« Comme on purifie l’argent »
(1) Au maître de musique. Chant. Mélodie.
Criez pour Dieu, toute la terre !
(2) Chantez la gloire de son nom,
Mettez en gloire sa louange !
(3) Dites à Dieu : « Comme ils sont à craindre, tes actes ! »
À cause de la grandeur de ta force,
Tes ennemis te flattent.
(4) Toute la terre se prosterne devant toi,
Ils chantent pour toi, ils chantent ton nom.
Silence.
(5)Allez et voyez les œuvres de Dieu,
Il est à craindre en ses agissements pour des fils d’hommes.
(6) Il changea la mer en terre,
Ils passèrent le fleuve à pied.
Là ! Réjouissons-nous en lui !
(7) Il gouverne à jamais par sa puissance,
Ses yeux guettent les nations.
Qu’ils ne s’exaltent pas, quant à eux, les rebelles !
Silence.
(8) Bénissez, peuples, notre Dieu,
Faites écouter la voix de sa louange !
(9) Oui, il a mis notre âme en vie,
Et il n’a pas donné à notre pied de chanceler.
(10) « Oui, tu nous as éprouvés, Dieu,
Tu nous as purifiés comme on purifie l’argent.
(11) Tu nous as fait venir dans le piège,
Tu as mis sur nos reins une entrave.
(12) Tu as fait chevaucher des humains sur nos têtes,
Nous sommes venus dans le feu et dans les eaux,
Et tu nous as fait sortir pour l’abondance ! »
(13) Je viendrai dans ta maison avec des holocaustes,
J’accomplirai pour toi mes vœux
(14)Pour lesquels mes lèvres se sont ouvertes
Et dont ma bouche a parlé dans ma détresse.
(15) J’élèverai vers toi de gras holocaustes avec la fumée des béliers,
J’en ferai de bœufs avec des boucs.
Silence.
(16) Allez, écoutez, que je vous raconte, vous tous qui craignez Dieu,
Ce qu’il a fait pour mon âme !
(17) De ma bouche je l’ai invoqué,
L’exaltation sous ma langue.
(18) Si je voyais l’iniquité dans mon cœur,
Mon seigneur n’écouterait pas.
(19) Mais Dieu a écouté,
Il a été attentif à la voix de ma prière !
(20) Dieu est béni,
Lui qui n’écarte pas de moi ma prière, ni son amour.
Tout texte implique celui qui le lit. Il l’annexe comme tout message lie à lui-même son destinataire, quelque crédit que celui-ci lui accorde. Il faut même aller plus loin encore. Car chaque lecteur peut aussi considérer qu’il est lui-même, d’une certaine façon, l’émetteur du message qu’il reçoit, qu’à son tour il l’envoie à d’autres ou, du moins, le prononce devant d’autres, qu’il les en informe.
Le rappel de ces considérations générales est ici particulièrement bienvenu. Pourquoi ? D’abord, parce que, peu après avoir franchi la mi-temps du Psaume, le lecteur assume un discours à la première personne du singulier qui se poursuivra jusqu’à la fin. Je viendrai dans ta maison avec des holocaustes...Ainsi commence-t-il en parlant à Dieu lui-même. Il se donne ensuite d’autres interlocuteurs : vous tous qui craignez Dieu. Pour finir, à qui s’adresse-t-il ? On ne le sait pas. Mais c’est toujours lui qui parle et, ce qui est remarquable, c’est l’événement même de l’entretien qu’il poursuit avec Dieu qui devient alors le thème unique de son discours:
De ma bouche je l’ai invoqué,
L’exaltation sous ma langue.
Si je voyais l’iniquité dans mon cœur,
Mon seigneur n’écouterait pas.
Mais Dieu a écouté,
Il a été attentif à la voix de ma prière !
Dieu est béni,
Qui n’écarte pas de moi ma prière, ni son amour.
