Torrent que je ne pouvais traverser
«Il me fit retourner à l'ouverture de la maison. Et voici, des eaux sortaient de dessous le seuil de la maison, vers le levant. Car la face de la maison était au levant. Et les eaux descendaient de dessous l'épaule droite de la maison, au midi de l'autel. Il me fit sortir par le chemin de la porte nord. Il me fit faire le tour par le chemin, à l'extérieur, jusqu'à la porte extérieure, sur le chemin qui fait face au levant. Et voici, des eaux ruisselaient de l'épaule droite. Au sortir de l'homme vers le levant, le cordeau en sa main, il mesura mille coudées, et il me fit traverser dans les eaux : eaux des chevilles. Il [en] mesura mille, et il me fit traverser dans les eaux : eaux des genoux. Il [en] mesura mille, et il me fit traverser : eaux des hanches. Il [en] mesura mille : torrent que je ne pouvais traverser. Car les eaux avaient grossi : des eaux de natation, un torrent qui ne se traverse pas. Il me dit : ''As-tu vu, fils d'humain ?'' Et il me fit aller et retourner sur la lèvre du torrent. A mon retour, voici, sur la lèvre du torrent, des arbres très nombreux, de part et d'autre. Il me dit : ''Ces eaux sortent vers le district du levant et descendent dans la steppe et vont à la mer, vers la mer corrompue, et les eaux seront guéries. Et il sera [que] tout animal vivant qui foisonne, partout où ira le torrent, vivra. Et il sera du poisson, très nombreux, car ces eaux iront là, et elles seront guéries. Tout ce qui ira [où est] le torrent vivra. Et il sera [que] des pêcheurs se tiendront là, depuis Engaddi jusqu'à En-Eglaîn, ce seront des lieux où étendre des filets. Leurs poissons, selon leurs espèces, seront, comme le poisson de la grande mer, très nombreux. Ses marais et ses étangs ne seront pas guéris, pour donner du sel. Sur le torrent, sur sa lèvre, montera, de part et d'autre, tout arbre à manger. Son feuillage ne se flétrira pas et son fruit ne s'épuisera pas. A chaque nouvelle lune il donnera ses primeurs parce que ses eaux, elles, sortent du sanctuaire. Ses fruits seront pour manger et son feuillage pour guérir.''»
Il est assez facile d'investir le texte que je viens de lire. Pourquoi ? Tout simplement parce que, dans ce texte, il est sans arrêt question de moi. Ainsi, chacun d'entre nous peut s'y retrouver puisqu'en le lisant, nous sommes obligés de dire «je». «Il me fit retourner» et encore : «Il me fit sortir», «il me fit traverser», etc. Donc, rien ne s'oppose à ce que nous fassions de ce texte notre texte puisque aussi bien nous ne pouvons pas le traverser sans nous impliquer en lui.
Nous observons encore que s'il est, en effet, très fréquemment question de moi, d'une certaine manière, ce moi ne fait pas grand chose. Mais il y a quelqu'un («il», qui à un certain moment est appelé «l'homme» : «Au sortir de l'homme vers le levant»), il y a quelqu'un qui me fait faire beaucoup de choses.
Autre remarque, pour nous apprivoiser à ce texte. Le «je» que nous sommes, on lui fait donc faire beaucoup de choses et ces choses qu'on lui fait faire, ce sont des déplacements. «Il me fit retourner à l'ouverture de la maison... Il me fit sortir... Il me fit faire le tour et puis, bien sûr, il me fit traverser». Autrement dit, celui qui bouge est conduit, mené, pas seulement accompagné : il est vraiment pris en main.
Autre remarque encore. Il y a dans ce texte la description, relativement précise, d'un espace, et nous avons pu observer que cet espace comporte un dedans et un dehors.
