A des hommes, impossible, mais non à Dieu
«Et, tandis qu'il se mettait en route, quelqu'un, ayant accouru et étant tombé à ses genoux, l'interrogeait : ''Bon maître, que ferai-je pour que j'obtienne en héritage une vie éternelle ?'' Jésus lui dit : ''Pourquoi me dis-tu bon ? Pas un n'est bon, si ce n'est un, Dieu. Tu connais les commandements : Ne tue pas, ne commets pas l'adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne prive pas, honore ton père et ta mère.'' Il lui déclara : ''Maître, tout cela je l'ai observé dès ma jeunesse.'' Jésus, l'ayant regardé, l'aima et lui dit : ''Une chose te manque. Va, tout ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel, et (viens) ici et accompagne-moi.'' Lui, devenu sombre à cette parole, s'en alla, attristé. En effet, il avait beaucoup de possessions. Et, ayant jeté un regard alentour, Jésus de dire à ses disciples : Comme difficilement ceux qui ont des biens iront dans le royaume de Dieu !» Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus, ayant répondu de nouveau, de leur dire : ''Enfants, comme il est difficile d'aller dans le royaume de Dieu ! Il est plus aisé à un chameau d'aller à travers le trou d'une aiguille qu'à un riche d'aller dans le royaume de Dieu.'' Eux étaient frappés à l'excès, se disant entre eux : ''Et qui peut être sauvé ?'' Les ayant regardés, Jésus de dire : ''A des hommes, impossible, mais non à Dieu. Car tout est possible à Dieu.'' Pierre commença par lui dire : ''Voici que nous, nous avons tout laissé et nous t'avons accompagné.'' Jésus déclara : ''En vérité, je vous dis, il n'y en a pas un qui ait laissé une maison ou des frères ou des soeurs ou un père ou une mère ou des enfants ou des champs à cause de moi et de l'Evangile sans qu'il ne reçoive le centuple maintenant, en ce temps-ci, en maisons et frères et soeurs et mères et enfants et champs avec des persécutions et, dans l'éternité qui vient, une vie éternelle.''
Pour nous introduire à la traversée de ce passage, je veux commencer par appeler votre attention sur un certain nombre de traits qui pourront nous paraître curieux.
Vous observez, en lisant ce texte, que la question posée porte sur l'obtention d'un héritage désigné comme héritage «une vie éternelle». C'est par là que nous entrons dans ce passage et c'est aussi le dernier mot que nous lisons. «Dans l'éternité qui vient, une vie éternelle». Or, la vie éternelle entre le début et la fin de ce passage, semble avoir été oubliée ou, en tout cas, il semble qu'elle soit relayée par quelque chose d'autre. En effet, vers le milieu de notre traversée, nous avons rencontré le royaume de Dieu par trois fois. Voilà une première observation.
Nous pouvons en faire quelques autres. «Bon maître,... Pourquoi me dis-tu bon ? Pas un n'est bon, si ce n'est un, Dieu.» C'est autour d'une qualité attribuée à Jésus, que le débat s'engage. Et puis, semble-t-il, il ne se poursuivra pas sur ce sujet. Mais est-ce bien vrai ?
On pourrait multiplier les observations. Je vous fais remarquer, par exemple, que, dans l'énumération finale, il n'y a pas pure et simple répétition : «En vérité, je vous dis, il n'y en a pas un qui ait laissé une maison ou des frères ou des soeurs ou un père ou une mère ou des enfants ou des champs à cause de moi et de l'Evangile sans qu'il ne reçoive le centuple maintenant, en ce temps-ci, en maisons et frères et soeurs... » Ici manque le centuple en pères.
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Je vous propose de rester attentifs tout au long de notre trajet à trois questions au moins que je reprendrai vers la fin.
Pour obtenir en héritage une vie éternelle - première question - y a-t-il quelque chose à faire ou n'y a-t-il rien à faire ? Vous voyez bien pourquoi je pose la question en ces termes : «Bon maître, que ferai-je pour que j'obtienne en héritage» Y a-t-il quelque chose à faire ou n'y a-t-il rien à faire, au sens ambigu de l'expression française. Il n'y a rien à faire, en français, signifie ou bien : pas moyen d'obtenir une chose, ou bien : si on l'obtient, c'est sans rien faire.