À vrai dire, le discours était déjà éminemment personnel avant qu’on en vienne à lire un discours en je. Cependant, il était à la fois personnel et commun à plusieurs, puisqu’il était marqué par l’emploi continu de la première personne, mais au pluriel :
Bénissez, peuples, notre Dieu,
Faites écouter la voix de sa louange !
Oui, il a mis notre âme en vie
Et il n’a pas donné notre pied à chanceler.
« Oui, tu nous as éprouvés, Dieu,
Tu nous as purifiés comme on purifie l’argent.
Tu nous as fait venir dans le piège,
Tu as mis sur nos reins une entrave.
Tu as fait chevaucher des humains sur nos têtes,
Nous sommes venus dans le feu et dans les eaux
Et tu nous as fait sortir pour l’abondance ! »
Or, ce nous était presque entièrement absent pendant toute la première partie du Psaume. Tout au plus s’annonçait-il comme en passant dans l’évocation de deux événements :
Il changea la mer en terre,
Ils passèrent le fleuve à pied.
Là ! Réjouissons-nous en lui !
Pendant le long temps d’ouverture, nulle autre trace de la première personne, qu’il s’agisse de je ou de nous. Bien sûr, on comprend que quelqu’un parle, et dès le début, et qu’il parle avec autorité, puisqu’on lit une suite d’impératifs : Criez pour Dieu…Chantez la gloire de son nom...Mettez en gloire sa louange…Dites à Dieu…Allez et voyez…avant que ne résonne :Bénissez, peuples, notre Dieu…Mais le je et le nous ne se laissent percevoir qu’indirectement dans ces ordres qu’ils donnent ou encore lorsque l’adresse à Dieu se fait explicite, sous la forme d’un tu :
Dites à Dieu « Comme ils sont à craindre, tes actes ! »
À cause de la grandeur de ta force,
Tes ennemis te flattent.
Toute la terre, ils se prosternent devant toi,
Ils chantent pour toi, ils chantent ton nom.
Tout se passe, surtout vers la fin de ce premier mouvement, comme si celui qui parle tendait à s’effacer lui-même dans ce qu’il dit, sans même marquer qu’il le dit ou, du moins, en estompant autant qu’il le peut la manifestation de sa présence, l’expression de son désir, sans d’ailleurs y parvenir tout à fait, puisqu’il ne peut s’empêcher d’apparaître comme celui qui commande quand il formule un avertissement sévère en direction des éventuels insoumis :
Il gouverne à jamais par sa puissance,
Ses yeux guettent les nations.
Qu’ils ne s’exaltent pas, quant à eux, les rebelles !
Faut-il nommer impersonnel le mouvement qui s’achève ici et qui est le premier de ce Psaume ? Certainement pas. Mais, assurément, c’est le moment où la parole est la plus publique et aussi où tout vestige de l’énonciation ne se révèle qu’à une oreille fine.
En tout cas, le lecteur peut souhaiter demander à celui qui parle ainsi publiquement quels titres il possède pour s’exprimer avec une telle autorité. Or, pour répondre à cette question, on est porté à s’attacher d’abord au cœur même du Psaume, à son centre vif, là où, en disant nous, avant d’en venir à dire je, chacun est sollicité d’unir sa voix à la voix de celui qui parle, bref, à assumer, effectivement ou fictivement, le Psaume comme un message qu’on reçoit ou qu’on envoie.
Pour justifier, s’il le faut, la démarche qu’on adopte ici pour le commentaire et, notamment, la fragmentation qu’on en propose, il n’est pas indifférent d’observer comment les pauses, indiquées par l’introduction du mot « Silence » dans le texte, sont réparties dans l’ensemble du Psaume.
La première pause intervient, comme une césure dans la série des impératifs, à l’intérieur de ce que l’on nomme ici le mouvement public, le moins marqué par la personnalisation expresse du discours par nous ou je, et juste avant qu’il n’atteigne à un maximum d’objectivité, atténuée cependant très brièvement par cette incise : Là ! Réjouissons-nous en lui !
