J'ai du poids aux yeux de IHVH
«Ecoutez-moi, îles,
Soyez attentifs, peuples du lointain !
IHVH dès le ventre m'a appelé.
Dès les entrailles de ma mère il a mis mon nom en mémoire.
Il a fait ma bouche comme une épée tranchante,
Dans l'ombre de sa main il m'a caché.
Il m'a placé en flèche aiguisée,
Dans son carquois il m'a dissimulé.
Il m'a dit : "Mon serviteur, toi, Israël,
Toi en qui je serai glorifié."
Et moi j'ai dit : " C'est pour rien que je me suis fatigué,
Pour du néant, pour de la fumée, j'ai consumé ma force.
Ainsi, mon droit est auprès de IHVH,
Et mon oeuvre auprès de mon Dieu."
Et maintenant IHVH a dit,
Lui qui m'a façonné dès le ventre
Pour son serviteur,
Pour faire revenir Jacob vers lui,
Et pour qu'Israël lui soit réuni.
J'ai du poids aux yeux de IHVH
Et mon Dieu est ma force.
Il m'a dit : "C'est peu que tu sois mon serviteur,
Pour relever les tribus de Jacob
Et pour faire revenir les préservés d'Israël.
Je te donne pour lumière des nations,
Pour être mon salut jusqu'au bout de la terre".»
*
J'énonce tout de suite le thème de la méditation que nous permet la lecture de ce poème. Il me semble que celui-ci nous invite à réfléchir en croyant sur le fait que chacun d'entre nous dit "je".
Vous chercherez à compter le nombre de fois où la première personne est là. "Ecoutez-moi... IHVH dès le ventre m'a appelé. Dès les entrailles de ma mère il a mis mon nom en mémoire. Il a fait ma bouche... dans l'ombre de sa main il m'a caché. Il m'a placé en flèche aiguisée, dans son carquois il m'a dissimulé. Il m'a dit". Nous pourrions continuer.
Nous pouvons remarquer que cette capacité de parler à la première personne est reconnue à un autre que celui qui parle. En effet, celui qui parle, après avoir déclaré : "il m'a dit", nous laisse entendre quelqu'un qui, lui aussi, parle et dit "je" : "Mon serviteur, toi, Israël, toi en qui je serai glorifié."
Mais aussitôt, on repart : "Et moi j'ai dit : "C'est pour rien que je me suis fatigué". Comme vous le savez, les guillemets n'existent pas dans les textes originaux. Faut-il mettre des guillemets après "et mon oeuvre auprès de mon Dieu" ? Je n'en suis pas sûr, même si vous les lisez sur le texte que vous avez sous les yeux. On peut toujours penser que ce qui suit relève encore de "moi j'ai dit". Dans ces conditions, il faut encore entendre que celui qui parle ajoute : "Et maintenant IHVH a dit, Lui qui m'a façonné dès le ventre pour son serviteur". Ce propos se termine par la déclaration suivante : "J'ai du poids aux yeux de IHVH et mon Dieu est ma force."
Avant d'en finir avec ce passage, de nouveau, celui qui parle laisse la parole à un autre : "Il m'a dit", et c'est l'autre qui se met à employer la première personne : "C'est peu que tu sois mon serviteur" et c'est encore par un "mon" que se termine ce passage "Je te donne pour lumière des nations, pour être mon salut jusqu'au bout de la terre."
Vous voyez donc que le "je" est partout présent dans ce passage, même si "je" est attribué à deux personnages, celui qui parle et puis, le Seigneur. Nous pouvons les qualifier un peu mieux : celui qui parle, c'est le serviteur, et l'autre, je l'ai déjà nommé, c'est le Seigneur, encore que, vous le savez, en disant le Seigneur, j'ai donné un nom à un imprononçable.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que quelqu'un parle et que celui qui parle institue, dans sa parole, deux personnages qui disent "je", chacun. Le "je" n'appartient pas à l'un plutôt qu'à l'autre. Chacun a toute latitude pour dire "je". Ces deux personnages, nous les avons nommés, c'est lui-même, le serviteur, et l'autre, c'est le Seigneur.
