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 La pierre qu’avaient méprisée les constructeurs 

«Ecoutez une autre parabole. Il était un homme, un maître de maison, qui planta une vigne et lui mit autour une clôture et creusa en elle une cuve et construisit une tour et il la donna en location à des agriculteurs, et il en partit. Quand approcha le temps des fruits, il envoya ses esclaves aux agriculteurs pour prendre ses fruits. Et les agriculteurs, ayant pris ces esclaves, battirent celui-ci, tuèrent celui-là, par jets de pierres, un autre. De nouveau, il envoya d'autres esclaves, plus nombreux que les premiers, et ils leur firent de même. Après, il envoya vers eux son fils, en disant : "Ils respecteront mon fils." Les agriculteurs, ayant vu le fils, se dirent en eux-mêmes : "Celui-ci est l'héritier. Allons-y ! tuons-le et ayons son héritage !" Et l'ayant pris, ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. Quand donc viendra le seigneur de la vigne, que fera-t-il à ces agriculteurs-là ? De lui dire : "Il fera périr méchamment des méchants, et il donnera en location la vigne à d'autres agriculteurs, qui lui donneront en retour les fruits en leurs temps." Jésus de leur dire : "N'avez-vous jamais lu dans les Ecritures :

'La pierre qu'avaient méprisée les constructeurs,

c'est elle qui est arrivée en tête d'angle.

C'est de Dieu que cela est arrivé.

Et c'est merveille à nos yeux ?'

A cause de cela je vous dis que vous sera enlevé le Royaume de Dieu et qu'il sera donné à une nation qui en fait les fruits".»


Matthieu XXI, 33-43

Il y a au moins deux façons d'énoncer une loi. Ou bien, on la prescrit comme un ordre qu'il faut accomplir. Par exemple, on emploiera l'impératif. Ou bien, on constate  une loi comme un ordre qui se répète. Ou bien, je peux dire : "faites ceci", "il est permis, il est défendu de faire cela". Ou bien, je dis : "si je laisse tomber une pierre, elle tombe".

Je voudrais que nous entendions le passage que nous allons traverser comme la mise en drame d'une loi qui est à la fois une loi prescrite et une loi qu'il suffit de constater.

"Ecoutez une autre parabole". C'est une mise en demeure que fait Jésus qui parle. Par là, nous entendons bien qu'il s'agit d'écouter et, éventuellement d'obéir à un ordre. C'est la prescription.

Mais ce n'est pas si sûr. En effet, vers le milieu de ce passage, Jésus s'adresse à ses interlocuteurs. Il les interroge. Il veut être instruit par eux. "Quand donc viendra le seigneur de la vigne, que fera-t-il à ces agriculteurs-là ? De lui dire : "Il fera périr méchamment des méchants". Jésus attend qu'on lui dise ce qui se produira, comme une suite normale, inévitable, presque naturelle. Les interlocuteurs de Jésus dégageront la loi, comme on fait pour une constatation.

*

"Il était un homme, un maître de maison, qui planta une vigne et lui mit autour une clôture et creusa en elle une cuve et construisit une tour et il la donna en location à des agriculteurs, et il en partit." Je vous propose d'entendre ces premières indications comme la présentation d'un dispositif producteur. Tout évoque la vie, la vie végétale, puisqu'il s'agit d'une vigne. Elle est protégée, équipée : le maître de maison lui met "autour une clôture et creusa en elle une cuve". Rien ne manque : il "construisit une tour et il la donna en location à des agriculteurs, et il en partit".

"Il la donna en location".  J'insiste sur ce mot.  Il reviendra plus bas : "il donnera en location la vigne à d'autres agriculteurs". C'est dire que cette vigne ne leur appartient pas. Ils en sont locataires, mais elle leur est donnée. Retenez cette observation. Elle nous sera utile par la suite.

"Et il en partit". Il n'est pas là, il n'y a plus là que la vigne, ce que j'appelais tout à l'heure un dispositif producteur, et les ouvriers, les agriculteurs, auxquels elle est donnée en location.

