Ce n’est pas à moi de le donner
«Et s’approchent de lui Jacques et Jean, les deux fils de Zébédée, en lui disant: «Maître, nous voulons que ce que nous aurons à te demander, tu le fasses pour nous.» Il leur dit: «Que voulez-vous que je fasse pour vous?» Ils lui dirent: «Donne-nous que nous soyons assis dans ta gloire, l’un à ta droite et l’autre à gauche.» Jésus leur dit: «Vous ne savez pas ce que vous demandez ''(pour vous)''. Pouvez-vous boire la coupe que, moi, je bois ou être plongé dans la plongée où, moi, je suis plongé?» Ils lui dirent: «Nous pouvons.» Jésus leur dit: «La coupe que, moi, je bois, vous la boirez, et la plongée où, moi, je suis plongé, vous y serez plongés. Mais d’être assis à ma droite ou à gauche, ce n’est pas à moi de le donner, mais pour qui cela est préparé.»
«Et s’approchent de lui Jacques et Jean, les deux fils de Zébédée, en lui disant: "Maître, nous voulons que ce que nous aurons à te demander, tu le fasses pour nous."»
Je laisse de côté l’interprétation que nous pouvons faire de cette demande, par exemple, en la trouvant exagérée, présomptueuse. Je voudrais m’attacher à la teneur même de ce qui est dit. Il y a ici l’expression d’un désir, et d’un désir conscient, volontaire. S’ils ont à demander, c’est qu’il y a en eux quelque chose qui leur manque. Mais ce manque est formulé de façon extrêmement vague. Il semble que ce qu’ils auront à demander soit indéterminé. Mais il y a aussi de l’assurance chez ces hommes. Ne disent-ils pas: «nous voulons que… tu le fasses pour nous.»?
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«Il leur dit: "Que voulez-vous que je fasse pour vous?"» Jésus semble se soumettre à la demande, laisser entendre qu’il s’incline devant celle-ci et qu’en effet il pourrait faire quelque chose pour eux, qu’il est en mesure d’agir. Il aurait pu répondre autrement. Il aurait pu dire, par exemple: «C’est entendu. Ce que vous aurez à me demander, je le ferai. Donc, inutile de le demander». Il ne dit rien de tel. Nous pouvons entendre sa réponse d’abord comme une soumission. Mais elle comporte aussi une restriction. Il les met en demeure de ne pas demander n’importe quoi. L’indétermination, présente dans la demande des deux fils de Zébédée, disparaît. Jésus, en quelque sorte, devient maître de la conversation: «que voulez-vous»? Mais il accepte cependant qu’ils veuillent. Il ne leur dit pas :«vous n’avez rien à vouloir».
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«Ils lui dirent: "Donne-nous que nous soyons assis dans ta gloire, l’un à ta droite et l’autre à gauche."» Ce qu’ils demandent, c’est un don: «donne-nous». Puisque c’est un don, celui-ci n’est pas mérité. Le propre d’un don, c’est d’être gratuit. Mais au point où nous en sommes, nous nous disons: peut-être qu’ils s’autorisent de cette demande d’un don parce qu’ils se regarderaient eux-mêmes en position de maître. Mais est-ce qu’un maître peut se tourner vers quelqu’un qui dépend de lui en lui disant «donne-nous»? Le serviteur, à plus forte raison l’esclave, ne donne rien à son maître. Il lui sert ce qu’il lui doit. Ainsi, en disant « ''donne-nous''», sans peut-être en être conscients, ces deux hommes laissent apparaître une situation qu’on ne sait trop comment définir: sont-ils souverains? sont-ils, au contraire, extrêmement dépendants? Ce qui est sûr, c’est qu’ils souhaitent partager la condition future de celui auquel ils s’adressent. Ils demandent d’être avec lui.
