Ceci qui est aussi chez Christ Jésus
«Pensez chez vous à ceci qui est aussi chez Christ Jésus :
Pour nous préparer à traverser ce passage, je voudrais que nous nous arrêtions brièvement sur une expression très simple et sur les variantes que nous lui ajoutons de temps en temps. Très souvent, il nous arrive de dire à propos de quelque chose qui arrive : c'est humain. Parfois, nous disons : c'est bien humain. D'autres fois, nous disons : ce n'est qu'humain. Ou encore : ah ! ça, c'est vraiment plus qu'humain ! Il nous arrive aussi de dire : ça, véritablement, ça n'est pas humain !
Ainsi, spontanément, nous avons l'idée que ce qui est humain a un contour, que l'humain est circonscrit. Il y a ce qui est humain, et puis autre chose encore. Bref, nous concevons l'humain comme une sorte de territoire, bordé par autre chose que ce qui est humain, quel que soit au demeurant le nom que nous donnons à ces autres territoires limitrophes de l'humain. En tout cas, chaque fois que nous disons «humain», nous nous plaçons à l'intérieur de ce territoire.
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«Pensez chez vous à ceci qui est aussi chez Christ Jésus». Chez vous !
Il arrive que nous comprenions cette page à l'envers ! Nous comprenons alors : pensez chez vous aussi ce qui est chez Christ Jésus. Rabattez chez vous, dans votre domaine, ce qui est déjà présent chez Christ Jésus. Or, ce que nous sommes invités à penser, c'est quelque chose qui est chez Christ Jésus aussi. Nous pourrions aller penser qu'en Christ Jésus, il y a bien des choses, mais pas ça. Nous ne savons pas encore quoi : nous n'avons pas lu la suite. Mais cet avertissement nous est donné d'emblée. «Pensez chez vous», oui ! mais ce qui se trouve chez Christ Jésus comme quelque chose qui y a aussi sa place.
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Qu'est-ce qui a aussi sa place chez Christ Jésus ?
«Lui, subsistant en forme de dieu, n'a pas jugé comme une proie d'être à égalité avec un dieu». Chaque fois qu'on utilise la formule de la négation, c'est pour écarter quelque chose que l'on serait tenté de ne pas prendre en considération. On pourrait donc penser qu'il jugerait comme une proie d'être à égalité avec un dieu. Il «n'a pas jugé comme une proie» : qu'est-ce que ça veut dire ? Peut-être ceci : il n'a pas jugé comme une proie qu'il garde parce qu'il s'est emparé de quelque chose qui ne lui revenait pas ; c'est pourquoi il le garde, ce bien mal acquis, il le préserve, le protège. Peut-être aussi : il «n'a pas jugé comme une proie» qu'il faudrait ravir, obtenir de force, comme si, à l'intérieur de ce monde du divin, où il est, il y avait des combats, des querelles, et que c'est à savoir qui l'emportera sur l'autre. Quoi qu'il en soit, ce qui est sûr, c'est que, en étant en forme d'un dieu, il a été étranger à tout ce qui pouvait relever de l'avidité. Il n'a rien voulu ravir.
Mais, tout à l'opposé : «il s'est vidé lui-même, ayant pris forme d'esclave, étant devenu en ressemblance des hommes.» «Subsistant en forme de dieu,... ayant pris forme d'un esclave.» Dans l'humain, il est possible d'atteindre à un certain point d'humanité qui est la condition d'esclave. Non pas que d'être homme rende esclave mais, pour pouvoir être esclave, il faut être homme. Dans cet humain que j'évoquais tout à l'heure, c'est un des cantons de l'humanité que l'esclavage. Un dieu est peut-être engagé dans un combat sans fin autour d'une proie à garder ou à conquérir. En tout cas, c'est quelqu'un qui est étranger à l'esclavage. Il faut donc se vider de cette forme d'un dieu pour pouvoir atteindre à la condition d'esclave.
Et ce n'est pas tout. «
En d'autres termes, en Christ Jésus, il y a aussi tout ce que l'humanité peut offrir. En Christ Jésus, nous trouvons l'humanité jusqu'au fond, jusqu'à la mort comprise, et la mort du condamné. «Pensez chez vous à ce qui est aussi chez Christ Jésus». En Christ Jésus nous trouvons ce qui est déjà chez nous. Jésus n'a pas inventé l'humain, Jésus l'a trouvé, Jésus l'a pris. L'humain, nous le lui avons offert, il en a occupé tout le territoire.
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Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
«C'est pourquoi aussi Dieu l'a élevé au-dessus et l'a gratifié du nom, celui qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou plie de ce qui est au ciel, sur terre et sous le sol, et que toute langue s'accorde à reconnaître que Seigneur est Jésus Christ, à la gloire d'un dieu Père.»
«Ceci qui est aussi chez Christ Jésus», lisions-nous en commençant. Nous lisons maintenant : «c'est pourquoi aussi». Encore un «aussi».