Deuxième question : à supposer qu'il y ait quelque chose à faire, que sera cette chose à faire ? Même, plus précisément, est-ce que cette chose à faire est du même ordre que les choses qu'il faut faire. Supposons donc qu'il y en ait une à faire. Soit. Mais est-ce qu'elle est homogène aux choses qu'il faut accomplir et qu'il faut avoir faites ?
Enfin, dernière question : que signifie l'incertitude même où nous sommes quand nous nous demandons : faut-il faire quelque chose ou faut-il ne rien faire, ou n'y a-t-il rien à faire ? Qu'est-ce que nous gagnons, nous, qui lisons ce texte, à le traverser avec cette incertitude dans l'esprit ?
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«Tandis qu'il se mettait en route, quelqu'un, ayant accouru et étant tombé à ses genoux, l'interrogeait : "Bon maître, que ferai-je pour que j'obtienne en héritage une vie éternelle ?"» Jésus est en mouvement, il est sur le départ. Quelqu'un se précipite (vous traduirez comme vous voudrez : ou bien il tombe à genoux, ou bien il tombe à ses genoux). Cet homme prend une position de respect et même de vénération. Plus exactement, plus simplement encore, disons que jusque dans son corps, il fait la preuve qu'il attend que la vérité vienne d'en haut. Il veut savoir de Jésus ce qu'il doit faire. Car il considère comme allant de soi qu'il doit faire quelque chose. La question porte seulement sur le contenu de la conduite à tenir : comment puis-je me qualifier pour obtenir en héritage une vie éternelle ?
Un héritage. Dès le début, nous saisissons qu'il y a quelque chose d'étrange. Quand nous recevons un héritage, bien entendu, nous avons quelque titre à cela, mais très souvent nous pouvons dire que ce n'est qu'un pur titre. Nous n'avons rien fait, nous n'avons pas mis la main à l'ouvrage pour recevoir l'héritage. Je pense que ce n'est pas non plus presser trop les choses que d'entendre, dans ce terme d'héritage, quelque chose qui évoque la disparition de quelqu'un. Il faut que quelqu'un s'en aille pour que nous devenions héritiers.
«Jésus lui dit : "Pourquoi me dis-tu bon ? Pas un n'est bon, si ce n'est un, Dieu".» A quoi rime cet échange de paroles sur la bonté ? «Bon maître... Pourquoi me dis-tu bon ? Pas un n'est bon, si ce n'est un, Dieu.» Au minimum, bien sûr, nous pouvons comprendre que Jésus affirme son incompétence. Il n'est pas le maître bon pour répondre, comme on dit : un tel est bon à, bon à quelque chose, bon pour quelque chose. Mais surtout, je pense, pour entendre la portée de ce terme de bon, il importe de lier ce bref échange avec la phrase qui suit : «Tu connais les commandements : Ne tue pas, ne commets pas l'adultère». Un seul est bon, entendez : celui qui donne les commandements. Pourquoi me dis-tu bon ? Si bonté il y a, elle concerne les commandements et celui qui les a donnés.
«Ne tue pas, ne commets pas l'adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne prive pas», tous commandements qui sont des interdits, et enfin «honore ton père et ta mère.» Ces commandements portent sur l'heureux déroulement de la vie sociale : ne pas tuer, ne pas commettre d'adultère, ne pas voler, ne pas porter de faux témoignage. On peut penser que tout cela se trouve ramassé dans le «ne prive pas», que beaucoup de traductions rendent par : «ne fais de tort à personne». Et puis, un commandement positif : honore ton père et ta mère qui sont à l'origine de la vie.
«Il lui déclara : "Maître, (nous observons que le «bon »est tombé) tout cela je l'ai observé dès ma jeunesse".» ça y est, j'ai vécu jusqu'à présent, mais cette vie que j'ai vécue, en conformité exacte avec les commandements, je ne la tiens pas pour une vie éternelle. D'où ma question !
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«Jésus, l'ayant regardé, l'aima et lui dit : "Une chose te manque. Va, tout ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel, et (viens) ici et accompagne-moi".»