"Quand approcha le temps des fruits, il envoya ses esclaves aux agriculteurs pour prendre ses fruits". Voilà qui confirme que cette vigne est là pour fructifier en son temps. Le maître de maison envoie ceux qui sont en son pouvoir : "il envoya ses esclaves". Sa puissance est présente en la personne des esclaves.

"Il envoya ses esclaves aux agriculteurs pour prendre ses fruits." Les fruits qui lui appartiennent, non pas les fruits de la vigne, mais ses fruits à lui, son bien propre. Il vient donc, par personne interposée, pour prendre. Tout va se jouer sur la prise, sur la capture.  

Que font les agriculteurs ? Ils prennent ces esclaves. Les agriculteurs mettent la main sur les représentants de la puissance du maître. Et ils font tant et si bien qu'ils "battirent celui-ci, tuèrent celui-là, par jets de pierres, un autre." Bien entendu, ils tuèrent aussi ce dernier, car lapider, c'est lancer des pierres sur quelqu'un de telle façon qu'il en soit détruit. Si j'insiste ainsi sur les pierres, c'est parce que nous allons les retrouver, mais d'une tout autre façon.

"De nouveau, il envoya d'autres esclaves, plus nombreux que les premiers, et ils leur firent de même." Le maître de maison a perdu toute sa puissance. Il y avait un premier envoi d'esclaves. En voici d'autres, plus nombreux que les premiers, mais ils ont le même sort.

"Après, il envoya vers eux son fils, en disant : "Ils respecteront mon fils."" Nous changeons d'ordre. Jusqu'à présent, était mis en œuvre ce qu'il y avait de puissance en ce maître de maison. Maintenant, c'est le fils qui est envoyé. Qu'entendre par fils ? Jusqu'à présent, pense le maître de maison, ce n'est pas moi-même qui suis venu, mais maintenant c'est le fruit que j'ai produit, "mon fils". C'est moi-même, mais non plus sous les espèces des esclaves : sous les espèces du fils, c'est-à-dire de celui qui vient après, celui qui a été reconnu par moi, celui qui tient déjà ma place, qui l'occupera après moi. Seul le temps introduit une différence entre nous.

"Les agriculteurs, ayant vu le fils, se dirent en eux-mêmes : "Celui-ci est l'héritier. Allons-y ! tuons-le et ayons son héritage !"" Les agriculteurs entendent bien ce que fils signifie. Le fils, c'est celui qui, le père disparu, héritera. Ou, comme ils le disent avec brutalité : puisque c'est celui qui aura, "ayons son héritage !" Maintenant il faut prendre celui qui aurait, à la place du père disparu, il faut occuper, et occuper par violence, la place du père et du fils : c'est leur place qu'ils convoitent.

"Et l'ayant pris, ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent." Il n'a pas sa place dans la vigne, même mort. Avant de le tuer, on l'expulse.

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Jésus poursuit en posant la question que nous avons entendue tout à l'heure : "Quand donc viendra le seigneur de la vigne, que fera-t-il à ces agriculteurs-là ?" Le titre n'est pas celui de maître de maison, ni de chef du domaine. Il s'agit du seigneur de la vigne.  

Avant d'aller plus loin, je voudrais poser une question : est-ce que, jusqu'à présent, il y a eu des fruits ?  Rien ne nous l'indique. Rien aussi ne nous indique qu'il n'y avait pas de fruits. Nous savons seulement que le temps des fruits approcha et que des esclaves sont venus pour prendre ces fruits. Tout ce que nous avons appris c'est qu'à la place des fruits, qui auraient pu être pris, il y a eu production de destruction, il y a eu des fruits de mort !

Mais continuons. "De lui dire : "Il fera périr méchamment des méchants". Le seigneur de la vigne, du fait du comportement des agriculteurs, est entré dans une procédure où ne règne plus que la mort. La mort a été introduite par les agriculteurs. Elle les a conduits à tuer et, en définitive, elle annexe jusqu'au seigneur de la vigne ! Lui aussi, il détruit maintenant : "Il fera périr méchamment des méchants".

