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Qui n'est pas contre nous est pour nous

«Jean lui déclara : «Maître, nous avons vu quelqu'un en ton nom chasser des démons et nous l'en empêchions parce qu'il ne nous suit pas». Jésus lui dit : «Ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fasse un acte de puissance en mon nom et qui puisse aussitôt parler mal de moi ; car qui n'est pas contre nous est pour nous.

Car quiconque vous donnera à boire une coupe d'eau au nom de votre appartenance au Christ, en vérité, je vous dis, il ne perdra pas son salaire.

Et quiconque fera trébucher un de ces petits qui croient, il est plus beau pour lui qu'une meule d'âne lui soit passée autour du cou et qu'il soit jeté à la mer. Et si ta main te fait trébucher, coupe-la ; il est beau pour toi d'entrer dans la vie manchot plutôt qu'ayant deux mains, t'en aller dans la géhenne, dans le feu qui ne s'éteint pas. Et si c'est ton pied qui te fait trébucher, coupe-le ; il est beau pour toi d'entrer dans la vie boiteux, plutôt qu'ayant deux pieds, être jeté dans la géhenne. Et si c'est ton oeil qui te fait trébucher, jette-le dehors ; il est beau pour toi d'entrer avec un seul oeil dans le royaume de Dieu, plutôt qu'ayant deux yeux, être jeté dans la géhenne où le vers ne meurt pas et le feu ne s'éteint pas».»


Marc IX, 38-48

La page que nous traversons a sans doute pour beaucoup d'entre nous quelque chose de déconcertant. Mais, justement, acceptons d'avoir à traverser ce passage-là, de même que, dans l'existence quotidienne, nous ne choisissons pas ce que nous avons à vivre. Apprenons de ces pages d'Evangile que nous pouvons les parcourir utilement, dans la mesure même où nous ne les programmons pas d'avance.

La clairière de ce maquis dans lequel nous allons entrer, je vous invite à la reconnaître dans une expression très simple, mais très mystérieuse : «au nom de votre appartenance au Christ». Ainsi, nous appartenons au Christ. Et qu'est-ce qui suit cette appartenance au Christ ? Eh bien ! de ce fait, nous voilà devenus capables de reconnaître l'extraordinaire puissance qui se manifeste dans le moindre geste de bonté dont il peut arriver que nous soyons les bénéficiaires, à cause même de cette appartenance au Christ : «Quiconque vous donnera à boire une coupe d'eau au nom de votre appartenance au Christ, en vérité, je vous dis, il ne perdra pas son salaire». En somme, ce geste très humble, qui consiste à donner à boire une coupe d'eau, en nous, comme dans le Christ, ce geste tourne au salut de celui qui l'a accompli. Voilà ce qui est au coeur vif de cette page.

Alors, bien sûr, nous demandons : mais qu'en est-il si, tout au contraire, nous sommes maltraités à cause de notre appartenance au Christ ?

Si nous sommes maltraités, si quelqu'un cherche à nous faire trébucher, alors la balle est dans le camp de ceux qui appartiennent au Christ. C'est à nous de jouer, c'est à nous qu'il revient de mettre en oeuvre la puissance que recèle notre appartenance au Christ. Et cela sous peine de périr. Si, en nous ou autour de nous, quelque chose qui fait corps avec nous est devenu pour nous un obstacle, il nous faut nous en séparer, il nous faut le perdre. Car l'important est que nous gardions assez de force et assez de présence aux autres pour tendre, à notre tour, ne fût-ce qu'une coupe d'eau. C'est alors que nous sommes saufs, et qu'importe si nous ne sommes plus intacts, complets, lisses comme un oeuf. Du moins nous vivons, et nous vivons d'avoir fait vivre. Pourquoi poursuivrions-nous un idéal d'intégrité ?

Bref, dans cette clairière que j'ai voulu habiter d'abord avec vous avant d'aller et venir dans ce passage, nous apprenons qu'il y a des gens qui appartiennent au Christ. Or, ceux qui appartiennent au Christ relèvent d'un ordre où tout le monde et chacun ne vivent que du don qu'ils font. Voilà ce qui arrive à cet étrange ensemble composé de tous ceux qui appartiennent au Christ.

