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C'est toi qui es mon fils

«Comme le peuple était dans l'attente et que tous, dans leur coeur, se faisaient des réflexions au sujet de Jean : si jamais ce n'était pas lui le Messie ? Jean répondit en disant à tous : "Moi, je vous immerge à l'eau. Mais vient le plus fort que moi. Je ne vaux pas pour délier la lanière de ses sandales. Lui, il vous immergera en souffle saint et en feu, sa pelle à vanner dans sa main pour bien nettoyer son aire et pour ramasser le blé dans son grenier ; quant à la balle, il la consumera au feu inextinguible." Ainsi, et par beaucoup d'autres exhortations, il annonçait la bonne nouvelle au peuple. Quant à Hérode, le tétrarque, comme il était blâmé par lui au sujet d'Hérodiade, la femme de son frère, et au sujet de tous les méfaits que lui, Hérode, avait commis, il ajouta encore à tous celui-ci : il enferma Jean en prison. Or il arriva, quand tout le peuple eut été immergé, Jésus ayant été immergé et se tenant en prière, que le ciel s'ouvrit, que descendit sur lui le souffle saint sous une forme corporelle, comme une colombe, et qu'il y eut une voix venant du ciel : "C'est toi qui es mon fils, le bien-aimé, en toi j'ai mis ma faveur."»


Luc III, 15-22

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"Comme le peuple était dans l'attente". Dès le début de ce passage nous rencontrons ce mot de "peuple". Dès le début, nous sommes donc placés devant une collectivité relativement organisée. Celle-ci demeure présente tout au long de notre traversée. Un peu plus bas nous lisons : "il annonçait la bonne nouvelle au peuple" et un peu plus bas encore : "Or il arriva, quand tout le peuple eut été immergé".

En face de ce peuple - à moins que ce ne soit une autre façon de parler de lui -, à plusieurs reprises, nous trouvons "tous" : "et que tous, dans leur coeur", "en disant à tous".

Face à ce peuple, en contraste avec lui, deux personnalités : Jean et Jésus.

Au sujet de Jean et de Jésus se dessine un débat portant sur une fonction : "Comme le peuple était dans l'attente et que tous, dans leur coeur, se faisaient des réflexions au sujet de Jean : si jamais ce n'était pas lui le Messie ?" Le peuple est aussi porteur d'une attente.

Attente de quoi ? Le peuple attend quelqu'un qui est appelé le Messie. Autrement dit, quelqu'un qui est de ce monde-ci, attendu comme un personnage à venir, mais venant parmi ce peuple comme quelqu'un de ce peuple.  

Lorsque nous avancerons dans le texte, nous verrons que Jean refuse pour lui cette identité de Messie, mais, en revanche, il l'attribue à un autre, et à un autre qui est sur ce même sol que lui-même et les autres.

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«Jean répondit en disant à tous : "Moi, je vous immerge à l'eau. Mais vient le plus fort que moi"

Cette immersion reviendra un peu plus bas : "il vous immergera en souffle saint et en feu". Vers la fin, de nouveau, il est fait mention d'une immersion concernant le peuple tout entier et Jésus lui-même. On ne parle plus de l'eau. L'immersion reste présente, mais c'est une immersion en quelque chose. Pour être au plus près du texte, j'ai distingué : "je vous immerge à l'eau" et "il vous immergera en souffle saint et en feu" parce que, de fait, dans le texte que nous lisons, les tournures sont différentes.

"«Jean répondit en disant à tous : "Moi, je vous immerge à l'eau. Mais vient le plus fort que moi" Comme si cette immersion à l'eau était quelque chose de facile. Il n'y a pas besoin d'être très fort pour plonger dans l'eau. En revanche, s'il s'agit d'une autre immersion, Jean reconnaît qu'il n'arrive pas à la cheville de Jésus, si j'ose dire, puisqu'il n'est pas capable de "délier la lanière de ses sandales".

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Voici que nous est suggéré quelque chose qui est toujours de l'ordre de l'immersion mais celle-ci est bien singulière. "Lui, il vous immergera en souffle saint et en feu".  

Aussitôt après, nous lisons ceci : "sa pelle à vanner dans sa main pour bien nettoyer son aire et pour ramasser le blé dans son grenier ; quant à la balle, il la consumera au feu inextinguible." Nous retrouvons  le feu. Nous pouvons comprendre ce que sera cet autre baptême. Sous la forme d'une métaphore nous apprenons que ce baptême consistera en un rassemblement et en un nettoyage, à la fois. Le souffle aura pour effet de purifier et, en même temps, comme s'il agissait à la façon d'un tourbillon, il rassemblera, il réunira. Si le feu réapparaît et s'il est appelé inextinguible, c'est sans doute que la purification, le nettoyage est quelque chose qui n'a pas de raison de cesser. Nettoyer-rassembler-brûler, si je puis dire, voilà l'effet de ce baptême, alors que le précédent baptême, lui, avait rassemblé tout le monde dans l'eau.

