C’est à être libres que vous avez été appelés
«Oui, frères, c’est à être libres que vous avez été appelés. Seulement, que la liberté ne devienne pas un tremplin pour la chair mais, par le moyen de l’amour, soyez esclaves les uns des autres. Oui, toute la Loi est remplie en une parole unique, en ceci: «Tu aimeras le prochain comme toi-même.» Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, regardez à ne pas vous détruire les uns les autres. Je dis: marchez au souffle, et il n’y a pas de danger que vous accomplissiez un désir de chair. Oui, la chair désire contre le souffle, et le souffle contre la chair, oui, ils sont opposés l’un à l’autre, en sorte que ce que vous voulez, vous ne le faites pas. Mais si vous êtes conduits au souffle, vous n’êtes pas sous une loi. Or, elles sont manifestes les œuvres de la chair. Ce sont prostitution, impureté, débauche, idolâtrie, sorcellerie, haines, discorde, jalousie, animosités, rivalités, dissensions, scissions, envies, beuveries, orgie et ce qui leur ressemble. Je vous le dis d’avance comme je l’ai dit d’avance: ceux qui pratiquent cela n’hériteront pas du Royaume de Dieu. Mais le fruit du souffle est amour, joie, paix, largesse de cœur, obligeance, bonté, confiance, douceur, maîtrise de soi. Contre de telles choses il n’est pas de loi. Ceux du Christ Jésus ont crucifié la chair avec les passions et les désirs. Si nous vivons au souffle, allons aussi au pas du souffle. Ne devenons pas vaniteux, nous provoquant les uns les autres, nous enviant les uns les autres.»
Un appel vient de quelqu’un qui l’adresse et il est envoyé vers quelqu’un d’autre. Manifestement, nous pouvons observer que, dès le début, et pendant longtemps, quelqu’un parle à d’autres: «c’est à être libres que vous avez été appelés». Ce «vous», dans lequel nous pouvons discerner les destinataires de l’appel, est longtemps présent dans tout ce passage..
Vient un moment où ce «vous» est oublié. Non pas que l’on en vienne tout de suite à «nous». Mais on passe par un moment où des conduites sont énoncées objectivement, sans mention de ceux qui les pratiqueraient.
C’est seulement à la fin que l’on revient à un discours plus personnel, comme si l’appel refluait sur ceux qui parlent. Nous lisons vers la fin: «Si nous vivons au souffle, allons aussi au pas du souffle. Ne devenons pas vaniteux, nous provoquant les uns les autres, nous enviant les uns les autres».
Donc, on part d’un appel, on passe par un temps de réflexion, et ensuite ceux qui adressent l’appel s’exhortent eux-mêmes à y répondre, s’englobant en quelque sorte dans les destinataires de cet appel.
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Je voudrais m’attarder sur le premier verset. Je vous propose que nous le lisions comme la cellule initiale qui nous permet de reconnaître comment ce qui suit est engendré. «Oui, frères, c’est à être libres que vous avez été appelés. Seulement, que la liberté ne devienne pas un tremplin pour la chair mais, par le moyen de l’amour, soyez esclaves les uns des autres.»
Vous avez été appelés à connaître un état que vous ne connaissiez pas. Cet état est qualifié comme un état de liberté, comme un état dans lequel vous serez dégagés de ce qui vous asservissait. Vous êtes appelés à un état qui est le contraire de l’esclavage.
Si j’emploie ce mot, c’est parce qu’il arrive aussitôt: «soyez esclaves les uns des autres». D’emblée, nous nous trouvons devant la formulation d’un véritable paradoxe. Certains diront peut-être d’une contradiction. En effet, cet appel à un dégagement se prolonge dans un appel à un engagement, et même à un attachement qui est qualifié d’esclavage.
Cet état de liberté auquel vous êtes appelés se réalise en effet dans ce qui, à première vue, peut paraître une servitude. En d’autres mots, en étant, par le moyen de l’amour, esclaves les uns des autres, vous répondrez à votre vocation à la liberté. Ainsi, cette liberté à laquelle vous êtes appelés est d’emblée présentée, de façon apparemment étrange, comme une situation de dépendance extrême, d’esclavage les uns des autres.
Ceci peut cependant être éclairci. Ce mutuel esclavage n’en sera peut-être pas un, puisque ce dégagement auquel vous êtes appelés consiste à écarter quelque chose qui est nommé, ici, la chair.«Seulement, que la liberté ne devienne pas un tremplin pour la chair». «Tremplin»: ce sur quoi on prend appui pour s’élancer.
Ainsi, cette liberté pourrait devenir un tremplin pour la chair. Que se passerait-il dans ce cas-là? Nous ne le savons pas, mais nous pouvons attendre de la suite de ce passage la réponse à la question que nous nous posons.