Quant à la deuxième pause, elle se présente avant le moment où devient sensible la transition entre une parole en vous et une parole en nous :
Bénissez, peuples, notre Dieu,
Faites écouter la voix de sa louange !
Il est remarquable que nulle pause ne soit signalée lorsque la personnalisation passe du pluriel au singulier, du nous au je. Pourquoi ? Est-ce une façon de suggérer que le discours au singulier n’est qu’une variante ou une application du discours au pluriel ?
Enfin, une troisième pause apparaît, à l’intérieur cette fois du discours en je, avant que les destinataires, les auditeurs, ne soient solennellement invités à entendre, sinon le récit, du moins l’évocation par le locuteur de l’entretien entre lui et Dieu, mais après qu’il a énoncé - pour qui ? pour lui-même ? - les projets qu’il avait antérieurement conçus :
Je viendrai dans ta maison avec des holocaustes,
J’accomplirai pour toi mes vœux
Pour lesquels mes lèvres se sont ouvertes
Et dont ma bouche a parlé dans ma détresse…
Silence
Allez, écoutez, que je vous raconte, vous tous qui craignez Dieu,
Ce qu’il a fait pour mon âme !
De ma bouche je l’ai invoqué,
L’exaltation sous ma langue…
Voilà sans doute des indices qui peuvent confirmer les limites et l’étendue reconnues ici même aux trois mouvements dont se compose le Psaume.
Exclure ou inclure
Le pronom nous possède deux valeurs. L’une est exclusive : nous et non pas les autres, nous et non pas vous. L’autre est inclusive : nous et les autres aussi, nous et vous aussi. Or, on peut faire l’hypothèse qu’en la partie médiane du Psaume se réalise un passage du nous qui exclut au nous qui inclut et qu’ainsi se trouve supprimée une séparation et accomplie une ouverture à quiconque. Mais cette hypothèse ne sera vérifiée que lorsqu’on aura découvert ce qui est au principe de ce passage. On va maintenant s’engager dans cette vérification.
Bénissez, peuples, notre Dieu,
Faites écouter la voix de sa louange !
La mission, qui est imposée aux peuples, revient à leur demander de s’approprier en quelque sorte, en le bénissant, quelqu’un, Dieu, qui pourtant ne leur appartient pas, qui est à nous : il est notre Dieu. Or, cette appropriation, ils ont à la poursuivre encore en prêtant leur voix au service de la louange de ce même Dieu.
Qu’est-ce donc qui nous autorise à imposer aux peuples une telle obligation ?
Nous ne manquons pas de titre pour agir envers eux comme nous le faisons. Avant tout, nous sommes qualifiés par l’expérience qui fut la nôtre et dont nous témoignons :
Oui, il a mis notre âme en vie,
Et il n’a pas donné à notre pied de chanceler.
Étant donné les termes dans lesquels elle est exprimée, on peut convenir de désigner cette expérience du nom de salut. Mais, tout autant que sa qualification, importe la proclamation et la communication que nous en faisons à d’autres que nous. Il s’agit de la faire passer, de la transmettre, comme on fait pour un message. Mais quels effets peuvent bien avoir sur d’autres que nous l’annonce d’un événement qui nous concerne ? On ne peut éviter de soulever cette question. En effet, en quoi cet événement peut-il intéresser des peuples qui n’y furent pas impliqués ? Est-ce que sa seule communication suffit pour le faire partager par ceux qui en entendent parler, pour qu’il s’intègre réellement à leur histoire ?
Quoi qu’il en soit de la pertinence d’une telle interrogation et peut-être pour lui préparer une réponse, on peut observer qu’un discours en nous précise davantage la nature exacte de cette expérience de salut. Or, fait remarquable, l’approfondissement qui en est présenté, prend l’aspect d’une confession, au double sens de ce terme : c’est un aveu, comme d’une faute, et c’est aussi une proclamation, comme d’une victoire. Et elle est adressée à Dieu en personne. Mais, toute dirigée qu’elle soit vers lui, elle est prononcée devant les peuples, sinon à leur intention :
«Oui, tu nous as éprouvés, Dieu,
Tu nous as purifiés comme on purifie l’argent.
