«Celui qui pratiquera et enseignera»
«(17) N’allez pas penser que je sois venu attaquer et dissoudre la loi ou les prophètes. Je ne suis pas venu attaquer et dissoudre mais remplir. (18) Car, en vérité, je vous dis : avant que ne passent le ciel et la terre, non, un seul iota ou un seul trait ne passera pas, de la loi, que tout ne soit arrivé. (19) Celui-là donc qui dissoudra un seul de ces commandements les plus petits et enseignera ainsi les hommes, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux. Mais celui-là qui pratiquera et enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. (20) Car je vous dis que si votre justice n’abonde pas plus que celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux.»
Un appel à exister dans le sens d’une histoire qui est en cours
N’allez pas penser que je sois venu attaquer…Je ne suis pas venu attaquer… Car, en vérité, je vous dis…Car je vous dis que, si votre justice n’abonde pas…non, vous n’entrerez pas…
D’un bout à l’autre du passage quelqu’un parle sans jamais oublier ses auditeurs. Il s’agit vraiment d’un discours. Cependant, le ton n’est pas le même du début à la fin. Si directe que soit la parole dès le commencement, celui qui parle tient alors avant tout à communiquer à ses auditeurs une information sur le but de sa venue (17-18). Le propos s’achève par un avertissement adressé à ceux qui sont là et qui écoutent (20). Dans l’entre-deux (19) les énoncés se succèdent comme des sentences de portée générale : Celui-là donc qui dissoudra…sera appelé… celui qui pratiquera…celui-là sera appelé…
Si l’on considère l’information par laquelle commence le discours, on observe qu’elle est immédiatement étayée par une explication : Car, en vérité… Les sentences qui viennent, dans le moment intermédiaire, découlent, comme une conclusion logique, de cette explication : Celui-là donc…
Quant à l’avertissement final, il est introduit, lui aussi, comme une explication qui justifie les sentences précédentes : Car je vous dis que, si votre justice…De fait, observons-le, ces sentences portent sur l’attribution d’une certaine identité - plus petit ou grand dans le royaume des cieux. Or, pour être appelé d’un certain nom dans le royaume des cieux, encore faut-il lui appartenir et donc y avoir accédé, y être entré. Ainsi est-ce l’entrée dans ce royaume qui, pour finir, est prise en considération, non pas le nom qu’on y reçoit. Car, semble-t-il, nul ne serait nativement le ressortissant d’un tel royaume. Il a donc été nécessaire d’y entrer d’abord et, pour cela, il a fallu faire preuve d’une certaine conduite qui autorise à y entrer. En quoi consiste cette conduite qui habilite à entrer dans le royaume des cieux ?
Nous aurons, le moment venu, à répondre à cette question. En tout cas, lorsque, parvenu au terme de ce passage, on revient sur son commencement, on comprend que, si le maître n’est pas venu pour s’en prendre à la loi et aux prophètes, c’est parce que ces autorités opposent par elles-mêmes une résistance qui, de toute façon, triompherait de toute tentative pour les attaquer et les dissoudre. Quant à la mise en garde finale, elle n’est compréhensible que si l’on admet que les auditeurs sont d’accord avec le maître sur la réalité d’un certain régime de société, nommé ici royaume des cieux.
En somme, l’histoire se trouve engagée irrévocablement dans une certaine direction. Le maître n’est pas venu avec l’intention de l’infléchir et, encore moins, de la supprimer. Quant à ses disciples, ils apprennent de lui ce qu’ils ont à faire pour aller dans le sens de cette histoire, et d’abord pour y entrer et y prendre chacun la place qui lui revient.
