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 Jusqu’au bout 

«Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant qu'était venue son heure pour qu'il passe de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens, ceux dans le monde, les aima jusqu'au bout. Au cours d'un repas, le diable ayant déjà jeté dans le coeur pour que Judas l'Iscariote, de Simon, le donnât, sachant que le Père lui a tout donné dans les mains, et qu'il est venu de Dieu et qu'il s'en va vers Dieu, il se lève du repas et il pose ses vêtements et, ayant pris un linge, il se le noua à la ceinture. Ensuite, il jette de l'eau dans (l'ustensile) pour laver, et il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge noué à sa ceinture. Il vient donc vers Simon Pierre. De lui dire : "Seigneur, toi, tu me laves les pieds !" Jésus lui répondit et lui dit : "Ce que moi je fais, toi, tu ne le sais pas à présent. Mais tu connaîtras après cela." Pierre de lui dire : "Pas de danger que tu me laves jamais les pieds !" Jésus lui répondit : "Si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi." Simon Pierre de lui dire : "Seigneur, non pas seulement mes pieds, mais les mains et la tête." Jésus de lui dire : "Celui qui s'est baigné n'a pas besoin de se laver, mais il est pur tout entier. Et vous, vous êtes purs, mais non pas tous." Il savait en effet celui qui le donnerait. A cause de cela il dit : "Vous, vous n'êtes pas tous purs." Quand donc il eut lavé leurs pieds et qu'il eut pris ses vêtements et qu'il se fut allongé de nouveau, il leur dit : "Connaissez-vous ce que je vous ai fait ? Vous, vous m'appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien. En effet, je (le) suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. En effet je vous ai donné un exemple, pour que, comme je vous ai fait, vous aussi vous fassiez.»


Jean XIII, 1-14

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Sans doute avez-vous pressenti que ce passage est une subtile et profonde variation sur le passage. Nous venons de traverser un récit dans lequel tout parle de passer. Ce récit, comme tous les autres que nous pouvons lire, nous oblige à une traversée, mais il a ceci de singulier que, de façon très manifeste, il est lui-même une sorte de glose, et de glose profonde, sur ce que c'est que traverser, sur ce que passer veut dire.

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"Avant la fête de la Pâque", avant la fête du passage, "Jésus, sachant qu'était venue son heure pour qu'il passe de ce monde vers le Père". Son heure : le temps est lui-même compris comme un passage. Du temps s'était passé et maintenant, après le temps passé, on en est venu à un terme. Sans cesse, nous allons retrouver, tout au long de cette lecture, le mouvement de passer et l'atteinte d'un terme.

"Sachant qu'était venue son heure". Cette heure, qui est un terme, est elle-même occupée tout entière par un passage. Dès le début, nous voyons comment l'aboutissement se scinde, s'ouvre, puisque aussi bien l'heure venue, qui est un terme, est l'heure qualifiée par un passage.

Passage d'où, vers où ? Passage "de ce monde vers le Père". Tout au long de ces lignes, Père apparaît comme le point ultime, le point au-delà duquel il n'y a plus de passage. Toujours est-il qu'il y a un point de départ, ce monde, et il y a un point d'arrivée. Nous reviendrons tout à l'heure sur le terme de Père.

Le passage s'exprime autrement encore : "ayant aimé les siens, ceux dans le monde, les aima jusqu'au bout." C'est le fait même de passer qui est ici encore traité. Dans le temps révolu, il est allé d'amour en amour à l'égard des siens, ceux qui étaient dans le monde. Maintenant, l'heure venue est celle du passage au Père, c'est-à-dire du passage à la limite, du passage à l'extrême, et même à la limite franchie. Eh bien, comme par une sorte de réfraction, l'amour qu'il a eu pour les siens, quel qu'il ait été, est poussé à l'extrême. Ainsi, à l'intérieur du monde, quelque chose de ce passage vers le Père pourra s'inscrire, trouver place, sans que pour autant le monde éclate. C'est à l'intérieur des limites du monde que l'heure vécue par Jésus trouve une façon pour loger l'amour du Père, le passage au Père : ce sera dans un amour qui, enfin, ira jusqu'au bout.

Nous lisons "jusqu'au bout". Le texte grec présente une tournure qui est ambigüe, et sans doute ici à dessein. Elle désigne à la fois la fin, et l'extrême, le comble et, pourquoi pas aussi ? le but ou la cible.

Jésus sait que le moment qu'il vit est celui du franchissement de la ligne, du passage à l'extrême. Comment réaliser ce passage à l'extrême ? Comment se frayer une route ? Voilà maintenant ce que nous allons apprendre. Quel itinéraire prendre ?

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"Au cours d'un repas, le diable ayant déjà jeté dans le coeur pour que Judas l'Iscariote, de Simon, le donnât, sachant que le Père lui a tout donné dans les mains, et qu'il est venu de Dieu et qu'il s'en va vers Dieu, il se lève du repas et il pose ses vêtements et, ayant pris un linge, il se le noua à la ceinture." "Au cours d'un repas", ainsi commençons-nous, et puis, un peu plus bas, "il se lève du repas". Le repas occupe la même position que, quelques lignes plus haut, le monde : "pour qu'il passe de ce monde vers le Père".