«C'est pourquoi aussi Dieu l'a élevé au-dessus et l'a gratifié du nom». Quel contraste entre tout ce qui vient d'être raconté et ce que nous fait dire la fin de ce passage ! Jusqu'à présent, les événements évoqués étaient durement consistants, rudes. L'évocation de l'avidité pour garder, comme une proie, l'égalité, le fait de se vider, l'esclavage, l'humiliation, la mort, la mort infamante, tout cela était violent. Peut-être sommes-nous tentés de trouver la suite (et oui ! ayons le courage de cet aveu) bien légère, puisqu'il s'agit simplement de donner un nom. Or je voudrais maintenant vous rendre sensibles à ce contraste entre la trajectoire, si durement humaine, de la destinée de Christ Jésus, et puis ce qui est dit de ce qu'a fait Dieu.
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«C'est pourquoi aussi Dieu l'a élevé au-dessus». Qu'est-ce qui est suggéré par le «c'est pourquoi aussi» ? Il faut entendre : c'est pourquoi, comme nous le croyons, c'est pourquoi, et toute notre foi consiste en cela même. Avec le «c'est pourquoi aussi» nous comprenons que tout le passage est une profession de foi. Celle-ci avait commencé dès le début avec «Lui, subsistant...» Mais elle n'apparaissait pas explicitement comme telle. On pouvait penser qu'il ne s'agissait que d'un récit, non d'un acte par lequel ceux qui parlent proclament ce qu'ils croient. Maintenant c'est clair, puisque, à l'intérieur de cet acte, apparaît quelque chose comme une explication que le récitant prend à son compte.
Christ Jésus en était venu jusqu'au moment où l'humain perd son nom, où il n'est plus personne. Christ Jésus en est venu à un état innommable. Eh bien ! ce que nous confessons, c'est que Christ Jésus a reçu un nom ineffable. C'est cela que nous proclamons, c'est cela que nous célébrons.
Il «l'a gratifié du nom, celui qui est au-dessus de tout nom, afin...» Peut-être serions-nous tentés, si nous avions à écrire ce texte, d'ajouter : afin qu'au nom de cet homme, ou bien : afin qu'au nom de ce dieu-là. Eh bien non ! Ce n'est pas ça ! «... afin qu'au nom de Jésus tout genou plie de ce qui est au ciel, sur terre et sous le sol». Au nom de Jésus : en prononçant le nom de Jésus, dont nous venons de retracer la destinée, en y croyant. Nous découvrons alors que prononcer un nom n'est finalement pas si léger que ça ! «Afin qu'au nom de Jésus tout genou plie». D'où ? De partout. «de ce qui est au ciel, sur terre et sous le sol» : afin qu'il n'y en ait que pour lui et que se constitue une sorte d'immense symphonie. «Et que toute langue s'accorde», s'accorde, oui, soit à l'accord, à l'unisson. Puisque Dieu lui a donné le nom au-dessus de tout nom, nous aussi nous allons le lui donner, nous allons lui donner le nom ineffable, celui que, dans la tradition de Paul, ses ancêtres et lui-même ne prononçaient pas : Seigneur. «Afin que toute langue s'accorde à reconnaître que Seigneur est Jésus Christ».
Si vous voulez réaliser de quoi il s'agit, comprenez que le nom de Jésus Christ, son nom propre, c'est celui de Seigneur, qui ne désigne personne qui soit ici et là. Mais il était devenu personne aussi - mais en un autre sens ! - quand il avait traversé l'humanité de part en part, jusqu'à la mort, innommable !
«A la gloire d'un dieu Père.» Voilà le nom qui était attendu. Ainsi sera glorifié un dieu, oui, mais ce dieu est le seul qui soit Dieu, et le seul nom qu'on puisse lui reconnaître, c'est celui de Père. Mais si l'on prononce ce nom de père, d'une certaine façon, on ne sait toujours pas ce qu'on dit. On dit, autrement encore, le nom au-dessus de tout nom. Il y a donc une différence entre dire Dieu et dire Père, même si on dit Dieu avec une majuscule. Car, en disant Dieu, on risque toujours de mettre un cran d'arrêt dans ce que l'on dit, de s'arrêter sur un terme ! En disant Père, on dit le nom d'une source qui échappe.
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Ce passage nous fait faire un travail sur le nom de Dieu.
Avec Christ Jésus, du fait qu'il y a aussi chez lui l'humanité, la même qui est déjà en nous, nous avons à penser jusqu'au bout, jusqu'au fond, le rapport d'un père à son fils. Voilà ce qui est en Christ Jésus. Que pour y arriver nous ayons besoin de circuler en passant par le nom commun de dieu, que nous ayons besoin de passer aussi par le concept d'homme, que nous ayons besoin même d'aller encore plus loin et de parler, non plus d'un dieu, mais de Dieu, soit ! Mais où ça va, tout ça ? ça va à reconnaître qu'en Christ Jésus, l'innommable et l'ineffable se rencontrent et que ce n'est pas seulement en lui, chez lui qu'ils se rencontrent, mais aussi chez nous, puisqu'il est chez nous, puisqu'il porte le nom de Jésus.
En définitive, l'homme n'est pas plus nommable que Dieu, l'homme, comme Dieu, échappe. Ce que nous apprenons en Christ Jésus, en croyant en lui, c'est que cette double échappée, cette échappée de l'homme et cette échappée de Dieu, qui est en Christ Jésus, elle est aussi en vous et en moi. Il y a de quoi ne pas en revenir !