Jésus et Abraham ou la vérité à l’épreuve de la foi
(31) Jésus disait donc aux Juifs qui avaient cru à lui: « Si vous demeurez dans la parole, la mienne, vous êtes véritablement mes disciples, (32) et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libèrera. » (33) Ils répondirent à son adresse : « Nous sommes la semence d'Abraham et de personne nous n'avons jamais été esclaves; comment toi dis-tu : Vous deviendrez libres ? » (34) Jésus leur répondit: « Amen, amen je vous dis que quiconque fait le péché est esclave. (35) Et l'esclave ne demeure pas dans la maison à jamais, le fils y demeure à jamais. (36) Si donc le fils vous libère, vous serez réellement libres. (37) Je sais que vous êtes de la semence d'Abraham. Mais vous cherchez à me tuer, parce que la parole, la mienne, n'a pas de place en vous. (38) Ce que moi j'ai vu auprès du père, j'en entretiens, et vous donc, ce que vous avez entendu du père, vous le faites. (39) Ils répondirent et lui dirent: « Notre père, c'est Abraham. » Jésus de leur dire : « Si vous êtes enfants d'Abraham, faites les oeuvres d'Abraham. » (40) Mais maintenant vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai entretenu de la vérité que j'ai entendue d'auprès de Dieu. Cela, Abraham ne l'a pas fait. (41) Vous, vous faites les oeuvres de votre père. » Ils lui dirent donc : « Nous, nous ne sommes pas nés de la fornication. nous avons un seul père, Dieu. » (42) Jésus leur dit: « Si Dieu était votre père, vous m'aimeriez, car moi, c'est de Dieu que je suis sorti et que j'arrive. Car ce n'est pas de moi-même que je suis venu, mais celui-là m'a envoyé. (43) Pourquoi mon entretien à moi ne le connaissez-vous pas ? Parce que vous ne pouvez pas entendre ma parole à moi. (44) Vous êtes, vous, du père le diviseur, et ce sont les convoitises de votre père que vous voulez faire. Celui-là était homicide dès le principe, et il ne s'est pas tenu dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il entretient du mensonge, il en entretient de son propre fonds, parce qu'il est menteur et son père. (45) Mais moi, c'est parce que je dis la vérité que vous ne croyez pas à moi. (46) Qui d'entre vous me convaincra à propos de péché ? Si je dis la vérité, pourquoi vous, vous ne croyez pas à moi ? (47) Celui qui est de Dieu écoute les dits de Dieu ; voilà pourquoi vous, vous n'écoutez pas : parce que vous n'êtes pas de Dieu. » (48) Les Juifs répondirent et lui dirent: « Ne parlons-nous pas de belle façon, nous, en disant que tu es un Samaritain et que tu as un démon ? » (49) Jésus répondit: « Moi, je n'ai pas un démon, mais j'honore mon père, et vous, vous me déshonorez. (50) Moi, je ne cherche pas ma gloire ; il y a quelqu'un qui la cherche et qui juge. (51) Amen, amen je vous dis, si quelqu'un garde ma parole, non, il ne verra pas de mort à jamais. » (52) Les Juifs lui dirent donc : « Maintenant nous connaissons que tu as un démon. Abraham est mort, les prophètes aussi; et toi, tu dis: Si quelqu'un garde ma parole, non, il ne goûtera pas de mort à jamais. (53) Serais-tu plus grand, toi, que notre père Abraham, qui est mort ? Les prophètes aussi sont morts. Qui te fais-tu ? » (54) Jésus répondit : « Si c'est moi qui me glorifie moi-même, ma gloire n'est rien ; c'est mon père qui me glorifie, lui dont vous dites : C'est notre Dieu. (55) Et vous ne le connaissez pas, mais moi je le sais, et si je disais que je ne le sais pas, je serais semblable à vous, un menteur. Mais je le sais et je garde sa parole. (56) Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon jour à moi; et il l'a vu et il s'est réjoui. » (57) Les Juifs lui dirent donc : « Tu n'as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham ! » (58) Jésus leur dit : « En vérité, en vérité je vous dis : Avant qu'Abraham devînt, moi, je suis. » (59) Ils levèrent donc des pierres pour qu'ils les jettent sur lui. Mais Jésus se cacha et sortit du Temple.
Pilate répondit: « Est-ce que je suis Juif, moi ? »
Jean XVIII, 35
Jésus disait donc aux Juifs qui avaient cru à lui :
Supposons que nous soyons tous Juifs. Ainsi l'identité juive, qui n'est qu'une identité particulière parmi toutes celles que les êtres humains peuvent posséder, représenterait, en fait, l'identité réelle de chacun et de tous, une identité qui nous est commune, qui est universelle.
Supposons en outre que nous croyions à Jésus. Que devient notre identité juive quand s'y ajoute une telle foi ? Est-ce que nous la gardons ? Est-ce que nous la perdons ? Ou bien, dans la relation qui s'établit entre l'une et l'autre, comment le propre de chacune est-il maintenu ? Peut-il l'être ?
En gardant ces questions présentes à l'esprit tout au long de notre lecture, nous verrons apparaître la nature de notre identité de Juifs, c'est-à-dire de l'identité qui nous est commune à tous, et, en même temps, apparaîtra aussi ce qu'elle devient quand nous croyons à Jésus.
« Si vous demeurez dans la parole, la mienne, vous êtes véritablement mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libèrera. »
Croire à Jésus n'est pas le fait d'un moment. Une telle foi dure, nous demeurons en elle comme on peut faire pour une relation instituée par une parole qui déborde l'instant où elle est adressée et entendue. Car la parole n'est jamais éphémère, elle ne se réduit pas au temps de son émission et de son audition : par elle se crée un lien ferme entre celui qui parle et ceux qui l'écoutent. Ils sont ensemble en elle.
Avec la parole de Jésus il s'agit donc du lien qui désormais existe entre lui et nous du fait qu'il a parlé, qu'il a été écouté. Ce lien est comme un fil tendu qui nous relie à lui et lui à nous. C'est lui qui fait que nous avons avec Jésus un même séjour: nous demeurons ensemble.
Or, on ne peut ignorer que nous n'étions pas d'emblée, naturellement, au lieu de ce séjour. Nous y sommes arrivés, et ce précisément par la foi à Jésus. Mais, maintenant nous y sommes et Jésus peut déclarer : «... vous êtes véritablement mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libèrera. »
Étions-nous donc déjà disciples, mais de façon inauthentique ? Probablement. Nous pouvions donc avancer, progresser dans notre condition d'apprentis. Car les Juifs que nous sommes tous étaient entrés sur un chemin qui les conduirait véritablement jusqu'à la connaissance de la vérité. Mais accepterons-nous d'aller jusqu'au terme ? Le moment est venu de dire oui ou non.
Mais en quoi consiste cette connaissance de la vérité ?
Il ne s'agit pas, semble-t-il d'une saisie intellectuelle mais, plutôt, comme il convient à des disciples, d'un changement qui se produit en nous, dans l'être que nous étions déjà, dans la puissance qui est la nôtre. Nous connaîtrons cette vérité par la transformation que son accueil réalisera en nous. Or, cette transformation porte un nom : libération. Nous serons devenus libres, nous serons libérés par la connaissance de la vérité.
Du coup, nous comprenons qu'avant de croire à Jésus nous n'étions pas libres. Mais, il faut le répéter, tout est ici affaire d'expérience plus que de savoir, et notre servitude antérieure est moins connue théoriquement qu'induite expérimentalement, admise comme un état révolu, regardée comme bien réelle, mais au moment même où elle n'existe plus, puisque nous sommes devenus libres. Ainsi cette servitude est-elle moins pensée en elle-même que reconnue à partir de notre libération présente. Nous serait-elle même apparue sans l'événement de notre libération ? Ce n'est pas sûr.
C'est pourquoi nous pouvons formuler clairement la question suivante : acceptons-nous d'avoir été libérés, d'être devenus libres, ce que nous n'étions pas, en devenant véritablement disciples, en demeurant dans la parole, la sienne, celle de Jésus ?