"Au cours d'un repas, le diable ayant déjà jeté dans le coeur pour que Judas l'Iscariote, de Simon, le donnât". Est-ce que il va être passé ou bien est-ce qu'il va lui-même, de lui-même, passer ?

Il y a comme une sorte d'émulation entre, d'un côté, le diable, par le biais de Judas l'Iscariote, qui va l'expédier, qui va le "donner", et, d'autre part, Jésus lui-même qui découvre qu'il n'a pas besoin qu'on le donne : il a en lui, en main, comme le dit sobrement et fortement le texte, reçu du Père de quoi passer : "sachant que le Père lui a tout donné dans les mains, et qu'il est venu de Dieu et qu'il s'en va vers Dieu". Sachant qu'il est, non pas de passage, mais en passage. Sachant qu'il est constitutivement en transit, que passer, c'est son existence même, et que passer le rend puissant, puissant comme on l'est quand on a reçu en main un pouvoir, le pouvoir de passer. Mais ce pouvoir de passer entre en concurrence, ou en rivalité, avec l'expédition de Jésus que le diable et Judas Iscariote envisage de faire.

Puisqu'il a de quoi pouvoir passer, il quitte la table : "se lève du repas", il se dénude. Nous lisons tous ces gestes exprimés au présent, comme pour les rapprocher de nous : "il se lève du repas et il pose ses vêtements". Il se détache de ce qui l'empêcherait d'accomplir un passage, de tout ce qui l'enfermerait. "Pose ses vêtements et, ayant pris un linge, il se le noua à la ceinture". Il prend les choses en mains. C'est lui-même, à l'égard de lui-même, qui prend l'initiative.

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"Ensuite, il jette de l'eau dans (l'ustensile) pour laver, et il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge noué à sa ceinture." Je vous invite à entendre ce récit comme animé tout entier par le battement entre se défaire, s'éloigner, partir, quitter et, d'autre part, arriver, atteindre, rejoindre. "Il jette de l'eau dans (l'ustensile) à laver", dans ce qui sert à laver. "Et il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge noué à sa ceinture." Vous lisez bien, n'est-ce pas ? en étant attentifs au battement entre un dégagement et une atteinte. "Il jette de l'eau" (éloignement, dégagement), mais il la jette "dans (l'ustensile) pour laver, et il commença à laver les pieds des disciples" : laver exprime maintenant le terme vers lequel il avance. Le bout, le but, l'extrême qui sera la borne, au moins pour l'instant, c'est laver. Laver exprime ici le contact. "Il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge noué à sa ceinture". Le geste d'essuyer va encore plus loin que laver. Comme si laver n'était encore qu'un moment transitoire, Jésus, en essuyant,  atteint, saisit ce qui est essuyé.

C'est maintenant, justement, sur ce point ultime que va s'engager une discussion.

"Il vient donc" (transit) il passe donc à "Simon Pierre. De lui dire". (Chaque fois que le verbe était au présent et que ce présent risquait de ne pas apparaître j'ai pris cette tournure dont nous disposons en français) "De lui dire : "Seigneur, toi, tu me laves les pieds !" Contestation de Simon Pierre portant sur l'atteinte à l'intégrité physique de son propre corps : "tu me laves les pieds !" Toi, m'annexer par les pieds ! Toi m'atteindre et que, en étant pris par les pieds, je sois le but que tu poursuis !

"Jésus lui répondit et lui dit : "Ce que moi je fais, toi, tu ne le sais pas à présent. Mais tu connaîtras après cela."" Une phrase comme celle-là devait nous mettre en garde contre une interprétation trop facilement psychologique ou moralisante, puisque aussi bien  Jésus dit à Simon Pierre que le geste qu'il est en train d'accomplir, il n'est pas si facile à comprendre qu'il paraît. Ce geste est, lui aussi, un passage. Ce que Jésus est en train de faire est le moyen de passer à autre chose. Ce que je fais à présent, tu ne le sais pas, mais, quand j'aurai fait ce geste, il deviendra un chemin : après cela tu connaîtras.

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Pierre insiste : "Pierre de lui dire : "Pas de danger que tu me laves jamais les pieds "!" Depuis que le mot laver a été lancé, finalement, laver devient une énigme. Jésus, d'une part, semble tenir à ce geste, au point de l'imposer. En face, Pierre, au contraire, semble le rejeter. Qu'est-ce que donc laver veut dire ?

"Jésus lui répondit : "Si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi"." En d'autres mots, dans ce texte, laver veut dire rejoindre, établir la participation. Dans le texte que nous lisons, laver, c'est faire prendre part à quelqu'un de ce que l'on est. "Avec moi". N'oublions pas qui est celui qui parle : nous avons vu tout à l'heure, en commençant nous-mêmes à traverser ce passage, qu'il était tout entier chemin, voie de passage et passeur en même temps, et passant, tout entier pâque. Donc, "Si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi."

