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 Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements 

«Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements, les miens. Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un Autre, Quelqu'un qu'on appelle au secours, afin qu'il soit avec vous à jamais, le Souffle de la vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit ni ne le connaît. Mais vous, vous le connaissez, parce qu'il demeure chez vous et qu'il sera en vous. Je ne vous laisserai pas orphelins, je viens vers vous. Encore un peu, et le monde ne me verra plus, mais vous, vous me verrez, parce que moi je vis et que vous aussi, vous vivrez. En ce jour-là vous connaîtrez, vous, que moi en mon Père, et vous en moi, et moi en vous. Celui qui a mes commandements et les garde, c'est celui-là qui m'aime, et celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et moi aussi je l'aimerai et me manifesterai à lui.»


Jean XIV, 15-21

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C'est par une équivoque que commence ce passage.

En effet, quand nous lisons : "Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements, les miens", nous sommes incertains sur le sens de cette déclaration. Ou bien, elle signifie ceci : pourvu que vous m'aimiez, vous n'avez qu'à m'aimer et, c'est fait ! vous garderez mes commandements. L'amour que vous avez, que vous aurez pour moi est équivalent à la garde des commandements, les miens. Ainsi, nous pourrions penser que les commandements qu'il a donnés consistent en l'exigence qu'on l'aime.

Il y a une autre façon de comprendre "Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements". Entendons maintenant : vous ferez la preuve que vous m'aimez. M'aimer, ce n'est pas quelque chose qui irait de soit, qui serait facile, aisé. Si vous m'aimez, à vous de faire la preuve que vous m'aimez. Or, vous en ferez la preuve si vous gardez mes commandements. La preuve sera administrée que vous m'aimez, si vraiment mes commandements sont gardés.

Je voulais nous rendre sensibles à cette équivoque initiale. Du reste, ce passage se termine sur un discours qui porte sur les commandements, comme si le problème posé au début trouvait sa solution à la fin : "Celui qui a mes commandements et les garde, c'est celui-là qui m'aime". Nous retrouvons les termes par lesquels nous étions entrés dans ce passage. Nous aurons alors à nous demander s'il s'agit à ce moment d'une solution au problème posé et à préciser en quoi consiste cette solution.

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Je voudrais encore faire apparaître un autre aspect de ce texte. Il me semble qu'on peut le lire en étant attentif à la trace d'une crainte, partout présente. On dirait que celui qui parle s'applique ici à la dissiper.

"Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements". Déjà, dans cet énoncé, il y a quelque chose qui n'est pas sans évoquer des incertitudes, des aléas : si vous m'aimez, vous aurez à garder, mais garderez-vous ?

Cette crainte est encore sensible quand nous continuons. Face à cette appréhension que peuvent avoir les interlocuteurs de Jésus, celui-ci semble vouloir leur dire : en tout cas, moi, je vais faire ce que j'ai à faire, "Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un Autre." Or le nom de cet Autre renforce notre première impression qu'il y a bien une crainte : "quelqu'un qu'on appelle au secours", celui qu'on appelle pour qu'il soit là, auprès de nous, et pour nous apporter de l'aide.

Nous pouvons continuer la lecture pour faire apparaître cette crainte. Ainsi, semble dire Jésus, je comprends que vous soyez dans l'inquiétude, car "le monde ne peut [le] recevoir" ce "Souffle de la vérité", car "il ne le voit ni ne le connaît", mais vous, vous l'avez. Prenez donc confiance !

Vous voyez comment, dès qu'on a fait l'hypothèse qu'une crainte est présente, on la discerne affleurant partout. On perçoit aussi, bien entendu, la tentative pour la dissiper. Ce qui suit pourrait être précédé d'une phrase comme celle-ci : n'ayez pas peur ! "Je ne vous laisserai pas orphelins". Nous reviendrons tout à l'heure sur cette déclaration : "je viens vers vous".

Les affirmations les plus positives qui suivent sont là, elles aussi, comme pour écarter ce qu'il pourrait y avoir encore de crainte. Il va falloir tenir compte du temps : "Encore un peu, et le monde ne me verra plus, mais vous," n'ayez pas peur, soyez sans crainte ! Assurément, plus on avance vers la fin de ce passage, plus cette crainte est atténuée et la fin du passage peut s'entendre comme une affirmation triomphale, que c'en est fini de la crainte.

