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Regardez, chassez le sommeil

«Regardez, chassez le sommeil. En effet, vous ne savez pas quand c'est le moment. C'est comme un homme parti de son pays qui, ayant laissé sa maison et donné le pouvoir à ses esclaves, à chacun son ouvrage, et au portier a commandé de veiller. Veillez donc. En effet, vous ne savez pas quand le seigneur de la maison vient, ou tard, ou à minuit, ou au chant du coq, ou le matin. Qu'en venant soudain il ne vous trouve pas endormis ! Ce que je vous dis, c'est à tous que je le dis : Veillez!»


Marc XIII, 33-37

Je voudrais que nous réalisions, à la lecture de ces quelques lignes, ce que c'est que lire un texte à la foi.

Pour approcher ce que c'est que lire à la foi, je tenterai d'abord une lecture qui, je pense, vous paraîtra être à l'opposé de ce que peut être lire à la foi. Je vais commencer par lire ce texte à la peur. Peut-être, au fur et à mesure que la lecture avancera, vous convaincrez-vous qu'après tout il n'est pas impossible de lire ces quelques lignes à la peur.

Or, s'il n'est pas impossible de faire de ce texte une lecture à la peur, c'est donc que, lorsque nous le lisons à la foi, cette foi vient d'ailleurs que du texte. Mais vous sentez bien que cette conclusion est embarrassante. Car, lorsque nous lisons un passage de l'Ecriture, nous sommes plutôt portés à penser que la foi est dans le texte et que, pour cette raison, nous ne pouvons pas faire autrement que de le lire à la foi. Ainsi, l'exercice que nous allons engager nous amènera à reconnaître un peu mieux ce qui nous arrive lorsque, au lieu de lire un texte qui, semble-t-il, pourrait se lire à la peur, nous le lisons autrement. D'où tirons-nous donc le pouvoir ou la liberté de le lire autrement qu'à la peur, s'il est vrai que nous pouvons aussi le lire à la peur ?

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Allons-y. Lisons ce texte à la peur. Il suffirait pour cela d'y mettre un certain ton, que l'écrit ne rend pas sensible, un ton menaçant, effrayant.

«Regardez, chassez le sommeil. En effet, vous ne savez pas quand c'est le moment». Vous êtes dans une ignorance du moment. Or c'est terrible, pensons-nous, de vivre sans savoir quand le moment viendra. C'est du moins ce que nous pensons spontanément. Mais si nous réfléchissons un peu, il nous arrive parfois de penser que c'est plutôt un bonheur de ne pas savoir quand viendra le moment. Il n'est donc pas si sûr qu'il soit terrible de ne pas savoir quand c'est le moment. Au contraire, savoir quand c'est le moment risque de paralyser et, pour le coup, de faire peur.

Continuons : «C'est comme un homme parti de son pays qui, ayant laissé sa maison et donné le pouvoir à ses esclaves, à chacun son ouvrage, et au portier a commandé de veiller.» En lisant cela, nous pouvons nous dire : nous sommes invités à nous considérer comme des esclaves qui, sans doute, ont reçu le pouvoir de leur maître mais qui sont voués à une vie de travail, pas de loisir ! S'il est parti, c'est pour que l'ouvrage se fasse par d'autres, quand il n'est pas là, par d'autres que lui. En définitive, son départ n'a pas fait cessé notre esclavage, il l'a plutôt consacré. Qu'il soit là ou qu'il ne soit pas là, de toute manière, il faut que chacun fasse son ouvrage. Sans doute, il a commandé au portier de veiller, mais rien n'est pire peut-être que de travailler en attendant. Attendre quoi ?

«En effet, vous ne savez pas quand le seigneur de la maison vient, ou tard, ou à minuit, ou au chant du coq, ou le matin.» Le clou est enfoncé : si vous avez à rester éveillés, c'est parce que vous ne savez pas.

«Qu'en venant soudain il ne vous trouve pas endormis !» Après tout, qu'est-ce qu'on en a à faire qu'il nous trouve endormis ou travaillant ? S'il nous trouve endormis, eh bien ! c'est comme ça ! et alors ?

