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« Il en donne autant à son bien-aimé en sommeil »


(1) Cantique des degrés. De Salomon.

Si IHVH ne bâtit la maison,
En vain qui bâtit peine en elle.
Si IHVH ne garde la ville,
En vain qui garde veille.
(2) En vain, pour vous,
Que d’avancer le lever, que de retarder le coucher,
Que de manger un pain de labeur :
Il en donne autant à son bien-aimé en sommeil.
(3) Voici, l’héritage de IHVH : des fils,
Le salaire : le fruit des entrailles.
(4) Comme des flèches dans la main du héros,
Ainsi le fils de la jeunesse.
(5) En marche, le brave qui a rempli son carquois !
Ils n’ont pas honte quand ils parlent aux ennemis à la porte !



Psaume CXXVII

On estime couramment que la peine est une dépense. Ne dit-on pas, par exemple, que telle chose « vaut » la peine qu’on met à l’obtenir ? Or, cette valeur de la peine est d’emblée mise en cause ici :


Si IHVH ne bâtit la maison,
En vain qui bâtit peine en elle…

IHVH n’ajoute pourtant pas sa peine à celle de qui bâtit. Il bâtit bien, lui aussi, mais sans peine. Il se rencontre donc avec quiconque bâtit dans la même opération, bâtir, mais sans que cette opération lui coûte quoi que ce soit.

Si l’on est conduit à penser ainsi, c’est parce que, faute de la coopération de IHVH, en vain peine qui bâtit en elle. Mais que doit-on entendre par en elle ? Il semble bien qu’il s’agisse de la maison. Ainsi donc IHVH et quiconque bâtit ne se rencontrent pas seulement dans l’opération mais aussi dans son résultat, qui leur est commun, dans l’œuvre, dans la maison.

Il y a plus encore. En effet, en intervenant, IHVH ne supprime pas la peine de quiconque bâtit mais il lui évite de la dépenser en pure perte, en vain. En d’autres mots, la peine ne vaut que par la coopération, sans aucune peine, de IHVH. Tout se passe donc comme si IHVH  apportait à qui bâtit une contribution  dépourvue de toute valeur mais non sans effet.

L’exemple pris de la construction, de la maison, parle très sensiblement à l’imagination. On peut, en effet, facilement se représenter les gestes indispensables à la construction d’un édifice. Toutefois, la coopération et, si l’on ose dire, le compagnonnage de IHVH se produisent aussi dans des conduites moins visibles comme, par exemple, la veille :


Si IHVH ne garde la ville,
En vain qui garde veille.

On passe de la maison à la ville. L’espace est toujours circonscrit, fermé, mais son étendue et sa contenance s’accroissent. L’œuvre est moins matérielle. On passe de bâtir à garder. Surtout, il ne s’agit plus de peine mais de veille. La dépense y est plus mentale qu’avec la peine. À la différence de celle-ci, la veille est moins un moyen, une dépense onéreuse. On pourrait presque la confondre avec le résultat qu’on recherche. Elle est « comme » une maison dans laquelle on habite déjà. Elle tend à valoir pour elle-même, même si l’on pressent cependant que la veille attentive, continue, constitue une protection contre les assauts éventuels qui pourraient détruire la ville.

Quoi qu’il en soit du caractère plus spirituel propre à la garde et à la veille, ni l’une ni l’autre n’ont de consistance ni de succès sans l’intervention de IHVH. L’absence de cette dernière ruine toute l’efficacité qui pourrait s’attacher à elles, car par elles-mêmes elles sont sans effet.

Il faut aller jusqu’à la racine la plus intime du souci, là même où l’on peut s’imaginer qu’il se nourrit de se dépenser, comme si le labeur était un aliment, assurait de quoi manger :


En vain, pour vous,
Que d’avancer le lever, que de retarder le coucher,
Que de manger un pain de labeur :

La vanité n’est plus un spectacle qu’on pourrait observer, qui serait en face de chacun, apparent comme un motif sur un tableau : elle est, pour quiconque, à la source même de son existence. Aussi bien convient-il d’en parler maintenant non plus comme un constat qu’on rapporte, comme une description objective, mais dans un discours explicitement adressé, dont chacun peut éprouver en lui-même la vérité : En vain, pour vous…

Au fond, puisqu’il faut veiller, pourquoi donc ne pas tenter de supprimer ou, du moins, de réduire le temps, essayer de lui échapper, convertir en labeur ce qu’il comporte en lui d’improductif du fait du repos auquel il est bien difficile de se soustraire ? Or, avancer le lever, retarder le coucher ne sert de rien. Autant prétendre qu’on peut refaire ses forces, comme avec du pain, en épuisant celles-ci jusqu’à en souffrir ?

Ici, la densité du texte hébreu passe difficilement dans une traduction. Il revient donc au commentaire de signaler que le terme, rendu par labeur, non seulement connote la douleur mais n’est pas sans parenté réelle avec celui qu’on utilise pour désigner l’idole. Dès lors, le pain de labeur signifierait l’illusion, comme lorsqu’on se fabrique une idole, que le labeur, quand il nous mine, nous entretient, voire nous sauve. Étrange coïncidence de l’anéantissement et de la construction, quand on bâtit, ou, quand on veille, de la garde et de la perte !