Ils répondirent à son adresse : « Nous sommes la semence d Abraham et de personne nous n'avons jamais été esclaves ; comment toi, dis-tu : Vous deviendrez libres ? »
Pour les Juifs que nous sommes, et nous le sommes tous, la seule pensée que nous pourrions devenir libres est insupportable. En effet, même si nous avons conscience d'être précédés par une longue tradition, nous estimons que nous sommes étrangers à toute histoire. Être ce que nous sommes, soit! Mais devenir, non! Nous ignorons le temps, où l'on devient: nous sommes dans l'être, où rien ne change. Nous sommes donc définitivement, et comme par essence, ce que nous sommes, immobilisés dans une liberté qui nous appartient en vertu de notre origine : nous sommes la semence d'Abraham. La liberté est attachée à notre appartenance ethnique. Elle est notre condition native, nous n'avons pas à y accéder. La condition d'esclaves nous est donc étrangère : « ... et de personne nous n'avons jamais été esclaves... »
Or, en pensant ainsi, c'est la parole de Jésus que nous contestons. Car c'est lui qui a déclaré quelque chose qui, pour les Juifs que nous sommes, ne peut pas avoir de sens. Nous lui demandons des explications : «... comment toi, dis-tu : Vous deviendrez libres ? »
Dès lors, si tel est notre sentiment, comment pourrions-nous rester dans la parole de Jésus ? Comment la foi à lui pourrait-elle nous faire entrer dans une durée où l'on demeure, mais après y être venu ? C'est impossible, puisque la supposition même qu'il y ait une accession quelconque nous paraît impensable. Nous serions donc obligés de quitter notre état, de devenir, au lieu de nous satisfaire d'être, et d'être tels que nous sommes déjà sans avoir eu à 1e devenir ! Allons donc !
Jésus leur répondit: « Amen, amen je vous dis que quiconque fait le péché est esclave. Et l'esclave ne demeure pas dans la maison à jamais, le fils y demeure à jamais. Si donc le fils vous libère, vous serez réellement libres... »
Jésus s'explique. Il se justifie d'avoir parlé comme il l'a fait. Il reconduit ses interlocuteurs, et tout être humain, à la condition qui est commune à tous. Quelle est-elle donc ?
Jésus ne dit pas que le péché soit universel ni qu'il ne le soit pas. Mais nous apprenons de lui que nul n'est à l'abri de le commettre : « ... quiconque fait le péché... » Quiconque, n'importe qui donc, fût-il semence d Abraham ! Le péché est un événement, non une empreinte qui serait gravée sur notre être. Il n'a rien qui ressemble à une appartenance ethnique ni à une dépendance générique. Il n'a pas l'intemporalité de l'être, il est devenu et, pour cette raison, il peut cesser d'être, et il cesse d'être par notre avènement à la liberté.
Au reste, le mode selon lequel nous participons à cet événement importe peu. En revanche, un point est sûr: la parole, celle de Jésus, dans laquelle nous demeurons, comme dans une maison, si nous croyons à lui, cette parole, la sienne, met un terme à l'esclavage, qui nous vient du péché. Car, si la vérité nous rend libres, c'est parce qu'elle fait apparaître le principe de notre esclavage. Celui-ci n'est autre que le péché. Le péché est l'esclavage et l'esclavage est le péché. L'un et l'autre ne sont découverts et supprimés que dans le moment où nous sommes rendus libres.
Ainsi le péché n'est-il rien d'autre que notre refus d'avoir à recevoir la liberté, un refus illusoirement fondé sur la conviction que nous l'aurions déjà. Ainsi le péché n'est-il pas une notion qu'il faudrait définir ni une marque qu'il faudrait effacer: le don accepté de la liberté le supprime, purement et simplement et, si l'on peut dire, nous ne le voyons jamais que de dos, quand il est déjà du passé, quand nous l'avons dépassé. Aussi bien tout homme n'a-t-il pas tant à se connaître pécheur qu'à expérimenter la liberté qui lui est donnée. Or, il fait une telle expérience quand, par la foi à Jésus, la vérité le libère et qu'il demeure dans la parole que Jésus lui adresse et quand, de ce fait, il demeure aussi, mais cette fois comme un fils, dans la maison à jamais.
À la réflexion, les Juifs que nous sommes ne se trompent donc pas tellement en rappelant qu'ils sont fils, quand ils disent, par exemple: nous sommes la semence d'Abraham. Car c'est bien la filiation qui est en cause, et une filiation inamissible. Mais cette condition de fils, nous l'entendons mal. Nous oublions qu'elle ne nous est pas naturelle. Nous ne sommes pas nés avec elle. Nous y avons accédé et, si nous y entrons de nouveau, c'est comme à une condition que nous pouvons avoir perdue et que nous perdons effectivement à coup sûr quand nous refusons d'y atteindre par la foi à Jésus. Si donc Jésus peut déclarer que, par cette foi, nous sommes réellement libres, c'est parce que, en tant que semence d'Abraham, nous étions libres en effet, comme l'est un fils. Mais nous faisons la preuve expérimentale, en quelque sorte, que nous ne l'étions que virtuellement, pas réellement, quand nous refusons de nous tenir pour des esclaves que la foi à Jésus rend libres. Dans un tel refus l'impossible s'est produit : ce qui, après avoir été acquis, ne peut se perdre, la filiation, est pourtant perdu, ce qui demeure à jamais, la condition filiale, n'est plus.
Pourquoi en est-il ainsi ?
Parce que Jésus est un homme en qui la filiation est restée intacte. La foi à lui nous la communique. Voilà ce que nous dit et ce que fait de nous sa parole, quand nous demeurons en elle. Elle rend aux Juifs que nous sommes tous la liberté que, comme tout être humain, nous perdons quand nous n'acceptons pas de la recevoir. Ainsi, en dépit de notre appartenance à la semence d'Abraham, ne pouvons-nous pas déclarer, tout uniment: « ... de personne nous n'avons jamais été esclaves... »
«... Je sais que vous êtes la semence d'Abraham. Mais vous cherchez à me tuer, parce que la parole, la mienne, n'a pas de place en vous... »
Disons-le nettement. Si nous cherchons à tuer Jésus, ce n'est certainement pas parce que nous sommes ethniquement, voire religieusement Juifs. Si nous avons ce dessein, comme peut le concevoir n'importe qui, donc d'autres que des Juifs, c'est parce que nous n'avons pas fait place en nous à la parole de Jésus. Autrement dit, nous n'avons pas établi avec lui le lien de la foi. En un mot, malgré les apparences, nous n'avons pas cru à lui.
Ainsi, maintenant, le sens de cette étrange expression se révèle-t-il à nous. Croire à Jésus, c'est devenir ce qu'il est, devenir fils. Pour cela, nous n'avons pas à renoncer à notre identité juive, tant s'en faut. Nous aurions plutôt à la retrouver, à devenir, mais réellement cette fois, semence d'Abraham. En cherchant à tuer Jésus, c'est donc la filiation, la nôtre, que nous avions reçue, c'est elle que nous voulons anéantir.
« ... Ce que moi j'ai vu auprès du père, j'en entretiens, et vous donc, ce que vous avez entendu du père, vous le faites. »
À chacun son père, serait-on peut-être tenté de dire ! Pour le moment du moins, n'en faisons rien. Car rien n'indique, ici en tout cas, qu'il y ait deux pères ! Mais, assurément, il y a deux façons de réaliser le rapport que l'on a avec le père.
Il y a la façon de Jésus. Il transforme en parole, en un lien de parole, ce qu'il a vu. Il ne donne rien à voir : il appelle à croire. Par le type de relation qu'il établit ainsi avec nous il substitue à la vision la conversation, l'entretien. Si nous avons à entendre quelqu'un, c'est lui, Jésus, non pas le père, qui ne se fait pas voir ni même, ici du moins, ne parle.