«Ce que je vous dis, c'est à tous que je le dis : Veillez !» Il est terrible que la condition humaine soit faite d'une veille continuelle et que personne n'y échappe. S'il y en avait encore quelques-uns qui savaient ! Mais personne n'échappe à l'ignorance du moment.

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Ainsi va la lecture à la peur.

Si nous ne savions pas que ce texte est dans un Evangile, peut-être l'aurions-nous lu de cette façon. Or il est dans un petit livret attribué à Marc et il nous est transmis par une tradition qui relève de ce qu'on appelle - on ne sait pas très bien d'ailleurs ce qu'il y a sous le mot ! - la foi. De ce fait, un soupçon vient à l'égard de la lecture que nous avons faite et nous pouvons, en toute fidélité à la lettre de ce texte, le lire aussi à la foi, de telle façon qu'il nous paraisse même couler de foi, comme on dit couler de source, et nourrir, faire croître cette foi.

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«Regardez, chassez le sommeil». Regarder, avoir les yeux ouverts, c'est à la portée de tout le monde et en même temps c'est chargé d'un avenir, d'un événement, et d'un événement qui n'attend que nos yeux ouverts : «Regardez» !

Mais pour regarder, il faut partir à la chasse. Je vous le garantis, le texte original exige d'être traduit par chassez le sommeil. Chassez, c'est-à-dire partez à la chasse, mais chassez le sommeil pour le vaincre, chassez-le pour le capturer.

«En effet, vous ne savez pas quand c'est le moment». Je ne vous rappelle pas la lecture que j'ai faite tout à l'heure. Je veux simplement lier le «chassez le sommeil» et le «en effet, vous ne savez pas quand c'est le moment». Vous avez à rester éveillés. Cette attention que vous allez porter à toute chose vous met dans l'heureuse situation de ne pas pouvoir fixer un moment plutôt qu'un autre. Il n'y a pas de moment privilégié, et c'est pour cela qu'il n'y a pas à valoriser l'un plus que l'autre. Il suffit de rester dans une attention vigilante à tout ce qui s'offre à voir, à tout ce qui se donne à quiconque n'est pas dans le rêve, mais présent dans la réalité. Ainsi, «vous ne savez pas quand c'est le moment», bien loin d'être source d'inquiétude et de tourment, est la chance d'une prodigieuse libération.

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«C'est comme un homme parti de son pays qui, ayant laissé sa maison et donné le pouvoir à ses esclaves, à chacun son ouvrage, et au portier a commandé de veiller». Son départ a rendu les esclaves libres, puisqu'il est parti et a laissé sa maison, donné le pouvoir à ses esclaves.

Je sais bien, on pourra toujours se dire : un pouvoir donné, reçu, c'est moins bien qu'un pouvoir conquis, ou qu'un pouvoir que l'on possèderait nativement, que l'on n'aurait pas à conquérir. Oui, c'est vrai en un sens. Incontestablement, quelque chose se joue ici de très important. Avoir les pleins pouvoirs, mais les avoir reçus, c'est peut-être difficile à admettre. En tout cas, c'est ainsi, dans l'histoire que nous lisons.

Bien sûr, si faire quelque chose, si travailler nous apparaît comme une disgrâce, rien ne va plus et, de nouveau, les esclaves auxquels le pouvoir du maître a été donné restent des esclaves. Mais si faire quelque chose plutôt que rien nous apparaît heureux, alors tout change. A chacun son ouvrage ! Au plus, nous pouvons nous dire : le voisin a le sien, moi j'ai le mien, qui ne ressemble pas à l'ouvrage du voisin.

«Et au portier a commandé de veiller.» La veille, mais pourquoi ? Parce que cette situation de pleins pouvoirs donnés et reçus est associée à une attente. Au fond, nous n'attendons pas parce que nous n'avons rien reçu, parce que le don serait encore à venir. Ici, l'attente est recommandée à des êtres qui ont les pleins pouvoirs. S'ils attendent, ce n'est pas parce qu'ils manquent de quelque chose qui serait au-delà de ce qu'ils font, de ce qu'ils peuvent.