Tu nous as fait venir dans le piège,
Tu as mis sur nos reins une entrave.
Tu as fait chevaucher des humains sur nos têtes,
Nous sommes venus dans le feu et dans les eaux,
Et tu nous as fait sortir pour l’abondance ! »
Sans doute y a-t-il, en deçà des mots et des phrases, derrière eux, avant eux, des événements. Ils sont présents, on peut les discerner dans les éléments qui les évoquent, dans le feu et dans les eaux, par exemple, mais ils sont tellement stylisés que chacun peut entendre ce qu’il voudra, que nul n’est tenu à s’arrêter à ceci plutôt qu’à cela. Et c’est heureux. Car les choses, si concrètes qu’elles soient, sont là pour prendre sens fortement devant n’importe qui et pour que chacun puisse s’appliquer à lui-même la force de ce sens. Quelles sont donc ces choses ? Quel sens portent-elles ? Il s’agit de la domination, de la servitude, de la tromperie ou de l’illusion et, surtout, du mélange, du mauvais aloi d’un métal fiduciaire qui rend faux tous les échanges.
Ainsi, par le fait, c’est de nous qu’il s’agit toujours, de nous, qui que nous soyons, donc pourquoi pas ? de vous, et aussi de toi, Dieu, et aussi de nos têtes, de nos reins : c’est nous que tu as fait venir dans le piège, que tu as purifiés comme on purifie l’argent. Les images, les métaphores et les comparaisons, bien loin de l’affaiblir, augmentent encore la densité du réel dans lequel nous sommes pris mais, surtout, elles permettent d’élaborer une interprétation de ce réel : celui-ci doit être compris comme une épreuve par laquelle nous passons avant que n’apparaisse enfin notre pureté retrouvée et même augmentée. Toute cette machination probatoire n’est si détaillée que pour préparer au dernier acte, qui sonne comme un cri de triomphe :
Et tu nous as fait sortir pour l’abondance !
Voilà, en définitive, le message que nous voulons vous faire passer : l’annonce d’une transformation ou, plutôt, d’une libération dont nous n’avons été ni les spectateurs ni les artisans mais seulement les patients. Car un autre, toi, Dieu, était à l’ouvrage. Et, du coup, nous apprenions qui nous sommes : nous sommes précieux, comme peut l’être l’argent mais, comme lui, si facilement altérés. Or, pourquoi vous aussi, vous avec nous, ne seriez-vous pas purifiés ? Pour que toute cette histoire ne soit pas un rêve, il vous suffit d’y croire. Car nous aussi, nous d’abord, nous y avons cru et, quoi qu’il arrive de nous, nous y croyons encore, et c’est notre foi en la vérité de cette transmutation que nous vous annonçons, comme des témoins véridiques.
L’iniquité avec l’épreuve et avec l’abondance.
Qui dit je maintenant ? Celui qui parle depuis le début du Psaume ? Sans doute. Celui-là donc qui disait nous, quand il parlait en étant associé à d’autres. Mais aussi, pourquoi pas ? celui-là aussi à qui il s’adressait, vous donc.
Car je n’est pas un pronom privé, qui appartiendrait à quelqu’un et pas à d’autres. Déjà quand nous disions nous, ce n’était pas seulement la pluralité qui était signifiée ainsi mais, paradoxalement, la singularité, la personnalité, mais au pluriel. Car je et nous sont ouverts, disponibles, à la portée de tous. Mais je et nous peuvent se fermer sur soi et, du coup, il n’est plus possible de sortir dans l’abondance, et les voilà clos, captifs d’eux-mêmes, devenus semblables à des prisonniers. Comment faire sauter le verrou du cachot ?