Il y a l'autre façon. Non pas la façon des Juifs mais la façon des Juifs qui avaient cru à Jésus. La nuance est importante. Ces derniers entendent, mais leur entente est faussée, ils sont esclaves et, en cherchant à tuer Jésus, en refusant de demeurer dans la parole, la sienne, ils passent à l'acte. Certes, ils agissent, ils font quelque chose, mais ils ne sont plus fils : ils sont des exécutants, destructeurs de tout ce qui en ce monde incarnerait la filiation. Telle est leur pratique, bien différente de l'entretien, qui est propre à la foi à Jésus.
Ils répondirent et lui dirent: « Notre père c'est Abraham. » Jésus de leur dire : « Si vous êtes enfants d'Abraham, faites les œuvres d'Abraham. Mais maintenant vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai entretenu de la vérité que j'ai entendue d'auprès de Dieu. Cela, Abraham ne l'a pas fait...
Notre père à tous a un nom: c'est Abraham. Jésus ne le conteste pas. Mais il insinue qu'Abraham, en rigueur de terme, n'a pas de fils mais, seulement, des enfants, une progéniture, des vivants qui sont nés de lui, dont on peut établir la généalogie.
Il n'en faudrait pas plus, d'ailleurs, pour que les Juifs qui avaient cru à Jésus se conduisent autrement qu'ils ne font présentement, pour qu'ils ne cherchent pas à tuer en lui, en Jésus, la condition de fils. Car, après tout, pourquoi ne s'engageraient-ils pas sur une voie, celle de la foi à Jésus, puisqu'elle est ouverte à tous ? Ce qui est sûr, c'est que, à la différence d'Abraham, dont pourtant ils se réclament, ils font tout autre chose que ce qu'il a fait, lui. Car ils ne sont pas dans le droit fil de l'origine, qu'ils revendiquent pourtant, quand ils préfèrent ne pas accueillir la vérité libératrice que Jésus leur communique en s'entretenant avec eux, cette vérité que, dit-il, j'ai entendue d'auprès de Dieu.
Ainsi y a-t-il bien tout de même, d'une certaine façon, deux pères ! Il y a le père Abraham, et il y a le père Dieu, même si cette dernière paternité n'est ici qu'insinuée. L'homme, l'être humain qu'est Jésus, s'est conduit envers nous, les Juifs qui avaient cru à lui, comme Dieu lui-même, dont il est fils, et même le Fils, s'est comporté envers lui : « ... moi, dit-il, je suis un homme qui vous ai entretenu de la vérité que j'ai entendue d'auprès de Dieu... » Il nous a parlé comme Dieu lui a parlé. Il est entré en entretien avec nous comme Dieu avec lui. Mais nous ne sommes pas demeurés dans sa parole, la sienne, alors qu'il est demeuré, lui, dans la vérité qu'il avait entendue d'auprès de Dieu. Il y demeurait, en effet, en nous la faisant connaître, en nous la communiquant, et cette communication nous faisait libres. Mais nous n'en avons rien pu ou rien voulu entendre, puisque, disons-nous, de personne nous n'avons jamais été esclaves. En refusant d'avoir à devenir libres, en prétendant que nous l'étions déjà, nous avons fait la preuve vivante, pathétiquement, que nous ne l'étions pas.
Que pouvons-nous conclure ?
Rappelons que nous avions supposé que nous étions tous des Juifs et aussi que nous avions cru à Jésus. Or, il est clair que nous n'avons pas à renoncer à notre identité juive pour rester attachés à une telle foi. Mais nous devons reconnaître que notre appartenance a cessé d'être particulière. De ce fait, nous ne sommes pas exempts de la condition commune de l'humanité et, particulièrement, du péché, que quiconque, n'importe qui, est capable de commettre. Aussi bien abuserions-nous de notre identité, nous en ferions un privilège, si nous en prenions prétexte pour ne pas croire à Jésus qui, certainement, nous rend libres. Car, alors, nous réaliserions effectivement ce péché dont la foi à Jésus nous délivre.
Tout, pourtant, dans notre identité juive, et notamment notre dépendance par rapport à Abraham, nous prépare et nous dispose à nous considérer comme des fils. C'est donc l'identité filiale qui est en cause dans notre relation de foi à Jésus. Car, en tenant Jésus pour fils, et même pour le Fils, nous exerçons notre propre filiation, mais moins par rapport à l'ancêtre que par rapport à Dieu lui-même. Au reste, Abraham, le père, n'avait-il pas déjà vécu, agi en fils ? Jésus ne déclare-t-il pas aux Juifs que nous sommes, comme à quiconque : Faites les œuvres d'Abraham...
Allons plus loin encore. Nous apprenons que la filiation est le contraire de l'esclavage. C'est celui-ci qui est anéanti quand nous donnons notre foi à Jésus. Par conséquent, c'est par cette foi que, devenus véritablement disciples, nous devenons aussi véritablement fils, nous aussi, sinon comme lui, Jésus, du moins avec lui.
En nous confondant, en confondant quiconque avec les Juifs qui avaient cru à Jésus, nous avons rendu universelle l'identité juive sans, pour autant, lui enlever sa spécificité. En effet, entre quiconque et, d'autre part, les Juifs un échange s'est produit, une communication mutuelle des propriétés. La foi à Jésus a été la médiation de cette opération.
On retiendra bien sûr d'abord que les Juifs, tous les Juifs, même ceux qui n'avaient pas cru à Jésus, cessent d'être stigmatisés comme meurtriers, puisque, tout Juifs qu'ils sont et qu'ils restent, leur péché, s'il se maintient, n'est plus spécifique au groupe ethnique et social qu'ils forment, puisque tous, n'importe qui, viennent à leur place.
Mais, dans le même temps, nous tous, nous apprenons des Juifs quel est l'enjeu de la foi à Jésus. Cet enjeu, n'est autre que la filiation, si caractéristique de l'identité juive. Et la filiation n'est pas à entendre comme un concept, élaboré dans une certaine tradition de pensée, que l'on pourrait exporter, afin de l'utiliser ailleurs. La filiation est, chez les Juifs, l'idée d'un état bien réel. S'il y a exportation ou, mieux, universalisation de cet état, celle-ci porte sur une réalité, non sur une notion.
Être fils, et, comme tel, être libre, n'être pas esclave, voilà bien, en effet, le propre des Juifs dans l'histoire. Or, ils ne perdent pas ce propre, même si d'autres qu'eux y ont accès, quand ils croient à Jésus. Alors ils le communiquent à quiconque sans en être eux-mêmes dessaisis. Mais, certes, ils apprennent qu'ils le perdraient, comme quiconque, comme n'importe qui, s'ils ne demeuraient pas dans sa parole, s'ils cessaient de croire à lui, s'ils refusaient d'être véritablement ses disciples. Alors, en effet, tout se passerait comme s'ils se soumettaient à l'esclavage, qui leur était inconnu - Jésus ne conteste pas ce point -, comme s'ils ne demeuraient plus dans la maison à jamais, comme si d'eux-mêmes ils en sortaient plus qu'ils n'en étaient exclus. Car, en cela encore, ils n'auraient pas un traitement à part qui, parce qu'ils sont Juifs, les exposerait à la réprobation: ils seraient comme l'un de nous tous qui se trouverait dans le même cas.
-II-
... on voit combien la vérité n'est pour chacun que la vie des autres.
Jean Grosjean
Tous, tant que nous sommes, nous sommes des Juifs. La condition filiale, qui est l'une des particularités de l'identité juive, est donc devenue réellement universelle : tous, nous sommes des fils. Il n'y a plus que des fils. Mais une certaine particularité peut nous caractériser. Car, parmi les Juifs, parmi les fils, nous pouvons être de ceux qui croient à Jésus. À ce titre, un ensemble se forme à l'intérieur de l'universalité humaine, car tous les Juifs, tous les humains ne croient pas à Jésus. Par suite de cette situation un débat serré va s'ouvrir entre Jésus et ses interlocuteurs.
« ... Vous, vous faites les œuvres de votre père... »
Ainsi s'exprime Jésus en s'adressant à nous. Nous sommes tous des fils. Soit. Mais quel est notre père ? Nous ne le savons pas d'emblée ni, surtout, nous n'avons pas fait apparaître de qui nous étions fils, devant nous-mêmes et devant les autres, aussi longtemps que nous n'avons pas fait des œuvres qui révèlent notre père.