Cependant, il n’est pas dit expressément que les disciples ont, comme le maître, à remplir. Cette fonction paraît bien lui appartenir à titre personnel, il se l’attribue à lui-même, sinon exclusivement, du moins en un sens éminent, énoncé d’ailleurs emphatiquement : Je ne suis pas venu attaquer et dissoudre mais remplir. Mais il revient aux disciples, comme au maître, semble-t-il déjà, de ne pas attaquer, de ne pas dissoudre, de pratiquer et d’enseigner. En revanche, ils ont vocation à une certaine abondance en matière de justice : telle est, pour eux, en effet, la condition d’accès au royaume de Dieu. Ainsi seulement pourront-ils s’accorder, pour leur part, avec une histoire dans laquelle le maître qui les enseigne est lui-même venu pour y tenir son rôle propre. Dès lors, faut-il voir dans cette abondance en matière de justice un trait caractéristique des disciples, distinct de la fonction de remplir qui reviendrait au seul maître ? Cette question-là aussi devra recevoir une réponse.
« Dissoudre » ou « remplir » ?
La loi ou les prophètes, voilà donc ce qui peut être dissout ou rempli. Mais on a déjà relevé que dissoudre et remplir sont aussi employés absolument : Je ne suis pas venu attaquer et dissoudre mais remplir. Quand, un peu plus loin, dissoudre apparaît de nouveau c’est de commandements qu’il s’agit mais alors remplir n’est plus mentionné.
Qu’est-ce donc que dissoudre ?
Dissoudre, proprement, c’est détruire non pas une chose mais l’union dont cette chose est constituée. C’est donc à une union réalisée que l’on s’attaque quand on s’applique à dissoudre. Par conséquent, la loi et les prophètes ou les commandements doivent-ils s’entendre comme des réalités composées dont les éléments se tiennent entre eux. Mais on comprend aussi que dissoudre, sinon remplir, puisse être employé absolument, sans que nul objet ne soit joint au verbe. En effet, par lui-même, un tel verbe, par sa signification même, affirme une rupture d’union. Cependant, loi, prophètes et commandements viennent spécifier, chaque fois diversement, l’union qui est en cause. Il y va donc de cette union bien spécifique qui est présente dans l’existence sociale, qui même rend possible une telle existence, puisque loi, prophètes et commandements interviennent à titre d’éléments constituants dans la vie de communautés historiques. On peut convenir de nommer union d’alliance une telle union.
Venons-en maintenant à remplir. Habituellement, on ne remplit que ce qui est vide ou insuffisamment plein. Remplir n’apparaît donc pas d’emblée comme le contraire de dissoudre, sauf à comprendre que remplir empêche de dissoudre, rend impossible ou impensable la rupture de l’union, ici de l’union d’alliance.
Or, c’est bien dans cette dernière direction que l’on est conduit par l’explication qui est avancée aussitôt : Car, en vérité, je vous dis : avant que passent le ciel et la terre, non, un seul iota ou un seul trait ne passera pas de la loi que tout ne soit arrivé.
Accordons que le ciel et la terre résument à eux seuls tout ce qui existe, le monde ou l’univers et toute leur histoire. Avant de disparaître éventuellement un jour, ils auront été le champ dans lequel se seront produits des événements qui adviennent quand on respecte les plus infimes minuties de la loi. Bien plus, ces événements forment un tout, un ensemble, avec un commencement et une fin. Ce tout, en effet, pour advenir, exige du temps, mais ce temps n’excèdera pas la durée de ces événements, il coïncide avec elle. En bref, ces événements, en arrivant les uns après les autres, vont accompagner et scander une union d’alliance jusqu’à ce qu’elle atteigne son plein. Quant à dissoudre les agents de cette union, la loi et les prophètes ou la loi toute seule, ou encore les commandements, voilà ce qui est, certes, toujours possible. Mais ce serait aller à l’encontre d’un mouvement qui a déjà commencé et qui se poursuit avec la même consistance que celle du ciel et de la terre.
En tout cas, celui qui parle ici n’est pas venu dans un tel dessein. S’il peut affirmer qu’il est venu pour remplir, il convient d’attribuer à ce verbe un sens fortement prégnant, comme on l’a déjà pressenti. Le maître va remplir, et ainsi il exercera une fonction qui lui est assignée comme à tous : il observera, il accomplira. Mais il va aussi remplir comme on occupe toute la contenance d’un récipient de telle façon que celui-ci soit désormais entièrement plein et qu’il n’y ait plus en lui le moindre vide.
