Ce qui est de Dieu à Dieu
«Alors, s'en étant allés, les Pharisiens tinrent conseil pour le prendre au piège dans une parole. Et ils lui envoient leurs disciples avec les Hérodiens, en disant : «Maître, nous savons que tu es vrai et que tu enseignes la voie de Dieu en vérité, et que tu ne te soucies de personne ; car tu ne regardes pas à la face des hommes. Dis-nous donc ce qu'il t'en semble : est-il permis de donner un impôt à César ou non ?» Ayant connu leur méchanceté, Jésus dit : «Pourquoi me mettez-vous à l'épreuve, hypocrites ? Montrez-moi la monnaie de l'impôt.» Ils lui apportèrent un denier. Et de leur dire : «De qui est cette effigie, et l'inscription ?» De lui dire : «De César.» Alors de leur dire : «Donnez donc en retour ce qui est de César à César, et ce qui est de Dieu à Dieu.» Et, ayant entendu, ils s'étonnèrent et, l'ayant laissé, ils partirent.»
Nous pressentons sans doute que nous ne pouvons pas réduire ce texte à la pensée suivante : Jésus nous enseigne qu'il nous faut payer nos impôts. Pas davantage, même s'il nous semble que nous irions plus loin, nous ne pouvons penser que ce texte nous suggère qu'en payant nos impôts, en honorant le pouvoir civil, nous restons libres pour honorer Dieu. Pourquoi ne pouvons-nous pas en rester là ? Pour la raison suivante : si ce passage d'Evangile nous amenait à dire cela, et à dire seulement cela, nous pourrions ne pas aller plus loin, et donc ne pas lire vraiment cette page d'Evangile. Nous pourrions nous contenter de connaître une fois pour toutes ce qu'elle veut dire, à savoir qu'elle nous rappelle qu'il y a deux ordres : l'ordre de la cité et l'ordre de Dieu, et que l'un n'empêche pas de suivre l'autre.
Nous lisons une page d'Evangile, en ayant pour projet de faire de la foi avec le passage que nous lisons. En ayant donc l'intention de faire de ces quelques lignes un pain de foi, nous allons essayer de nous en nourrir pour qu'au terme, la foi - et quand je dis la foi, je dis aussi bien l'espérance et la charité - devienne pour nous une nourriture plus forte encore qu'elle n'est présentement.
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Il y a dans ce texte quelque chose d'étrange, et ceci dès le début. Des Pharisiens s'en vont, se rassemblent entre eux, tiennent conseil et l'ambition qu'ils poursuivent, c'est de prendre quelqu'un au piège, au piège de ce qu'il va dire. Les Pharisiens veulent capturer quelqu'un, non pas avec des liens physiques, mais par la déclaration qu'il va faire. Ainsi, dès le départ, nous apprenons qu'il est possible de prendre ou d'être pris soi-même par les mots que l'on prononce.
Les Pharisiens en personne sont partis, comme si eux-mêmes s'étaient dégagés. «S'en étant allés», ils se rassemblent, tiennent conseil pour en prendre un autre aux mots qu'il va dire. Ces hommes tirent leur épingle du jeu, mais ils ont le projet de faire quelqu'un prisonnier, au piège de sa propre parole.
Ils ne viennent pas eux-mêmes : c'est par procuration qu'ils s'adressent à Jésus. «Ils lui envoient leurs disciples», ceux qui ont été à leur école. Ils n'envoient pas ces disciples tout seuls, ils les envoient avec des compagnons qui portent, inscrit sur leur nom, celui dont ils relèvent : Hérode. Pharisiens, d'un côté : désignation religieuse ; «les Hérodiens», d'un autre : désignation politique.
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Que disent ces disciples ?
«Maître, nous savons que tu es vrai et que tu enseignes la voie de Dieu en vérité». Ces disciples des Pharisiens se tournent vers Jésus pour lui décerner le titre de «maître». Qu'importe en un sens leur intention. Tout à l'heure, nous apprendrons qu'elle aura été percée par leur interlocuteur. Il reste qu'ils ont reconnu Jésus pour quelqu'un qui est capable d'apporter un enseignement autorisé.
Comme il arrive toujours lorsqu'on se reconnaît un maître, eux-mêmes le consacrent dans ce magistère : «nous savons que tu es vrai et que tu enseignes la voie de Dieu en vérité». Réfléchissons en effet à ce qui se passe quand il nous arrive de reconnaître quelqu'un pour un maître. Nous nous contentons parfois de dire : il est mon maître parce qu'il parle avec autorité. En réalité, dans le rapport de quelqu'un à un maître, les choses sont plus complexes. Un maître n'en serait pas un si nous ne le créditions pas de dire vrai. «Nous savons que tu es vrai». Autrement dit, il y a une foi dans l'autorité du maître. Sinon, il ne serait pas appelé de ce nom.
