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Il se sépara d'eux

«Et il leur dit : «Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et se relèverait des morts le troisième jour, et que serait proclamé en son nom un repentir pour que soient remis les péchés à l'adresse de toutes les nations, à commencer par Jérusalem. De ces (événements), c'est vous qui êtes témoins. Et voici que moi j'envoie sur vous la promesse de mon Père. Vous donc, restez dans la ville, jusqu'à ce que vous soyez revêtus d'une puissance venue d'en haut.» Il les conduisit en dehors jusque vers Béthanie et, après avoir levé ses mains, il les bénit. Or il y eut que, tandis qu'il les bénissait, il se sépara d'eux, et il était emporté vers le ciel. Et eux, après s'être prosternés devant lui, ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie, et ils étaient continuellement dans le Temple à bénir Dieu.»


Luc XXIV, 46-53

Nous pouvons observer que la lecture de ce passage nous a fait traverser d'abord un discours. Tout commence, en effet, dans ce passage, par ce que dit Jésus. Ce discours est lui-même assez étrange car il commence par rappeler ce qui est écrit. Et c'est seulement dans un deuxième temps que celui qui parle s'adresse à ses interlocuteurs : «Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et se relèverait des morts le troisième jour, et que serait proclamé en son nom un repentir pour que soient remis les péchés à l'adresse de toutes les nations, à commencer par Jérusalem.» Et puis, voilà qu'il s'adresse à eux : «De ces (événements), c'est vous qui êtes témoins. Et voici que moi j'envoie sur vous la promesse de mon Père. Vous donc, restez dans la ville...» et la suite. Donc, un discours qui se réfère à quelque chose qui est écrit quelque part. Et ensuite, une parole vive, un discours adressé à ceux qui sont là.

Dans un deuxième temps, après avoir traversé ce discours, le lecteur est invité à traverser une histoire. «Il les conduisit en dehors jusque vers Béthanie», et ainsi, jusqu'à la fin de ce passage.

Il était bon que nous prenions acte de la composition de ce passage. Nous verrons tout à l'heure ce que nous pouvons en tirer.

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Deuxième remarque préalable à la traversée de ce passage. Tout au long, nous assistons à une sorte d'organisation de l'espace. Un repentir sera proclamé en son nom «à l'adresse de toutes les nations, à commencer par Jérusalem.» Organisation d'un espace mais avec un centre, avec un pôle. «Vous donc, restez dans la ville, jusqu'à ce que vous soyez revêtus d'une puissance venue d'en haut.» Quand nous passons à l'histoire racontée, nous voyons que Jésus les conduit «dehors jusque vers Béthanie». Puis il les quitte et, lorsque nous apprenons qu'il se sépare d'eux, le narrateur commente pour dire qu'«il était emporté vers le ciel.» Et voilà que de nouveau Jérusalem réapparaît : «ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie, et ils étaient continuellement dans le Temple».

Il y a aussi tout un calendrier. D'abord, lorsque Jésus fait mention de ce qui est écrit, il y a trois temps : «le Christ souffrirait... se relèverait des morts le troisième jour,... et, en troisième lieu seulement, serait proclamé en son nom un repentir».

Le temps, c'est encore lui qui apparaît lorsque Jésus dit aux siens : «voici que moi j'envoie sur vous la promesse de mon Père.» La promesse, est-ce que c'est l'accomplissement de ce qui avait été promis ? Ou bien - ce mot, nous le sentons bien, est prégnant, il est lui aussi un organisateur du temps -, est-ce que c'est ce que le Père va encore vous laisser attendre, mais qu'Il vous promet : «jusqu'à ce que vous soyez revêtus d'une puissance venue d'en haut.» ? Et puis il lève ses mains et les bénit, mais il les bénit après avoir levé ses mains. Surtout, c'est au moment où il les bénit qu'il se sépare d'eux. Quelle curieuse organisation de ce qui arrive ! Pour finir : «après s'être prosternés devant lui, ils retournèrent à Jérusalem». Bref, c'est après l'avoir pris comme centre de toute la scène qu'ils s'en vont à Jérusalem. On nous dit ce qui est leur occupation continue, une fois qu'ils sont rendus là : «ils étaient continuellement dans le Temple à bénir Dieu.»