En tout cela les références à l’espace sont certes très fréquentes. A-t-on bien remarqué, cependant, que le temps et l’histoire, et non pas seulement l’univers matériel, le ciel et la terre, constituent la dimension dans laquelle se déploie tout le discours ? C’est d’eux que traite le maître et c’est sur sa propre fonction dans le temps et dans l’histoire qu’il se prononce devant ses disciples : Ne pensez pas que je sois venu…Je ne suis pas venu…Je vous dis…Avant que ne passe…ne passera pas…que tout ne soit arrivé. Les actes l’emportent sur les choses, ils ne reçoivent pas d’elles des traits qui les limiteraient, ils s’introduisent plutôt en elles pour les modeler, pour les transformer en indicateurs d’un mouvement qui se poursuit.
« Dissoudre », « enseigner » et « pratiquer »
Celui-là donc qui dissoudra un seul de ces commandements les plus petits…La teneur des maximes et leur portée générale prennent tout leur sens à partir des affirmations précédentes, à partir notamment de l’engagement personnel du maître à conduire à son comble le mouvement que porte une certaine histoire. Celui-là donc…Une conclusion est maintenant dégagée, et elle concerne tous ceux qui prennent position par rapport à ces médiateurs d’alliance que sont ces commandements les plus petits.
Certes, redisons-le, il est toujours possible à quiconque de dissoudre. Plus même, il est toujours possible de se placer en position de maître et d’enseigner les hommes à dissoudre. Mais alors apparaît l’extrême puissance d’un seul de ces commandements les plus petits, une puissance qui s’exerce pour peu qu’il ait été méprisé. En effet, le transgresseur sera réduit à être appelé le plus petit dans le royaume des cieux. La caractéristique propre de ce qu’il a tenu pour rien, l’extrême petitesse, s’attachera maintenant à lui, le réduira à presque rien. Remarquons-le en passant, il ne sera pas exclu du royaume : seule sera affectée l’identité qui l’y distingue.
En tout cas, celui-là qui pratiquera et enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. Il n’est rien dit maintenant de ce qu’il pratique et enseigne : on ne considère que l’association, dans sa conduite, de la pratique et de l’enseignement. Aussi bien n’est-il pas déclaré « plus grand » mais seulement grand. Mais, dans l’un et l’autre cas, on ne considère pas l’accès au royaume des cieux. Il pourrait donc sembler que le plus petit et le grand y sont présents sans avoir eu à respecter des conditions pour y entrer ! En fait, il n’en est rien, puisque, pour finir, c’est la condition même de l’accès au royaume des cieux qui va maintenant être mentionnée.
« Abonder plus » et « entrer »
Les précédentes déclarations ne portaient encore que sur l’identité des uns et des autres à l’intérieur du royaume des cieux. Mais avec la conclusion du discours tout change. L’attention se dirige sur le présent et l’enjeu n’est plus la place qui sera attribuée dans le royaume des cieux mais, plus simplement, plus radicalement, la qualification indispensable pour pouvoir y pénétrer. C’est dire si la situation envisagée maintenant est plus grave. Car je vous dis que si votre justice n’abonde pas plus que celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux.
Référence est faite à une société dans laquelle certains groupes, les scribes et les Pharisiens, prétendent ne pas être en reste pour la justice. En conséquences, ils peuvent, éventuellement, être bien éloignés de dissoudre les commandements, si petits soient-ils, et d’enseigner sans pratiquer. Ils peuvent même être partisans d’une stricte observance, voire renchérir sur celle-ci. C’est du moins ce qu’on peut conclure de l’avertissement prononcé ici par le maître. Aussi bien, pour entrer dans le royaume des cieux, les disciples devraient-ils, à ce qu’il paraît, l’emporter sur des gens qui déjà peut-être abondent eux-mêmes, puisqu’ils sont sommés d’abonder plus encore que ces derniers en matière de justice. Et ce n’est là, insistons-y, qu’une condition pour seulement entrer dans le royaume des cieux !
