Un autre te ceindra et te portera
«Quand donc ils eurent déjeuné, Jésus de dire à Simon Pierre: «Simon, de Jean, me chéris-tu plus que ce(ux)-ci?» De lui dire: «Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime.» De lui dire: «Pais mes agneaux.» De lui dire encore, une deuxième fois: «Simon, de Jean, me chéris-tu?» De lui dire: «Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime.» De lui dire: «Sois berger de mes brebis.» De lui dire, la troisième fois: «Simon, de Jean, m’aimes-tu?» Pierre s’attrista de ce qu’il lui avait dit, la troisième fois: ‘m’aimes-tu?’ Et de lui dire: «Seigneur, toi, tu sais tout, tu connais que je t’aime.» Jésus de lui dire: «Pais mes brebiettes. En vérité, en vérité, je te dis, quand tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais et venais où tu voulais. Mais quand tu auras vieilli, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra et te portera où tu ne veux pas.» Il dit cela en signifiant de quelle mort il glorifierait Dieu. Et, ayant dit cela, de lui dire: «Accompagne-moi.»
D’abord, nous pouvons nous demander pourquoi Simon Pierre répond par «aimer» à une question qui portait sur «chérir». Dès le début, cette modification est présente: «me chéris-tu plus que ce(ux)-ci?»… «Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime.» ''Et, pour la deuxième fois, cette même modification se rencontre: ''«Simon, de Jean, me chéris-tu?» De lui dire: «Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime.»»
D’autre part, pourquoi Simon Pierre s’attriste-t-il quand la question porte sur «aimer». En effet, lorsqu’on en vient à la troisième fois (je dis bien «la» troisième fois et non pas «une» troisième fois) nous lisons: « De lui dire, la troisième fois: "Simon, de Jean, m’aimes-tu?" Pierre s’attrista de ce qu’il lui avait dit, la troisième fois: ‘m’aimes-tu?’» Pourquoi cette affliction, alors que Jésus emploie le verbe par lequel Pierre avait répondu?
Enfin, pourquoi, chaque fois, la réponse qui est donnée par Pierre et qui est une réponse par «aimer»(«toi, tu sais que je t’aime», et la réponse est encore renforcée, à la troisième fois: «Seigneur, toi, tu sais tout, tu connais que je t’aime») pourquoi cette réponse est-elle chaque fois suivie d’un ordre ou de l’attribution d’une responsabilité: tantôt «pais mes agneaux», tantôt «sois berger de mes brebis» et enfin: «paix mes brebiettes» (Je n’aurais pas osé employé ce mot si je n’avais appris que, du XIème au XVIIème siècle, le terme était admis). Pourquoi donc, dans ce dialogue, lisons-nous, à l’impératif, l’affectation à une tâche?
J’attire votre attention sur le fait que ce texte est une conversation, un entretien. Celui-ci procède par questions: «me chéris-tu plus que ce(ux)-ci?… me chéris-tu?…» ou encore: «m’aimes-tu?». Quant à l’interrogation, elle n’est pas simplement une manière de s’enquérir. Celui qui interroge ne cherche pas seulement à savoir. Il demande, au double sens de ce verbe. Il demande, parce qu’il veut connaître une réponse, qui sera de l’ordre du savoir. Mais il demande aussi de l’amour ou du chérissement.
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Arrêtons-nous sur ce qu’on peut appeler une première étape. «Quand donc ils eurent déjeuné, Jésus de dire à Simon Pierre: "Simon, de Jean, me chéris-tu plus que ce(ux)-ci?» De lui dire: «Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime.» De lui dire: «Pais mes agneaux."»
J’ai toujours traduit «de dire», plutôt que «Jésus dit», parce que, dans le texte original, nous lisons un présent. Or, le présent n’apparaîtrait pas dans notre langue, si l’on traduisait par «dit».
«Simon Pierre ». Voilà quelqu’un qui est désigné par un nom double. Ce caractère double de la nomination, s’il ne se retrouve pas sous cette forme, se transpose dans la suite. Aussitôt après, nous avons: «Simon, de Jean», entendez: Simon, fils de Jean. Donc, dès le début, nous sommes en présence d’un certain dualisme dans la nomination. Jamais ce dualisme ne disparaîtra, même quand nous serons très avancés. Pour la troisième fois, c’est encore avec «Simon, de Jean» que Jésus s’adresse à son interlocuteur pour lui demander: «m’aimes-tu?»