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Troisième observation, qui peut, elle aussi, nous jeter dans la perplexité. Qu'est-ce que  ce don d'un Autre, ce don futur d'un Autre, le Souffle de la vérité, dont Jésus déclare que "vous le connaissez, parce qu'il demeure chez vous et qu'il sera en vous" ? Etrange mélange d'une annonce et d'une constatation ! En effet, ce souffle, puisqu'il sera donné, n'est donc pas là. Cependant, Jésus affirme que vous le connaissez et, si vous le connaissez, c'est parce qu'il demeure chez vous. Mais il ajoute : "et qu'il sera en vous". Soyons sensibles à la façon qu'a Jésus de jouer du temps, comme on dit qu'on joue d'un instrument. Soyons-y sensibles pour en être instruits.

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A propos de ces trois observations, nous pouvons nous demander si chacune n'attire pas notre attention vers le même point, mais chacune autrement. Trois façons, en quelque sorte, de diriger notre esprit vers une seule et même vérité qui cherche à se dire, mais qui, pour se dire, a besoin de passer par l'équivoque, que j'évoquais en commençant, de passer aussi par la crainte et un traitement de la crainte et, surtout, qui a besoin de passer par une façon singulière de jouer du temps.

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"Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements, les miens." Il y a un lien entre l'amour que l'on peut porter à Jésus et les exigences qui tiennent à sa personne. Plus précisément encore, nous observons qu'un amour qui ne prendrait pas garde à observer les commandements ne serait plus un amour.

Mais ne sommes-nous pas engagés sur une voie difficilement praticable ? Vous, "si vous m'aimez, vous garderez mes commandements". C'est votre affaire. Mais, ajoute aussitôt Jésus, parlons de la mienne. Or, en parlant de ce qui le concerne, Jésus commence à dissiper les appréhensions qui pourraient naître de l'ordre qu'il vient de donner "Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un Autre, Quelqu'un qu'on appelle au secours". Moi, je ferai ma tâche, qui est de supplier, et de supplier le Père. Nous voilà avertis que la crainte qui pouvait naître concernait le Père. C'est au sujet du Père, à propos de lui, que pouvait surgir la crainte de ne pas garder les commandements.

Je fais mon affaire du Père, dit Jésus : je le prierai et, je peux vous en assurer, "il vous donnera un Autre, Quelqu'un qu'on appelle au secours, afin qu'il soit avec vous à jamais". "Il vous donnera un Autre", voilà une façon très discrète de laisser entendre qu'une place sera libre et qu'un Autre occupera cette place, et cet Autre est nommé comme celui qu'on appelle au secours. Jésus vient de dire : "je prierai le Père" et le Père "donnera un Autre, Quelqu'un qu'on appelle au secours". Mais qui donc a appelé au secours ? N'a-t-il pas déjà appelé lui-même au secours par sa prière ? N'a-t-il pas dit : "Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un Autre, Quelqu'un qu'on appelle au secours" ? C'est lui qui appelle au secours, mais il appelle au secours quelqu'un que d'autres pourront aussi appeler au secours. Il est le premier à demander au Père quelqu'un, à lui demander un don, mais le nom  que porte celui qui sera donné, ce nom, Jésus l'exerce déjà, puisque aussi bien il priera le Père et le Père accordera.

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Qu'est-ce que le Père accordera ?

Il accordera un don qui va changer la nature du temps : "il vous donnera un Autre, Quelqu'un qu'on appelle au secours, afin qu'il soit avec vous à jamais". Nous avions pressenti que quelqu'un allait partir. Or, celui qui va venir à la place de celui qui s'en va, sera avec vous pour toujours.

Autre désignation de celui qui va être donné : "Le Souffle de la vérité". Pourquoi ne pas, tout simplement, traduire "le Souffle vrai", "le vrai Souffle", celui qui est avec vous à jamais, à la différence du souffle qui peut venir à manquer et qui vient à manquer dans le temps, quand on meurt, quand on s'en va par la mort ? Si l'on meurt dans le temps, un don sera fait, et dès ce temps même, qui est le Souffle de la vérité, ce Souffle qui ne peut plus partir, qui ne peut plus être rendu, comme on rend son souffle, qui est "avec vous à jamais".

Ce Souffle de la vérité, "le monde ne peut [le] recevoir". Et pourquoi ? "Parce qu'il ne le voit ni ne le connaît". Un Souffle qui ne se voit pas, qui ne se connaît pas et qui, pourtant, peut être donné ! Quel mot trouver pour désigner la perception de ce Souffle, quel mot présent dans ce texte ou, du moins, suggéré par ce texte ? Nous savons déjà que le monde ne le voit ni ne le connaît. Est-ce que ce ne serait pas affaire de foi ? Voilà la mise que j'ose faire après cette approche toute négative que vient de faire Jésus lui-même.