On a relevé, bien sûr, l’étrangeté de la tournure employée. Qu’est-ce donc qu’abonder plus ? Qu’est-ce donc que renchérir sur l’abondance ? On pressent qu’avec ce débordement supplémentaire de justice, exigé pour le simple accès au royaume des cieux, un enseignement tout à fait singulier est donné aux disciples. Qu’est-ce donc qui est en cause ?
Cet excès par rapport à une plénitude auquel les disciples doivent s’engager ne renverrait-il pas, pour s’en distinguer, à l’unicité de ce remplir qui, comme on l’a observé, est propre au maître ? Le plus, venant s’ajouter à du beaucoup et dépassant celui-ci, ne figurerait-il pas la manière, propre aux disciples, de vivre une existence non pas identique mais analogue à celle de leur maître ? S’il les avertit qu’ils ont à aller plus loin encore que l’abondance de justice qui peut se rencontrer chez les scribes et les Pharisiens ne serait-ce point parce que c’est ainsi qu’ils réaliseront dans le temps, peu à peu, à leur pas, ce qu’il a fait lui-même en remplissant d’un coup et définitivement ce qui n’était avant lui qu’esquissé ou imparfaitement encore défini dans la loi ?
On tentera, pour finir, de donner une réponse à ces questions. En tout cas, si distincts qu’ils soient, le maître et les disciples ont du moins ceci de commun qu’ils remplissent loi, prophètes et commandements jusque dans les détails extrêmes, jusqu’à l’iota et jusqu’au trait le plus mince. Quant au maître lui-même, en étant venu non pour attaquer et dissoudre mais pour remplir, il a non seulement confirmé mais sauvé, chez les hommes, sous le ciel et sur la terre, une union d’alliance qui, d’elle-même, est fragile, exposée qu’elle est aux assauts de la dissolution ou encore d’un enseignement dégagé de toute pratique.
Mais comment le maître personnellement exerce-t-il cette fonction dans l’histoire ?
Le plein et le plus
Le maître exerce sa fonction de telle façon que se continue ou se reconstitue nouvellement une alliance, à savoir le royaume des cieux. Mais, puisqu’il s’agit d’une réalité collective, d’un royaume, il se situe, dans l’exercice de sa fonction, par rapport à d’autres, auxquels il est uni et dont il se distingue par la singularité qui lui est propre.
Ainsi donc, pour ce qui le concerne dans sa singularité, puisqu’il parle en maître, puisqu’il donne un enseignement, celui-ci participe de ce qu’il est lui-même, il se présente comme un événement décisif et plénier, sans rien qui puisse le dépasser : il y a en lui, au sens riche et complexe de ce terme, quelque chose d’un achèvement, c’est-à-dire d’un arrêt du fait qu’une certaine perfection a été atteinte et le reste et que nul ajout ne peut venir le compléter. Or, cet enseignement constitue par lui-même un témoignage sur une expérience dont le maître est seul à pouvoir parler comme il le fait parce qu’elle est la sienne propre, et donc unique en son genre. Mais, en devenant la matière d’un enseignement, cette expérience devient, pour ceux qui en sont instruits, le fondement d’une éthique, c’est-à-dire d’une certaine façon d’exister dans le monde et dans l’histoire, de l’éthique du royaume de Dieu.
Mais comment donc qualifier cette éthique ? Comment, notamment, la distinguer du témoignage que porte le maître sur sa mission et sur sa propre expérience ?