Maintenant, quittons cette clairière et allons et venons, circulons dans ce passage pour vérifier si la lumière qui est apparue là, nous la retrouvons dans les sous-bois.

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«Jean lui déclara : "Maître nous avons vu quelqu'un en ton nom chasser des démons, et nous l'en empêchions parce qu'il ne nous suit pas".» La question qui se dessine derrière cette déclaration de Jean est la suivante : mais qui donc est avec nous ? Qui donc est pour nous quand nous sommes avec Lui, nous, et pour Lui ? A quoi allons-nous reconnaître le compagnon lorsque nous sommes avec Lui et pour Lui ? Plus précisément, suffit-il que quelqu'un se recommande de Lui, en faisant oeuvre de libérateur - chasser des démons, c'est rendre les autres libres -, pour que nous le tenions pour l'un des nôtres ? Or, manifestement, spontanément, nous ne le pensons pas. Et pourquoi ? Parce que nous constatons qu'il est différent de nous, qu'il ne fait pas route avec nous.

Or, quand nous raisonnons de cette façon, nous n'avons pas compris ce que c'est que d'être avec Lui et pour Lui. Nous n'avons pas compris surtout qui est Jésus, le Messie, ni non plus qui nous sommes, nous autres, du fait que nous sommes avec Lui et pour Lui. En effet, être avec Lui et être pour Lui consiste à se recommander de Lui, comme le faisait cet homme, pour agir avec puissance : «il n'y a personne qui fasse un acte de puissance en mon nom et qui puisse aussitôt parler mal de moi».

Or, quelle est donc l'oeuvre de puissance qu'accomplissent ceux qui se recommandent de Lui ? Quel est le miracle que font les siens ? Nous répondrons : ils chassent les démons. Mais qu'est-ce que c'est que chasser les démons ? Et ainsi, nous cherchons à confectionner - et nous avons bien raison - une sorte de petit dictionnaire qui nous permette de nous retrouver dans ce passage. Les questions rebondissent : ils chassent les démons, soit, mais qu'est-ce que c'est que chasser des démons ? Réponse : c'est permettre à quelqu'un qui est aliéné, exclu, de prendre sa place dans notre communauté. Chasser des démons, oui, c'est permettre à quelqu'un qui est étranger, qui n'est donc pas lui-même parce qu'il manque de liens (ou il n'a que des liens qui sont des chaînes) de prendre sa place dans une communauté, et la communauté de ceux qui sont de Lui est là pour ça. La communauté de ceux qui relèvent de Lui, elle est là pour se fendre, pour s'ouvrir pour les recevoir.

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Telle est l'expérience fondamentale que vivent ceux qui sont du Christ. Ils la vivent en eux-mêmes, comme leur maître. Mais, en l'endurant, en la pâtissant éventuellement, ils deviennent capables de reconnaître et de proclamer, comme il le fait Lui-même, que tout homme est appelé à passer par cette expérience-là. Il en est le révélateur, ils en sont les révélateurs, nous en sommes les révélateurs. Car nous découvrons que ce qui nous arrive (recevoir une coupe d'eau, au nom de notre appartenance au Christ) ne nous appartient pas. Ce qui nous arrive relève de la loi fondamentale de l'existence en ce monde.

Mais cette loi fondamentale, que nous faisons apparaître et dont nous sommes les premiers bénéficiaires, nous en sommes aussi les responsables. Car cette expérience révèle sa portée à partir du Messie qu'est Jésus et de ceux qui sont du Messie. Avec les siens, le Christ constitue en plein monde la source d'où jaillit, comme une eau qui désaltère et qui sauve, la puissance inépuisable qui se manifeste dès que l'on donne, pourvu que l'on donne. Dans ceux qui sont du Christ, comme dans le Christ, donner apparaît comme l'acte par lequel le monde est sauvé. De lui-même, sans doute, cet acte de donner est tout profane, presque banal, mais la venue du Messie en ce monde, et sa présence continuée dans ceux qui sont de Lui, transforme ce geste en une loi universelle à laquelle tout homme vivant en ce monde est appelé à être assujetti, et qui le sauve.