Avançons encore. Celui qui parle s'adresse soit à des isolés, soit à des éloignés. "Ecoutez-moi, îles, soyez attentifs, peuples du lointain !" Dès le début, nous observons que s'il parle, c'est pour leur dire : "je" parle. "Ecoutez-moi, îles, soyez attentifs, peuples du lointain !"
Nous pouvons aussi observer que jamais celui qui parle, le serviteur, ne s'adresse au Seigneur. Jamais il ne lui parle. En revanche, quand le Seigneur parle, à l'intérieur, bien sûr, de la parole de celui qui est en train de parler (car celui qui est en train de parler parle encore quand il dit : "Il m'a dit"), c'est pour s'adresser à celui qui a ouvert le courant de la parole. En effet, le Seigneur parle par deux fois. Or, que dit-il ? "Mon serviteur, toi, Israël, toi en qui je serai glorifié." et vers la fin, "Il m'a dit : "C'est peu que tu sois mon serviteur, pour relever les tribus de Jacob et pour faire revenir les préservés d'Israël. Je te donne pour lumière des nations, pour être mon salut jusqu'au bout de la terre.""
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Après avoir fait ces observations, nous pouvons arriver à une conclusion.
L'initiative de parler revient au serviteur. Il n'y en a même que pour lui, c'est lui qui parle et, s'il ne se mettait pas à parler, rien ne serait dit.
Oui, mais plus radicalement, la parole du serviteur apparaît comme une réponse. En effet, même si c'est lui qui a commencé à parler, très vite, il nous apparaît que ce qu'il a dit vient comme en écho d'une parole entendue. Autrement dit, c'est lui qui parle d'un bout à l'autre, mais il parle pour faire entendre que parler n'est pas premier pour lui alors que, pourtant, il n'y a que lui qui parle. Il parle, après avoir entendu. Il a commencé par dire : "IHVH dès le ventre m'a appelé. Dès les entrailles de ma mère il a mis mon nom en mémoire. Il a fait ma bouche comme une épée tranchante..." Mais, tout ce qu'il vient de dire est suivi de cette déclaration : "Il m'a dit : "Mon serviteur, toi, Israël, toi en qui je serai glorifié."" Le même mouvement réapparaîtra ensuite. Après avoir introduit un discours qui lui appartient ("Et moi j'ai dit"), il laisse entendre ce qu'il a lui-même écouté, qui lui était dit. "Il m'a dit : "C'est peu que tu sois mon serviteur"" et toute la fin.
Celui qui parle, institue sa propre parole comme une réponse à la parole de quelqu'un à qui il donne un nom imprononçable. Aussi bien a-t-il raison de se nommer "le serviteur". Car il est au service d'une parole entendue. Il ne fait que servir cette parole alors que, d'un bout à l'autre, il n'y a que lui qui parle. Ainsi, tout ce qu'il va dire expressément, nous allons pouvoir le comprendre comme une sorte de profession de foi : il professe que la parole de celui qui parle est toujours une parole seconde, une parole précédée.
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"Ecoutez-moi, îles, soyez attentifs, peuples du lointain !" Il s'adresse à des isolés, à des gens qui habitent des îles, à des insulaires.
"Soyez attentifs, peuples du lointain !" Cette population, en raison de son éloignement, doit tendre l'oreille pour entrer dans le circuit de la parole.
Il n'a pas peur de commencer en disant cela puisqu'à la fin il sera en quelque sorte consacré dans cette fonction d'interlocuteur de ceux qui sont loin. A la fin, celui auquel il donnera de parler, le Seigneur, dira : "C'est peu que tu sois mon serviteur, pour relever les tribus de Jacob et pour faire revenir les préservés d'Israël." C'est peu que tu sois établi pour entrer en conversation avec des gens dont on peut donner le nom, les tribus de Jacob, les préservés d'Israël ! "Je te donne pour lumière des nations, pour être mon salut jusqu'au bout de la terre."" Donc, pas de limite à la conversation dans laquelle tu es engagé, pas de frontière à cette alliance de parole dans laquelle tu te trouves pris et dans laquelle je t'ai établi. Admirable force du texte original ! "Je te donne pour lumière des nations". Non pas seulement : je t'institue, non pas seulement : je t'établis dans une fonction, mais "je te donne" ; je te donne aussi bien aux nations qu'à toi-même. C'est un cadeau que je te fais, et que je leur fais, que de faire de toi quelqu'un qui sera en lien avec les cercles les plus éloignés.