Voilà de quoi nous acclimater un peu à ce passage étrange ou, plus exactement, voilà de quoi révéler ce qu'il a d'étrange. Mais je voudrais que nous découvrions que l'étrange n'est pas tant dans les événements rapportés que dans le rapport entre tous ces événements. L'étrange c'est ce parcours que nous faisons du début jusqu'à la fin.

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Arrêtons-nous d'abord sur le discours qui ouvre le passage. Ce discours, comme je vous le disais tout à l'heure, mentionne d'abord ce qui est écrit, ce qui est là dans une écriture. Qu'est-ce qui est écrit ? Ce qui est réalisé, mais seulement en écrit, c'est quelque chose qui concerne le Christ. Ce qui est écrit traite d'un rôle, de celui du Christ Messie, avant que ce rôle ne soit rempli, occupé. Or, qu'est-il écrit du Christ Messie ?

Ce qui est écrit de lui, c'est que ce Christ Messie souffrirait et se relèverait et qu'en son nom serait proclamé un repentir. Autrement dit, ce qui est écrit, c'est qu'il y a deux temps plus un. Il y a un temps où il est là : il est écrit que le Christ souffrirait et se relèverait des morts le troisième jour, et puis, il y a un temps où il n'est plus là. Mais on ne se contente pas de parler de lui : quand on se met à parler, c'est en son nom : «et que serait proclamé en son nom un repentir pour que soient remis les péchés à l'adresse de toutes les nations».

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Le temps de sa présence, c'est d'abord un temps de souffrance. Du Christ, il est écrit qu'il souffrirait. Pourquoi cette affirmation ? Sans doute parce qu'il n'allait pas de soi que le Christ f–t un souffrant. Or voilà que Christ est du côté de la souffrance : il est écrit dans son rôle qu'il souffrira.

Mais il est écrit aussi qu'il «se relèverait des morts le troisième jour». C'est le moment où ce Christ se distingue de tous et entre dans une histoire qui ne ressemble pas à la nôtre dans la mesure où, dans notre histoire, nous mourrons sans nous relever. Or lui, tout en restant dans l'histoire, il se relève d'entre les morts.

Maintenant qu'il s'est relevé d'entre les morts, le Christ habite une parole : la parole qui se dit en son nom. Il occupe l'espace, le temps d'une parole, et cette parole introduit une rupture, fait une séparation : «serait proclamé en son nom un repentir pour que soient remis les péchés à l'adresse de toutes les nations, à commencer par Jérusalem.» Ceux qui entendent la proclamation du repentir sont invités à non pas se relever d'entre les morts, mais de leurs péchés.

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Exploitons les remarques que j'avais faites tout à l'heure concernant l'espace. Cette proclamation est adressée à toutes les nations, mais à commencer par Jérusalem. Il est très important d'observer cela. Tout a commencé par qui ? Par le Christ, par ce qui est arrivé au Christ, en lui. Ça se continue par Jérusalem et c'est, finalement, pour l'univers entier.

Pour que ça soit partout, il faut que ça soit d'abord quelque part. Pour que ça concerne l'univers entier, il faut que ça parte d'un endroit précis. Et ce qui concerne l'espace, nous pouvons aussi bien le dire du temps. Pour que ça arrive à l'avenir encore, pour que ce soit une promesse pour l'avenir, il est important que cette promesse ait été tenue, qu'il y ait un moment du temps où des hommes aient été témoins de ce qui était arrivé. Je vous disais tout à l'heure que ce qui était écrit, c'était un rôle, un rôle au sens le plus simple que nous donnons à ce mot quand nous parlons d'un rôle au théâtre. Or, aussi longtemps que le rôle n'existe que sur le papier, il n'est pas joué. Passage donc de l'écrit au témoigné, c'est-à-dire, du rôle écrit au rôle joué devant d'autres, qui en deviennent témoins.

