Si votre justice ne déborde pas en plus...
«Ne pensez pas que je sois allé attaquer, délier la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas allé attaquer, délier, mais remplir. Car, en vérité, je vous dis, jusqu'à ce que s'en soient allés le ciel et la terre, non, pas un seul iota ou un seul trait, pris sur la Loi, ne s'en sera allé, jusqu'à ce que tout se soit passé. Celui donc qui déliera un seul de ces commandements parmi les plus petits et enseignera ainsi aux hommes sera appelé plus petit dans le Royaume des Cieux. Mais celui qui fera et enseignera, celui-là sera appelé grand dans le Royaume des Cieux. Car je vous dis que si votre justice ne déborde pas en plus sur celle des scribes et des Pharisiens, non, vous ne serez pas allés en dedans dans le Royaume des Cieux.»
Il n'est pas sûr que nous soyons d'emblée préparés à entendre ce passage. Il n'est pas sûr surtout que nous soyons prêts à y entrer pour qu'il transforme notre manière de voir. Pourquoi cela ? Parce que nous risquons, selon notre tempérament, selon notre histoire, de l'aborder soit avec satisfaction, soit peut-être avec regret.
Avec satisfaction ? Parce que nous nous disons : je me réjouis de ce que ce texte soit sévère, de ce qu'il ne soit pas laxiste, comme on dit aujourd'hui. Il ne retranche rien sur les exigences.
Ou bien, au contraire, et pour les mêmes raisons, nous risquons d'être attristés de constater que Jésus est venu pour confirmer des obligations que nous jugeons excessives, voire meurtrières de notre liberté. Nous nous disons alors : où est la nouveauté de Jésus, la nouveauté de l'Evangile ?
Bref, ce texte est embarrassant.
Aussi, je voudrais nous inviter à essayer de faire taire soit notre satisfaction, soit notre déception. Plus simplement encore, je voudrais nous inviter à entrer dans ce texte déjà libres, avec une sorte de souveraine indifférence. Ne cherchons pas si ce texte est rigoriste ou laxiste. Ne cherchons pas à nous réjouir ou à nous attrister qu'il paraisse ne rien en rabattre de ce qui existait déjà.
Bel exercice, vous savez, à propos de ce texte, comme probablement d'ailleurs à propos de beaucoup d'autres ! Ainsi nous pouvons constater à quel point nous avons de la peine à nous mettre simplement, humblement, à la hauteur de l'Evangile. Je souhaite qu'à la fin nous soyons capables, les uns et les autres, de sourire des idées, des humeurs, quelles qu'elles soient, dont nous avions spontanément recouvert cette page en la lisant.
Pour accomplir ce travail - car c'en est un, et difficile ! -, je vais commencer par réveiller, peut-être par révéler aussi, les énigmes que ce texte contient, des énigmes qui risquent de nous échapper si, d'emblée, nous projetons sur lui notre satisfaction ou notre déception. Je vous préviens que ça va être un exercice humiliant. Pour vous consoler, sachez bien qu'il l'a été pour moi d'abord !
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Première énigme. Nous tombons devant ce verbe : remplir. Qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire faire ? Est-ce que ça veut dire accomplir ? Ou est-ce que ça veut dire occuper toute la place, ne rien laisser qui soit vide ?
Et ce verbe délier : «délier la Loi ou les Prophètes». Etrange expression. Est-ce que, par hasard, la Loi lierait ? Ou est-ce que la Loi serait elle-même liée ? Bref, autour de ce mot, nous pressentons qu'il est question de lien. Ce lien, est-ce que c'est une ligature ? Est-ce que c'est quelque chose qui enchaîne ? Ou bien est-ce que ce lien unit, allie ? Est-ce que la Loi - et les Prophètes avec elle - serait raide au point qu'il faudrait l'assouplir et, pour cette raison, monter à l'assaut, l'attaquer ?
Augmentons encore nos perplexités. Nous lisons : «je vous dis, jusqu'à ce que s'en soient allés le ciel et la terre, non, pas un seul iota ou un seul trait, pris sur la Loi, ne s'en sera allé». Etrange expression encore ! Est-ce que la Loi est aussi solide que le sont le ciel et la terre ? Est-ce que la Loi est destinée à s'en aller quand le ciel et la terre ne seront plus là ? Le bel avantage d'ailleurs pour ceux qui viendraient après le départ du ciel et de la terre et le départ de la Loi ! Qu'y a-t-il donc après eux tous ? Y a-t-il mieux que la Loi, mieux que le ciel et la terre ?
