédure). Quant à moi, quant à la déposition que j'avais à faire sur Dieu, ou quant à la déposition que je jugeais que Dieu faisait, j'ai été conduit à ignorer tout sauf Jésus Christ, et celui-ci crucifié.
Nous rencontrons pour la première fois une tournure, qui va revenir avec une insistance lancinante. Il serait plus élégant de traduire : "je n'ai pas jugé savoir quelque chose parmi vous sinon Jésus-Christ, et celui-ci crucifié". Mais si nous traduisions ainsi le mot qui se présente là, nous nous serions privés d'un maillon important dans l'enchaînement des pensées de ce texte. Je n'ai pas jugé savoir en vous : vous, regardé comme un lieu, vous, considéré comme un espace, ou, si vous préférez, comme un contenant dans lequel il y a quelque chose ou quelqu'un. Que ce "en vous" soit à entendre comme la singularité des personnes les unes à côté des autres, ou comme l'assemblée que vous formiez, en un certain sens, peu importe.
Nous touchons ici à un mouvement de pensée très important. Si j'ai écarté le discours de la sagesse, c'est parce que j'ai jugé que j'avais à savoir quelqu'un qui est en vous, j'avais à atteindre une réalité, dont vous êtes les porteurs, dont vous êtes les contenants, qui réside en vous. Donc, je n'ai pas jugé savoir, à l'intérieur de chacun de vous ou au milieu de l'assemblée que vous formiez, rien d'autre que Jésus Christ, et Jésus Christ sur la croix. Si Paul juge ainsi, c'est parce qu'il trouvait Jésus Christ, et Jésus Christ sur la croix, chez ceux à qui il parlait. La parole de sagesse l'aurait fait passer à côté de cette faiblesse.
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Maintenant, peut-être comprenons-nous mieux la reprise de ce "Moi aussi". "Moi aussi, c'est en faiblesse, en crainte et en beaucoup de tremblement que je fus chez vous." Il ne s'agit plus maintenant de venir. C'est un autre verbe, le verbe être, qui maintenant est employé pour signifier non le mouvement que l'on suit pour se rendre quelque part, mais le résultat de ce mouvement. "Moi aussi". Est-ce que c'est moi comme vous ? Oui, sans doute mais moi aussi, comme celui dont je viens de parler, moi aussi, comme Jésus Christ, et celui-ci crucifié. Autrement dit, j'ai résidé chez vous comme en un croisement de chemins. Nous nous sommes rencontrés, à cette croix du chemin, sur la croix, vous, moi et Jésus Christ. Jésus Christ en qui est rendu ce qui a été appelé "témoignage de Dieu" : à la fois témoignage sur Dieu et témoignage que Dieu lui-même rendait.
Alors moi aussi, je fus chez vous, quand j'y suis arrivé, "en faiblesse, en crainte et en beaucoup de tremblement". Plus on avance dans la qualification de la façon d'être, plus on atteint ce qu'il y a de physique. La faiblesse, c'est encore une désignation très générale. La crainte, c'est une façon morale de ressentir. Beaucoup de tremblement : c'est le corps lui-même qui est atteint. Ce qui me contenait, c'était faiblesse, crainte, et beaucoup de tremblement. Je n'étais pas habité par, mais j'habitais, je résidais en faiblesse, en crainte et en beaucoup de tremblement.
Quand donc il s'est agi de parler, de proférer des mots, de faire sortir de cette crainte, de cette faiblesse de ce tremblement quelque chose qui atteigne des oreilles et des esprits, "ma parole à moi et ma proclamation à moi [n'étaient] pas en paroles persuasives de sagesse". Reprise de ce qu'il avait écarté tout à l'heure : "ce n'est pas avec une supériorité de parole ou de sagesse" qui auraient pu, par leur propre force, emporter votre adhésion. "Ma parole à moi et ma proclamation à moi [n'étaient] pas en paroles persuasives de sagesse, mais en démonstration d'esprit et de puissance". Il n'y avait pas de force qui puisse sortir de ce que je disais. Mais de ce que je disais, sortait autre chose que ce qui convainc. N'oublions jamais que dans convaincre, il y a vaincre. Je ne suis pas venu vous vaincre. Je suis venu pour que vous soyez remplis d'un grand vent. Je suis venu pour que vous habitiez vous-mêmes, comme des puissants, en démonstration de souffle et de puissance. Si j'étais venu avec des paroles persuasives, j'aurais triomphé de vous, comme peut le faire un orateur. Mais l'éloquence fait des vaincus. Or, je suis venu, non pour faire de vous des vaincus, pas davantage pour faire de vous des vainqueurs, puisque aussi bien nous communions dans la même faiblesse, et nous n'y sommes pas seuls, un autre est avec nous, Jésus Messie. Mais je suis venu pour que, dans la parole que je vous adressais, puisse se manifester le grand vent d'une puissance.
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"Afin que votre foi à vous ne fût pas en sagesse des hommes, mais en puissance de Dieu." Votre foi à vous : nous entendons comme une réponse à "ma parole à moi et ma proclamation à moi". En définitive, nous étions, comme d'ailleurs le sont tous les humains, dans une situation où les uns s'entretiennent avec les autres. Parce que je vous parlais, et que vous entendiez, nous étions ensemble dans une même conversation, et celui qui parlait portait un témoignage. Qu'allait-il advenir de ce témoignage ? Est-ce que ceux qui l'entendaient seraient séduits par la force convaincante de l'éloquence ? Non ! Ceux qui entendaient ce témoignage, cette démonstration de souffle et de puissance, avaient comme on le fait dans une conversation, à répondre par leur foi. Or, cette réponse de foi ne pouvait pas être celle que l'on donne quand on adhère à un raisonnement qui vous a convaincus.
Oui, c'est par la faiblesse, la crainte et le tremblement et sans parole persuasive de sagesse que je me suis adressé à vous. Tel était le chemin par lequel quelque chose qu'il faut bien appeler puissance, et qu'on ne tardera pas à appeler sagesse, avait à s'exercer, mais une sagesse et une puissance qui nous unissent avec Dieu.
Au fond, tout était dit, mais pas encore développé, dès le début : "je suis venu vous annoncer le témoignage de Dieu." et sans "supériorité de parole ou de sagesse". Nous ne sommes pas restés en face les uns des autres, moi et vous, mais nous avons été dans un même lieu, et ce lieu est caractérisé par la faiblesse : c'est le lieu où la puissance de Dieu s'exerce. Nous la rejoignons, cette puissance de Dieu, dans la mesure où nous nous rejoignons vous et moi, non pas dans ce que nous avons de fort, de puissant, mais dans ce que nous avons de faible, parce que là, un autre occupe le terrain, Jésus Messie, puissance de Dieu.