Le texte bascule en ce point : "Simon Pierre de lui dire : "Seigneur, non pas seulement mes pieds, mais les mains et la tête."" Il est dur de comprendre ce que laver veut dire. Tout à l'heure, quand je vous ai dit que laver signifiait : faire participer quelqu'un à ce que l'on est, je connaissais la suite. Mais, Pierre n'a pas compris ce que laver veut dire. Il comprend bien que laver doit vouloir dire nettoyer, mais il ne comprend pas que le grand nettoyage, si j'ose dire, est déjà réalisé quand il y a la communication. Il y a bien un nettoyage à faire, mais ce nettoyage ne consiste pas à laver avec de l'eau et à frotter d'un linge une partie du corps. Ce nettoyage est fait quand se réalisent l'atteinte et la rencontre.

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Jésus fait une mise nouvelle. Après avoir tellement exalté le fait de se laver, et de laver, comprenant qu'il est mal entendu, il abat une nouvelle carte : ""Celui qui s'est baigné n'a pas besoin de se laver". J'ai dit laver. Tu ne comprends pas laver. Soit. Parlons de bain. Prendre un bain, ce n'est pas se laver. Prendre un bain n'a pas la fonction utilitaire de décaper ou il l'a mais marginalement. "Celui qui s'est baigné n'a pas besoin de se laver, mais il est pur tout entier."

"Et vous, vous êtes purs, mais non pas tous."" Votre groupe n'est pas arrivé au bout de la pureté : il y a un reste. "Vous, vous êtes purs, mais non pas tous. Il savait en effet celui qui le donnerait. A cause de cela il dit : "Vous, vous n'êtes pas tous purs."" Le bout, le but, n'est pas encore atteint car il y a ce rival qui essaie de le "donner" alors que c'est lui qui a entre les mains de quoi "se donner".

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"Quand donc il eut lavé leurs pieds et qu'il eut pris ses vêtements et qu'il se fut allongé de nouveau, il leur dit : "Connaissez-vous ce que je vous ai fait ?" Il fait la route inverse, en quelque sorte, de celle qu'il a franchie tout à l'heure. "Il se lève du repas et il pose ses vêtements et, ayant pris un linge, il se le noua à la ceinture." - "Quand donc il eut lavé leurs pieds et qu'il eut pris ses vêtements et qu'il se fut allongé de nouveau"... Il est en train de s'effacer, de s'en aller, de passer la main à d'autres.

"Il leur dit : "Connaissez-vous ce que je vous ai fait ?" Avez-vous été jusqu'au bout de ce que j'ai fait ? Sinon, le passage risque de s'interrompre. Moi je me retire, mais pas le passage, pas le fait de passer ! Ce passage est aussi une passation des pouvoirs, une passation des charges. Etes-vous allés jusqu'au bout de l'intelligence de ce que je vous ai fait ?

Vous me mettez au pinacle, vous me mettez au sommet. "Vous, vous m'appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien." Vous visez juste, vous atteignez la cible, mais est-ce que l'important est que vous atteigniez la cible par les paroles que vous dites à mon sujet ? Est-ce que je vous ai introduits à une manière de bien dire "Maître", "Seigneur" ? Si vous le dites, vous ne vous trompez pas ! "En effet, je (le) suis". Mais vous ne connaissez pas ce que je vous ai fait, si vous ne le faites pas.

"Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres." Autre variation sur "passer". Accordons que je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître : il reste encore à passer jusqu'à ce que vous, vous vous laviez les pieds les uns aux autres.

Jusqu'à présent, passage il y avait du Père au Père, et c'était ce passage qu'effectuait Jésus. Jusqu'à présent, il y avait aussi le passage de lui, Jésus, à eux. Mais il n'y avait pas de réciprocité. Maintenant, pour que ce qu'il a fait, et qui allait de lui à eux, puisse continuer, c'est par un mouvement qui ira des uns aux autres que ce passage se prolongera. C'est là la pointe, le bout, la cible de cet extraordinaire passage. Pas de réciprocité entre lui et eux, puisque aussi bien le mouvement va de lui à eux. Mais s'il s'agit que ce mouvement ne s'arrête pas, c'est collatéralement et mutuellement que son passage à lui vers le Père se poursuit, se fait chez les siens, dans le monde. C'est bien son passage qui continue. Il continue par des opérations collatérales, par des opérations mutuelles.

"En effet je vous ai donné un exemple". Je vous ai donné non pas quelque chose à reproduire : je vous ai donné une manière de faire. L'exemple n'est là que pour passer, pour passer à autre chose encore. Vous n'allez surtout pas vous laver les pieds physiquement (ça avait été la grande erreur de Pierre, quand il avait cru comprendre ce que laver voulait dire). Vous laver les pieds n'est qu'un exemple, mais qui a force d'exemple, que vous allez remplir, mais remplir d'autres choses dont je viens de vous donner la règle, une règle qu'il a transformée sans le dire, puisque aussi bien, cette fois-ci, l'un n'a pas l'initiative sur l'autre.

25 mars 1999

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