"Mais vous, vous le connaissez, parce qu'il demeure chez vous et qu'il sera en vous." Voilà qui nous oblige à corriger ce que je viens de dire. J'avais avancé que le monde ne pouvait le recevoir parce que le monde ne reçoit que ce qu'il voit et que ce qu'il connaît. Or, nous devrions écarter cette hypothèse d'une connaissance impossible, puisque "vous, vous le connaissez". Mais qu'est-ce donc que c'est que cette connaissance que vous en avez ? Pourquoi puis-je dire que vous le connaissez et que vous allez recevoir ce que vous avez déjà ?

La connaissance que vous avez de ce Souffle de la vérité, de cet Autre qu'on appelle au secours, vient de ce que vous êtes engagés dans une certaine histoire. Vous le connaissez, oui, parce qu'il demeure déjà chez vous. Mais ce n'est pas parce qu'il demeure chez vous qu'il n'a pas à être donné encore, à venir, à être au futur aussi en vous.

Tout se passe comme si la découverte de n'avoir pas à craindre était toujours à faire et à refaire, dans le temps. En effet, c'est dans le temps que nous perdons souffle, que nous mourons, mais c'est là aussi qu'un Souffle vrai fait apparaître autre chose que la crainte, un Souffle qui sans cesse doit être redonné, comme si d'avoir été donné ne suffisait pas. Et pourquoi ? Mais parce que nous sommes dans le temps et que dans le temps, tout en quelque manière repart sans cesse de zéro.

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La grande appréhension, ce n'est pas que celui qui parle parte, mais, si étrange qu'il paraisse, que le Père s'en aille : "Je ne vous laisserai pas orphelins". Prenons l'expression au sens le plus simple. Votre peur est la peur d'être sans Père.

A cette peur Jésus répond en disant : "Je ne vous laisserai pas orphelins, je viens vers vous". Mais je ne viens pas vers vous comme Père, je viens vers vous selon la relation que j'entretiens avec le Père, "Je ne vous laisserai pas orphelins, je viens vers vous" comme quelqu'un qui est fils. Et ce dont vous ne manquerez pas, c'est d'être fils.

"Encore un peu, et le monde ne me verra plus, mais vous (sans doute, sommes-nous ici au coeur le plus sensible du texte) mais vous, vous me verrez parce que moi je vis et que vous aussi, vous vivrez." De la vie, il n'y en aura pas que pour moi : il y en aura pour moi et pour vous aussi. Ainsi, une fois que je serai parti, vous n'aurez rien perdu. Peut-être même aurez-vous gagné, car, ce qui arrivera, c'est que vous vivrez.

"En ce jour-là vous connaîtrez, vous, que moi en mon Père, et vous en moi, et moi en vous." En d'autres mots, par la médiation de ce moi qui parle, le lien est établi entre ceux auxquels il parle et le Père dont ils ont tellement peur d'être séparés, de manquer.

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Reprenons les termes du problème initial. J'attire votre attention sur un changement dans la formulation. Tout à l'heure, il était dit : "Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements". Maintenant, "Celui qui a mes commandements et les garde". Non seulement si quelqu'un garde mes commandements, mais si quelqu'un les a, à ce moment-là, "c'est celui-là qui m'aime". Or, mes commandements, vous les avez car les commandements ne sont qu'un autre mot pour désigner le Souffle. Les commandements, vous les avez, ils vous ont été donnés. Les commandements ne sont pas extérieurs au Souffle qui vous est donné. La seule affaire qui vous concerne, en définitive, c'est de garder ces commandements. Mais comment ne pas les garder si ces commandements ne sont pas différents de cet Autre qui est avec vous à jamais ? Vous aurez bien de la peine à ne pas les garder ! Vous les garderez certainement, puisque vous aurez le secours de cet Autre.

Au fond, la grande peur, c'était celle de ne pas être aimé. Or cette peur n'a pas lieu d'être. "Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et moi aussi je l'aimerai et me manifesterai à lui." Il n'y a pas à craindre d'être seul. Ceux auxquels Jésus s'adresse n'ont pas à redouter de n'être pas établis en société, avec un Père. Ils n'ont pas à craindre de ne pas être des fils.

20 mai 1999

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