''«Simon, de Jean, me chéris-tu plus que ce(ux)-ci?» ''Pourquoi ai-je écrit comme je l’ai fait «plus que ce(ux)-ci?» C’est que l’interrogation est lourde d’une équivoque. On peut entendre: «me chéris-tu, toi, à qui je m’adresse, plus que ne me chérissent ceux-ci?» Mais aussi: «me chéris-tu, plus que tu ne chéris ceux-ci?» Il n’est pas possible de trancher. Enfin, je veux bien que «ce(ux)-ci» soit à entendre comme un masculin, mais le texte original ne permet pas de trancher. Ce peut être un neutre. On peut alors comprendre: «Me chéris-tu plus que ceci, plus que ce que nous venons de faire, en nous restaurant.»
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Avançons, dans cette tout première étape. Observons d’abord que jamais n’est indiqué le nom de celui qui répond. Mais il est bien clair pour le lecteur que, quand nous lisons: «de lui dire», il s’agit de Simon Pierre. C’est lui qui a été interrogé.
«De lui dire: "Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime"». Simon Pierre considère son interlocuteur comme son Seigneur. Il en sera ainsi chaque fois qu’il prendra la parole pour répondre. Mais à quoi dit-il oui? Dit-il oui à «me chéris-tu plus que ce(ux)-ci», avec toute l’équivoque qu’il y a dans la question, ou bien, est-ce que le oui, par anticipation, soutient déjà ce qui va venir(«oui, Seigneur, toi tu sais que je t’aime») comme si le oui venait souligner déjà ce qui va venir et, en quelque sorte, prenait des distances par rapport à la question? Au fond, ce oui, pourquoi ne pas l’entendre comme une manière qu’aurait Pierre de porter l’intérêt sur ce qu’il va dire lui, («je t’aime») et non pas sur le chérissement: «Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime». Pour ne rien dire, enfin, du ton sur lequel Pierre est censé répondre. Certes, le texte ne nous permet pas de connaître la tonalité de la réponse. La seule notation que nous ayons sur ce qu’on peut appeler les affects de Pierre, ne vient que lorsque nous lisons: «Pierre s’attrista de ce qu’il lui avait dit, la troisième fois: ‘m’aimes-tu?’» Or, à ce moment-là, Pierre ne s’appelle plus Simon, et il n’est plus mentionné comme fils de Jean. On dirait que Pierre a maintenant atteint une certaine autonomie. Jusqu’alors, il était Simon Pierre, ou Simon, de Jean; le voilà maintenant Pierre!
«Pais mes agneaux». La formule reviendra, presque la même, mais pas tout à fait. Que signifie cette mission de paître? Elle n’est pas sans rapport avec le déjeuner. On a déjeuné et, maintenant, il s’agit de donner à manger à d’autres. Or, cette institution dans la responsabilité de paître les agneaux vient après ce que je vous propose d’appeler, non sans hésiter, une déclaration d’amour. ''«Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime.»'' Pourquoi est-ce que j’hésite à dire que c’est une déclaration d’amour? Parce qu’il ne lui dit pas qu’il l’aime, mais: «''tu sais, toi'', que je t’aime». Etrange manière de répondre, quoi qu’il en soit de la signification que nous donnerons à ce oui, et quoi qu’il en soit aussi de la signification que nous allons donner à la différence entre «chérir» et «aimer»!
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«De lui dire encore, une deuxième fois: "Simon, de Jean, me chéris-tu?"», sans plus. Cette fois-ci, il n’y a pas de comparaison. «Me chéris-tu?» La deuxième réponse est identique à la première: ''«Oui, Seigneur, toi, tu sais que je t’aime.»'' Comme pour la première fois, nous passons de chérir à aimer. Chérir est pris absolument, sans comparaison avec personne, mais chérir est encore relayé par aimer.
Cette fois-ci, il ne s’agit pas seulement de donner à manger, de paître, mais d’être chef, berger. Nourrir, sans doute, mais conduire, aussi.
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Les choses commencent à bouger avec «la» troisième fois. Nous avions lui «une» deuxième fois. Maintenant, c’est «la» troisième fois, et il n’y aura pas de quatrième! Donc, avec la troisième fois, nous atteignons une sorte de point terminal. «De lui dire, la troisième fois: "Simon, de Jean, m’aimes-tu?" Pierre s’attrista de ce qu’il lui avait dit, la troisième fois: ‘m’aimes-tu?’» En d’autres mots, chérir n’avait pas de quoi affliger Pierre. En revanche, la tristesse apparaît lorsque l’interrogation sur aimer vient du Seigneur. Pourtant, c’était Simon Pierre qui l’avait mis en circulation ce verbe aimer. Oui, mais quand aimer fait partie du vocabulaire du Seigneur pour interroger Simon Pierre, à ce moment-là arrive la tristesse.