Oui, mais il reste seigneur de la vigne ! La vigne ne lui est pas ôtée ! "Et il donnera en location la vigne à d'autres agriculteurs, qui lui donneront en retour les fruits en leurs temps." Ce qui a été perturbé, c'est la loi du don. Il avait donné en location la vigne à des agriculteurs : ils l'ont prise. Au fond, ils ont voulu avoir, mais quelque chose qui ne serait pas donné. Nous ne savons pas s'ils ont fait fructifier la vigne. Ce que nous savons, en revanche, c'est qu'ils ont voulu l'avoir en supprimant le geste par lequel elle leur était donnée. Et la meilleure façon de faire était de supprimer les ambassadeurs, les esclaves du maître et, finalement, de supprimer l'héritier, afin de s'instituer héritiers sans avoir reçu. Nous pressentons que ce qui est évincé, c'est la loi selon laquelle on accepte de recevoir, la loi du don.  

Ayant refusé de recevoir, ayant préféré avoir sans avoir reçu, ces agriculteurs sont entrés dans un processus porteur de mort, non seulement meurtrier, mais suicidaire : le maître de maison a simplement honoré, d'une certaine façon, la contre-loi que leur conduite a manifestée. Mais il est important de sauver la loi du don. il donnera en location la vigne à d'autres agriculteurs, qui lui donneront en retour les fruits en leurs temps."

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"Jésus de leur dire : "N'avez-vous jamais lu dans les Ecritures : 'La pierre qu'avaient méprisée les constructeurs, c'est elle qui est arrivée en tête d'angle." Ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient en s'attaquant à l'héritier, en l'excluant comme une pierre qui serait en trop.  L'héritier en personne peut bien être tué : sa condition d'héritier, le lien qu'il a avec le maître de maison, le seigneur de la vigne, ce lien, lui, ne peut pas être anéanti. Ils ont touché au vif, ils ont touché au cœur, en tuant l'héritier.

Ne disons pas : "c'est parce que cette pierre a été méprisée qu'elle est arrivée en position de pierre d'angle, qui fait tenir tout le mur". Non ! Restons dans l'ordre du constat. C'est ainsi que tout s'est passé. C'est un fait.

Et que disait l'Ecriture ? "C'est de Dieu que cela est arrivé. Et c'est merveille à nos yeux ?" C'est merveille à nos yeux, c'est-à-dire que nous le voyons bien mais nous n'y comprenons rien. C'est du fait de Dieu que cela est arrivé, non pas du fait du mépris des agriculteurs, comme si ce mépris avait pu être fécond malgré tout ! Du fait de Dieu, la pierre rejetée, la pierre qui ne pouvait plus atteindre personne, puisqu'elle était morte, pour ainsi dire, c'est elle qui fait que tout tient.

Avant de quitter ses interlocuteurs, Jésus ajoute : "A cause de cela je vous dis que vous sera enlevé le Royaume de Dieu et qu'il sera donné à une nation qui en fait les fruits." Cette notation finale est tout à fait importante. Il semble bien que les agriculteurs n'ont pas fait fructifier le terrain. Or, tout s'est décidé là ! Car l'important, c'est que la loi de fructification s'exerce, que des fruits soient portés. A ceux qui n'ont pas porté de fruits, on va enlever le Royaume de Dieu, parce que le Royaume de Dieu est un régime dans lequel il y a des fruits à porter. Il va être enlevé pour être donné à une nation qui en fait les fruits.

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La vigne est un dispositif producteur de fruits. Elle est à la place du maître de maison absent. Or, cette vigne est transformée par les agriculteurs en un objet qu'il faut posséder. C'est pourquoi ils tiennent à supprimer tout ce qui maintiendrait la vigne pour ce qu'elle est. Ils la transforment en une propriété, et une propriété à posséder. Ils détruisent donc toute trace de ce qu'elle est : une vigne destinée à produire des fruits. Mais la trace de ce qu'elle est, apparaît dans les esclaves qui viennent pour prendre les fruits et dans le fils lui-même. Aussi les agriculteurs détruisent-ils finalement jusqu'au fils, afin de prendre la place du maître lui-même. Ils s'imposent comme héritiers. Ils ne sont pas capables de recevoir sans avoir. A la place de la production, ils mettent la possession. Et à la place de l'association dans un travail producteur de vie ils mettent la mort. Bref, la violence s'oppose à la fécondité.

30 septembre 1999

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