Dernière remarque, concernant cette fois la topographie. Entre le dedans et le dehors, il y a le ruban d'un fleuve qui est appelé ici torrent. Il y a aussi des portes qui ouvrent sur un extérieur toujours plus vaste. Notons le contraste entre un lieu relativement restreint mais ouvert et, d'autre part, un espace beaucoup plus vaste. Quand celui-ci est évoqué, vers la fin du texte, c'est un ensemble géographique dessiné à grands traits : il y a une mer intérieure et puis la grande mer, et sur ce territoire, à l'extérieur de la maison, il y a des lieux qui ont des noms : «Engaddi», «En-Eglaîn». Autrement dit, tout se passe comme si nous passions d'un lieu restreint, mais non pas fermé, vers un lieu beaucoup plus vaste, une terre où pousse de la végétation et sur laquelle se produisent des activités humaines. On y voit des pêcheurs et nous apprenons aussi que cet espace est décrit d'après l'usage que nous pouvons en faire : les marais, les étangs ne sont pas guéris, mais c'est pour donner du sel, nous apprenons que les fruits de ces arbres de toutes sortes sont là pour manger et que le feuillage de ces arbres est là pour guérir.
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«Il me fit retourner à l'ouverture de la maison.» Celui qui parle était donc entré dans cette maison. Il est maintenant conduit vers l'ouverture, là où il y a une communication entre un dehors et un dedans. A la ligne du dessous, je lis : «la face de la maison était au levant». Cette maison a aussi une épaule droite.
Autre observation du même ordre : le corps est très présent puisque sont mentionnés les chevilles, les genoux et puis les hanches. Enfin, autre trait anatomique : «A mon retour, voici, sur la lèvre du torrent».
Nous assistons à la naissance d'un corps et, pour peu que nous soyons attentifs à cette observation, nous serons moins surpris quand il sera fait état de tout ce qui permet de vivre.
Il y a un mot que je n'ai pas encore évoqué. Il est dispersé partout, du début à la fin : ce sont les eaux : «Et voici, des eaux sortaient de dessous le seuil de la maison, vers le levant». Avec ce terme de levant, la surrection apparaît. Bien sûr, tout est horizontal, tout est sur le même plan, puisque cette maison est en continuité avec l'espace extérieur, mais elle regarde vers le lieu du monde où ça monte. Des eaux sortent «de dessous le seuil de la maison, vers le levant. Car la face de la maison était au levant.» Elle regardait vers où quelque chose surgit, se lève. «Et les eaux descendaient de dessous l'épaule droite de la maison, au midi de l'autel.» Les eaux sortent, la maison perd ses eaux, si j'ose dire. Mais il n'y a pas qu'elles à sortir. Moi aussi je sors, je sors comme les eaux étaient sorties «Et voici, des eaux sortaient de dessous le seuil de la maison» et puis, trois lignes ensuite «Il me fit sortir par le chemin de la porte nord. Il me fit faire le tour par le chemin, à l'extérieur, jusqu'à la porte extérieure,» Que de portes il faut franchir dans une vie ! On ne naît pas qu'une fois ! Tout se passe comme si on naissait à plusieurs reprises. «Il me fit sortir par le chemin de la porte nord. Il me fit faire le tour par le chemin, à l'extérieur, jusqu'à la porte extérieure, sur le chemin qui fait face au levant''».''
«Et voici, des eaux ruisselaient de l'épaule droite.» : ces eaux font la liaison entre le dedans, entre ce qu'il y a de plus intérieur dans l'intérieur, l'autel, et, d'autre part, l'immensité extérieure.
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«Au sortir de l'homme vers le levant, le cordeau en sa main, il mesura mille coudées, et il me fit traverser dans les eaux : eaux des chevilles.» Il y a deux manières de mesurer quelque chose. On peut le faire sans risque et objectivement. Il suffit pour cela d'avoir un instrument de mesure. Or cette mensuration objective est aussitôt traduite dans un autre système. On peut mesurer aussi par rapport à ce site que constitue pour chacun son propre corps. Alors le corps propre devient un instrument de mesure. On mesure à partir de ce référant qui se confond avec nous-mêmes.