«Et de lui dire: "Seigneur, toi, tu sais tout"». Jusqu’alors, il n’avait jamais dit«tu sais tout» mais :«tu sais que je t’aime». Donc, s’il y a autre chose à savoir que le fait que je t’aime, tu le sais aussi. C’est toi qui en possèdes la connaissance. Toi, tu sais tout et, par conséquent, «''tu connais - tu sais de science certaine - que je t’aime.» ''
Cette déclaration amène Jésus à dire «Pais mes brebiettes», ce qu’il y a de plus petit. Il manquait quelque chose, il manquait encore une partie du troupeau: après les agneaux étaient venues les brebis, il y a maintenant les petites brebis, celles qui n’ont pas encore grandi. Envers elles aussi, tu auras la responsabilité de les nourrir, pour qu’elles croissent. Mais avec quoi vas-tu les nourrir?
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Tout à l’heure, je vous faisais remarquer la dualité qui affectait Pierre. Il était Simon Pierre, ou Simon, de Jean, ou encore Simon, fils de Jean. Maintenant Pierre est tout seul, comme un adulte. Il n’a que son nom: Pierre. Pas Simon Pierre. Il n’est plus rattaché à son père: fils de Jean.
«En vérité, en vérité, je te dis, quand tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu allais et venais où tu voulais.» Dualitéencore : quand tu étais plus jeune, mais quand tu auras vieilli. La dualité maintenant s’incarne dans l’existence, dans le temps de Pierre. Quand tu étais plus jeune, tu avais l’initiative, «tu te ceignais toi-même, et tu allais et venais où tu voulais». Tu étais actif. Tout venait de toi. «Quand tu auras vieilli, tu étendras tes mains», tu n’auras plus rien à faire avec tes mains. Tu les étendras. L’activité sera devenue inutile, ou en tout cas déplacée. Tu ne seras plus toi-même avec toi-même. Il y en aura un autre: «un autre te ceindra». Au fond, jusqu’alors, il n’y avait pas d’autre, car l’autre n’était pas Jean, pour Simon. L’autre n’était pas Simon pour Pierre. Jusqu’alors, il n’y avait pas d’altérité véritable. Jusqu’alors, tout partait de toi. Jusqu’alors, tu étais souverain. Est-ce que tu aimais? Tu me l’as dit, c’est même toi qui a lancé le verbe aimer dans la conversation. Mais est-ce que tu aimaispour de bon, ce qui s’appelle aimer? Est-ce que chérir, et chérir plus que les autres, davantage, n’était pas encore une façon d’affirmer ton excellence? Or, aimer n’a rien de l’excellence, aimer ne souffre pas de comparaison: on aime ou on n’aime pas. D’ailleurs, tu l’as dit toi-même, et je t’ai pris au mot que tu as prononcé, quand j’ai moi-même demandé si tu m’aimais.
«Quand tu auras vieilli, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra et te portera où tu ne veux pas.» Tu vas, au long d’une vie, apprendre ce que c’est qu’aimer. Aimer, c’est être pris par un autre. Au fond, la vérité de l’amour n’est pas dans l’activité, mais dans la passivité, la passivité dans laquelle on se trouve lorsque quelqu’un vous fait une demande d’amour. Voilà ce qui est en jeu ici.
«… un autre te ceindra et te portera où tu ne veux pas.» Il dit cela en signifiant de quelle mort il glorifierait Dieu», c’est-à-dire de quelle mort il ferait connaître Dieu. En acceptant d’aimer, il va y laisser sa vie, comme un agneau, comme une brebis ou une brebiette. En les nourrissant, en les faisant vivre, il se dépensera pour que croissent des êtres qui, eux aussi, iront où ils ne voudront pas…
«Et, ayant dit cela, de lui dire ''- non pas "suis-moi", mais -'': «Accompagne-moi.» Moi, qui suis berger, et aussi agneau, brebis, brebiette. Accompagne-moi, comme je conduis, comme je suis conduit. Ainsi, le «pais mes agneaux» et, un peu plus loin, le «sois berger de mes brebis» et le «pais mes brebiettes», nous les entendons à la lumière de ce que nous lisons à la fin: «un autre te ceindra et te portera où tu ne veux pas». Il connaîtra lui-même le sort de son troupeau.