En effet, nos œuvres ne sont pas nôtres, à proprement parler, puisque nous sommes des fils, puisque nous avons un père. D'une certaine façon, curieusement, nous héritons de nos œuvres. Elles sont, en nous, une manifestation de notre père. En elles nous apparaissons comme des fils. Nous les faisons certes nous-mêmes, elles ne sont pas en nous la suite naturelle d'un engendrement. Mais elles font voir le rapport que nous entretenons avec celui que nous nommons notre père. Car notre père, en lui-même et pour lui-même, n'apparaît pas. Il ne se montre, si l'on peut employer ce terme, que dans ce que font ses fils, dans leurs œuvres.
En cela nous ne faisons qu'appliquer la relation qu'il y a entre tout père et tout fils. Le père, en effet, n'existe pas, en tant que tel, sans le fils, et réciproquement. Mais le père, à la différence du fils, en tant même qu'il est père, ne se fait pas voir. Le fils est le père rendu visible, il est sa manifestation. Par suite, il n'y a pas de fils sans père et, en outre, le père n'est jamais connu sinon dans et par le fils. Il y a donc un père, puisqu'il y a un fils, puisque des gens se disent fils, mais ce qu'est ce père, qui est ce père, nul ne le sait, seul le fils le déclare, par les œuvres qu'il accomplit, à tous ceux qui, comme lui, sont des fils.
Ces considérations, disons-le en passant, nous rappellent l'altérité indépassable affectant tout être qui se déclare fils. En effet, être fils, pour chacun de nous, c'est dépendre d'un inconnu dont, comme fils, nous sommes la manifestation. Telle est la situation instituée en humanité du fait que nous affirmons être des fils.
Ainsi, en affirmant que nous sommes des fils, quel que soit notre père, nous accordons que nous ne sommes pas seulement des êtres qui sont là, qui existent. Nous allons plus loin. Nous déclarons que nous ne sommes pas à nous-mêmes, que nous sommes constitués pas une relation dont nous ne sommes pas les maîtres, par une dépendance radicale. Celle-ci n'est pas réductible à la dérivation biologique de l'engendrement: elle est faite d'une reconnaissance mutuelle : nous sommes reconnus par celui dont nous dépendons, et nous affirmons cette reconnaissance dans celle que nous faisons de lui.
Ils lui dirent donc : « Nous, nous ne sommes pas nés de la fornication : nous avons un seul père, Dieu.
« Nous, nous ne sommes pas nés... » Sans doute. Mais, comme nous le savons, il ne suffit pas d'être né pour avoir un père. Comme on vient de l'observer, si étrange qu'il paraisse d'abord, encore faut-il qu'une fois nés nous reconnaissions de quel père, invisible, nous sommes.
Ainsi, quand nous déclarons que Dieu est notre père, nous signifions que nous ne sommes pas des bâtards, que notre naissance n'est pas naturelle et, pour ainsi dire, sauvage, comme elle le serait si nous étions nés de la fornication. Alors, en effet, à bien réfléchir, nous ne pourrions pas dire vraiment que nous n'avons qu'un seul père. Nous devrions admettre, en effet, que, si Dieu est notre père, il est en quelque sorte en concurrence avec un autre et que celui-ci, du reste, serait mieux nommé notre géniteur, celui dont, en effet, nous serions nés.
Comme on pourra le constater, dans la réponse qu'il va faire à ses interlocuteurs Jésus s'appuiera sur ce qu'ils viennent eux-mêmes de dire. En effet, il ne contestera pas la signification proprement humaine, culturelle et religieuse qu'ils attribuent à leur naissance. Il conviendra que celle-ci n'est pas restée un fait brut, un fait de nature, qu'ils ne sont pas seulement des enfants mais vraiment des fils. Toutefois il les mettra en contradiction avec eux-mêmes en leur rappelant leur conduite.
Jésus leur dit: « Si Dieu était votre père, vous m'aimeriez, car moi, c'est de Dieu que je suis sorti et que j'arrive. Car ce n'est pas de moi-même que je suis venu, mais Celui-là m'a envoyé... »
Jésus ne dit pas, comme l'ont fait les Juifs qui avaient cru à lui, qu'il a Dieu pour père. Il ne le nie certes pas non plus. Il parle d'autre chose ou, plutôt, il parle autrement, et d'une façon qui devrait nous surprendre. Car, à bien l'entendre, son discours paraît plus réaliste que le leur et presque plus naturaliste. Il déclare être sorti de Dieu, arriver : un autre, Dieu, l'a envoyé, comme on envoie quelqu'un en dehors d'un lieu et ce lieu, ce point de départ n'est autre que l'expéditeur lui-même, dont il se serait détaché.
Autrement dit, Dieu, que ses interlocuteurs nomment leur seul père, Jésus ne doute pas qu'en le reconnaissant comme tel, ils lui portent de l'amour. Il semble, en effet, admettre comme allant de soi que la reconnaissance, toute reconnaissance, est tissée d'amour. Car on peut supposer que, si l'on reconnaît quelqu'un pour son père, on l'aime, quelles que soient les manifestations affectives de cet amour. Car le reconnaître pour père, c'est l'aimer. Reconnaître ne va pas sans aimer.
Mais alors, pourquoi ne l'aiment-ils pas lui, Jésus, qui est l'un d'eux mais, d'une certaine façon, est aussi à la fois partie intégrante de Dieu lui-même et autre que lui, puisqu'il a pu en sortir, puisqu'il en est fils ?
On dirait que l'amour qu'ils ont pour Dieu les empêche d'aimer l'humain qu'il est. Il y aurait donc chez les Juifs qui avaient cru en Jésus quelque chose qu'on pourrait nommer un purisme de l'amour. Celui-ci, en effet, pensent-ils, perdrait de son authenticité si, tout en continuant à se porter sur Dieu, il s'adressait à celui qui leur parle ici et maintenant. Associer de l'amour pour Jésus, qui est l'un d'eux, à l'amour qu'ils ont pour Dieu, le seul père qu'ils reconnaissent, leur paraît impossible.
Pourquoi donc en est-il ainsi ?
« ...Pourquoi mon entretien à moi, ne le connaissez-vous pas ? Parce que vous ne pouvez pas entendre ma parole à moi... »
Jésus s'étonne de ce que des Juifs qui avaient cru à lui ne l'aiment pas. Il formule sa surprise par une question qu'il adresse à ses interlocuteurs, et il répond lui-même à cette question.
Il suggère d'abord que sa façon propre de s'entretenir devrait pourtant être facile à comprendre. Mais, à vrai dire, s'agit-il seulement de comprendre ? En effet, aussitôt, il convient que, pour y parvenir, quelque chose manque à ceux auxquels il s'adresse : ils n'en ont pas la puissance. Il aurait donc, admet-il, adopté un langage qui excède leur capacité d'accueil. Ils seraient dépassés moins par ce qu'il leur dit, qu'ils ne pourraient pas saisir intellectuellement, que par le lien singulier qu'il établit avec eux quand il leur parle.
D'ou vient donc cette impuissance à entendre ?
Si unique en son genre que soit sa parole, Jésus ne la tient pourtant pas pour inassimilable, surtout pour qui croit à lui. Accordons, en effet, qu'elle introduise quiconque l'entend dans cette même relation d'altérité qu'il a fait apparaître en sortant de Dieu. Mais pourquoi d'autres que lui ne pourraient-ils pas avancer sur ce même chemin, s'il les y introduit lui-même, justement en s'adressant à eux, en leur parlant ?
« ... Vous êtes, vous, du père le diviseur, et ce sont les convoitises de votre père que vous voulez faire... »
Jésus, finalement, s'explique et leur explique les raisons de cette étrange situation.