Or cette autorité du maître lui vient non pas de ce qu'il tend un piège mais de ce qu'il peut ouvrir un chemin : «et que tu enseignes la voie de Dieu». D'une certaine façon, on peut dire que ces gens envoyés par les Pharisiens ne savent pas ce qu'ils disent ou, plutôt, que ce qu'ils disent ne traduit peut-être pas leur intention. Ce qui est sûr c'est qu'ils disent quelque chose qui touche à la vérité : «nous savons que tu es vrai et que tu enseignes la voie de Dieu en vérité». Ces hommes, mus par l'intention de piéger, tiennent celui auquel ils s'adressent pour un faiseur de route, et quelle route ! «la voie de Dieu». La voie qui conduit à Dieu ? La voie que Dieu trace lui-même ? Il est sans doute difficile de trancher.
En tout cas, cette voie de Dieu est une voie où règne l'indépendance : «et que tu ne te soucies de personne». Pourquoi peuvent-ils dire cela ? «Car tu ne regardes pas à la face des hommes». ça va très loin. Ça nous laisse entendre que sur la face des hommes, il n'y a pas grand chose à chercher qui ouvre un chemin vers Dieu. La voie de Dieu en vérité ne passerait donc pas par la face des hommes. Ce que les hommes font voir n'est pas un chemin vers Dieu. Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Peut-être que la suite va nous permettre de répondre à cette question.
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«Dis-nous donc ce qu'il t'en semble : est-il permis de donner un impôt à César ou non ?» Voilà la parole attendue. La parole par laquelle ils veulent piéger Jésus et, en même temps, la parole dont ils attendent l'ouverture d'un chemin. «Dis-nous donc ce qu'il t'en semble : est-il permis de donner un impôt à César ou non ?»
Arrêtons-nous sur cette étrange question. Est-ce que l'on donne encore lorsque ce que l'on donnerait est requis ? Au fond, est-ce que dans notre rapport à César nous allons donner quelque chose ou, au contraire, simplement, retourner quelque chose qui est, finalement, tout autre chose qu'un don. Est-ce que dans notre rapport avec César quelque chose qui serait de l'ordre du don peut se réaliser ? Est-ce que donner trouve sa place dans notre rapport avec César ?
Là encore, voyez, quoi qu'il en soit de leur intention qui est, nous l'avons appris, de le piéger et qui est, nous l'apprendrons dans un instant, une intention méchante, ils ne peuvent pas échapper, quand ils parlent, à une certaine vérité, une vérité qui est là, pour nous qui lisons ce texte pour en faire notre pain, le pain de notre foi.
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Alors «ayant connu leur méchanceté, Jésus dit : "Pourquoi me mettez-vous à l'épreuve, hypocrites ?"» Cette épreuve, elle n'a même pas lieu d'être. Jésus interroge sur l'intérêt que cette épreuve peut présenter. En effet, il va supprimer l'épreuve. Or s'il supprime l'épreuve, ce n'est pas pour échapper au piège, c'est, comme on va le voir, pour libérer ceux qui voulaient le capturer. Voilà ce qui se passe dans cette histoire. Qui croyait prendre est pris mais il n'est pas pris par Jésus pour être capturé : il est pris par Jésus pour être libéré. L'épreuve, encore une fois, est de trop. Ils pourraient s'en passer. A quoi vous amusez-vous en inventant une épreuve que vous dirigez vers moi ?
Il continue : «Montrez-moi la monnaie de l'impôt.» Avec quoi paie-t-on l'impôt ? Car cet impôt n'est versé que par le moyen de quelque chose qui est là, en circulation, qui existe déjà. L'impôt est un retour. Avec l'impôt rien ne s'ajoute.
«Ils lui apportèrent un denier. Et de leur dire : "De qui est cette effigie, et l'inscription ?"»» Rappelons-nous ce que nous avons lu tout à l'heure : «tu ne regardes pas à la face des hommes». Il s'agit encore de regarder, et même de dire ce que l'on regarde. Regardons maintenant ce qui est dessiné et écrit.
«De lui dire : «De César.» Cette effigie est celle de César.
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«Alors de leur dire : "Donnez donc en retour ce qui est de César à César, et ce qui est de Dieu à Dieu."» Phrase énigmatique, dont il faut accepter le trop de sens qu'elle porte en elle.
«Donnez donc en retour ce qui est de César à César, et ce qui est de Dieu à Dieu.» Première ligne de sens : vous allez retourner à César ce qui, d'une certaine façon, lui appartient ; donc vous ne lui donnerez rien, puisque vous ne donnerez que ce qui était déjà là ; vous n'aurez pas vraiment donné mais seulement retourné.