"Ainsi, et par beaucoup d'autres exhortations,  il annonçait la bonne nouvelle au peuple." La bonne nouvelle consistait en l'annonce de cette autre plongée qui, comme la première réunit tout le monde, tout le peuple, mais qui n'a pas les mêmes effets.

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"Quant à Hérode, le tétrarque, comme il était blâmé par lui au sujet d'Hérodiade, la femme de son frère, et au sujet de tous les méfaits que lui, Hérode, avait commis, il ajouta encore à tous celui-ci : il enferma Jean en prison." Certes, on ne comprend pas très bien qu'il soit question de l'éviction de Jean le Baptiste alors qu'on ne nous a pas encore parlé de ce qu'il a fait à Jésus. En effet, quand nous lirons la fin du passage "Or il arriva, quand tout le peuple eut été immergé, Jésus ayant été immergé et se tenant en prière, que le ciel s'ouvrit" nous pourrons dire : mais pourquoi nous a-t-on parlé de l'exclusion de Jean le Baptiste ?  

Comme toujours, lorsque nous trouvons une difficulté, il ne faut pas la supprimer mais, au contraire, se laisser instruire par elle. Arrêtons-nous donc un peu sur ce qui nous paraît n'être qu'une incise.

On nous parle d'Hérode, d'Hérodiade, on nous dit qu'Hérode est le représentant du pouvoir. Or, qu'est-ce qui est reproché à ce représentant du pouvoir ? C'est d'avoir enfreint la situation matrimoniale de son frère : "comme il était blâmé par lui au sujet d'Hérodiade, la femme de son frère". Si nous lisons attentivement, nous pouvons nous dire : ce qui est corrigé par Jean le Baptiste, c'est une infraction à une situation d'alliance. Jean est le champion de l'alliance et Hérode, ayant le pouvoir, peut se permettre d'expédier en prison Jean, qui le blâme pour sa conduite. Il y a donc là un conflit dans lequel Jean n'est pas le plus fort.

Il annonce la bonne nouvelle et, avec celle-ci, l'immersion a commencé, mais l'immersion importe plus que l'immergeant, si je puis dire. Ce qui compte, c'est que l'immersion ait lieu et elle va se poursuivre en dépit de l'exclusion imposée à Jean, l'immergeant, le baptiseur.

Cette incise est pleine d'enseignement. Elle nous met sur une voie que nous allons devoir maintenant continuer.

En tout cas, le conflit se solde par l'éviction de Jean et cette éviction est jugée comme mauvaise : "il ajouta encore à tous [ses méfaits] celui-ci : il enferma Jean en prison." Il y a ici un moment d'extrême intensité dramatique. On ne passe pas à la seconde immersion en douceur.

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"Or il arriva, quand tout le peuple eut été immergé, Jésus ayant été immergé et se tenant en prière, que le ciel s'ouvrit". Tout le monde a plongé, tout le peuple a été immergé, et Jésus aussi a été immergé. Jésus est dans le rang. Jésus ne fait qu'un avec ce peuple. Il est en quelque sorte en contact avec tous par cette immersion qu'il partage avec tout le peuple.

S'il y a une différence, elle est en lui et hors de lui. Que nous dit-on ? Qu'il se tient en prière et que le ciel s'ouvrit. Le trait caractéristique à Jésus n'est pas d'être dans l'attente : "comme le peuple était dans l'attente". A la place de l'attente du peuple, alors même que Jésus est dans le rang, avec le peuple, plongé comme lui, immergé comme lui, dans le cas de Jésus se produit une ouverture intérieure qui n'a rien à voir avec une question ("tous, dans leur coeur, se faisaient des réflexions au sujet de Jean : si jamais ce n'était pas lui le Messie ?") A la place de l'interrogation, il y a en Jésus la prière et, répondant à cette prière, l'ouverture du ciel au-dessus de lui.

"Descendit sur lui le souffle saint sous une forme corporelle, comme une colombe". J'ai tenu tout à l'heure à montrer qu'il y avait un véritable conflit, une guerre entre Hérode, le tétrarque et Jean Baptiste. Maintenant, c'est la paix qui prend corps "sous une forme corporelle, comme une colombe".

Tout à l'heure, c'était Jean qui parlait, et pour dire qu'il n'était pas très fort. Maintenant une voix vient du ciel. Que dit-elle, cette voix ? D'abord, elle emprunte  ses mots à un texte déjà ressassé. C'est une citation du Premier Testament.

"C'est toi qui es mon fils, le bien-aimé, en toi j'ai mis ma faveur." Au fond, toute cette scène est une scène de naissance, suivie d'une reconnaissance. Il ne suffit pas de naître porté par les eaux. €a arrive à tout le monde de naître ainsi. Encore faut-il qu'une parole soit soufflée sur nous, nous distingue, fasse de nous quelqu'un qui n'est pas seulement mais fils. Il y a une différence entre un enfant et un fils.  