Les interlocuteurs de Jésus ont bien un père. Sans le connaître, sans le voir, comme c'est le cas pour tout père, on peut néanmoins lui donner un nom. Mais ce père n'est pas Dieu, contrairement à ce que prétendent les Juifs qui avaient cru à Jésus. Du coup, d'ailleurs, si Dieu n'est pas leur père, alors, contrairement à ce qu'ils soutiennent, celui qui est vraiment leur père n'est pas seul, comme l'est Dieu: il est multiple, il porte en lui une puissance de division qu'il propage, qu'il introduit partout. Il n'est pas l'unique, encore moins celui qui unit. Il est le diviseur par excellence, celui qu'on nomme couramment le diable, car ce nom dit par lui-même non pas l'altérité, propre à la relation entre père et fils, mais la division. L'impuissance à entendre la parole que Jésus adresse aux juifs qui avaient cru en lui ne procède donc pas d'un défaut d'intelligence. Elle est de l'ordre du désir. Elle vient d'un désir en eux qui va à l'encontre de l'union de l'un avec l'autre, de toute union, quelle qu'elle soit.
« ...Celui-là était homicide dès le principe, et il ne s'est pas tenu dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il entretient du mensonge, il entretient de son propre fonds, parce qu'il est menteur et son père... »
Quiconque va contre l'union est meurtrier: il tue l'autre. Aussi est-il homicide dès le principe. En outre, en tuant, il ment, parce que la vérité est l'union dans l'altérité. En cela même encore, il est le contraire de Jésus, lui qui n'est pas venu de lui-même. Le diviseur prétend donc être père du rapport qu'il établit. Or, à ce titre, il ment encore, parce que personne ne peut être à l'origine d'un tel rapport: il n'y a, ici où nous sommes, que des fils. Il fait donc exister une monstruosité : le mensonge ou son équivalent sous un autre nom, l'absence d'altérité, la suffisance.
Nous commençons maintenant à percevoir ce que peut bien signifier la vérité. Elle ressemble à un sol sur lequel on est fermement établi, auquel on adhère : nous tenons à elle autant qu'elle nous tient. Nous ne lui sommes pas extérieurs, elle est aussi en nous. Nous lui sommes attenants, de sorte qu'entre elle et nous il n'y a pas l'écart de la moindre division. Et, pourtant, nous ne sommes pas la vérité. Elle n'est pas notre propre fonds. C'est donc elle que nous supprimons quand, nous confondant avec elle, nous tuons un autre homme, un autre que nous-mêmes, ou quand nous prétendons être père, alors que nous sommes seulement fils. Alors nous devenons homicides, voire suicidaires. En cela nous entretenons le mensonge, nous le nourrissons, comme un père fait pour son enfant - nous ne pouvons pas dire son fils - et, en même temps, nous parlons de lui, mais alors nous parlons mensongèrement.
Peut-on mieux faire entendre que la vérité n'est pas une idée ? Disons qu'elle est une façon d'exister en ce monde. Elle est de l'ordre de la parole, du lien qui unit sans asservir. Elle est donc dans le rapport que nous entretenons avec qui nous parle et avec celui et ceux à qui nous parlons.
« ...Mais moi, c'est parce que je dis la vérité que vous ne croyez pas à moi... »
Jésus se déclare ici comme le représentant typique d'une situation dans laquelle la vérité et le mensonge manifestent leur absolue incompatibilité. En lui s'incarne, si l'on peut dire, le moment où chacun doit choisir entre l'une et l'autre. Il est le discriminant par excellence. Il s'identifie avec cette fonction.
« ... Qui d'entre vous me convaincra à propos de péché ? Si je dis de la vérité, pourquoi vous, vous ne croyez pas à moi ?... »
Le péché apparaît comme une latitude accordée au mensonge qui tue, au meurtre, à l'homicide. Or, avec Jésus, il ne devrait plus y avoir moyen de tromper, d'échapper à la vérité. C'est pourtant ce qui arrive, inexplicablement: « ... pourquoi ? » demande Jésus. Le choix du mensonge lui parait être, en effet, une énigme indéchiffrable. Tout au plus peut-il énoncer les conditions qui rendent possible un tel état de choses. Aussi, comme une conclusion provisoire de cette conversation sur l'identité du père, en revient-il à la mention de Dieu, de ce Dieu dont ses interlocuteurs s'étaient prétendus nés.
« ...Celui qui est de Dieu écoute les dits de Dieu ; voilà pourquoi vous, vous n'écoutez pas parce que vous n'êtes pas de Dieu. »
Il ne s'agit plus de naître de Dieu mais d'être de Dieu. Pourquoi être et non plus naître ? Sans doute parce que naître n'indique que l'origine et le commencement, le devenir, tandis qu'être indique certes aussi l'origine mais, en outre, la communauté, la permanence et la fidélité. Mais aussi parce que être écarte moins la naissance qu'il ne l'ignore, qu'il n'en sait rien. Seul le durable de l'être permet, ou interdit quand il manque, l'événement qu'est l'écoute des dits de Dieu.
Les Juifs répondirent et lui dirent: « Ne parlons-nous pas de belle façon, nous, en disant que tu es un Samaritain et que tu as un démon ? »
Les Juifs... Les interlocuteurs de Jésus sont maintenant expressément nommés. Ils le seront jusqu'à la fin de la conversation. Mais ils ne sont plus que Juifs, sans autre qualification. Ils ne sont plus les Juifs qui avaient cru à Jésus.
Ce nom de Juifs désigne, rappelons-le, nous tous, n'importe qui, quiconque, l'universalité humaine, et il communique à celle-ci ce que l'identité juive possède en propre : la filiation. Mais les Juifs qui avaient cru à Jésus, maintenant, manifestement, ne croient plus à lui. La vérité a été mise à l'épreuve de la foi. Or, celle-ci a disparu: « ... Vous ne croyez pas à moi... » : telle est la conclusion du débat: elle apparaît clairement dans l'échange des propos. Dès lors, la rupture est consommée, la distance est prise par rapport à Jésus, cet éloignement que, justement, supprimait la foi à lui. La conversation avec Jésus a fait de lui un étranger pour eux, un Samaritain, celui qui s'est séparé ou dont on s'est séparé, et aussi cette part d'eux-mêmes qui a été rejetée ou qui s'est exclue. Plus même, ou pire: non seulement Jésus ne leur appartient plus mais encore il ne s'appartient plus lui-même, il est possédé : « ... tu as un démon. » Voilà ce qu'ils déclarent, et ils soulignent qu'ils ont bien raison de penser et de parler ainsi: « Ne parlons-nous pas de belle façon, nous... ? »
Dans ces conditions, les Juifs ne cessent pas de représenter l'universalité humaine et de nous communiquer à tous l'identité filiale. Mais ils ne possèdent plus que virtuellement, non plus réellement, tout ce qu'ils ont, tout ce qu'ils sont ? En eux, c'est-à-dire en nous, puisqu'ils nous représentent, l'universel a été menacé par le refus de l'altérité et il a succombé. Quant à la filiation, si elle demeure encore, elle n'est plus que naturelle, générique. Or, cette sécession, cet alignement sur la pure naturalité, les Juifs, ici, en accusent paradoxalement Jésus lui-même.
Jésus répondit: « Moi, je n'ai pas un démon, mais j'honore mon père, et vous, vous me déshonorez. Moi, je ne cherche pas ma gloire; il y a quelqu'un qui la cherche et qui juge. Amen, amen, je vous dis, si quelqu'un garde ma parole, non, il ne verra pas de mort à jamais. »
Tous nous naissons, sinon pour mourir, du moins sans pouvoir exclure d'avoir à mourir. Or, les Juifs avaient déclaré qu'ils étaient nés, mais qu'ils n'étaient pas nés de la fornication, comme des fils adultérins. Jésus lui-même n'avait d'ailleurs pas contesté qu'ils fussent enfants d'Abraham. Mais en étaient-ils vraiment fils si, pour eux, la mort n'était pas, sinon évitée et supprimée, du moins dépassée ?
La réponse à cette dernière question va décider définitivement de ce qu'on entend par être fils. Il faut donc lire le texte au plus près de sa lettre.
