precedent Comme du blé on fait du pain. suivant

Vous ne pouvez pas vous asservir à Dieu et à Mamon

«Qui est fidèle en très peu est fidèle aussi en beaucoup, et qui est injuste en très peu est injuste aussi en beaucoup. Si donc vous n'avez pas été fidèles dans l'injuste Mamon, qui vous confiera ce qui est véritable ? Et si vous n'avez pas été fidèles dans ce qui est à autrui, qui vous donnera ce qui est à vous ? Nul domestique ne peut s'asservir à deux seigneurs. En effet, ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez pas vous asservir à Dieu et à Mamon.»


Luc XVI, 10-13

*

Nous observons sans peine que, d'un bout à l'autre de ce texte bref, la relation sociale est partout présente.

Elle apparaît dès les tout premiers mots. Un mot qui se répètera : "Qui est fidèle... est fidèle aussi". Le terme est très difficilement traduisible : il fallait choisir entre "qui est fidèle" et "qui est digne de confiance". Mais quelque traduction que l'on choisisse, la relation à un autre est présente.

Cette même relation nous la rencontrons, bien entendu, lorsqu'il s'agit de l'injustice : "qui est injuste... est injuste aussi".

Elle est manifeste encore vers le milieu de ce passage, puisque aussi bien nous lisons : "Et si vous n'avez pas été fidèles dans ce qui est à autrui, qui vous donnera ce qui est à vous ?" Elle change d'aspect mais demeure lorsque nous apprenons qu'il y a des domestiques, des seigneurs et qu'il y a, de l'un à l'autre, une relation possible d'asservissement.

Le rapport à autrui culmine vers la fin de ce passage quand il s'agit de haine ou d'amour, d'attachement ou de mépris.

Mais, ce qui est remarquable, c'est que cette relation à autrui, présente d'un bout à l'autre, est assortie d'un certain traitement. Elle est traitée de façon religieuse. Quel est l'indice qui nous permet de reconnaître ce trait ? Peut-être, peut-on hésiter lorsque nous lisons "dans l'injuste Mamon". En tout cas, nous ne pouvons plus hésiter lorsqu'au terme de ce texte, c'est de Dieu qu'il s'agit : "Vous ne pouvez pas vous asservir à Dieu et à Mamon." Ainsi, ce Mamon, nous pouvons l'entendre comme un autre dieu que Dieu puisqu'il est mis en rivalité avec lui, qu'il en est comme le concurrent : un concurrent auquel nous sommes invités à donner haine ou amour, attachement ou mépris.

Voilà les premières impressions que je voulais vous transmettre avant d'entrer de façon plus détaillée, dans la traversée de ce texte.

*

"Qui est fidèle en très peu est fidèle aussi en beaucoup, et qui est injuste en très peu est injuste aussi en beaucoup" : très peu - beaucoup. Nous pouvons évaluer qu'il y a peu, voire très peu, et aussi beaucoup. Or, ce régime de l'évaluation, d'emblée, est écarté. Il n'est mentionné que pour qu'un autre régime prenne la relève.

Nous apprenons, en effet, que "très peu" est en réalité l'équivalent de "beaucoup". Non pas, bien sûr, si nous comptons, mais puisque aussi bien : "Qui est fidèle en très peu est fidèle aussi en beaucoup, et qui est injuste en très peu est injuste aussi en beaucoup", nous sommes invités à laisser de côté le régime de l'évaluation pour en adopter un autre. L'important, en effet, n'est pas dans la valeur comptable, chiffrable des choses ou des biens. Alors, où est-il ?

L'important consiste dans le rapport à autrui qui s'établit à l'occasion des choses, à propos des biens, que ceux-ci soient des biens qu'on peut évaluer comme "très peu" ou comme "beaucoup". Nous voyons donc comment un ordre, celui de l'évaluation, est débordé par un autre, celui que j'avais mentionné, en commençant : l'ordre de la relation à autrui, dans la fidélité ou l'injustice.

En effet, ce rapport à autrui peut être de fidélité ou d'injustice. Il y a là de quoi nous arrêter. Car nous découvrons, en lisant ce texte, que le contraire de la fidélité, ce n'est pas l'infidélité, mais l'injustice. Que se passe-t-il donc ?

*

Je vous propose d'entendre ce que nous observons là de la façon suivante. Nous avons vu comment tout commence par la fidélité ou la confiance faite,  et nous observons aussitôt après que c'est encore sur la fidélité que l'insistance porte : "Si donc vous n'avez pas été fidèles dans l'injuste Mamon, qui vous confiera ce qui est véritable ?" Or nous avons observé aussi tout à l'heure que cette relation de fidélité, de confiance, culminera comme je l'ai dit dans un attachement et dans un amour ou bien dans un mépris ou une haine.

Si nous revenons sur cette remarque que le contraire de la fidélité n'est pas l'infidélité mais l'injustice, peut-être pouvons-nous avancer l'observation suivante. L'injustice relève en quelque sorte d'un ordre second, second par rapport à un ordre qui, lui, est premier : l'ordre de la fidélité, de la confiance : "qui vous confiera", ou encore du don : "qui vous donnera".

En d'autres mots, tout se passe comme si, fondamentalement, il y avait un ordre, celui d'une relation d'alliance fidèle, et cet ordre de l'alliance fidèle est indestructible : "Si... vous n'avez pas été fidèles dans l'injuste Mamon, qui vous confiera ce qui est véritable ? ... si vous n'avez pas été fidèles dans ce qui est à autrui, qui vous donnera ce qui est à vous ?"