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Jésus leur répond: « "Vous ne savez pas ce que vous demandez (pour vous)."» Il fallait à tout prix marquer le «pour vous» afin de rendre au plus près le texte original. Il s’agit d’une demande intéressée. Jésus leur dit donc: «Vous demandez pour vous. Soit! Mais avez-vous à demander pour vous? Cette situation de demande dans laquelle vous êtes pourrait peut-être convenir si vous demandiez quelque chose, mais qui ne serait pas pour vous. Pour vous, avez-vous à demander?»
Manifestement, Jésus ne conteste pas qu’ils demandent. En revanche, c’est sur l’objet de la demande que porte son affirmation: il leur dit qu’ils ne savent pas ce qu’ils demandent.
La suite va peut-être nous faire entendre en quoi consiste cette ignorance.
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Jusqu’à présent, il avait été fait état de vouloir(«nous voulons… que voulez-vous»), de savoir(«vous ne savez pas»). Une rupture de ton intervient. «Pouvez-vous». Est-ce que vous avez la puissance? Or, quand nous disons puissance, c’est peut-être une façon détournée de dire impuissance. En effet, quand on dit de quelqu’un qu’il est riche, par exemple, mais en puissance, c’est qu’il ne l’est pas effectivement. Ainsi, ce verbe pouvoir devrait nous faire méditer.
«Pouvez-vous boire la coupe que, moi, je bois ou être plongé dans la plongée où, moi, je suis plongé?»» N’entendons pas d’emblée qu’il s’agit d’un état désagréable. Certes, ce n’est pas exclu. Mais on peut aussi boire un calice qui n’est pas amer, et on peut être plongé dans les délices. Ne soyons pas tout de suite dirigés vers une pensée de la souffrance et de la mort. Quoi qu’il en soit de ce que désigne «boire la coupe» et «être plongé», est-ce que vous avez le pouvoir de faire ou de subir ce que moi je fais ou subis? Est-ce que nous sommes identiques dans notre pouvoir?
« Ils lui dirent: "Nous pouvons."» Retenons ce qui est dit et qui, d’ailleurs, ne sera pas contesté par Jésus : «nous pouvons».
«Jésus leur dit: "La coupe que, moi, je bois, vous la boirez, et la plongée où, moi, je suis plongé, vous y serez plongés."» Réponse exacte à ce qui avait été mis en cause: «Vous venez de me dire: nous le pouvons. Je ratifie. La différence est dans le temps: je suis en train de boire, tandis que vous, vous boirez; et la plongée, j’y suis plongé, mais vous la connaîtrez, vous, dans l’avenir.»
A notre grande surprise Jésus ne les traite pas de présomptueux. Il ne leur dit pas: «Pour qui vous prenez-nous?»
«Mais d’être assis à ma droite ou à gauche, ce n’est pas à moi de le donner». Jésus avait bien entendu l’expression qu’avaient utilisée les deux frères. Il ajoute: «mais pour qui cela est préparé». Vous vous trompez de destinataire si c’est à moi que vous demandez de le donner. Je n’ai pas pouvoir de donner. Mais il n’est pas exclu que ce soit donné, puisque c’est préparé. Il y a dans la réponse de Jésus une rupture manifeste. Il ne dit pas: «Ce n’est pas à moi de le donner». Il dit: «C’est à un autre de le donner. Mais, ne discutons pas si c’est donné ou pas donné. C’est pour qui c’est prêt.»
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Je n’ai fait que détailler l’impression que nous avons d’être devant un texte déconcertant, qui nous échappe, dans lequel nous ne voyons pas clair.
Pour y voir plus clair, je vous propose de revenir sur le verbe pouvoir.
Il nous arrive de dire, ou il a pu arriver qu’on dise de nous: «il a fait ce qu’il a pu». La plupart du temps, nous recevons cette phrase tout autrement qu’un éloge. Nous pensons que cette expression laisse entendre que l’on ne pouvait pas faire grand chose, qu’on est allé jusque au bout de ses possibilités, mais qu’on n’a pas réussi. Voilà ce que les enseignants laissent entendre lorsque, dans un bulletin de notes, à la fin du trimestre, ils indiquent : «a fait ce qu’il a pu».