Jésus affirme: « ...Il ne verra pas de mort à jamais... » Nous pouvons nous reporter à un autre à jamais que nous avions déjà entendu de Jésus lui-même. N'avait-il pas affirmé tout à l'heure : « ...l'esclave ne demeure pas dans la maison à jamais, le fils y demeure à jamais » ? En somme, l'enfant ne diffère pas de l'esclave: comme lui, il n'est pas fils. Ni l'un ni l'autre n'est à jamais. Comprenons : tous les humains, certes, sont soumis au temps, où l'on naît et où l'on meurt, mais, parmi eux, celui qui garde la parole de Jésus, celui qui croit à lui, celui-là est fils, n'est plus esclave et, même s'il meurt, parce qu'il est né, cependant il ne verra pas de mort à jamais.
En définitive, Jésus peut se défendre d'avoir un démon, c'est-à-dire d'être possédé, d'être esclave. Il est libre comme l'est un fils, qui reçoit sa liberté non pas d'être né mais de reconnaître son père et d'être reconnu de lui: « Moi, je n'ai pas un démon, mais j'honore mon père, et vous, vous me déshonorez. Pour moi, je ne cherche pas ma gloire ; il y a quelqu'un qui la cherche et qui juge. »
La gloire est ici la reconnaissance. Honorer son père, c'est donc le reconnaître et, du coup, être reconnu de lui, recevoir de lui la gloire. C'est entrer dans un monde de reconnaissance de l'un par l'autre. Le nom de père désigne celui qui instaure et maintient un tel monde. Car nul ne peut se glorifier, se reconnaître soi-même. Seul le père, l'autre absolument, qui est quelqu'un, si l'on veut, mais sûrement pas quelqu'un comme l'est le fils, nous assure que nous sommes nous-mêmes quelqu'un. Inutile donc, pour quiconque, de chercher lui-même sa propre gloire : « ... il y a quelqu'un qui la cherche et qui juge. » Celui-là, c'est le père. S'il juge aussi, c'est parce qu'il discerne entre qui honore, et donc reconnaît, et qui déshonore, et donc ne reconnaît pas.
Aussi bien quand disparaît la foi à Jésus, disparaît aussi l'universalité de notre reconnaissance mutuelle. Les Juifs, que nous sommes tous, - car, ne l'oublions pas, nous restons tous des Juifs ! - n'existent plus alors que dans la division des uns qui s'opposent aux autres et veulent tuer. Si nous avons encore un père, c'est le diviseur, le menteur, l'homicide, ce n'est pas Dieu seul.
Qu'est-ce donc qui nous conduit jusque-là ?
Il semble bien que ce soit notre incapacité d'accepter qu'il n'y ait pas de mort à jamais. Rappelons-nous, en effet, la déclaration de Jésus: « Amen, amen, je vous dis, si quelqu'un garde ma parole, non, il ne verra pas de mort à jamais. »
On penserait volontiers que l'annonce d'une vie qui ignore la mort à jamais devrait être accueillie avec faveur. Or, il n'en est rien. La suite de la conversation de Jésus avec les Juifs, c'est-à-dire avec nos représentants, va faire apparaître la puissance extrême de notre attachement à une vie où il y a la mort, où même il n'y a que la mort, et la mort pour toujours. Tout se passe comme si nous tenions à goûter d'une mort sans fin.
- III -
...Abraham, lui qui... est notre père à tous devant celui en qui il a cru, Dieu, qui fait vivre les morts et qui appelle ce qui n'est pas comme si c'était.
Paul- Aux Romains IV, 16-17
Les Juifs lui dirent donc: « Maintenant nous connaissons que tu as un démon. Abraham est mort, les prophètes aussi ; et toi, tu dis : Si quelqu'un garde ma parole, non, il ne goûtera pas de mort à jamais. Serais-tu plus grand, toi, que notre père Abraham, qui est mort ? Les prophètes aussi sont morts. Qui te fais-tu ? »
Il y a donc la mort, rien que la mort. Telle est la conclusion que nous pouvons tous tirer de l'expérience d'humanité qui est la nôtre. Telle est la pensée, raisonnable, que nous pouvons former même quand nous prenons en considération les plus grands noms du passé, les personnages auxquels nous faisons référence pour reconnaître à quelle tradition spirituelle nous appartenons, Abraham, par exemple, et les prophètes. Autrement dit, la religion elle-même, celle à laquelle nous appartenons, ne sait rien d'une vie qui ne connaîtrait pas la mort et, surtout, qui connaîtrait autre chose encore. Quoi donc ? Y a-t-il quelque chose d'autre ? Non, bien entendu. On ne peut le prétendre que si l'on est possédé : « Maintenant nous connaissons que tu as un démon... » C'est folie que de penser une vie sans mort.
Mais Jésus avait-il affirmé que la vie ne connaîtrait pas la mort ? En rigueur de termes, on ne peut pas le soutenir. Il avait déclaré : « Si quelqu'un garde ma parole, non, il ne goûtera pas de mort à jamais. » La mort n'était donc pas exclue mais seulement la pérennité de la mort. Mais comment cette distinction pourrait-elle s'imposer ?
Il va de soi que, dans la mort s'exprime du définitif, de l'irrévocable. Et, de fait, l'expérience qui est la nôtre s'élève contre la pensée d'une mort qui s'interromprait. On est vivant ou on est mort. Il n'y a pas de milieu. Car comment peut-on devenir encore - et quoi donc ? - lorsque le vivant qu'on était est maintenant mort ? Peut-on même soutenir qu'on est devenu mort ? On était vivant. On ne l'est plus. On est mort. Il n'y a que de l'être, pas de devenir. De l'être succède à de l'être. Rien, proprement, ne devient.
Pour accepter qu'il y eût du devenir qui ne se caractérise pas seulement par la mort, et une mort à jamais, faudrait concéder quelque puissance, de l'être en puissance, à la parole, celle de Jésus, et à la garde de cette parole. Bref, il faudrait faire crédit à ce qui arrive, à un certain événement, celui de la foi donnée à une parole adressée. Il faudrait supposer qu'il y autre chose que l'opposition de la vie et de la mort. Or, cette supposition est tenue par les Juifs que nous sommes pour proprement démoniaque.
Tel est l'obstacle que rencontre Jésus. Comment va-t-il l'affronter ? Va-t-il en triompher, et comment ?
Jésus répondit: « Si c'est moi qui me glorifie moi-même, ma gloire n'est rien; c'est mon père qui me glorifie, lui dont vous dites : C'est notre Dieu. Et vous ne le connaissez pas, mais moi, je le sais, et si je disais que je ne le sais pas, je serais semblable à vous, un menteur. Mais je le sais, et je garde sa parole... »
Jésus délaisse le terrain où l'on se tient quand on oppose la vie à la mort. Il revient à la pensée qu'il est fils. Il s'établit dans l'espace de la gloire qu'il reçoit de son père, ce Dieu que revendiquent ses interlocuteurs. Autant dire qu'il se place dans le champ de la reconnaissance mutuelle, là où la relation d'altérité fait exister le père pour le fils et le fils pour le père. Or, Jésus non seulement se maintient dans cette relation mais il laisse clairement entendre qu'il pourrait n'être pas seul à s'y maintenir : il lui appartient, elle ne lui appartient pas exclusivement. Il va même jusqu'à nous donner à penser l'impossible : il nous fait comprendre ce qui arriverait s'il prétendait s'exclure de cette relation. Alors il nous ressemblerait dans ce que nous avons de pire : « ..Je serais, dit-il, semblable à vous, un menteur... » Or, s'il était un menteur, alors, oui, la mort reprendrait ses droits, si l'on peut dire, mais ce serait la mort du meurtre, celle de l'homicide, et la première victime en serait le fils qu'il est lui-même. Mais rien de tel ne se produit, car il demeure dans l'entretien avec son père, qui est aussi le nôtre : « ... je garde sa parole... »
Dès lors que gagne-t-on à rappeler qu'Abraham est mort, comme les prophètes aussi, comme tous les humains ? Jésus ne disconvient pas du fait. Mais il affirme que, tout mortel qu'il était, Abraham a appartenu, disons, pour l'instant, à la même durée qui est la sienne à lui, Jésus :
« ...Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon jour à moi ; et il l'a vu et il s'est réjoui... »
Pour parler encore très improprement, selon le temps où règne la succession, Abraham et Jésus ont été contemporains. Cette première approche, si maladroite qu'elle soit, laisse déjà entendre que, si Abraham est mort, comme d'ailleurs Jésus lui-même mourra, s'il est venu avant lui, rien n'interdit qu'ils se rencontrent dans une durée qui est aussi bien antérieure que postérieure à leur mort, qui, sans ignorer la mort, la dépasse. C'est vers cette pensée, difficile à formuler, que nous sommes conduits par la déclaration de Jésus. Tentons d'en approcher la portée.
