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La solidité des paroles dont tu as retenti

«Du moment que beaucoup ont mis la main à un récit qui revient, en les ordonnant, sur les faits portés à leur accomplissement parmi nous, selon que nous ont transmis ceux qui, observateurs dès le commencement, sont devenus serviteurs de la parole, j'ai décidé, moi aussi, après avoir tout suivi de près avec exactitude en partant d'en haut, d'écrire pour toi de façon continue, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la solidité des paroles dont tu as retenti.»


Luc I, 1-4

Ce passage est très court. A peine y est-on entré qu'on en sort. Aussi allons-nous faire en sorte d'y rester, d'y circuler, d'y aller et venir, afin de ne pas en sortir trop vite.

Dans ce passage on nous parle de faits - «sur les faits portés à leur accomplissement parmi nous» - et on nous parle, d'autre part, de parole : on nous entretient de gens qui «sont devenus serviteurs de la parole» ; le passage s'achève par ces mots : «afin que tu reconnaisses la solidité des paroles dont tu as retenti.» Les faits, les paroles. Et puis, il y a aussi l'écriture. «J'ai décidé d'écrire». Faits, paroles, écriture. Mais précisons : l'écriture envoyée, l'écriture adressée, expédiée. «j'ai décidé... d'écrire pour toi de façon continue, excellent Théophile». Ecriture adressée à quelqu'un dont le nom est singulier. J'aurais pu aussi bien d'ailleurs traduire Théophile par «ami de Dieu». Remarquons encore que, s'il y a des faits, des paroles, de l'écriture et de l'écriture adressée, comme quand on fait une lettre, il y a quelque chose dont je tiens à vous faire observer l'absence. Il n'est pas fait état de pensée, d'idée.

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Puisque la parole est en si bonne place, songeons à ce qu'est la parole. Ou plus exactement demandons-nous où est la parole, quel est le champ, quel est l'espace de la parole ? La parole, c'est vrai en ce moment où je vous parle, n'est pas seulement dans la bouche ou sur les lèvres de celui qui parle, elle est tout autant, sinon ça n'est pas une parole, dans les oreilles de celui qui écoute. Que la parole soit aussi liée à l'oreille qui la reçoit, ceci apparaît à la fin de ce passage : «afin que tu reconnaisses la solidité des paroles dont tu as retenti». Si j'avais voulu j'aurais pu traduire : «afin que tu reconnaisses la solidité des paroles dont tu as été catéchisé». Mais il valait mieux rendre sa force à ce verbe, si concret, où nous ne percevons plus la racine présente dans notre mot «écho». Donc, n'oublions pas que la parole, bien sûr, est sur les lèvres de qui la dit, mais aussi dans les oreilles de qui l'écoute, et, curieusement, elle gît, elle est déposée dans l'écrit : «j'ai décidé... d'écrire pour toi, de façon continue, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la solidité des paroles dont tu as retenti». Elle repose dans l'écrit, en attente d'être dite et écoutée aussi, dite-écoutée, écoutée-dite. Il faudrait presque forger un mot nouveau, mettre un trait d'union entre les deux verbes.

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Il s'agit de ce qu'on peut appeler une histoire racontée. «Beaucoup ont mis la main à un récit». Histoire racontée qu'à son tour celui qui écrit cette lettre va, lui aussi, raconter : «du moment que beaucoup ont mis la main», eh bien ! «j'ai décidé, moi aussi,... d'écrire pour toi de façon continue». Histoire racontée qui est, dans le même temps, une histoire adressée. Vous réfléchirez à la curieuse constitution de cette histoire. Ce n'est pas seulement une histoire arrivée, c'est une histoire racontée-expédiée, racontée-envoyée. Autrement dit, cette histoire est composée de faits qui ne peuvent pas rester à l'état de faits, de faits qui ne peuvent que devenir des paroles. Car des faits, ce ne sont pas des paroles. Des faits sont des faits, et voilà que, d'emblée, on nous dit : les faits en question, je te les adresse, je te les envoie, tu vas donc les recevoir. Si vous voulez, on pourrait dire, que quand un fait devient parole, on pourrait changer son nom et l'appeler événement. Il y a des faits qui se produisent dans nos vies, comme dans l'actualité extérieure, et puis nous savons qu'un fait peut se transformer en événement, non pas parce qu'on en parle, mais parce qu'il est gros d'une parole qu'il dit, qu'il attend que nous disions qu'il est.