Cette éthique, on pourrait la nommer une éthique de l’excès. En effet, le maître qui enseigne témoigne qu’il a été, lui, d’emblée jusqu’au bout, qu’il a rempli - et ce dernier verbe, employé ainsi absolument, signifie ici la position sans pareille qu’il occupe par rapport à tous ses disciples : Je ne suis pas venu attaquer et dissoudre mais remplir. Mais tout se passe comme si ce qui, pour lui, le maître, est accomplissement sans reste ne pouvait se réaliser, pour les disciples, qu’en devenant un dépassement sans cesse inachevé, et un dépassement de cela même qui pouvait déjà avec raison être tenu pour de l’abondance, ainsi qu’on l’observe éventuellement dans le cas des scribes et des Pharisiens. Et ces derniers, on l’a compris, sont considérés ici comme des figures, après tout possibles, nullement fictives, non de l’insuffisance ou de la trahison mais du débordement dans l’enseignement et la pratique.
Ainsi donc, en vivant comme il vit, le maître ne va-t-il pas plus loin que la loi, les prophètes et les commandements : il les observe, les garde ou, si l’on préfère, il les accomplit. Toutefois, dans cette observance il y a autre chose qu’une application exacte et qu’une exécution parfaite, alors même que s’en trouve exclu tout ajout ultérieur. Mais quelle est donc cette autre chose, demandera-t-on ? Quel est cet accomplissement qui, sans dispenser d’une fidélité intégrale aux préceptes, en l’exigeant même, constitue un événement unique, qui est d’un autre ordre que cette fidélité ?
Avec cette question nous sommes reconduits à l’examen attentif de cette fidélité lorsque ce n’est plus le maître qui l’observe mais les disciples.
Chez les disciples, cette fidélité s’exprime, comme on l’a dit, sous la forme d’un débordement sans pareil, qui n’en finit pas. Ainsi le plein, chez le maître, devient-il un toujours-plus, un toujours-encore-autrement chez les disciples. Ces derniers avancent donc dans la même direction que le maître, celle qui a été tracée par la loi, les prophètes et les commandements. Mais tout se passe comme si le maître était allé d’un seul coup jusqu’au terme du mouvement tandis que les disciples ne peuvent atteindre ce même terme qu’en allant toujours plus loin, mais dans le même sens, qu’en dépassant toujours le terme présent auquel ils sont parvenus, et plus loin même que ceux qui déjà, éventuellement, débordent de justice.
Une révélation sur l’humanité du maître et sur celle des disciples ?
Or, cette différence dans l’allure entre le maître et les disciples ne serait-elle pas, au sens le plus rigoureux de ce terme, une révélation ? Est-ce qu’elle n’indiquerait pas une autre différence qui, elle, porte sur l’identité du maître et sur celle des disciples ? En effet, ils appartiennent évidemment à la même humanité que lui, puisqu’ils sont placés devant les mêmes prescriptions et qu’ils entendent les mêmes appels, mais ils ne sont pas humains pareillement, puisque ces prescription et ces appels, ils ne les remplissent pas de la même façon ni, si l’on peut dire, au même rythme.
Étrange conclusion, assurément, mais comment y échapper ? On ne le pourrait qu’en contestant l’autorité du maître à enseigner comme il le fait, c’est-à-dire à porter témoignage sur la mission qui lui a été confiée de communiquer à d’autres une participation à son expérience singulière : je n’ai pas été envoyé pour… Ainsi pourvu qu’on accepte comme vrai ce qu’il dit et, surtout, si l’on s’engage, sur sa parole, à aller toujours plus loin, comment pourrait-on au moins ne pas s’interroger sur cette expérience singulière qui est la sienne ? En un mot, c’est le crédit qu’on ouvre au maître, la foi qu’on accorde à son enseignement, son autorité reconnue à inspirer notre conduite qui, par une sorte d’induction ou de remontée jusqu’à lui, conduisent à postuler que s’il est un homme, un individu humain, comme nous tous, il n’est pas homme comme nous tous, il est autrement humain que nous tous.