Il s'agit d'un jour, du jour propre à Jésus: « ...mon jour à moi... » Ce jour n'est pas une date abstraite, qu'on pourrait repérer sur le calendrier. Il n'est pas séparable de l'expérience qu'on en fait. Puisque c'est un jour, cette expérience est lumineuse, elle est toute de clarté : on voit ce jour et, de plus, on en est affecté, sa vue apporte de la joie : « ... Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon jour à moi; et il l'a vu et il s'est réjoui... ». Enfin, cette expérience est attribuée à votre père. C'est dire qu'il faut et qu'il suffit d'être fils de ce père pour qu'elle se produise en celui dont nous reconnaissons la paternité, puisque, comme on lesait, le père lui-même, l'invisible, se fait voir dans les oeuvres que font ses fils.
Il importait de relever tous ces traits. Comme on va pouvoir en juger, les Juifs auxquels parle Jésus n'entendent pas ce qu'il vient de leur dire.
Les Juifs lui dirent donc : « Tu n'as pas encore cinquante ans, et tu as eu la vue d'Abraham ! »
La méprise est totale. Jésus s'était exprimé hors de toute chronologie, sans compter les années. Et voilà que son âge est mis en avant pour rendre son affirmation sans objet! Mais, surtout, alors que Jésus avait parlé de l'expérience faite par Abraham, de la vue que celui-ci avait eue de lui, Jésus, les auditeurs répondent en retournant la situation: ils comprennent que c'est Jésus qui aurait eu la vue d'Abraham, et non pas Abraham qui autrefois, au temps de sa vie mortelle, aurait vu son jour !
La pensée que c'est Jésus qui aurait eu la vue d'Abraham, contredit certes la déclaration que les Juifs venaient d'entendre. Un tel retournement mérite cependant qu'on s'y arrête. Au fond, les Juifs n'établissent aucune continuité entre Abraham et Jésus. Qu'importe dès lors qui a pu ou n'a pas pu voir l'autre !
En revanche, en déclarant qu'Abraham a vu son jour à lui, Jésus laisse entendre que le Patriarche est entré dans une expérience analogue à celle que fait quiconque garde sa parole à lui, Jésus. Rappelons-nous : « Si vous, vous demeurez dans ma parole à moi, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libèrera. » Autrement dit, Abraham était de ces Juifs qui avaient cru à Jésus. Or, c'est une telle foi à Jésus que les interlocuteurs de celui-ci ont abandonnée au cours de la conversation. La déclaration qu'ils viennent de faire le prouve clairement.
Jésus leur dit. « En vérité, en vérité, je vous dis, avant qu'Abraham devînt, moi, je suis. » /p>
Abraham a précédé Jésus dans le temps de nos horloges, celui qui se compte en heures et en jours. Soit. C'est certain. Mais la différence entre eux n'est pas de l'ordre de la chronologie. Comment exprimer cette différence ?
Jésus exploite la distinction qu'on peut convenir de marquer entre devenir et être. Quand on devient, on est, mais, pour devenir, il a fallu accéder à l'être et, puisqu'on est devenu, un jour, on cessera d'être. Car devenir, c'est tout autant être entré dans l'être que devoir en sortir. Or, sous prétexte qu'on entre et qu'on sort de l'être, qu'on ne fait que passer par lui, faut-il en conclure qu'on n'est pas vraiment ? Voilà toute la question. Elle trouve sa réponse dans le devenir de Jésus.
Car Jésus, assurément, devient. Si l'on en croit les Juifs, il n'a pas encore cinquante ans. De ce fait, comme nous, il est entré dans l'être et il en sortira, il est né et il mourra. Mais si quelqu'un garde sa parole, il ne verra pas de mort à jamais. Autrement dit, la foi à lui communique une propriété qui appartient au devenir propre de Jésus: comme lui, Jésus, un tel croyant devient, il est né et il mourra mais non pas de mort à jamais. Si surprenant qu'il paraisse, ce croyant peut donc déclarer, en raison même de sa foi à Jésus, ce qu'affirme Jésus de lui-même, c'est-à-dire : « ...Moi, je suis. » L'absence de toute mort à jamais, pour le croyant, dérive du devenir singulier de Jésus, habité par un être étranger à tout commencement comme à toute fin. Une telle déclaration signifie que le devenir, mesurable en effet en années, ne mesure pas l'être de celui qui croit à Jésus, pas plus qu'elle ne mesure l'être de Jésus lui-même.
Pourquoi en est-il ainsi ?
Parce que, pour Jésus comme pour qui croit à lui, l'être est étranger à toute mesure, il est là présent dans le devenir, et si le devenir vient à cesser, l'être ne cesse pas. Associé au devenir, il n'en est pas esclave.
Telle est la vérité de la foi à Jésus. Tous peuvent y atteindre. Car tous nous sommes des Juifs qui peuvent croire à Jésus. Or, dans le temps de l'histoire, le père de ces croyants-là, c'est Abraham. Son expérience de croire se reproduit donc chaque fois que quelqu'un ne cède pas sur le fait de la mort. Que celle-ci survienne ou qu'elle s'annonce à l'horizon du devenir, il peut donc prononcer, à la suite de Jésus, même si dans le cours du temps il vient après lui, le « ...Moi, je suis. » Pour qu'une telle déclaration ne soit pas usurpée, il suffit qu'il croie à Jésus. Alors il n'est pas dispensé de périr, il peut bien pâtir du devenir, mais il n'en est pas captif : déjà il goûte d'une mort qui n'est pas à jamais, déjà il exulte et se réjouit de ne pas seulement devenir mais d'être, de voir le jour, et ce jour - il n'y en a pas d'autre - n'est jamais que celui de Jésus. Car c'est de Jésus que le croyant à lui hérite de pouvoir dire, lui aussi, « ...Moi, je suis. »
Mais, si insupportable qu'il soit de mourir à jamais, nous pouvons nous en satisfaire, nous y résigner et même nous refuser avec obstination à tout dépassement de la mort, détruire même le porteur d'un message qui nous annonce et incarne en sa personne un tel dépassement.
Ils enlevèrent donc des pierres pour qu'ils les jettent sur lui. Mais Jésus se cacha et sortit du temple.
En lapidant Jésus nous réduirions au silence la parole dans laquelle nous aurions pu demeurer libres, comme des fils dans la maison. Mais ce serait méconnaître les ressources dont dispose Jésus pour échapper aux pierres qui pourraient l'atteindre et faire de lui un mort à jamais. Mais Jésus se cacha... Il reste ainsi, malgré tout, le témoin qui se dresse contre la prétendue toute-puissance de la mort. Mais encore faut-il qu'il s'éloigne d'une maison, fût-elle sainte, fût-elle un temple, qui l'enfermerait. Décidément, si le fils demeure dans la maison à jamais, cette maison est secrète, elle n'est pas visible, comme le temple. Est-elle même religieuse, du moins institutionnellement religieuse ?