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Revenons sur notre traversée de façon plus synthétique.

Premièrement, il y a un régime commun à tous. Il est représenté par Jean. Il se caractérise par le fait que tous sont plongés dans l'eau et que tous, plongés dans l'eau, entendent la bonne nouvelle. Enfin, ce régime commun à tous se caractérise par le fait que tous ainsi forment le peuple. Ils sont beaucoup mais, par le fait qu'ils sont un peuple, ils ne font qu'un.

Deuxième remarque. A ce régime commun à tous, tous se soumettent, même Jésus. Jésus est immergé dans le peuple et, si j'ose dire, il est immergé au peuple, à tous.

Troisième caractéristique. Il y a un autre régime inauguré par Jésus. Jean est bien incapable de le faire advenir, il le dit lui-même. Mais cet autre régime, institué par Jésus, est destiné à tous, Jésus y compris. Autrement dit, Jésus en sera à la fois l'initiateur et le bénéficiaire. Cet autre régime, c'est la plongée, l'immersion en souffle saint et en feu.

Dernier trait, le propre de cette immersion en souffle saint et en feu, c'est de nettoyer-ramasser-brûler. Faire, d'un seul et même geste, une exclusion et un rassemblement. Nous sommes là devant un événement très difficile à formuler : une opération où le rassemblement exclut ou l'exclusion rassemble sans que personne soit laissé de côté. Nous avons beaucoup de peine à penser cela car, quand nous rassemblons, nous excluons. Or, c'est là le propre du pouvoir. C'est le propre d'Hérode, qui exclut et met Jean en prison.

Le baptême dans le feu du souffle saint a pour résultat de rassembler en purifiant mais sans qu'il y ait de restes oubliés. Lisons, en effet, attentivement la fin de ce passage : "il arriva, quand tout le peuple eut été immergé, Jésus ayant été immergé et se tenant en prière, que le ciel s'ouvrit, que descendit sur lui le souffle saint sous une forme corporelle, comme une colombe, et qu'il y eut une voix venant du ciel : "C'est toi qui es mon fils, le bien-aimé, en toi j'ai mis ma faveur." Qui est toi ? Quelqu'un qui ne fait qu'un avec ce peuple plongé comme lui dans la naissance de tout le monde, né comme lui, et qui s'entend dire : "C'est toi qui es mon fils, le bien-aimé, en toi j'ai mis ma faveur."

L'immersion en souffle saint et en feu peut être entendue comme la reconnaissance d'un fils, ce qui suppose que le méfait de la confusion, de l'alliance brouillée, ait été exclu. Or c'est bien cela que Jean a reproché à Hérode, qui convoitait la femme de son frère.

Avec la reconnaissance s'établissent des relations pacifiques. Une alliance advient. Mais qui dit alliance dit paix, paix entre ciel et terre, qui communiquent.

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Nous nous tromperions du tout au tout si nous abordions ce texte avec les deux catégories de la transcendance et de l'immanence. C'est précisément cela qui est mis en question. Car celui qui est attendu est attendu comme Messie, et il arrive sur le même chemin, sur le même plan où se trouvent et Jean et le peuple qui se fait baptiser. Bien plus, dans cette condition, qui est celle de tous, il plonge, il descend, si je puis dire. Or, et c'est cela, qui est absolument neuf et que nous avons beaucoup de peine à penser : plus il est des nôtres, plus il plonge, plus il est avec et comme tous les autres, plus aussi il est reconnu par une voix qui ne vient pas des profondeurs, mais d'en haut, et qui le reconnaît comme le fils, le bien-aimé entre tous, en qui a mis toute sa faveur celui qui parle. A ce moment-là, sans doute, c'est à lui que ça s'adresse, mais à lui  plongé comme les autres et avec les autres.

Il s'agit donc du Messie et du Messie qui  ne fait qu'un avec ce peuple, plongé en lui, adhérant à lui et qui, pour autant, s'en distingue sans en être séparé. Et il en est distingué par la voix qui retentit à la fin : "C'est toi qui es mon fils, le bien-aimé, en toi j'ai mis ma faveur". Il n'y en a que pour toi, mais puisqu'il n'y en a que pour toi, il n'y en a que pour ceux qui sont avec toi et avec qui tu ne fais qu'un. C'est cela qu'il est difficile de penser.

Il est vrai que Jésus est seul à se tenir en prière alors que tout le peuple était en attente interrogative. Il y a, en effet, un contraste entre la position dans laquelle se trouve l'ensemble, au début, et celle de l'unique, à la fin.  

Mais, cet unique, tout unique qu'il soit, et tout plus fort qu'il soit, si j'ose dire, que ne peut l'être Jean, est un parmi les autres. Sans doute, il se distingue de l'ensemble, mais cette singularité ne l'empêche pas de faire corps avec cet ensemble.  

8 janvier 1998

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