Or, nous n’avons certes pas de peine à admettre que ce maître soit un individu humain, comme nous le sommes tous. Mais qu’est-ce donc qu’être autrement humain que nous tous ? Cela, nous ne pouvons pas le savoir mais nous pouvons du moins apprendre comment exercer cet autrement-humain : nous l’exerçons effectivement, donc à notre façon, qui n’est pas celle du maître, nous l’expérimentons, non seulement quand, sur sa parole, nous sommes stricts à observer loi, prophètes et commandements mais encore quand nous allons toujours plus loin, quand notre justice…abonde plus que celle des scribes et des Pharisiens, de ceux-là qui, pourtant, ne sont pas en reste en matière de justice.
Sans doute. Néanmoins la rencontre, dans l’expérience d’une même humanité, du plein, quand il s’agit du maître, et du plus, quand il s’agit des disciples, ne laisse pas de poser un problème. Bref, l’autrement-humain n’est-il pas un concept bien confus ?
Faut-il comprendre, par exemple, que l’excès serait une misère et, comme tel, ne conviendrait pas pour le maître, parce que celui-ci serait atteint dans son excellence par la pratique d’une existence dont le régime est le dépassement sans fin ? Inversement, les disciples seraient-ils haussés au-dessus de leur condition s’ils accédaient à la plénitude ? Est-ce pour cette raison qu’elle serait réservée au seul maître ? Si l’on devait répondre affirmativement à ces interrogations, comment maintiendrait-on encore que maître et disciples sont intégralement humains, puisqu’on tendrait à estimer qu’ils le sont et même doivent l’être de façon si différente ?
Ici, la pensée touche au mystère. Cependant nous ne sommes pas arrêtés. Peut-être, en effet, convient-il de dépasser l’attribution de la plénitude au seul maître et celle de l’excès aux seuls disciples mais non sans marquer la nécessité de passer d’abord par cette double attribution, comme si, d’avoir fait ce chemin, nous maintenait en route vers une région qui, pour le coup, excède toute formulation.
Car nous autres, qui nous exprimons en paroles, nous ne pouvons jamais que tenir un discours qui procède par des avancées et par des débordements. Si un tel discours s’arrêtait, la mort lui succèderait. L’excès nous sauve donc de la mort tandis que le plein nous figerait en elle. Ce qu’est une plénitude compatible avec un excès sans fin, une plénitude qui ne se confonde pas avec une extermination fatale, un achèvement mortel, voilà ce que nous ne pouvons pas dire : nous ne pouvons que croire en une telle rencontre chez le maître comme chez ses disciples mais, puisque l’un enseigne tandis que les autres apprennent, nous en induisons qu’ils n’expérimentent pas cette rencontre de la même façon.
C’est là une induction spirituelle, ainsi que nous l’avons suggéré. Oui, car nous prenons appui sur notre engagement dans une histoire qui procède par débordement et par excès ou, si l’on préfère, par invention constante de nouveauté et, sur le fondement d’un tel engagement ininterrompu, nous affirmons qu’à la source et dans le cours même d’une telle histoire, en la personne de ce maître qui enseigne, il y a, si paradoxale que soit cette formule, l’explosion unique et l’avènement définitif d’une plénitude. Ainsi notre engagement et notre affirmation se tiennent-ils, l’un n’étant d’ailleurs pas la cause de l’autre mais ils constituent ensemble les deux versions inséparables de la parole dans laquelle se dit notre condition.
Humains, nous le sommes tous, nous autres aussi bien que le maître dont nous pouvons devenir les disciples. Or, lorsque nous acceptons d’apprendre de lui, nous reconnaissons alors que nous sommes appelés à avancer sur le chemin d’un dépassement interminable de l’humain ou encore à entrer dans le royaume des cieux. Ce dépassement est le mode sous lequel nous réalisons, tous ensemble et chacun pour sa part, au long du temps, l’humanité par excellence - faut-il dire : la surhumanité ? - qu’il a lui-même incarnée - faut-il dire remplie ? - dans notre histoire en y vivant une fois comme il y a vécu.