Il se pourrait toutefois que, jusque dans les contradictions d’une telle conduite, quelque chose se dise, mais en creux et même, littéralement, en vain, d’une vérité à côté de laquelle on passe, qu’on néglige, mais qu’un rien, une nuance qui change tout, permet d’énoncer. En effet, avec le lever et le coucher, il y va du temps du repos, comme on l’a observé. Il y va donc du sommeil.

Or, le sommeil est-il réfractaire à l’intervention de IHVH ?

Le sommeil et le don

Il en donne autant à son bien-aimé en sommeil.

La traduction qu’on lit ici est à dessein ambiguë. Faut-il entendre en sommeil comme une qualification du bien-aimé, comme une façon de signifier qu’il dort ? Ou bien faut-il comprendre que en sommeil fait connaître la nature de ce que donne IHVH, en quoi consiste le don qui est fait ? On s’accorde en général sur la difficulté que présente la lecture de cette phrase. Il est remarquable, en tout cas, que les versions anciennes du texte invitent le lecteur à adopter la deuxième traduction : le sommeil y apparaît nettement comme l’objet même du don accordé au bien-aimé.

Pourquoi, ici, ne choisit-on pas une signification plutôt qu’une autre ? Pourquoi maintient-on l’équivoque ?

Avant tout parce que l’accent est mis, semble-t-il, sur le fait même de donner. Dès lors, il importe moins de savoir si le bien-aimé est endormi ou si le sommeil lui est octroyé comme une faveur de IHVH. Dans l’un et l’autre cas le sommeil est l’équivalent - il en donne autant -

de ce qui était précédemment soit peine, chez celui qui bâtit, soit veille, chez celui qui garde. Tout au plus peut-on observer que le thème du sommeil fait évidemment contraste avec celui de la veille qui, par contraste et pour une lecture rétrospective, le prépare. Mais la pointe de la   pensée réside dans le don lui-même. Il est le fait de IHVH seul, alors que bâtir et garder étaient attribués à IHVH et à un autre agent. Ainsi donc, quelque fonction que remplisse le sommeil dans la phrase, ce qui est sûr, c’est que le mot même de sommeil est associé au don, et celui-ci est compris comme le propre de IHVH.

Dans ces conditions on peut comprendre que, même si IHVH ne bâtit ni ne garde, il ne rompt pas la communication. Pour que celle-ci soit maintenue il n’est pas nécessaire qu’il bâtisse ou qu’il garde. À supposer donc que sa coopération manque et que, par conséquent, la peine et la veille s’exercent en vain, il a sa manière à lui de se rendre présent. Or, il n’est pas impossible de découvrir quelle est la modalité de cette présence. Elle est énoncée en toutes lettres dans le Psaume : c’est le don par amour, à moins que ce ne soit, plus simplement encore, le don de l’amour. Dans les deux cas, le don, si l’on peut dire, vient à la place de tout ce qui relèverait encore de l’œuvre. Le don est, comme on voudra, au delà ou en deçà de toute opération et de toute œuvre ou, si l’on préfère, autrement qu’opération et œuvre.

Au point où l’on est rendu, on peut se retourner vers les trois En vain…qui scandent la première partie du Psaume. Si l’on évoquait alors l’hypothèse d’un manque de coopération de la part de IHVH, ce n’était pas, en rigueur de termes, que sa coopération fût nécessaire au succès. En effet, son association à l’œuvre, bâtir ou garder, peiner ou veiller, était déjà étrangère à l’ordre de l’opération. Mais on pouvait faire la supposition qu’il vînt à s’y soustraire. En fait, on l’apprend maintenant, il aurait ainsi manifesté seulement, sinon son indifférence à un tel ordre, du moins son appartenance à un autre ordre, celui du don et de l’amour.

Ce retour vers les raisonnements qui s’expriment dans le début du Psaume est bien loin d’être inutile. Car, maintenant, on va pouvoir vérifier si et comment, par la suite et jusqu’à la fin, on garde le cap qui vient d’être pris avec le don et l’amour.

Les fils et les ennemis


Voici, l’héritage de IHVH : des fils,
Un salaire : le fruit des entrailles.

On est aussitôt placé devant l’énoncé d’une pensée qui surprend. Car, enfin, si l’on raisonne selon une opinion largement admise, des fils peuvent hériter mais ils ne sont pas en eux-mêmes un héritage. Or, ici, on considère qu’ils sont l’héritage de IHVH. Que convient-il d’entendre par cette étrange expression ? Elle invite à soulever des questions qu’on n’attendait pas.

IHVH reçoit-il lui-même un héritage ? Ou bien serait-il lui-même un héritage que d’autres reçoivent ? Ou bien, enfin, est-ce lui qui décide en quoi consiste l’héritage, de quoi ou de qui il est fait ? Et il fixerait alors qu’il serait composé de fils.

Sur quelqu’une de ces trois questions qu’on s’arrête, on saisit mal en quoi des fils peuvent intervenir.