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«Oui, toute la Loi est remplie en une parole unique, en ceci: "Tu aimeras le prochain comme toi-même."» «Toute la Loi.» La Loi, nous l’entendons comment? Est-ce ce à quoi nous sommes astreints? Est-ce ce par quoi nous sommes liés, éventuellement ligotés? Autrement dit, la Loi renchérit-elle sur cet esclavage qui vient d’être évoqué ou bien devons-nous l’entendre comme ce qui introduit une frontière, une limite? Est-ce que la Loi astreint ou est-ce que la Loi dégage?
«Toute la Loi est remplie en une parole unique». Dans «parole», nous entendons encore quelque chose qui nous renvoie à l’appel de tout à l’heure. Je dis bienparole, c’est-à-dire situation dans laquelle nous entendons quelqu’un nous parler. Parole unique: parole simple, qui se dégage de beaucoup d’autres, parole prégnante aussi.
Cette parole, la voici: ''«Tu aimeras le prochain comme toi-même.»'' Soi-même et le prochain. Les voilà confondus, puisque la loi qui régit l’amour de quelqu’un qui n’est pas moi, le prochain, est la même loi qui m’attache à moi-même.
Voyez! Au terme de notre premier parcours, nous arrivions à ce que j’ai nommé un engagement, un attachement: « ''soyez esclaves les uns des autres''», soyez dans la dépendance mutuelle. Nous terminons la lecture de ce nouveau moment par quelque chose qui ressemble à ce que nous lisions d’abord. En effet, celui que je ne suis pas, je suis appelé à l’aimer comme celui qui ne fait qu’un avec moi, moi-même. Est-ce aliénation? Est-ce liberté? Nous restons toujours avec cette question, et c’est à cette question que, plus nous allons avancer, plus nous pourrons donner une réponse.
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«Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, regardez à ne pas vous détruire les uns les autres.» Si vous vous déchirez, si vous faites en sorte que vous soyez mis en morceaux, si vous vous absorbez, si vous vous avalez, il n’y aura plus de place pour personne. Personne n’existera plus: «regardez à ne pas vous détruire les uns les autres», prenez garde qu’on ne se pose même plus la question de savoir si l’on est dégagé ou lié. Il n’y aura plus rien, il n’y aura plus personne, ce sera le vide.
Avançons. «Je dis: marchez au souffle, et il n’y a pas de danger que vous accomplissiez un désir de chair». La chair, ici, dans ce texte, est au principe d’une destruction. Et le contraire de cette destruction, cette liberté qui n’est pas un tremplin pour la chair, est une liberté soufflée. «Marchez au souffle».
«Oui, la chair désire contre le souffle, et le souffle contre la chair, oui, ils sont opposés l’un à l’autre, en sorte que ce que vous voulez, vous ne le faites pas.» Nous arrivons maintenant au moment où s’exprime une situation de conflit. La chair désire contre le souffle et le souffle le lui rend bien. Il y a antagonisme. Mais quel est l’effet de cet antagonisme? Le voici: «en sorte que ce que vous voulez, vous ne le faites pas.» De façon discrète, nous sommes renvoyés au début de ce passage, à ce terme de liberté. «C’est à être libres que vous avez été appelés». Du fait de ce combat, vous restez libres, sans doute, puisque vous continuez à vouloir, mais d'une liberté inefficace: «vous ne le faites pas». C’est votre liberté, ce qui en vous peut vouloir, qui est esclave. C’est donc vous-mêmes qui êtes esclaves.
«Mais si vous êtes conduits au souffle, vous n’êtes pas sous une loi». Nous retrouvons ce mot de «loi» que nous avions rencontré déjà : «Oui, toute la Loi est remplie en une parole unique, en ceci: "Tu aimeras le prochain comme toi-même."» Le souffle dispense de ce qui est ressenti dans la loi comme astreignant. Si vous êtes conduits au souffle, vous n’êtes pas dépendants, vous êtes dans une liberté qui ne connaît même pas de loi.
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La contradiction entre le souffle et la chair, à quoi va-t-on pouvoir la discerner dans la pratique? Je vous invite tout de suite à reconnaître qu’il y a, d’un côté, les «œuvres de la chair» et, d’un autre côté, «le fruit du souffle».
Les œuvres - le fruit. Il y a là une distinction sur laquelle il faut que nous nous arrêtions quelques instants. Les œuvres, c’est ce que nous pouvons faire. Le fruit, c’est ce qui naît de nous, c’est ce qui nous est soufflé. Les œuvres sont le résultat de notre initiative. Le fruit, c’est ce qui pousse sur la terre ou sur l’arbre que nous sommes.