Il faut revenir sur la confession et sur la forme de son énoncé, sur son énonciation. Je ne parle pas de toi mais je te parle. Je n’hésite pas à t’attribuer la responsabilité de tout ce qui me, de tout ce qui nous tourmente. Le chiffre qui ouvrira la porte de la prison est présent là, dans cette façon-là de parler, dans cet entretien en acte de je avec toi. Si je le rends public, si je vous le livre pour que vous l’utilisiez à votre tour, c’est précisément parce qu’il n’a rien de confidentiel. Comment ce qui élargit pourrait-il être confiné dans le secret ? N’importe qui peut oser s’emparer de ce discours-là, le faire sien. En l’employant, on n’en prive personne. Pourtant, on peut encore hésiter à adopter le ton de la confession.
Pourquoi donc se retient-on ?
Sans doute parce qu’il paraît indécent, voire impie, ou encore indigne de nous de s’adresser à Dieu, en lui disant « Oui, tu nous as éprouvés…etc...» Et, pourtant, cette confession possède la vertu d’un mot de passe libérateur. En tout cas, celui qui s’en est servi n’a aucune raison de le garder pour lui. Il le publie à la cantonade :
Allez, écoutez, que je vous raconte, vous tous qui craignez Dieu,
Ce qu’il a fait pour mon âme !
De ma bouche je l’ai invoqué,
L’exaltation sous ma langue.
Si je voyais l’iniquité dans mon cœur,
Mon seigneur n’écouterait pas.
Mais Dieu a écouté,
Il a été attentif à la voix de ma prière !
Dieu est béni,
Lui qui n’écarte pas de moi ma prière, ni son amour.
N’y a-t-il pas là cependant comme une incohérence ? Car, enfin, si Dieu nous a éprouvés, nous a purifiés, nous a fait venir dans le piège, a mis sur nos reins une entrave, a fait chevaucher des humains sur nos têtes, si nous sommes venus dans le feu et dans les eaux, on peut penser que ce n’était pas l’effet d’une méchanceté gratuite et que Dieu devait, comme on dit, avoir ses raisons d’agir comme il faisait. D’autre part, comment admettre qu’il nous ait soumis à de tels traitements si, vraiment, il ne voyait pas l’iniquité dans mon cœur ? Et encore, à supposer que l’iniquité en nous puisse justifier les tourments de l’épreuve, pourquoi Dieu nous les a-t-il infligés, s’il devait, en définitive, nous accorder l’abondance ? Ces tourments seraient-ils le prix à payer pour obtenir celle-ci ?
Incontestablement, quelque chose échappe à l’analyse ou, plutôt, les raisonnements qu’on met en œuvre dans cette analyse se révèlent insuffisants. Du moins cet échec peut-il inviter à chercher si la pensée, dans ce Psaume, n’obéirait pas à une logique qui défie la logique habituellement reçue.
Il faut reconnaître que sont simultanément compatibles la présence et l’absence de toute iniquité ou, si l’on préfère, l’épreuve et l’abondance. Cette étrange compatibilité n’est possible que parce que le mode d’existence du croyant qui parle dans ce Psaume est celui d’une communication portée à sa plus haute puissance, à une puissance telle que tous les « pourquoi » sont rendus vains. Et encore faire état d’une plus haute puissance risque-t-il d’ouvrir une voie décevante, si l’on n’ajoute pas aussitôt que cette puissance est actuelle mais contractée dans la limitation de l’instant. Or, cette limitation, imposée par l’instant, oblige à empiler, comme à l’intérieur d’un point indivis, des états qui ne peuvent que paraître se contredire, sauf à être distribués dans la succession du temps où, d’ailleurs, on cherchera, sans pouvoir jamais la trouver, la raison de leur contradiction.
Mais où trouve-t-on trace de cette ponctualité de l’instant ?
Elle n’est nulle part ailleurs que dans la situation de communication qui court, comme une constante intemporelle, tout au long du Psaume. La constance de cet entretien, toujours en acte, témoigne, dans le temps lui-même, sans sortir de lui, d’un lien entre je ou nous et tu ou vous. Car l’entretien ne supprime pas la successivité de l’expérience temporelle : il la rassemble à tout moment.