Nous n'en avons pas fini avec nos perplexités. Nous observons que celui qui délie et celui qui fait, tous les deux, l'un comme l'autre, sont déclarés présents dans le Royaume des cieux : «Celui donc qui déliera un seul de ces commandements parmi les plus petits et enseignera... sera appelé plus petit... Mais celui qui fera et enseignera, celui-là sera appelé grand dans le Royaume des Cieux». En d'autres termes, l'un est l'autre y sont, dans le Royaume des Cieux. Alors, on est tenté de dire - il est bon d'oser être simple en face de l'Evangile - : si l'important, c'est d'y être, qu'importe que l'on y soit grand ou petit, si de toute façon on y est, pourquoi vouloir y être grand !
Avançons encore. «Si votre justice ne déborde pas en plus sur celle des scribes et des Pharisiens». Je vous signale que rien ne nous dit ce qu'était cette justice des scribes et des Pharisiens. Rien ne nous dit, sinon les idées préconçues que nous pouvons avoir, que la justice des scribes et des Pharisiens est celle du plus petit, c'est-à-dire de celui qui délie. Rien ne nous dit non plus qu'elle soit celle du grand, de celui qui ne délie pas et qui fait. En revanche, ce qui est dit noir sur blanc, c'est que la justice des scribes et des Pharisiens ne peut pas être la vôtre - entendez la nôtre. Sinon, nous ne serions pas entrés à l'intérieur du Royaume des Cieux. En d'autres termes, nous pressentons que le problème n'est pas de savoir si la justice des scribes et des Pharisiens est rigoriste ou laxiste. Laissons aux historiens le soin de nous dire ce qu'elle pouvait être. Mais reconnaissons que, si la nôtre «ne déborde pas en plus» (je vous garantis que j'ai traduit exactement l'apparente maladresse du texte), si notre justice se contente d'aller à ras-bord, de remplir, mais sans déborder, c'est la preuve que nous ne serons pas allés en-dedans, dans le Royaume des Cieux.
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Après tout, pourquoi notre justice devrait-elle dépasser la leur, si grande soit déjà éventuellement la leur ? Qu'est-ce qui, dans le passage que nous lisons, peut nous laisser soupçonner la raison de ce débordement, de cet excès ?
Je me demande si ce n'est pas parce que notre justice est appelée à être à la mesure de celle que, moi qui parle, Jésus, je suis venu réaliser. Vers la fin de ce court passage, il n'est pas interdit de nous rappeler le début. «Ne pensez pas que je sois allé attaquer, délier la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas allé attaquer, délier, mais remplir». Si vous n'allez pas plus loin, il y a un événement qui passerait à la trappe, si j'ose dire, à savoir que je suis allé, non pas attaquer et délier, mais remplir. En somme, peut-être que du fait du plein que je réalise, du plein que je suis venu accomplir, vous ne pouvez plus être les mêmes. Votre justice - votre manière de vous conduire - ne peut être que débordante, excessive par rapport à toute autre justice, même et surtout si la justice accomplie par d'autres, ici les scribes et les Pharisiens, est déjà abondante.
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Allons encore un peu plus loin et interrogeons-nous sur cette expression qui revient avec une certaine insistance : «le Royaume des Cieux».. Nous la rencontrons à propos de celui qui déliera et qui «enseignera ainsi aux hommes». Nous la rencontrons à propos de l'autre, qui fait et enseigne. Enfin, nous la rencontrons à la fin de ce passage, comme le bouquet : «vous ne serez pas allés en dedans dans le Royaume des Cieux». Ce Royaume des Cieux, où l'on entre et même où l'on est entré, est-ce que ce n'est pas le nom de l'événement qui se serait produit et qu'invoque celui qui parle, ici, Jésus ? Est-ce que ce Royaume des Cieux n'est pas celui qui fait éclater la terre ? Bien sûr, mais le ciel lui-même ! Et qui les fait éclater dès à présent, et de telle façon que, sans doute, on pourra dire qu'il y en a qui sont petits et d'autres qui sont grands dans ce Royaume. Mais l'important n'est pas de savoir si l'on y est grand ou si l'on y est plus petit, mais seulement si nous sommes vraiment «allés en dedans[déjà] dans le Royaume des Cieux».
