Il n'est pas ici...
«Après le sabbat, quand il commence à luire sur le premier [jour à partir] du sabbat, Marie de Magdala et l'autre Marie allèrent regarder le tombeau. Et voici qu'il y eut un ébranlement, grand. Car un messager du Seigneur, descendu du ciel et allé vers, enleva la pierre en la roulant, et il était assis au-dessus d'elle. Sa vue était comme éclair et son vêtement comme neige. Par peur de lui les gardiens furent ébranlés et devinrent comme des cadavres. Ayant répondu, le messager dit aux femmes : «N'ayez pas peur, vous. Car je sais que c'est Jésus, le crucifié, que vous cherchez. Il n'est pas ici. Car il s'est réveillé, selon qu'il a dit. Venez, voyez le lieu où il était étendu. Et, vous étant vite mises en route, dites à ses disciples qu'il s'est réveillé d'entre les cadavres, et voici qu'il vous pousse en avant en Galilée. C'est là que vous le verrez. Voici, je vous ai dit.» Et, s'en étant allées vite du monument, avec peur et grande joie, elles coururent porter le message à ses disciples. Et voici que Jésus les rencontra, en disant : «Réjouissez-vous.» Elles, étant allées vers, lui saisirent avec force les pieds et l'adorèrent. Alors Jésus de leur dire : «N'ayez pas peur. Partez, portez le message à mes frères, afin qu'ils s'en aillent en Galilée, et c'est là qu'ils me verront.»»
Pour nous préparer à traverser ce passage, je crois utile de commencer par évoquer ce qu'est un événement. J'invite chacun à penser à tel ou tel événement, qu'il s'agisse d'un événement public ou d'un événement tout à fait privé. Chacun d'entre nous peut penser à la découverte de l'Amérique, à la Révolution française, à la Guerre de 40, et aussi, à la rencontre de quelqu'un, à la naissance d'un enfant dans une famille, à l'entrée dans une vie nouvelle du fait d'une décision qu'on a prise. Voilà ce que je vous suggère de mettre à l'arrière-fond de tout ce que nous dirons ce soir.
A quoi précisément pouvons-nous attribuer le caractère d'événement ?
Nous ne tarderons pas, je suppose, à reconnaître qu'un des premiers traits de ce qu'est un événement, c'est que c'est arrivé : ça s'est produit, ça a eu lieu et temps. Un événement nous fait aussitôt penser à quelque chose qui pourrait aussi bien d'ailleurs s'appeler un fait. Mais ce trait, si important, ne nous satisfait pas. Du moins, nous ne pouvons pas nous contenter de dire : c'est arrivé. Sans doute, il n'y a pas d'événement si rien n'est arrivé, mais, quand nous parlons d'événement, nous ne disons pas simplement : c'est un fait.
Alors, qu'est-ce que nous laissons entendre d'autre ? Ce qui caractérise un événement, c'est qu'il ne cesse d'arriver. Mais bien sûr, s'il continue à arriver, il arrive autrement qu'il n'est déjà arrivé.
Il ne s'agit pas seulement de reconnaître, ce qui serait bien banal, que quelque chose qui s'est produit a eu des conséquences. Si je n'avais pas fait telle rencontre, je n'aurais pas pu faire telle et telle chose. Ce n'est pas cela que je veux dire quand je parle de l'événement. Je ne parle pas de la série que l'événement aurait ouverte. Je dis qu'un événement arrivé ne cesse d'arriver autrement mais tout aussi réellement. L'engagement que nous avons pris, l'événement public qui s'est produit, sans doute, ont eu des conséquences, mais aussi, tout au long de notre vie, nous pouvons reconnaître que c'est lui encore, l'événement, qui continue.