Or, il est remarquable que, dans l’extrême fin du Psaume, on lise, clairement formulée, ce qu’on peut bien nommer la théorie de cette situation continue de communication ou d’entretien.
Allez, écoutez, que je vous raconte, vous tous qui craignez Dieu,
Ce qu’il a fait pour mon âme !
Va-t-on vraiment entendre narrer une histoire, va-t-on lire un récit ? Non, pas vraiment. Je vais énoncer, comme on ferait pour une loi fondatrice et constituante, la formule d’une communication, qui est inhérente à tout moment du temps, entre Dieu et moi, qui dis je. Si je peux donner un nom à un partenaire, l’appeler Dieu, comme je l’ai déjà fait, c’est parce que ceux auxquels je m’adresse utilisent, eux aussi, ce même nom : vous tous qui craignez Dieu.
Eh bien ! soit ! Quoi qu’on puisse comprendre par ce concept de crainte, on peut partir de là. Au moins établit-il un certain rapport entre Dieu et nous, qui parlons de lui entre nous et à vous. Si vous craignez Dieu et si je vous parle de Dieu, nous nous rencontrons sur un même nom puisque je vous parle de quelqu’un dont vous aussi vous prononcez le nom. Au reste, est-ce que vraiment je parle de lui ? Non, mais plutôt, de ce qu’il a fait pour mon âme.
Or, qu’a-t-il fait ? Mais même a-t-il fait quelque chose ? Oui, si l’on entend comme des oeuvres écouter, être attentif, n’écarter pas de moi ma prière, ni mon amour. On hésite cependant à nommer tout cela des œuvres. Des actes ? Oui, pourquoi pas ? C’est mieux. Mais à condition de comprendre que ces actes expriment une disposition ou, mieux encore, une situation, celle-là même qui me permet de dire : De ma bouche je l’ai invoqué.
À vrai dire, c’est ma communication avec Dieu que je vous raconte. Non pas dans son détail, dans ses péripéties, car de cela j’ai déjà parlé et on y reviendra, mais dans sa forme même ou, si l’on veut, dans sa structure élémentaire : pour dire que j’ai parlé et qu’il m’a écouté, qu’il a été attentif à la voix de ma prière. Car ma parole était une prière. Or, cette prière, il aurait pu m’en écarter, m’en séparer. C’est ce qu’il aurait fait, s’il avait écarté aussi de moi, dans le même temps, non pas ce qui vient de moi mais ce qui vient de lui, son amour. Mais il n’a pas agi ainsi. Ma prière et son amour, tout au contraire, se sont rencontrés en moi, comme l’écoute se joint à l’invocation, lui répond. Ma prière et son amour se tiennent tellement l’un l’autre qu’il est impossible que l’un soit là sans l’autre. Cette coïncidence s’est produite dans mon cœur, dans mon être ou, comme on voudra dire, dans mon âme ou, encore, dans mon existence. C’est cette convergence que je vous raconte, que je vous demande d’écouter, comme je n’ai pas hésité à évoquer devant vous nos épreuves.
On est maintenant bien préparé à découvrir une autre coïncidence encore.
L’amour avec la crainte et l’unique avec tous
On se souvient des termes employés dès le début du Psaume à l’adresse de toute la terre :
Dites à Dieu : « Comme ils sont à craindre, tes actes ! »
Un peu plus bas on lisait ceci :
Allez et voyez les œuvres de Dieu,
Il est à craindre en ses agissements pour des fils d’hommes.
Or, la crainte, on l’a déjà rencontrée. Vers la fin du Psaume, comme on vient de le remarquer, c’est elle qui est donnée comme la caractéristique de ceux auxquels moi qui parle je m’adresse pour raconter ce qui a suivi le temps de l’épreuve :
Allez, écoutez, que je vous raconte, vous tous qui craignez Dieu,
Ce qu’il a fait pour mon âme !
Mais on sait aussi sur quelle affirmation se termine tout à fait le Psaume :
Dieu est béni,
Lui qui n’écarte pas de moi ma prière, ni son amour.