En d'autres mots, il y a du véritable qui doit nous être confié, il y a quelque chose qui est à nous, qui doit nous être donné, et nous voyons poindre ainsi, en lisant ce texte, quelque chose comme une histoire attendue, un événement qui est envisagé comme futur. La remise de ce qui est appelé véritable est attendue. Ce qui est à nous, dans le futur, nous sera donné. Si j'appelle l'injustice un ordre second, c'est parce qu'il s'élève sur fond de fidélité. Cette fidélité est attaquée, compromise, par l'injustice qui est arrivée. Mais, quoi qu'il en soit, cette injustice se profile sur fond de confiance et de fidélité. Quoi qu'il arrive, la fidélité demeure, mais, sans doute, on passe par la péripétie d'une injustice. L'injustice est quelque chose qui peut arriver, mais qui ne détruit pas cette fidélité qui demeure.

*

Nous comprenons alors comment nous en venons à formuler une interrogation, et même à deux reprises. "Si donc vous n'avez pas été fidèles dans l'injuste Mamon, qui vous confiera ce qui est véritable ? Et si vous n'avez pas été fidèles dans ce qui est à autrui, qui vous donnera ce qui est à vous ?" L'interrogation, ici, est très forte. Elle nous met devant l'évidence que du véritable doit être confié, que quelque chose qui est à nous doit nous être donné. Et comment ce véritable ou ce qui nous est propre nous sera-t-il remis si nous avons bataillé  contre ce don  par la pratique de l'injustice ?

Alors, à ce moment-là, nous nous disons : mais comment se fait-il que l'injustice que nous pratiquons puisse rivaliser avec la fidélité qui nous attend ?

S'il en est ainsi, c'est parce que nous n'existons que de nous confier et que d'être reçus avec confiance. Hors de la fidélité  réciproque, nous disparaissons, nous nous effondrons.

Si nous ne tenons que de la fidélité, il y a quelque chose d'étrange, en effet, à constater que nous pouvons être injustes. Car, comment pouvons-nous attendre une réponse de fidélité de qui n'est pas juste ? "Si donc vous n'avez pas été fidèles dans l'injuste Mamon, qui vous confiera ce qui est véritable ?"

Mamon, c'est, dans ce passage, le terme qui nous révèle que la possibilité d'être injuste existe. Elle est à notre portée. Si nous n'avons pas été fidèles là où nous pouvons entrer dans un trafic injuste, nous ne pouvons sûrement pas attendre de celui qui préside à ce trafic injuste qu'il nous soit fidèle, puisque aussi bien il est injuste, il ne tient pas parole. Impossible d'attendre une réponse de fidélité de Mamon : il ne la donnera pas puisqu'il est injuste.

Alors, que reste-t-il ?

Il reste à attendre une réponse de fidélité d'un autre : de celui que je présentais comme le concurrent de Mamon, Dieu. Dieu, ici, dans ce texte, apparaît comme celui qui est fidèle. Celui qui ne peut pas faire autrement, ne peut pas se conduire autrement que d'être fidèle, puisque son concurrent règne, lui, sur l'injustice.

*

Au point où nous en sommes, nous pouvons aborder les toutes dernières lignes de ce passage. Comment montrerons-nous que nous sommes pour la fidélité et non pas pour l'injustice ?

Finalement, c'est notre amour, notre attachement, soit pour l'injustice, soit pour la fidélité qui révèlera le Dieu que nous aimons. Le Dieu que nous aimons apparaît dans notre amour soit de la fidélité, soit de l'injustice.

En effet, l'attachement d'amour va vers un autre que Dieu, vers celui qui, ici, est appelé Mamon, lorsque nous sommes injustes. Il va vers Dieu lorsque nous sommes fidèles.

Mais que veux dire injuste ? Et que veut dire fidèle ?

Le texte nous le dit : il nous parle d'injustice et de fidélité dans la relation latérale que nous avons avec autrui. C'est dans notre relation à autrui que se décide notre attachement d'amour, et c'est dans la façon dont nous menons cette relation à autrui que nous pouvons, non seulement découvrir aux autres, mais d'abord à nous-mêmes, quel dieu nous aimons. Quand nous sommes attachés d'amour à Dieu, alors, nous existons dans un régime où règne en seigneur et maître fidélité, confiance, don. C'est à Dieu, alors, que nous sommes, heureusement, c'est-à-dire pour notre bonheur, asservis. Mais cette fidélité et cette non injustice, où s'exercent-elles ? Latéralement, c'est-à-dire à l'égard de celui qui est à côté de nous.

*

"Nul domestique ne peut s'asservir à deux seigneurs." Il est vrai que ce terme "asservir" heurte. Je vous garantis que je ne pouvais pas le traduire autrement. Le mot qui est dans le texte original évoque la dépendance de l'esclave. J'aurais pu aussi bien traduire : nul domestique ne peut devenir l'esclave de deux seigneurs.

Ainsi, "Nul domestique ne peut". Croyez-vous que vous avez le pouvoir, que vous avez en vous assez de force pour distribuer votre amour, votre attachement, votre haine ? Vous n'avez pas assez de ressources en vous pour vous diviser dans votre amour.

Nous croyons que la raison de l'asservissement, c'est la contrainte exercée sur quelqu'un. Nous croyons que ce qui fait qu'on est asservi, c'est la force violente qui s'exerce sur nous. En réalité, la racine de l'asservissement est dans notre coeur. Ce qui fait qu'on est asservi, vient du fond de nous-mêmes. L'asservissement, chacun le donne. L'asservissement procède de l'amour.

17 septembre 1998

imprimer suivant