Allons encore un peu plus loin. Un événement, si c'est justement autre chose qu'un fait, si l'on peut dire qu'il se produit encore sans cesse, mais autrement et tout aussi réellement, c'est en définitive parce que l'événement nous saisit : nous sommes pris en lui. Nous pouvons ne pas nous intéresser à lui mais lui, il s'intéresse à nous et, à certains moments, nous pouvons reconnaître qu'en effet nous sommes pris plus que nous ne le pensions, par exemple, par l'événement de la Révolution française, de la Guerre de 40 ou de l'engagement que nous avions pris, de la rencontre que nous avions faite. L'événement se rappelle à notre souvenir même quand nous l'oublions.
Voilà, en manière de hors d'oeuvre, ce que je voulais évoquer avant de traverser ce passage.
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«
Ce sont des femmes qui occupent le temps : une, dont on nous dit avec précision le nom : Marie de Magdala, et une autre, dont on nous dit simplement qu'elle est Marie, elle aussi, mais l'autre Marie. Elles vont remplir leurs yeux du signe manifeste, visible, de la mort présente, là, dans l'espace.
«Et voici qu'il y eut un ébranlement, grand.» Le temps avait basculé : on passait d'une semaine à l'autre. L'espace, lui aussi, se fracture, et de façon violente : «il y eut un ébranlement, grand.» Un séisme !
Et qu'est-ce qui est à l'origine de ce séisme, qu'est-ce qui vient occuper le temps dans un espace brisé ? C'est de la parole. «Car un messager du Seigneur, descendu du ciel et allé vers, enleva la pierre en la roulant, et il était assis au-dessus d'elle.» Un messager du Seigneur. Oui ! J'aurais pu traduire par ange, bien sûr. Mais vous voyez bien pourquoi j'ai préféré messager. Car on oublie qu'un ange annonce, parle, porte un message.
Ainsi, en ce moment intermédiaire, alors que l'espace est fracturé, de la parole vient, portée par quelqu'un qui est envoyé par celui qu'on appelle le Seigneur. Il est descendu du ciel, il est allé vers, et la vraie rupture est probablement le fait que ce porteur de nouvelles a enlevé la pierre en la roulant. Il s'assied dessus ! Ainsi, ce messager est le maître de ce signe qu'était le tombeau, ce signe de la mort.
«Sa vue - la vue qu'on prenait de lui - était comme éclair et son vêtement comme neige.» Un messager étrangement incernable, qu'on ne peut pas définir, arrêter.
«Par peur de lui les gardiens furent ébranlés et devinrent comme des cadavres.» Le séisme atteint maintenant ceux qui faisaient conservation du tombeau. Marie de Magdala et l'autre Marie, d'une autre façon sans doute que les gardiens, allaient garder le tombeau, le prendre dans leurs yeux. En tout cas, les gardiens, eux, le gardaient physiquement. Or c'est eux qui deviennent semblables à ce qu'il pouvait y avoir dans le tombeau. Ils devinrent «comme des cadavres». La mort, comme si elle cherchait sa place, s'arrête sur ceux qui étaient là pour la garder !
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«Ayant répondu - répondu à cette situation ! - le messager dit aux femmes». Le messager confie aux femmes ce qu'il a à leur dire pour que les femmes fassent ce que seules des femmes peuvent faire. Le messager dit aux femmes qu'elles ont à devenir fécondes d'une parole : elles ont à faire venir au monde cette parole. Bref, il leur fait une annonciation.
Et qu'est-ce qu'il leur dit ? «N'ayez pas peur, vous.» Qui a eu peur ? Ceux qui sont devenus comme des cadavres, qui ont été ébranlés. La peur est comme la mort. «N'ayez pas peur, vous». Vous n'êtes pas comme eux !
Et pourquoi ? «Car je sais que c'est Jésus, le crucifié, que vous cherchez.» Votre recherche n'est pas du tout déplacée, mais ce que j'ai à vous dire surtout, c'est qu'il n'est pas où vous le cherchez. Plus exactement, «Il n'est pas ici.» Il n'est pas ici où je vous parle. Il n'est pas dans l'espace que vous occupez. Nous voyons ainsi progressivement se dessiner comme une opposition entre ici et maintenant. Il n'est pas ici, maintenant où je vous parle. Il n'est jamais ici maintenant.