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Allons plus loin. Les faits dont nous parle ici Luc ont été «portés à leur accomplissement parmi nous». Des faits ne sont pas restés dans leur état de fait, sont allés jusqu'au bout d'eux-mêmes. J'ai tenu à traduire le verbe du texte original, un verbe étrange, d'ailleurs, très rare, par cette tournure qui vous parait peut-être un peu forcée, mais elle rend très exactement, je vous le garantis, l'étrangeté de l'original : des faits qui ont été portés à leur plein, à leur accomplissement, parmi nous. Ils n'ont été pleins, ces faits, que lorsqu'ils ont atteint ceux qui les vivent et qui, les vivant, les transmettent. Etrange nature de ces faits. Faits qui, en eux-mêmes sont incomplets, qui sont en recherche de leur accomplissement, qui d'ailleurs l'ont atteint en nous, en nous (et celui qui parle ainsi est en train de se mettre là dans un groupe). Ces faits sont arrivés jusqu'à nous, nous ont touchés. Ils ne se sont pas seulement produits parmi nous, mais chez nous, ils ont atteint leur plein en nous, dans le groupe dont je fais partie, et voilà que je vais d'ailleurs me mettre à les transmettre. Aussi bien ces faits, en atteignant leur plein chez nous, ont réalisé ce qui leur était déjà arrivé, si je puis dire. Car l'histoire qui arrive à ces faits, s'est déjà produite. Oui ! Ça s'est fait chez nous comme ça leur était déjà arrivé. «Selon que nous ont transmis ceux qui, observateurs dès le commencement,» - on n'observe que des faits - «sont devenus serviteurs de la parole». Quelque chose est arrivé aux faits, qui est arrivé aussi à ces gens-là, et ce qui est arrivé à ces gens-là, est en train de nous arriver.

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«J'ai décidé, moi aussi... d'écrire pour toi de façon continue, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la solidité des paroles dont tu as retenti.» Ce cher Théophile, cet excellent Ami de Dieu, a reçu d'abord une annonce, il a reçu des faits qui ont frappé la paroi de son esprit ou de ses oreilles. Il a reçu des faits à l'état de paroles. Or son correspondant lui tient maintenant, en substance, ce discours : «Si, à présent, je t'écris, c'est pour que tu reconnaisses, dans l'histoire racontée, la solidité de ces faits entendus. L'histoire que je vais te raconter va te permettre, non pas seulement d'avoir entendu les faits - c'est fait, si j'ose dire -, mais quand tu vas lire la lettre que je t'envoie, tu vas reconnaître que ce que tu as entendu, eh bien ! Ça n'est pas rien du tout. Ça n'est pas quelque chose qui serait assimilable à du bruit. L'annonce des faits que tu as déjà reçus, dont tu as retenti, elle attend d'être confirmée par l'histoire que je vais te raconter.»

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L'histoire racontée, qui est une histoire écrite et donc une histoire lisible, qui sera lue comme on lit une lettre, est présentée comme indéchirable à partir de son origine. «Du moment que beaucoup ont mis la main à un récit qui revient, en les ordonnant, sur les faits portés à leur accomplissement». C'était déjà ça qui nous était dit au tout début, mais c'est encore là-dessus qu'on va insister. Un peu plus loin : «j'ai décidé, moi aussi, après avoir tout suivi de près avec exactitude en partant d'en haut, d'écrire pour toi de façon continue». En d'autres mots, cette histoire racontée qui est une histoire écrite et une histoire lue, on va pouvoir la tenir comme la source dont le bruit retentit dans les oreilles de celui qui entend les paroles. Cette histoire a une saveur d'origine. «Après avoir tout suivi de près avec exactitude en partant d'en haut».

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Allons encore un peu plus loin. Les paroles qui sont en toi - n'oublions jamais qu'il parle à quelqu'un -, quand tu vas passer par cet écrit, elles vont prendre la solidité, la consistance, de ce qui est en dehors de toi. Car ce qui est en toi peut toujours être soupçonné de fragilité, mais en passant par l'écrit, ces paroles, qui t'ont d'abord frappé le tympan, elles vont devenir aussi consistantes que ce qui est hors de toi et qui vient d'un point qui est en haut. C'est pour cela que «j'ai tout suivi de près avec exactitude en partant d'en haut». D'un point qui est en haut, excellent Théophile, un point dont tu portes, gravé en ton nom, l'amour, Théophile, toi, l'ami de Dieu. Je t'écris à toi, Théophile, après avoir pris ces précautions de tout suivre de très près et de faire que ça se tienne, mais en remontant, en partant d'en haut, de cette source qui est en haut, dans ce point, ce point qui fuit, car je ne te raconterai que ce qui est à partir de ce point. Le point de départ, je ne te le raconterai pas, je remonterai jusqu'en haut, mais l'en haut échappera. Ne sera jamais écrit que ce qui vient après en haut. Mais quelle rencontre entre cette situation dans laquelle tu es, je suis, nous sommes, et ton nom, excellent Théophile, excellent ami, amant, aimé de Dieu !

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On peut dire que ce que nous apprenons ici, c'est que la parole a toute l'autorité d'un fait, et le fait, quand il est écouté, quand on le lit, établit la communication que, seule, la parole assure. Pour entrer en communication avec toi, pour m'entretenir avec toi, je n'ai rien d'autre à te raconter que des histoires, des histoires qui sont le témoignage de quoi ? Elles témoignent que tu es sous les feux de la parole. Alors, oui, il faut prêter une extrême attention à cette histoire compacte, ordonnée, car c'est en y portant attention que tu expérimenteras que la parole qui t'a touché, est une réalité, une vérité, quelque chose, ou plutôt non, elle n'est pas quelque chose, car la parole n'est pas quelque chose : elle est la situation dans laquelle tu te trouves. Et la situation dans laquelle tu te trouves, c'est celle de quelqu'un qui, lisant, écoute la parole qui se trouve portée à son dernier stade, à sa plénitude, dans l'écriture-écoute, ou l'écoute-écriture, dans la lecture que tu en fais.

19 janvier 1995

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