Je voudrais cependant évoquer un autre aspect de cette phrase. «Il a fait ce qu’il a pu» peut exprimer notre admiration pour quelqu’un qui a dépensé toute sa puissance. Alors, ce n’est pas l’échec que nous considérons, mais l’engagement dans l’action. Ce que nous admirons, c’est le fait que quelqu’un n’ait rien gardé en réserve. Au fond, celui qui fait ce qu’il peut apparaît alors comme un fort.
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Après ces considérations nous pouvons comprendre que Jésus n’ait pas été scandalisé par la réponse que les disciples faisaient à sa question. Jésus leur avait dit: «Pouvez-vous boire? pouvez-vous être plongés?» Après tout, il s’exposait à ce qu’ils lui répondent: «nous pouvons». Et pourquoi nous autres, nous, lecteurs, soupçonnerions-nous les disciples de présomption, puisque aussi bien Jésus a accepté cette réponse?
Qu’est-ce que nous allons comprendre maintenant par la coupe et la plongée? Supposons qu’en disant: «boire à la coupe» et «plonger», Jésus entende souffrir et mourir. Nous dirons alors qu’ils ont bien raison de dire: «nous le pouvons!» Oui! tous boivent cette coupe et tous, un jour, plongent, donc ils le peuvent, et ce sens n’est pas exclu.
Mais il y a ici beaucoup plus que cette possibilité qu’ils ont de partager avec Jésus la souffrance et la mort. Car, rappelez-vous sur quoi portait la question de Jésus. Ce n’était pas sur souffrir et mourir, mais sur faire ou subir ce qu’il fait ou subit lui-même. Il s’agit de la coupe que moi, je bois, de la plongée où moi, je suis plongé. Or, moi désigne ici Jésus. Pouvoir boire et pouvoir plonger, c’est non seulement souffrir et mourir, mais c’est aussi souffrir et mourir à la manière de Jésus.
Les deux disciples disent donc: «Nous pouvons, en plongeant, en buvant, partager ce qui t’arrive quand tu plonges, toi, et quand tu bois. C’est-à-dire: nous pouvons, nous aussi, triompher de la souffrance et de la mort». Car, lorsque Jésus prend le plus dur de la condition humaine, il ne la laisse pas comme il l’avait trouvée, il la transforme.
Jacques et Jean n’avaient pas tellement tort de soutenir qu’ils pouvaient passer par où passait Jésus. C’était une manière de reconnaître qu’ils ne faisaient qu’un avec lui. Cependant, ils oubliaient que, s’ils sortaient du passage où ils étaient entrés avec Jésus, ils en sortiraient comme Jésus, ''c’est-à-dire avec la puissance que Jésus recevait d’en sortir, et non pas avec la puissance qu’il avait d’en sortir''.
Car la puissance de sortir de l’épreuve mortelle, après l’avoir acceptée et subie, Jésus ne la possède pas comme une force dont il serait le détenteur, le propriétaire. Une telle puissance lui est donnée. Dès lors, comment pourrait-il l’accorder? «Vous ne savez pas ce que vous demandez». Vous ne savez pas à qui vous demandez, peut-on maintenant entendre. Vous demandez à quelqu’un qui ne peut pas donner, à quelqu’un qui lui-même reçoit.
«D’être assis à ma droite ou à gauche, ce n’est pas à moi de le donner, mais pour qui cela est préparé.» C’est à un autre de le donner, semble insinuer Jésus. Il n’exclut pas qu’un autre le donne, mais ce qu’il dit est plus discret: c’est pour qui c’est préparé.
Jacques et Jean s’abusaient quand ils disaient à Jésus: «donne-nous». Jésus ne pouvait que leur répondre: «Ce n’est pas à moi de donner. C’est bien donné, mais moi aussi je reçois. Vous ne vous trompez pas en voulant ne faire qu’un avec moi, jusque dans la façon que je vais avoir, moi, de passer par la coupe, par la plongée. Mais, ce qui va venir après, ce sera un don que je recevrai, et vous aussi.»