«Veillez donc.» La veille ne consiste pas à attendre autre chose que ce que nous avons reçu. Elle est le fruit de ce que nous avons reçu et de ce que nous faisons. Elle se confond avec l'activité. Elle est une autre manière de comprendre l'activité. Il y a donc deux manières de nous entendre, inséparables l'une de l'autre : en même temps que nous oeuvrons, nous veillons ; en même temps que nous veillons, nous oeuvrons. Non pas «veillez et puis oeuvrez» ou «oeuvrez et puis veillez», mais, d'un seul et même mouvement, nous sommes à la fois l'esclave qui travaille et le portier qui a reçu le commandement d'être vigilant. Car il n'y a pas les esclaves et le portier. Il y a l'esclave portier et le portier esclave. A l'esclave a été donné le pouvoir. Au portier a été donné le commandement de veiller. Comme si nous ne pouvions atteindre à la vérité de ce que nous sommes qu'en empruntant simultanément ces deux chemins : celui de l'ouvrage à faire et celui de l'éveil à maintenir.

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«En effet, vous ne savez pas quand le seigneur de la maison vient». Il avait dit déjà presque la même chose : «vous ne savez pas quand c'est le moment». Maintenant, c'est presque pareil, mais avec une nuance importante : ce n'est plus «quand c'est le moment» mais : «quand le seigneur de la maison vient». Autrement dit, si nous avons à travailler en veillant ou à veiller en travaillant, c'est parce qu'un autre que nous est en train de venir dans notre veille et dans notre ouvrage. «Vous ne savez pas quand le seigneur de la maison vient». Vous ne savez pas quand le seigneur est en train de venir. Entendons : vous ne le savez pas, il n'y a pas à le savoir, il n'est pas objet de savoir, il est en train de venir. Ni votre ouvrage, ni votre vigilance ne sont vaines car il est dedans, il est avec, et dire : c'est à ce moment-là ou à tel autre n'a pas de sens. L'important est qu'il n'y ait pas pour vous de soudaineté. Il ne viendra soudain que si vous êtes endormis. Votre assoupissement vous laissera passer à côté d'une merveille : il était dans votre veille, il était dans votre activité. N'attendez pas de regarder, d'ouvrir les yeux, n'attendez pas d'être éveillés car si vous attendez, oui, il viendra, mais vous serez passés à côté d'un événement beaucoup plus important : sa présence dans votre oeuvre, dans votre vigilance.

«Ce que je vous dis, c'est à tous que je le dis : Veillez !» C'est à la portée de tout le monde, pourvu que tout le monde, n'importe qui, prenne au sérieux cette parole que je viens de dire. Vous pouvez toujours ne pas me croire. Mais s'il y en a qui pensent que c'est pour certains, pas pour d'autres, ils sont à côté de la vérité.

Pourquoi ? Le mot revient une fois encore, il cl“t ce passage : «Veillez !» Encore faut-il que nous prenions au sérieux cette parole. C'est elle qui chasse notre sommeil, qui nous fait surgir, qui nous suscite !

Il ne dit pas : «vous vous réveillerez» mais : «restez les éveillés, les réveillés, les suscités que vous êtes, mais pour cela, encore faut-il que vous ajoutiez foi, et non pas peur à ce que je vous raconte».

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Revenons-y : nous pouvons vivre à la foi ou vivre à la peur. Dans les deux cas, c'est le même texte que nous lisons.

Quand nous lisons à la foi, l'attente demeure, la vigilance est maintenue, non pas parce que le Seigneur n'est pas venu, mais parce qu'il n'arrête pas de venir.

«Vous ne savez pas quand c'est le moment». Quand nous parlons de moment, nous parlons d'une sorte de césure dans le temps qui s'écoule. Le moment, c'est la pointe du temps. Le moment signale du discontinu : avant, ce n'est pas le moment ; après, ce ne l'est plus, comme nous disons. Quelle est la signification de ce discontinu dans le temps ?

Je vous propose d'entendre le moment comme une figure, dans le temps, de l'autre que nous attendons. L'autre est une rupture aussi par rapport à moi. Si nous sommes portés à penser notre vie comme faite de moments, c'est parce que notre vie est comme une suite de rencontres avec l'autre, avec quelque chose, avec quelqu'un qui n'est pas en continuité avec nous-mêmes. Qui ? Le Seigneur !

28 novembre 1996

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