Alors, quelles sont les œuvres? Il y en a toute une série. Je vous invite à reconnaître le centre de cette série. Nous le découvrons dans: «haine, discorde, jalousie, animosités, rivalités, dissensions, scissions, envies». Nous sommes conduits à ce centre par ce qui précède: «prostitution, impureté, débauche, idolâtrie, sorcellerie». Tout s’achève par: «beuveries, orgie et ce qui leur ressemble». Or, au beau milieu de cette série, qu’est-ce que nous voyons apparaître? Des conduites qui, toutes, font appel au rapport des uns avec les autres: «haines, discorde, jalousie, animosités, rivalités, dissensions, scissions». Voilà l’œuvre de la chair. C’est une œuvre qui introduit de la violence entre nous, et cette violence est au principe de tout le reste: «prostitution, impureté, débauche, idolâtrie, sorcellerie''» ''ou bien «beuveries, orgie et ce qui leur ressemble».
Déjà nous pouvons, en nous rappelant le début de ce passage, mieux entendre ce qu’est cet esclavage mutuel qui est recommandé. Il n’a rien de charnel, il est un esclavage qui nous rend libres ensemble, libres les uns avec les autres, libres de telle façon que, dans cette société que nous formons ensemble, il n’y a pas de haines, de discorde, de jalousie, d’animosités, de rivalités, de dissensions, de scissions et d’envies. A nous de décider si cet esclavage-là nous asservit ou s’il nous libère!
En tout cas, «Je vous le dis d’avance comme je l’ai dit d’avance (je le répète): ceux qui pratiquent cela''» ''ne seront pas souverains. - voilàla pointe de tout le raisonnement - «n’hériteront pas du Royaume de Dieu.» Vous êtes appelés à la liberté, vous êtes appelés à la souveraineté. Or, non seulement cette liberté n’est pas incompatible avec la dépendance mutuelle, mais elle vous donne d’accéder à la souveraineté qui est dans la dépendance mutuelle.
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«Le fruit du souffle est amour». Vous remarquez le passage du pluriel au singulier. Des œuvres, la chair en a de nombreuses. Le fruit est unique. Tout ce que nous allons lire peut s’entendre comme une sorte de variation sur l’amour: «joie, paix, largesse de cœur, obligeance, bonté, confiance, douceur, maîtrise de soi».
Rappelons-nous que la loi était quelque chose comme une frontière, comme une limite, comme ce qui contient plus que comme ce qui contraint. Comment y aurait-il loi contre de telles choses? Contre de telles choses, il n’est pas de loi. Non pas que ces choses soient au-dessus de la loi, ni même des infractions à la loi: elles sont d’un autre ordre que la loi. La loi n’est là que pour protéger contre ce qui empêcherait le souffle de produire du fruit. La loi est là comme un parapet, comme ce qui tient à distance les œuvres de la chair.
Il y a bien eu cependant quelque chose qui ressemble à une mise à mort. Dès le début de ce texte nous avions lu ces mots, que je répète: «Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, regardez à ne pas vous détruire les uns les autres». Il s’agissait de suicide, si j’ose dire, les uns par les autres, d’un anéantissement mutuel. Car, dans tout ce passage, le sujet n’est jamais quelqu’un d’individuel. Le sujet, c’est, je force la langue, d’être les uns avec les autres. Or, c’est cet «être les uns avec les autres» qui se tue lui-même lorsque la liberté devient un tremplin pour la chair.
La mort revient vers la fin de notre passage. Mais qu’est-ce qui est tué? «Ceux du Christ Jésus ont crucifié la chair avec les passions et les désirs.» Il y a bien eu mise à mort, destruction de quelque chose, qui est qualifié comme passion et comme désir et, manifestement, comme passion et désir liés à la chair. Or, nous savons où conduisent les désirs et les passions de la chair. On peut en souffrir, comme on souffre d’une passion. On peut en être exalté, comme on l’est par un désir qui emporte. Nous avons appris ce qui en sort.
Et puisque je viens de parler de mort, je ne peux oublier que je me trouve maintenant en pleine vie: « Si nous vivons» - si nous sommes vivants- « au souffle», si la vie nous colle à la peau, alors «allons aussi au pas du souffle.» N’hésitez pas à entendre ce mot «souffle» comme ce qui entretient, ce qui alimente notre organisme. Si nous vivons de respirer de l’air, eh bien! allons aussi au pas, à l’allure que l’air que nous respirons et qui nous permet de vivre. «. Si nous vivons au souffle, allons aussi au pas du souffle » Prenons le rythme du souffle.
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Comme je vous le disais en commençant, celui qui parle ici ne veut pas s’exclure. Il ne s’adresse pas seulement à d’autres que lui, il s’adresse aussi à lui-même en quelque sorte: « Ne devenons pas vaniteux».
Le secret de la marche au pas du souffle nous est encore de nouveau livré avec un mot qui revient. Le souffle va nous venir dans la manière que nous aurons de vivre les uns avec les autres. «Ne devenons pas vaniteux, nous provoquant les uns les autres, nous enviant les uns les autres.» Rappelez-vous que l’envie était au sommet de la série qui est au milieu même de notre texte: «scissions, envies». C’est sur l’envie que nous terminons. Rien de plus contraire à la vie au souffle, à la marche au souffle, que l’envie.