Il n'avait donc pas tort de dire : "Ecoutez-moi, îles, soyez attentifs, peuples du lointain !" Mais lisons ce qu'il leur dit.
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"IHVH dès le ventre m'a appelé". Il ne dit pas le nom que IHVH lui a donné. Vous pouvez appeler quelqu'un par son nom et vous pouvez aussi, tout simplement, le héler. "IHVH dès le ventre" a fait, de moi qui vous parle un "moi". "IHVH dès le ventre m'a appelé", non pas moi à l'exclusion des autres, non pas moi à la différence de ceux qu'il n'a pas appelés, mais le Seigneur, dès le ventre, a fait de moi un "moi" qui vous parle.
"Dès les entrailles de ma mère il a mis mon nom en mémoire." Autrement dit, l'important, ce n'était pas que je fusse dans les entrailles de ma mère, mais que quelqu'un se souvînt déjà de moi, que j'eusse déjà un passé.
Et de quoi parle-t-il à ces îles et à ces peuples du lointain ? Il parle de sa bouche. "Il a fait ma bouche comme une épée tranchante". L'image est bien singulière ! Rien ne ressemble moins à une épée qui tranche qu'une bouche. C'est pourtant ce qui est ici affirmé. La bouche est ici assimilée à une épée qui coupe. La bouche est capable, non seulement de donner des noms aux choses, mais encore de trancher.
"Il a fait ma bouche comme une épée tranchante, dans l'ombre de sa main il m'a caché. Il m'a placé en flèche aiguisée, dans son carquois il... m'a dissimulé" ! Dans le "je" qu'est IHVH, il y a le "je" qui parle ici, celui du serviteur : "il m'a caché. Il m'a placé en flèche aiguisée, dans son carquois il m'a dissimulé."
"Il m'a dit : "Mon serviteur, toi, Israël, toi en qui je serai glorifié."" C'est parce que tu peux parler en première personne qu'on saisira qu'il y a quelqu'un qui parle en première personne. Tu n'en es que le serviteur. Mais, quand tu diras "je", un autre "je" s'exaltera en toi.
"Et moi j'ai dit : "C'est pour rien que je me suis fatigué, pour du néant, pour de la fumée, j'ai consumé ma force." Car ce n'est pas ma force qui me permet de dire "je". Ce n'est pas à partir des énergies qui sont en moi que je parle. Ce n'est pas ce que m'a fait ma mère qui fait de moi un "je". "Et maintenant IHVH a dit, Lui qui m'a façonné dès le ventre pour son serviteur".
Il m'a façonné "pour faire revenir Jacob vers lui, et pour qu'Israël lui soit réuni." Il m'a façonné pour faire du lien, pour lier ceux qui sont désunis, et les réunir à lui.
"J'ai du poids aux yeux de IHVH" et c'est mon Dieu qui est ma force. Je n'ai donc rien perdu en me dépensant. Je n'ai rien perdu en me fatiguant : c'est mon Dieu qui est ma force !
La finale de ce texte est merveilleuse. Le service est sans frontières ! Quand on entre dans une vie instituée par quelqu'un qui s'adresse à toi, il n'y a plus de limites : puisque c'est à toi que la parole a été adressée, tu ne vas pas restreindre ton audience. "C'est peu que tu sois mon serviteur,- le serviteur de moi, qui te parle - pour relever les tribus de Jacob et pour faire revenir les préservés d'Israël. Je te donne pour lumière des nations, pour être mon salut jusqu'au bout de la terre." Le mot est lâché, enfin : le serviteur accomplit un ouvrage. Dans cet ouvrage, il se fatigue, il consume sa force, et alors il accomplit une oeuvre qui est le salut que celui qui parle en tout premier, le Seigneur, destine à la terre entière, sans exclusive.