Vous voyez comment, au fur et à mesure que nous levons les perplexités laissées par le texte - comme les chasseurs disent que les chiens lèvent des lièvres -, progressivement, nous comprenons peut-être un peu de quoi il s'agit. Vous avez observé comment revient sans cesse le verbe «aller» : «Ne pensez pas que je sois allé... je ne suis pas allé... pas un seul iota ou un seul trait, pris sur la Loi, ne s'en sera allé, et puis : vous ne serez pas allés en dedans dans le Royaume des Cieux». Au fond, si ce qui importe, c'était tout simplement d'aller, de ne pas faire de surplace, de ne rien laisser qui soit vierge, intact, de couvrir toute l'étendue de l'existence humaine ?
Or qu'est-ce donc que la Loi ? La Loi c'est ce qui balise, recouvre, enveloppe, contient toute l'existence humaine. Rien ne lui échappe, à la Loi. La Loi, c'est le chemin qui permet d'aller. Et quand la Loi semble incertaine, heureusement, viennent les Prophètes, qui indiquent avec plus de précision comment on peut faire pour continuer à aller.
La Loi, les Prophètes représentent, mais en parlant, en ordonnant et en appelant, ce qu'il y a à occuper par l'engagement de sa propre personne, ce qu'il y a à remplir. Car la Loi comme les Prophètes sont, comme toute parole, d'abord vides. La Loi et les Prophètes, c'est ce qui est appelé à être sans cesse rempli. Si quelqu'un voulait faire sauter la Loi, la délier, si quelqu'un voulait délivrer de la Loi ou des Prophètes, celui-là ferait sauter la baraque, si j'ose dire, il supprimerait l'humilité de la condition humaine, ce qu'il y a de précis, de concret, de simple, de toujours singulier dans l'existence des hommes sur la terre et sous le ciel.
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Il s'en rencontre, d'ailleurs, des gens qui délient. Or ceux-là seront appelés plus petits dans le Royaume des Cieux ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Et les autres, qui n'auront pas délié et qui auront fait, seront appelés grands dans le Royaume des Cieux. Mais qu'est-ce qui se passe pour qu'on appelle ça petitesse ou grandeur dans le Royaume des Cieux ?
Je vais prendre une image pour faire entendre la surprise qui arrive à l'un comme à l'autre. C'est la surprise qui arriverait à une couturière. Elle s'était arrangée pour que les deux étoffes qu'elle est en train de coudre s'ajustent très exactement, qu'elles se recouvrent vraiment, au millimètre près. Ainsi, celui qui, comme il a pu, grandement ou petitement, a essayé d'ajuster sa vie à tout ce qui lui était offert, pour qu'il l'accomplisse, dans l'existence humaine, celui-là a l'heureuse surprise de découvrir qu'il y a une étoffe qui déborde. Il a voulu coïncider à l'exigence, à l'appel. Il a la joie de reconnaître qu'il n'y est pas arrivé. Il n'y est pas arrivé parce qu'il a été plus loin : ça ne s'ajuste pas. Mais, pour découvrir que çà déborde et qu'il va plus loin, encore une fois, il est important que, vaille que vaille, petitement ou grandement, il se soit appliqué à faire que les deux morceaux se rencontrent.
Pourquoi, ça ne s'ajuste pas ? Pourquoi ça déborde ? ça déborde parce que, figurez-vous, le ciel est la terre s'en sont déjà allés, parce que, déjà, tout s'est passé. Parce que, déjà, je suis venu, dit Jésus, et non pas pour attaquer et délier la Loi et les Prophètes, mais pour les remplir. Et du fait qu'il est venu pour les remplir, vous et moi, chaque fois que nous serons, même petitement, fidèles à l'ordre de marche - c'est ça la Loi, c'est ça les Prophètes : l'ordre de marche - chaque fois nous aurons l'heureuse surprise d'apprendre que nous est arrivé quelque chose d'autre que de réussir ou que de manquer, que d'être fidèlement exacts ou d'être gravement déficients. Nous apprenons, tout confus, que nous avons été introduits, soit à vive allure, soit en traînant les pieds, dans le Royaume de Dieu, puisqu'il est déjà là !