La mesure est toujours celle d'une traversée, d'un passage : «il me fit traverser dans les eaux : eaux des chevilles. - et puis ça continue - Il [en] mesura mille, et il me fit traverser dans les eaux : eaux des genoux.» Quand l'eau monte encore jusqu'aux genoux, et même ensuite, lorsqu'elle atteint les hanches, j'ai encore les pieds sur le sol, je ne suis pas emporté par les eaux. D'une certaine façon, je maîtrise la situation. Sans doute, il y a de l'eau, et de l'eau qui monte, mais cette eau qui monte est à ma hauteur. Je peux faire avec.
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Oui, mais voilà qu'un nouvel événement se produit. «Il [en] mesura mille : torrent que je ne pouvais traverser.» Ce qui s'est passé précédemment, c'est la mise en oeuvre du pouvoir que je suis capable de déployer pour tenir bon, pour résister, pour rester le maître de la situation. Mais cette fois-ci, c'est un torrent. Or, le torrent est défini, simplement, par l'absence de pouvoir que j'ai sur lui. Je ne pourrais le traverser qu'en quittant le sol. «Car les eaux avaient grossi : des eaux de natation, un torrent qui ne se traverse pas.»
Autrement dit, il y a sur le parcours de ce fils d'homme des épreuves relativement faciles. On les franchit mais non sans être accompagné. Car dans ces épreuves, où l'eau me monte des chevilles aux genoux et des genoux aux hanches, mon corps est sans doute la mesure de l'épreuve, mais l'épreuve est conduite : «il me fit traverser».
Il y a une singularité extrême dans la dernière mensuration. Si je devais qualifier les eaux comme je l'ai fait précédemment, à partir de cet instrument de mesure qu'est mon corps, je ne pourrais pas le faire. Je ne peux plus les évaluer par rapport à ce référant qu'est mon corps. Bien sûr, je peux me mettre à nager. Mais si je me mets à nager, où sont mes pieds ? Je perds tout ancrage sur ce sol, qui est sous les eaux.
Nous sommes en un moment critique de la traversée.
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«Il me dit : "As-tu vu, fils d'humain ?" Et il me fit aller et retourner sur la lèvre du torrent». Car il y a à voir. Jusqu'alors, j'ai été tout entier occupé par la traversée. Or, la dépense faite pour traverser m'a peut-être empêché de voir. Au fond, je me suis livré à un combat contre les eaux, ces eaux qui montaient et, à force de lutter, j'en ai oublié de regarder ce qui se passait. J'étais préoccupé de passer, de traverser et je négligeais ce qu'il y avait à voir. «As-tu vu, fils d'humain ?» C'est presque un reproche, c'est comme si l'homme qui m'accompagne me disait : mais, tu sais, il y a à voir !
Quand je suis affronté aux flots, je ne peux pas voir et me battre. Je ne peux voir que si je suis hors d'eaux. «Et il me fit aller et retourner sur la lèvre du torrent». Tout à l'heure il m'avait fait retourner à l'ouverture, mais pour sortir. Maintenant, je suis dehors, je ne vais pas rentrer à nouveau, je vais me tenir sur le bord, sur la lèvre du torrent.
«A mon retour - voyez avec quelle insistance le fait de retourner, le fait de revenir est mentionné - A mon retour, voici, sur la lèvre du torrent, des arbres très nombreux, de part et d'autre.» Vue globale d'une végétation ! Je suis dans un monde fertile, fécond. L'eau a fait surgir des arbres. Nous étions dans l'horizontal, et voici de nouveau que ça monte, que ça se dresse.
Nous entrons dans un monde extrêmement fertile, qui regorge d'énergie. Mais ce n'est pas seulement cet aspect là qu'il importe de retenir. Sur cette terre, il y a de l'ordre. Ce n'est pas une exubérance qui ne serait pas conduite, ordonnée et qui, finalement, risquerait de ce fait d'apporter la mort. Maintenant, nous ne nous trouvons plus devant la force aveugle du torrent, mais devant les fruits du torrent. S'il n'y avait que force aveugle dans le torrent, comme je ne pouvais pas le traverser, quand ses eaux avaient grossi, je risquais, même si je suis un bon nageur, d'être englouti. Maintenant, nous assistons à la fructification que le torrent a permise.