Quoi qu'il en soit, dans la discussion qui oppose Jésus aux Juifs qui avaient cru à lui, cette foi à lui peut paraître déconcertante, voire scandaleuse, parce qu'elle est tenue pour déraisonnable. Le rejet que nous lui opposons révèle l'extrême complaisance que nous montrons pour une vie qui va à la mort. Car, bien loin de consentir avec empressement à une foi qui nous rendrait libres de la mort, nous l'écartons plutôt. Si cependant elle demeure, elle aura donc dû triompher de notre peu de goût pour une vie qui, passant par la mort, n'y resterait pas, la dépasserait. Car, loin d'épouser, voire de flatter une attente d'une vie sans mort à jamais, la foi à Jésus devra plutôt la faire naître, et elle n'y parviendra pas sans peine.
Du moins apprenons-nous dans cet âpre dialogue que cette vie, liée à la foi à Jésus, n'est elle-même que la version, dans le champ de l'existence humaine d'un chacun, du passage à l'universel, quand celui-ci est accepté véritablement. En effet, comme on l'a vu, un tel passage nous oblige à en finir avec toute particularité qui sécréterait le meurtre, qui serait homicide. Une telle volonté de tuer, en effet, ferait mentir l'universalité à laquelle nous étions passés, en déclarant que tous, nous étions des Juifs, elle nous rabattrait sur la partialité mortifère à laquelle est exposé quiconque s'enferme dans un groupe quelconque. Or, une telle partialité n'est plus possible, s'il est vrai que la mort, entendue comme achèvement définitif de l'existence humaine, a été vaincue.
Il y aurait ainsi comme deux formulations, inséparables l'une de l'autre, de la foi à Jésus.
D'une part, bien loin d'être une opinion particulière, une disposition subjective, propre à certains, étrangère à d'autres, cette foi serait à l'oeuvre dans tout effort pour briser la clôture meurtrière dans laquelle s'enferme un groupe, quel qu'il soit. Positivement, elle agirait dans l'accès à la reconnaissance par tous de chacun comme de quelqu'un qui affirme « ...Moi, je suis. »
D'autre part, cette même foi viendrait bousculer et détruire l'acceptation résignée ou satisfaite d'une existence humaine censée bornée définitivement par la mort. Là encore, l'enfermement dans des limites est supprimé, l'infini d'une ouverture advient, même si la représentation qu'on peut s'en donner est toujours défaillante et, surtout, même si la réalisation d'une telle ouverture est toujours, dans l'histoire, cernée par la mort.
En tout cela, il apparaît que la foi à Jésus est, certes, un événement. Elle se produit ou elle manque. C'est dans le concret de l'histoire qu'elle est présente ou absente. Pourtant, puisqu'elle se manifeste par des oeuvres, par des effets comme ceux qu'on vient de mentionner, nous ne pouvons jamais la réduire - car ce serait la réduire ! - à ce qui en transparaît dans les convictions affichées, dans les comportements adoptés ou dans les institutions établies. Là encore, sous prétexte de rendre cette foi saisissable, nous l'enfermerions, nous lui imposerions des barrières. Toujours singulière, elle n'est pas dépendante de la particularité dans laquelle elle s'inscrit dans l'histoire. Réelle, elle échappe toujours. Seule sa limitation est évidente. Or, nous consacrons, pour ainsi dire, nous idolâtrons cette limitation quand nous sommes, diaboliquement, épris d'amour pour la mort, pour celle des autres et pour la nôtre.
Quel horizon de pensée nous découvre la lecture de ce passage ?
Redisons-le : tous, nous sommes des Juifs. Tous, aussi, nous pouvons croire à Jésus. Tous, enfin, nous pouvons, en ne croyant pas à Jésus, rester attachés à la mort et, donc, refuser de connaître ou de goûter à autre chose qu'à une mort à jamais.
Si telle est la condition de tout être humain, nous pouvons supposer que la foi à Jésus est, certes, un événement de l'histoire: elle arrive, comme Jésus lui-même. Mais l'avènement d'un tel événement est étranger à l'opposition du contingent et du nécessaire. La conversation que nous venons de lire peut s'entendre comme une forme ou, si l'on préfère, comme une histoire ou, mieux, comme la forme d'une histoire universelle à laquelle personne au monde n'échappe. La conscience explicite que nous pouvons en avoir ne fait pas sa réalité, elle la fait seulement apparaître, elle la découvre comme on lève un voile qui recouvre quelque chose qui est caché.
Or, cette révélation n'est pas peu de chose ! D'abord, comment pourrions-nous appartenir à un tel événement à notre insu, voire malgré nous ? En outre, vivre dans la méconnaissance d'une telle histoire, immanente à toute destinée humaine, serait une grande détresse. Aussi bien cette révélation peut-elle, très légitimement, nous apparaître comme un salut et, en même temps, comme l'imposition d'une responsabilité.
Tout se passe, en effet, comme si nous étions engagés, sans l'avoir décidé, dans une telle histoire. Quand la révélation nous en est faite, quand nous réalisons que nous sommes pris en elle comme dans une conversation à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire. Il nous faut nous décider. Et, toujours, d'une certaine façon, nous décidons. Car la décision que nous prenons à l'égard du message qui nous est adressé est inscrite, comme on l'a vu, dans le récit de notre histoire. Non comme une nécessité. Pas davantage comme un choix arbitraire. Comme un appel à libérer, dans le devenir de notre existence historique, la puissance d'être que nous avons reçue.
Car c'est bien à cela que nous sommes conduits par la méditation de cette rencontre et de ce débat de Jésus avec des Juifs qui avaient cru à lui. Allons-nous donc entendre comme on regarde un spectacle la parole de Jésus : « Avant qu'Abraham devînt, moi, je suis. » ? L'écouterons-nous à distance, sans la faire nôtre, sans la garder ? Allons-nous la réserver jalousement à Jésus seul ? Allons-nous ne pas la recevoir pour nous aussi et, si l'on peut dire, ne pas nous l'approprier ?
Car la déclaration de Jésus porte, assurément, sur lui-même d'abord. Mais nous ne pouvons pas oublier qu'il l'adresse à ses contradicteurs pour balayer la platitude qu'ils viennent d'énoncer en lui rappelant son âge : « Tu n'as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham ! » En vérité, nous voyons, nous aussi, le même jour que voyait Abraham, et ce jour est celui de Jésus, un jour qui ne passe pas, compatible donc avec tous les jours qui se succèdent, non pas tant antérieur qu'intérieur à eux tous : c'est la foi à Jésus qui nous le donne. Aussi bien, par la médiation de cette foi, pouvons-nous, sans déraisonner, déclarer, nous aussi : « ...Moi, je suis. » Nous n'usurpons pas la place de Jésus: nous recevons de lui la nôtre, où nous sommes avec lui.
Revenons, pour conclure, sur ces Juifs qui avaient cru à Jésus. La tournure est singulière. On ne l'a pas assez remarqué. Le moment est venu d'en reconnaître la signification.
On croit quelqu'un ou en quelqu'un. On croit à quelque chose. Tel est l'usage. Ici donc Jésus serait-il donc traité comme une chose. Quelle est donc cette chose qu'il serait ? Mais est-il une chose ? N'est-il pas cette étrange chose faite de quelqu'un, de lui, Jésus, et de notre association à ce quelqu'un - de lui donc, encore et toujours, mais jamais sans nous avec lui ? Car le « ...moi, je... » qu'il proclame fait de lui un unique mais non un solitaire ni un isolé.
Est-il dès lors si surprenant que la société que les croyants à Jésus entretiennent avec lui ait été le thème d'une conversation ? La forme, si l'on ose dire, rejoint ici le fond, le rend sensible, et, d'autre part, le fond communique sa gravité à l'expression qu'il emprunte pour se manifester. Le lien entre les partenaires n'est jamais si étroit qu'on en vienne à pouvoir les confondre. Mais la décision qui se forme chez les croyants à Jésus a pour enjeu la mort à jamais de lui-même, d'eux aussi et de tout autre.
Si tel est l'enjeu et si la partie se joue, ici et maintenant, dans l'entretien qui se poursuit entre nous tous tout au long de l'histoire humaine, pouvons-nous concevoir que chacun de nous n'en soit pas averti de quelque façon, que la révélation ne nous en soit pas donnée ou qu'elle soit accordée aux uns, refusée aux autres ?
Clamart, le 16 mai 2006