«De ces (événements), c'est vous qui êtes témoins.» Si nous lisons attentivement la fin de ce discours de Jésus, nous observons que les témoins auxquels il s'adresse sont eux aussi, comme lui, dans l'histoire, mais dans cette histoire, ils ouvrent une époque aussi nouvelle que les événements dont ils témoignent.

Dans cette époque, les témoins ne sont pas seulement des gens qui vont dire que ce qui était écrit est arrivé. Ils seront possédés par ce qui est arrivé. De même que lui a été affecté et par la souffrance, et par le relèvement d'entre les morts - «voici que moi j'envoie sur vous la promesse de mon Père.» - ils se trouvent engagés dans une histoire où la promesse faite par Père du Christ les concerne eux aussi.

Ils vont devoir résider dans la ville, dit Jésus, «jusqu'à ce que vous soyez revêtus d'une puissance venue d'en haut.» Ces témoins sont là, à Jérusalem, parce que c'est en se tenant là, quelque part dans le monde, en un endroit précis, qu'ils vont recevoir quelque chose qui vient d'en haut. Et cette puissance est une puissance à venir. Le temps n'est pas fermé par les événements qui se sont produits, si exceptionnels soient-ils. Pourquoi est-il ouvert ? Parce que le temps est ouvert sur une puissance qui, d'une certaine façon, n'est pas du temps. L'ouverture en avant du temps dépend de cette puissance qui n'est pas ici encore, de cette puissance qui tombera, qui viendra d'en haut.

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Entrons dans les événements tels qu'ils se sont produits après ces paroles.

«Il les conduisit en dehors jusque vers Béthanie et, après avoir levé ses mains, il les bénit.» Il les met hors du lieu où ils étaient, il les fait partir. Sorte de sécession, pourrait-on dire. Sécession qui est marquée par une prise de possession de ces hommes par lui sous la forme d'une bénédiction. «Et après avoir levé ses mains, il les bénit». Il les bénit de telle façon que ce qu'il est passe à eux. Le Christ qu'il est, ils le deviennent et, puisqu'ils le deviennent, il n'a plus de raison d'être là.

«Or il y eut que, tandis qu'il les bénissait, il se sépara d'eux, et il était emporté vers le ciel.» Au moment où il les bénit, il s'en va. Ils peuvent faire leur deuil de sa présence physique, corporelle et même personnelle. Il peut s'en aller. Ils sont ici maintenant à sa place. Ils vont proclamer en son nom, et cette proclamation n'est pas moins que sa présence. La source peut disparaître : elle reste présente dans le fleuve. Mais eux, les témoins, ils reviennent à ce qui est source, ce qui est centre - je vous disais tout à l'heure que le Christ Messie était une sorte de point de repère au même titre que Jérusalem -, ils reviennent à Jérusalem après s'être prosternés devant lui. Jérusalem figure en quelque sorte cette source et en Jérusalem, le centre, la source, c'est le Temple, la portion sainte entre toutes. Or que faire dans la portion sainte sinon rejoindre celui qui est dans le Temple, c'est-à-dire Dieu ? «Et eux, après s'être prosternés devant lui, ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie, et ils étaient continuellement dans le Temple à bénir Dieu.»

Eux, qui ont été bénis par celui qui est parti, passent leur temps à bénir Dieu, ce Dieu d'où va descendre cette puissance venue d'en haut. Jérusalem, pas plus que le Christ, n'est un lieu de refuge. Le Christ, Jérusalem, le Temple sont des sources. Pour qu'il y ait un fleuve, il faut une source, pas de fleuve sans source. Or la source n'est pas avare. Que penserait-on d'une source qui serait chiche ? Une source surgit, et vous savez l'étymologie du mot source : c'est l'étymologie de surgir, c'est ce qu'il y a dans surrection, dans résurrection aussi. La source, c'est le surgissement et le surgissement de ce qui, une fois sorti, ne connaît pas de frontière, ni dans l'espace ni dans le temps.

18 mai 1995

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