Le rapprochement de ces quatre fragments est instructif. Chaque fois il est fait mention de Dieu. Trois fois la crainte est, elle aussi, mentionnée. Par deux fois au moins, très explicitement, celui qui parle ici ne conteste pas que Dieu puisse légitimement susciter de la crainte. En outre, quand il dicte à ses interlocuteurs ce qu’ils doivent dire à Dieu, il ne semble pas qu’il leur impose un discours auquel il ne souscrirait pas lui-même. Bref, comme on l’a observé, la crainte de Dieu est un terrain qui est commun à moi et à la toute la terre. Or, cette crainte, rien n’indique qu’elle doive disparaître, qu’il faudrait la bannir. Mais, assurément, elle paraît tout à fait compatible avec l’affirmation finale de l’amour, non de celui que je porte à Dieu mais de celui qu’il montre envers moi.
Ainsi, de même que l’épreuve purifie et rend possible la proclamation jubilante de l’amour que Dieu manifeste, de même la crainte est le sol sur lequel en moi, en nous, en vous lève cet amour. C’est la compatibilité entre des notions apparemment exclusives l’une de l’autre qui est affirmée dans les deux cas. Plus précisément encore, en parlant comme je parle à toute la terre, je l’appelle à partager avec moi l’expérience qui m’est propre car cette expérience n’est pas un privilège : elle est destinée à tous.
Sans doute, dans l’histoire où nous sommes ensemble, les uns avec les autres, cette expérience a-t-elle fait souche, pour ainsi dire, dans une certaine tradition, celle dont je relève et dont je peux faire mémoire en disant, par exemple, à propos de Dieu :
Il changea la mer en terre,
Ils passèrent le fleuve à pied.
Là ! Réjouissons-nous en lui !
Pareillement, comme on l’a dit, les traits retenus pour évoquer l’épreuve ne le sont pas par hasard : le piège et l’entrave et le chevauchement des humains sur nos têtes et l’entrée dans le feu et dans les eaux ont laissé des traces dans les archives de l’humanité. Ces mots réfèrent à des événements dignes de mémoire. Rien d’abstrait, donc, surtout rien qui n’ait eu lieu quelque part, en un certain temps. Pareillement encore, ma façon de célébrer notre sortie dans l’abondance est marquée au coin d’une pratique religieuse propre à une aire de civilisation bien particulière.
Mais pourquoi faudrait-il exporter partout sur toute la terre une liturgie de gras holocaustes avec la fumée des béliers ? Il est remarquable, en effet, que toute la terre n’est pas invitée à faire comme moi, voire comme nous, mais qu’elle est sommée de crier pour Dieu, de chanter la gloire de son nom, de mettre en gloire sa louange, etc…
Ainsi, semble-t-il, en s’universalisant, en devenant virtuellement le propre de tous, la confession de Dieu abandonne les traits particuliers qui marquaient son apparition à un moment donné et quelque part dans le cours de l’histoire humaine. Mais cette confession, maintenant qu’elle est proposée avec insistance à toute la terre, loin de perdre de sa réalité effective, gagne en spiritualité ou, plutôt, elle dégage le spirituel qui était enveloppé dans ses expressions cultuelles. Celles-ci étaient, paradoxalement, prégnantes de l’élan spirituel qui leur avait donné de naître. C’est au milieu de la détresse et du plus intime de l’être qu’avait été conçu en toute confiance le dessein d’offrir des sacrifices :
Je viendrai dans ta maison avec des holocaustes,
J’accomplirai pour toi mes vœux
Pour lesquels mes lèvres se sont ouvertes
Et dont ma bouche a parlé dans ma détresse.
Tant s’en faut donc qu’un tel dessein soit incompatible avec une foi authentique. Les derniers mots du Psaume témoignent d’ailleurs assez de l’intensité et de la pureté de cette foi :
Dieu est béni,
Lui qui n’écarte pas de moi ma prière, ni son amour.