«Jésus, l'ayant regardé, l'aima». Je vous propose que nous nous arrêtions un instant sur ce mot «l'aima», pour essayer de découvrir ce qu'aimer peut bien vouloir dire ici. Qu'est-ce que c'est ici pour Jésus qu'aimer celui qui vient de s'adresser à lui ? Comment pouvons-nous répondre à cette question ? En vérité, les propos qu'il tient à cet homme nous permettent d'entendre et de développer ce que signifie aimer.
«Une chose te manque. Va,... tu auras un trésor au ciel, et (viens) ici et accompagne-moi.» Si Jésus l'aime, c'est parce qu'il se fait le complice de son désir d'exister. Peut-être qu'aimer, ici, c'est vouloir qu'un autre existe.
«L'ayant regardé» : très heureusement, en français, dans le verbe même que nous employons, est exprimée une sorte d'annexion. L'ayant pris sous son regard, l'ayant pris en garde, l'ayant en quelque sorte mis parmi les siens.
Alors, une chose te manque. Evidemment, il y a là un trait assez paradoxal. Il a fait tout ce qu'il y avait à faire, et pourtant il lui manque quelque chose. Qu'est-ce que c'est que cette chose ? Disons-le tout de suite rapidement, il lui manque de manquer. Il lui manque qu'il y ait quelque chose dans sa vie qui laisse à désirer, comme nous disons si heureusement en français.
Jésus lui donne le moyen de désirer : «Va, (comme moi qui suis en route, toi aussi tu vas devoir partir) tout ce que tu as, vends-le» réalise-le, comme nous dirions. Mais il ne suffit pas de le réaliser, d'en faire de l'argent échangeable. Il va falloir le perdre. Or vous savez bien que si l'on donne aux pauvres, c'est sans espoir de retour. Tout ce que tu as, vends-le «et donne-le aux pauvres». Il est dommage que tu aies des ressources, que tu puisses vivre dans un circuit tel que ce que tu peux dépenser t'obtienne quelque chose en retour. Donc, vends-le et donne-le aux pauvres. Ainsi, pour de bon, tu seras dans une situation de manque. Cependant, du trésor, tu en auras, oui, mais au ciel !
Ici, dans ce monde, tu seras seul avec ton désir, oui, mais j'ajoute ceci : il y a ici, en ce monde, quelqu'un qui est capable de te faire tenir la route. «(viens) ici et accompagne-moi.» En d'autres termes, nous comprenons qu'il ne s'agit pas seulement d'être établi dans le désir. Quelqu'un peut se charger de faire ce qu'il faut de ce désir. Viens ici et accompagne-moi, je me charge du reste.
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«Lui, devenu sombre à cette parole, s'en alla, attristé. En effet, il avait beaucoup de possessions.» Cette dernière petite phrase, je suppose qu'elle explique non seulement son départ, mais son départ avec ses dispositions-là. Pourquoi s'en va-t-il attristé ? On peut d'abord penser que c'est parce qu'il comprend qu'il aurait à perdre les possessions qui sont siennes, très nombreuses. On peut aussi penser qu'il s'en va sombre et attristé parce qu'avec ces possessions, il ne peut rien faire. Rappelez-vous la question initiale : «Bon maître, que ferai-je pour que j'obtienne en héritage une vie éternelle ?» Il ne peut rien faire, à moins que les vendre, ce soit faire quelque chose. Donc, le voilà attristé pour toutes sortes de raisons : parce qu'il devrait perdre ses possessions, mais aussi de ne pouvoir rien faire avec, attristé enfin peut-être parce qu'il en est à se demander : mais qu'est-ce que j'ai cherché à obtenir en disant que ce que je voulais, c'était une vie éternelle ? Qu'est-ce que c'est donc qu'une vie éternelle qui s'obtiendrait en échange de la liquidation et la perte de mes biens ? Quelle est la nature de cette vie éternelle dont je réclamais l'héritage ? Est-ce que je savais bien ce que je demandais ?
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«Et, ayant jeté un regard alentour, Jésus de dire à ses disciples : Comme difficilement ceux qui ont des biens iront dans le royaume de Dieu !» Il n'est plus question de la vie éternelle mais de Dieu et de l'espace, ou du temps où Dieu règne. Ce ne sont pas les biens qui empêchent d'entrer dans le royaume de Dieu, mais c'est la difficulté qu'ils créent pour entrer dans le royaume de Dieu qui est mise en évidence.