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«Ces eaux sortent vers le district du levant et descendent dans la steppe» ! Tout à l'heure, nous n'avions pour référence que le culte. Il s'agissait de l'autel, de la maison où il est situé. Mais, déjà, cette maison était présentée comme une sorte de vivant. Maintenant la vie est partout, la vie saine ou assainie.
Sur ce pays où j'habite, il y a une mer qui porterait avec elle l'infection. Les eaux vont vers cette mer corrompue et les eaux seront guéries : le torrent ne coule pas seulement, le courant guérit.
«Et il sera [que] tout animal vivant qui foisonne, partout où ira le torrent, vivra.» Le vivant, sous la forme de l'animal, ne tient sa vie que du torrent. «Et il sera du poisson, très nombreux, car ces eaux iront là, et elles seront guéries.» Là où il n'y avait pas possibilité de vivre, même là, la vie jaillira. Elle jaillira de cette étendue putréfiée qu'est cette mer.
Il y avait les eaux et les arbres, il y avait les animaux et maintenant voici enfin des êtres humains : «Et il sera [que] des pêcheurs se tiendront là, depuis Engaddi jusqu'à En-Eglaîn, ce seront des lieux où étendre des filets.» Les pêcheurs prennent possession de cette étendue par leur filet, par le maillage des filets.
«Leurs poissons, selon leurs espèces, seront, comme le poisson de la grande mer, très nombreux.» Ce pays sera peut-être petit mais il y aura en lui abondance de poissons, comme là où la mer ne peut être mesurée.
«Ses marais et ses étangs ne seront pas guéris, pour donner du sel.» On ne peut pas vivre sans sel !
«Sur le torrent, sur sa lèvre, montera, de part et d'autre, tout arbre à manger.» Il s'agit d'un arbre qui «Son feuillage ne se flétrira pas et son fruit ne s'épuisera pas.» Nous sommes entrés dans une sorte de temps nouveau scandé par l'avènement de ce qui est neuf. Dans ce temps nouveau, il n'y a que du neuf. «A chaque nouvelle lune il donnera ses primeurs» : retour permanent du nouveau !
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Enfin, tout s'explique «parce que ses eaux, elles, sortent du sanctuaire. Ses fruits seront pour manger et son feuillage pour guérir.» C'est à la fin seulement que j'apprends ce qu'était cette maison. Je me doutais bien que cette maison tenait, par quelque côté, au sacré ou au religieux, puisqu'il y avait en elle un autel. Maintenant, le mot est lâché, «ses eaux, elles, sortent du sanctuaire. Ses fruits seront pour manger et son feuillage pour guérir.»
Le sacré est une bonne chose, à condition qu'on en sorte, qu'on en soit issu, qu'on en naisse pour vivre dans le monde. Le sacré est la source, le jaillissement initial. Mais l'homme qui me fait traverser tant d'épreuves ne m'enferme pas dans ce sacré. Il me protège du sacré en me mettant les pieds sur le monde, en me faisant me tenir là où j'ai à recueillir les fruits de cette eau qui transforme l'espace en un monde où j'ai de quoi ne pas mourir. Si j'étais resté dans le sein de cette maison, celle-ci fût-elle un sanctuaire, je n'aurais pas vu ce qu'il y avait à voir, je n'aurais pas saisi que j'étais dans un monde où tout est fait pour que je vive. Telle est la grâce du sacré : se faire oublier, en donnant des fruits pour le fils d'humain que je suis.
Pourquoi ce sacré, dont il faut sortir, est-il assimilé au ventre de la mère et, surtout, pourquoi est-il mentionné que l'on en sort ?
Que nous serait-il arrivé si nous étions restés dans le ventre de notre mère ? Nous serions morts. Nous mourons de ne pas naître. La naissance est une première victoire contre la mort. A la fin, alors même que nous sommes placés sur une terre riche, féconde, l'important, c'est que cette richesse se rénove sans cesse. «A chaque nouvelle lune il donnera ses primeurs». Cette naissance, qui a commencé par la perte des eaux, dans lesquelles j'ai été porté, est appelée à se répéter mais de façon toujours nouvelle.