Ce sommet se confond avec la cime que le fidèle, entré quant à lui dans la maison de Dieu avec des holocaustes, désigne à tous, universellement, comme objectif à atteindre, sans obliger personne à suivre le chemin particulier qui fut le sien dans l’histoire :
Bénissez, peuples, notre Dieu…
Car, en profondeur, il n’y a pas plusieurs expériences spirituelles vraies mais une seule qui, dans le cours de l’histoire et dans la variété des cultures, prend toujours forme diversement, tant il vrai que le passage à l’universel supprime l’astreinte à une particularité définie une fois pour toutes et fait advenir sans cesse les incomparables nouveautés du singulier.
Une parole vive
Tout commence par le vous. Ainsi est-on averti d’emblée que le message s’adresse à quiconque. Tout au plus faut-il concéder que le destinataire doit faire partie du groupe de ceux qui éprouvent de la crainte devant Dieu. Mais il n’est pas certain que cette précision conduise à restreindre le nombre des destinataires éventuels. Pour le prétendre il faudrait admettre que la crainte de Dieu n’est pas universellement partagée. Or, même si tel est le cas, n’importe qui peut néanmoins se tenir pour interpellé par l’adresse faite ici à la deuxième personne du pluriel. Il lui suffit pour cela non pas de feindre une telle crainte mais, ce qui n’est pas la même chose, de se mettre au moins, en imagination ou par sympathie, sinon effectivement et sincèrement, à la place de quelqu’un qui craint Dieu.
Car celui qui parle ici destine sa parole à qui voudra bien l’entendre. Bien plus, il lui transmet un message qui n’est pas ésotérique. L’expérience dont il fait état est certes hautement personnelle mais elle n’est pas confidentielle. Le locuteur est solidaire d’une collectivité à laquelle il s’identifie en disant nous. Pourquoi, dès lors, l’ensemble dont il fait partie ne pourrait-il pas s’augmenter de tous ceux qui l’écoutent ? Car il ne s’adresse pas à eux à seule fin de les informer : en leur enjoignant d’adopter à l’égard de Dieu une certaine conduite - disons de louange -, il entend se les associer. Ainsi communiqueront-ils avec lui dans l’expérience qui est celle de la communauté à laquelle il appartient lui-même.
Quelle est cette expérience ?
On l’a définie par le terme de salut. On n’y reviendra pas. Mais, comme on l’a dit, ce salut importe autant en lui-même que par le mode sous lequel il est assumé. Il n’est donc pas indifférent que la finale du Psaume soit en je, que la confession communautaire devienne individuelle. Ici encore il s’agit non pas de subjectivité mais de personnalisation et celle-ci est maintenant au singulier. Car c’est seulement en se singularisant qu’une telle expérience peut exister dans l’histoire humaine, s’exposer à y devenir le fait de tous et de n’importe qui.
Pourquoi en est-il ainsi ?
On a pu remarquer qu’en la partie médiane du Psaume, le discours en nous consiste en la relation d’un événement qui prend l’aspect d’une confession en acte. Les seuls propos en tu de ce texte apparaissent ici, et c’est Dieu en personne qu’ils visent. Ces paroles adressées à Dieu ne seraient-elles pas le foyer d’où jaillit et où s’alimente la personnalisation diffuse partout ailleurs dans le texte ? Si largement publique, en effet, que soit la divulgation de l’expérience passée, sa communication elle-même est marquée, comme d’un sceau, d’une relation avec Dieu qui ne peut être transcrite qu’à la façon d’un entretien au présent, comme une parole vive :
« Oui, tu nous as éprouvés, Dieu,
Tu nous as purifiés comme on purifie l’argent.
Tu nous as fait venir dans le piège,
Tu as mis sur nos reins une entrave.
Tu as fait chevaucher des humains sur nos têtes,
Nous sommes venus dans le feu et dans les eaux,
Et Tu nous as fait sortir pour l’abondance ! »
Clamart, le 25 août 2007