Ce n'est plus celui qui était allé voir Jésus qui a un état d'âme : ce sont les disciples eux-mêmes. Ils prennent la relève : lui s'en va, les disciples restent. Aussi bien d'ailleurs Jésus les a-t-il eux aussi annexés par le regard qu'il jette sur eux.
«Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus, ayant répondu de nouveau» (il répond, non à des questions, mais à l'état dans lequel se trouvent les disciples), «de leur dire : "Enfants, comme il est difficile d'aller dans le royaume de Dieu !"» Quelque chose est tombé. Tout à l'heure il disait «comme difficilement ceux qui ont des biens iront dans le royaume de Dieu». Maintenant c'est tout simplement une difficulté générale, pour tous. Le royaume de Dieu n'est pas d'accès facile. Pour se faire entendre, Jésus affirme ceci : «Il est plus aisé à un chameau d'aller à travers le trou d'une aiguille qu'à un riche d'aller dans le royaume de Dieu.» Maintenant le riche réapparaît. La proposition générale est oubliée d'une certaine façon et c'est la richesse qui réapparaît.
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«Eux étaient frappés à l'excès, se disant entre eux : "Et qui peut être sauvé ?"» Tout à l'heure, il s'agissait d'obtenir une vie éternelle en héritage. Nous venons de voir qu'il s'agit du royaume de Dieu. Maintenant, c'est une question très intéressée que posent les disciples : «qui peut être sauvé ?» Qui donc a en lui de quoi être sauvé ? Et le ton sur lequel ils disent cela laisse entendre que la réponse c'est : personne !
Jésus, d'une certaine façon, leur donne raison : «Les ayant regardés - comme il avait regardé tout à l'heure l'homme venu le voir -, Jésus de dire : "A des hommes, impossible - nous entendons dans «impossible » encore le verbe pouvoir -, mais non à Dieu. Car tout est possible à Dieu."» C'est la question initiale qui était déplacée : que me faut-il faire ? Il y avait bien quelque chose à faire, mais quelqu'un d'autre a le pouvoir de faire !
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Mais, s'il est vrai que c'est Dieu qui fait le travail, alors, les disciples se trouvent maintenant dans une situation étrange. Car ils considèrent qu'ils ont fait quelque chose.
A quoi rime ce que nous avons fait ? «Voici que nous, nous avons tout laissé et nous t'avons accompagné.» Nous n'avons pas fait comme cet homme : nous t'avons accompagné. Que signifie la conduite que nous avons adoptée ? Il faut tout de même que ça ait une signification. Rappelez-vous les questions de tout à l'heure : y a-t-il quelque chose à faire ? n'y a-t-il rien à faire ? A supposer qu'il y ait quelque chose à faire, que serait cette chose qu'il faudrait faire ? Et puis, que signifie cette incertitude portant sur faire ou ne pas faire, faire quelque chose ou ne rien faire ?
Voici la réponse de Jésus : «En vérité, je vous dis, il n'y en a pas un qui ait laissé une maison ou des frères ou des soeurs ou un père ou une mère ou des enfants ou des champs à cause de moi et de l'Evangile sans qu'il ne reçoive le centuple maintenant, en ce temps-ci, en maisons et frères et soeurs et mères et enfants et champs avec des persécutions. » Vous avez obtenu quelque chose ! Vous avez commencé par une vie où l'on se contente de ne pas commettre d'adultère, de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas porter de faux témoignages, de ne léser personne et d'honorer le père et la mère, et vous continuez par une vie où vous êtes en relation avec une foule de gens. Or cette vie où vous êtes entrés, si éprouvée soit-elle («avec des persécutions») est présentement le signe d'autre chose. Votre lien avec une multitude de gens et de choses, votre façon d'aller et venir en ce monde sans restriction aucune, sans aucune barrière, cela est, dès à présent, le signe de ce qui viendra plus tard, de ce qui est en train de venir, de l'éternité qui vient : «et, dans l'éternité qui vient, une vie éternelle.»
Autrement dit, la réalité déjà de la vie éternelle, quand elle se produit dans une vie du temps, c'est l'abondance des relations que nous entretenons, fût-ce à notre insu. Vous n'y rencontrerez jamais quelqu'un qui y ferait obstacle. Le Père, il est aux cieux, vous ne le rencontrerez jamais ici. Vous ne trouverez pas des pères au centuple.