«Et ce qui est de Dieu à Dieu.» Essayez donc de donner à Dieu ! Car pour donner à Dieu, il faudrait que vous lui donniez quelque chose qui porte son effigie, qui soit à son image, qui porte son inscription. Cherchez si vous trouvez ! Y a-t-il quelque chose de tel ? Peut-être pas ! Peut-être que l'effigie et l'inscription de Dieu se feront lorsque vous donnerez pour de bon ; lorsque, au lieu de rester enfermés, piégés dans le cycle de donner et recevoir, vous donnerez quelque chose qui n'était pas là, car l'effigie et l'inscription de Dieu est à venir, dans le geste même que vous allez faire de donner, mais un geste qui n'aura rien à voir avec le paiement de ce qui est imposé.
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Les disciples des Pharisiens en sont tout étonnés : «Et, ayant entendu, ils s'étonnèrent» et les voilà qui s'en vont : «et, l'ayant laissé, ils partirent.»
Attachons beaucoup d'importance à la fin de ce passage. Redisons-le encore une fois, ils étaient venus pour prendre et Jésus les prend au mot, c'est le cas de le dire, à la parole qu'ils ont dite, car il leur en fait dire une. Ce n'est pas lui qui dit «de César» ! Mais, lorsqu'ils ont dit cette parole «de César», bien loin d'être piégés, ils sont au contraire libérés. Sa question, ils l'ont entendue et elle les a surpris, plongés dans l'admiration, si bien qu'ils peuvent partir. La voie de Dieu a été enseignée. «tu enseignes la voie de Dieu... tu ne te soucies de personne... tu ne regardes pas à la face des hommes». La voie de Dieu ne dirige vers aucune face qui arrêterait. Pourtant cette voie de Dieu permet que nous partions. Une face, c'est ce que l'on a en face de soi, et ce que l'on a en face de soi arrête. «Tu ne regardes pas à la face des hommes» : comme ils disaient vrai, mais sans savoir encore où ils seraient conduits !
En définitive, dans ce texte, il y a une opposition entre le chemin ouvert, qui va tout droit, et le chemin fermé, qui va en boucle, qui se ferme sur lui-même. Avec l'impôt, on va du pareil au même. Sans doute, ce que l'on a versé, on ne l'a plus mais il n'y a rien de plus dans ce qu'on verse que ce qu'on a gagné. L'économie est un cycle. Qui dit cycle dit cercle. Il n'en va pas de même avec la voie de Dieu. Elle est sans effigie, elle est sans inscription, il n'y a pas de face, elle est une voie qui ne piège pas.
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Pour aller plus loin encore, peut-être faut-il revenir sur un verset que j'ai lu trop rapidement. «Est-il permis de donner un impôt à César ou non ?» Arrêtons-nous sur : «est-il permis».
«Est-il permis... [oui] ou non ?» Ils interrogent sur la permission ou sur l'interdit. Qu'est-ce qui serait permis ou interdit ? Ce serait : donner. Or donner, justement, supprime l'idée même de permis ou de défendu. Donner est par-delà l'opposition entre ce qui est permis et ce qui est défendu. Ainsi, donner est ici mal employé, surtout quand il s'agit de César. A César, en effet, on ne donne jamais. Le verbe qui est employé plus bas, ce n'est pas donner, mais donner en retour, rendre. On ne peut pas donner à César et, du coup, est-il permis de donner à César est une phrase dépourvue de sens au regard de Jésus. En effet, dans le cas de César, on est devant quelqu'un qui présente une facture inscrite déjà dans ce que nous lui donnons. «De qui est l'effigie et l'inscription ?» Autrement dit, César réclame, et il obtient ce qu'il réclame. Dieu, lui, reçoit.
Nous pourrions terminer par cette opposition : d'un côté, on rend et on rend à César qui réclame, de l'autre on donne à Dieu, qui ne réclame rien. La phrase est subtilement construite. «Donnez donc en retour ce qui est de César à César». Soit, là ça va bien ! «Et ce qui est de Dieu à Dieu». Le verbe n'est pas répété. Il n'est pas dit : donnez en retour ce qui est de Dieu à Dieu. En lisant attentivement le texte, nous sommes invités à découvrir qu'à Dieu on ne rend rien : on lui donne. Nous sommes capables d'être donateurs de ce qui n'existait pas encore. C'est peut-être en cela que nous sommes à l'image et à l'inscription de Dieu. Donner à Dieu, c'est donner vraiment et c'est honorer ainsi l'effigie et l'inscription de Dieu qui est en nous. Lui, en effet, donne. Etant à l'image et à la ressemblance de Dieu, nous pouvons, comme lui, donner sans que ce que nous donnons soit un rendu. Voilà devant quel abîme nous sommes placés ici ! Donner change de sens selon que c'est à César ou selon que c'est à Dieu que nous donnons.