IHVH aurait-il lui-même des fils pour héritage ? Autre question : serait-il lui-même l’héritage de certains, qui seraient des fils ? Mais alors quels sont ces derniers ? Les siens ?  Enfin, et l’on revient à la perplexité initiale, serait-ce donc le propre de IHVH que d’établir des fils en situation non pas d’héritiers mais d’héritage ? Mais alors qui donc hérite ?

Or, à lire la suite du Psaume, on peut estimer que toutes ces questions relèvent encore d’une ratiocination désormais désuète. En effet, elles sont balayées par cette phrase :

Un salaire : le fruit des entrailles.

Qu’est-ce qu’un salaire sinon ce qui est dû en échange d’un travail, d’une peine dépensée ? Accordons-le. Accordons aussi que le fruit des entrailles soit une métaphore pour désigner des fils. Mais qui donc produit un travail qui puisse lui être payé, comme on verse un salaire, par la naissance de fils ?  

Certainement pas IHVH, qui donne et n’est pas payé.

Ainsi avait donc surgi, avec le bien-aimé en sommeil, une figure qui n’était ni celle du bâtisseur ni celle du veilleur ni même celle de l’ouvrier laborieux écrasé par son travail. Or, cette figure se déclare maintenant comme celle de l’homme ou, plutôt, du héros, du brave, qui vit d’avoir des fils ou, plus exactement, de les recevoir sans avoir rien fait pour les produire, sans qu’ils soient de ses œuvres, puisqu’il est en sommeil, qui les reçoit comme un héritage. En cela consiste l’héritage, d’abord énigmatiquement présenté comme héritage de IHVH.

Paradoxalement, pour ce héros, pour ce brave, de tels fils sont les moyens dont il dispose et qui le rendent fort et même redoutable, en tout cas bien armé pour la bataille :


Comme des flèches dans la main du héros :
Ainsi les fils de la jeunesse.

Or, on s’en souvient, l’opération et les œuvres concernaient d’abord ce qui était encore extérieur, la maison qu’on bâtit dans la peine. On les discernait encore dans la ville qu’on garde et sur laquelle on veille. Elles intervenaient dans ce qui est le plus intérieur, dans la luette décevante, toujours perdue d’avance, pour arrêter le cours du temps, au risque de se détruire soi-même en mangeant un pain de labeur.

Cette opération et ces oeuvres qui épuisaient et qui, finalement, auraient anéanti celui qui s’y livrait ont certes été dépassées par le don de IHVH à son bien-aimé en sommeil. Cependant, maintenant qu’elles ont perdu leur virulence fatale, elles gardent leur puissance. Celle-ci transparaît jusque dans ce nom de fils que porte l’héritage de IHVH. L’hébreu en conserve la trace jusque dans la racine des mots : des fils (bènei) même quand ils sont un don, sont encore comme une maison bâtie (yibnèh). Mais la puissance maintenant ne se tourne plus contre soi : on peut se mettre en marche, aller sans honte au-devant des ennemis, à la porte, et leur parler :


En marche, le brave qui en a rempli son carquois !
Ils n’ont pas honte quand ils parlent aux ennemis à la porte !

La parole et la porte

La maison et la ville ont une porte. Et pourquoi bâtir, pourquoi veiller, sinon pour pouvoir se défendre et être à l’abri des incursions des ennemis ? Oui, mais avec quelles armes dans la main ? Car, assurément, elles sont bien singulières ces flèches à quoi sont comparés des fils, le fruit des entrailles. Et, surtout, pourquoi le combat se réduit-il à parler ?

Pour répondre à toutes ces questions il faut revenir sur le chemin parcouru depuis qu’on a renoncé à bâtir, à garder en veillant, à manger un pain de labeur en s’imaginant qu’on pourra en finir avec le temps qui passe.

Sans doute le don et l’amour ont-ils changé toute l’économie. En effet, qu’est devenu le salaire quand on en hérite, donc sans avoir rien fait pour le mériter, et qu’en outre, tel un fruit, il vient du plus intime de soi, des entrailles ?

N’est-ce pas cette révolution inouïe qui s’atteste quand, au lieu de se battre, on se parle ?

Car, au lieu même où des luttes féroces et des assauts furieux pourraient ensanglanter le sol, à la porte, voilà que retentit le bruit des palabres, des conversations, bref, un entretien. Ceux qui sont nés et portent en eux leur vigueur intacte, comme elle fut pour chacun aux jours de sa jeunesse, des fils, livrent un combat, oui, mais pas pour ne pas mourir, pas même pour survivre : pour l’alliance avec les ennemis, donc pour la paix.  Et c’est tout autre chose !

Qui donc est au principe d’une telle transformation, non pas comme un opérateur ni même comme un acteur, mais comme une présence qui s’efface à la fois et s’affirme, qui donne et qui aime ?

Il en donne autant à son bien-aimé en sommeil.

Son nom est inscrit, il court partout, comme un lien, mais il est imprononçable, incommunicable, lui qui préside à toute communication :


Si IHVH ne bâtit la maison…
Si IHVH ne garde la ville…
Voici, l’héritage de IHVH : des fils…

Clamart, le 4 septembre 2007


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