Je voudrais attirer votre attention sur le retournement qui se fait là. Le geste, il vient de ceux qui ne sont pas le Messie et qui ne relèvent pas de Lui : «Quiconque vous donnera à boire une coupe d'eau au nom de votre appartenance au Christ». Donc, ce geste de donner, d'une certaine façon, ni le Christ, ni ceux qui sont de lui ne l'ont inventé. D'une certaine manière, il les précède. Oui, mais ce geste, un peu comme lorsque la flamme atteint le bois, quand il atteint ses destinataires, à savoir le Christ et ceux qui sont du Christ, voilà qu'il s'enflamme.

Et si l'on veut encore préciser davantage en quoi consiste cette expérience, cet exercice de puissance, on pourrait dire qu'il n'est rien d'autre que la libération de celui qui donne et, simultanément, la libération de celui qui reçoit le don. Bref, Jésus Christ est le don en personne, mais désormais incarné dans les siens. Aux siens de faire éclater, de faire crépiter, et d'abord de reconnaître le salut qui est dans tout don. «Quiconque vous donnera à boire une coupe d'eau au nom de votre appartenance au Christ, en vérité je vous dis, il ne perdra pas son salaire.»

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Quiconque ferait obstacle au don, celui-là, mieux vaudrait qu'il soit broyé, qu'il disparaisse. Car le secret de ce passage peut s'énoncer en des mots très simples : c'est DE DONNER QUI FAIT EXISTER QUELQU'UN. Si donc en nous qui sommes des Siens - qui prétendons en être -, quelque chose s'oppose à l'envahissement du don, alors, il n'y a rien de mieux à faire qu'à lever l'obstacle. Il faut aussitôt travailler à supprimer ce qui empêche l'irruption du don. Nous pourrons encore donner quand nous aurons, au lieu de deux mains, une seule main. Nous pourrons courir, peut-être en boitant, pour aller donner lorsque nous aurons envoyé promener le pied ou l'oeil, qui nous empêchait de donner. Nous n'en mourrons pas.

Au contraire, nous sommes envoyés, nous nous envoyons nous-mêmes dans la géhenne, «là où le feu ne s'éteint pas», lorsque nous voulons une vie aseptisée, la vie d'un oeuf. Car, encore une fois, l'important n'est pas d'être intact, mais d'être sauf. Ce n'est pas la même chose. Or, nous sommes saufs quand nous donnons, même si pour cela nous devons y perdre notre intégrité.

Au fond, nous apprenons, qu'il n'y a peut-être rien de plus équivoque que ce mot de «vie». Il est vrai que la vie physique, physiologique, se déploie à l'intérieur d'un système fermé. Mais il est vrai aussi que, parfois, pour la sauver, cette vie, on ampute une main, un pied, un oeil. Or, ce qui nous est suggéré par cette histoire que raconte Jésus, c'est que la vie avec les autres, la vie, non plus vitale, vitaliste, je ne sais comment dire, la vie biologique n'a pas grand chose à voir avec la vie des uns avec les autres. Cette vie des uns avec les autres, elle est faite au contraire de l'abandon de ce qui l'empêcherait, de l'amputation de ce qui, en chacun d'entre nous, interdirait que nous puissions nous lier. La vie sociale, pour parler simplement, n'a peut-être pas beaucoup de rapport avec la vie biologique.

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Mais nous resterions encore en chemin si nous nous en tenions là. Car ce passage nous enseigne que cette vie sociale, c'est celle-là, et pas l'autre, qui nous met en rapport avec ce que Jésus lui-même appelle le royaume de Dieu. «Il est beau pour toi d'entrer avec un seul oeil dans le royaume de Dieu, plutôt qu'ayant deux yeux, être jeté dans la géhenne où le vers ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas».

22 septembre 1994

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