«Il n'est pas ici. Car il s'est réveillé, selon qu'il a dit.» Il avait dit qu'il se réveillerait : c'est fait. Ce que vous pouvez voir seulement, c'est le lieu où il était étendu. Mais lui n'est pas ici. Ici c'est le lieu de la mort, mais maintenant je vous parle. «Et, vous étant vite mises en route, dites à ses disciples qu'il s'est réveillé d'entre les cadavres». Vous n'avez rien d'autre à dire que ça, comme d'ailleurs le messager qui était là n'a rien d'autre à dire.
«Et voici qu'il vous pousse en avant en Galilée. C'est là que vous le verrez.» Vous voyez se dessiner l'opposition entre ici et là. La Galilée, là, dans ce texte, c'est l'ailleurs qu'ici. C'est là que vous le verrez. Mais ici où vous êtes, vous ne le verrez pas.
«Voici, je vous ai dit.» J'ai fait mon métier de messager, je vous ai parlé, je vous ai laissé de la parole, maintenant à vous !
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«Et, s'en étant allées vite», loin du lieu du souvenir : c'est cela que signifie le mot monument, c'est ce qui permet de se souvenir. Or le tombeau n'est qu'un monument. Et il ne peut que permettre de se souvenir du fait qu'il y avait là un cadavre.
«S'en étant allées vite du monument» : alors que tout à l'heure elles étaient allées regarder le tombeau, elles courent «avec peur et grande joie». La peur, nous l'avions déjà rencontrée : «Par peur de lui les gardiens furent ébranlés». Il y a encore du gardien chez ces femmes ! Mais il y a aussi autre chose : un mixte de peur et de joie.
«Elles coururent porter le message à ses disciples». Un disciple, c'est celui qui va à l'école, qui apprend, c'est celui qu'on enseigne. Voilà que ces femmes sont instituées enseignantes, mais enseignantes comme on porte un message, non pas comme on communique un savoir.
«Et voici que Jésus les rencontra, en disant : "Réjouissez-vous".» Le mot que j'ai traduit par «réjouissez-vous», j'aurais pu le traduire par «salut !». Mais ce qui est remarquable, c'est que pour dire «salut !» dans la langue que nous traduisons, on dit justement «réjouissez-vous». Ainsi, de la peur qui était en elles, mêlée à la joie, Jésus ne tient pas compte. Il ne retient que la joie.
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«Elles, étant allées vers, lui saisirent avec force les pieds et l'adorèrent.» Mais il faut lire la suite. «Alors Jésus de leur dire : "N'ayez pas peur".» Terrible commentaire, fait par Jésus, de cette captation, de cette prise de possession physique ! Car, le sens, et le sens contesté, de leur geste, il est dans la réponse de Jésus : «Alors Jésus de leur dire : "N'ayez pas peur".» Pourquoi leur dit-il cela sinon parce qu'il entend ce geste de possession violente comme le signe d'une peur ? Comme si elles avaient à le posséder, à l'arrêter dans sa marche, fût-ce pour l'adorer !
«Partez, portez le message à mes frères». Voilà, j'ai des frères, moi qui vous parle. Il y en a d'autres que moi qui, par le message que vous leur porterez, deviendront comme moi, seront mes frères en réveil. Vous sentez comment le frère, ici, ajoute au disciple d'il y a un instant.
«Afin qu'ils s'en aillent en Galilée, et c'est là - de nouveau, le là ! - qu'ils me verront.» Voilà ces femmes prises dans un événement qui est arrivé. Mais c'est un événement parce que, désormais, il n'y a pas de raison qu'il ne cesse d'arriver. Et il arrivera comment ? Autrement qu'il n'est arrivé. Mais l'événement ne peut rester déposé dans un tombeau. L'événement est confié à la parole de ces femmes et aussi des frères, des disciples devenus frères : c'est là que l'événement continuera sa course.