Tandis qu'ils mangeaient
«Et tandis qu'ils mangeaient, ayant pris (reçu) du pain, ayant prononcé la bénédiction, il (le) rompit et (le) leur donna et dit : ''Prenez (recevez), ceci est mon corps''. Et, ayant pris (reçu) une coupe, ayant rendu grâce, il (la) leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : ''Ceci est mon sang, (celui) de l'alliance, qui est répandu en faveur de beaucoup. En vérité, je vous dis que non, je ne boirai plus de ce qui est né de la vigne, jusqu'à ce jour où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu''. Et ayant chanté l'hymne, ils sortirent vers le Mont des Oliviers.»
Il s'agit d'un repas. Il y a du pain, il y a également une coupe. Le texte s'achève par la mention du Mont des Oliviers. Les Oliviers donnent fruit qui peut être mangé. D'un bout à l'autre de ce passage, il s'agit de manger ou de boire, il s'agit de se nourrir.
Il est question aussi du lien de ce repas avec autre chose. Sans doute on mange et on boit mais manger et boire prennent une signification nouvelle que je vous propose d'appeler religieuse. Lisons les premières lignes : «Et tandis qu'ils mangeaient, ayant pris du pain, ayant prononcé la bénédiction, il (le) rompit et (le) leur donna». Pareillement, un peu plus bas, «Et, ayant pris une coupe, ayant rendu grâce, il (la) leur donna». Et enfin, «Et ayant chanté l'hymne, ils sortirent vers le Mont des Oliviers».
Si nous cherchons à exploiter ces premières remarques, nous pouvons, sans trop nous tromper, affirmer ceci : ce passage est le récit de la célébration religieuse de ce qui permet de vivre. Or, ici, ce qui permet de vivre, c'est un repas, où l'on prend de la nourriture, où l'on consomme une boisson. Mais ce repas est célébré religieusement.
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Nous observons que quelqu'un prend l'initiative dans ce repas. Quelqu'un le préside : «ayant pris du pain, ayant prononcé la bénédiction, il (le) rompit et (le) leur donna et dit : "Prenez (recevez)..."» C'est lui qui va continuer à conduire le repas sur les deux voies que nous venons de dégager, c'est lui qui prend du pain, qui prend une coupe, première voie, et c'est lui aussi qui prononce la bénédiction, qui rend grâce, deuxième voie.
Celui qui préside le repas, qui célèbre, c'est lui aussi qui nourrit. Il n'est pas extérieur aux gestes qu'il fait, il ne les fait pas à distance, il n'en est pas seulement le président, ni même l'acteur. Celui qui préside et qui célèbre est aussi celui qui nourrit d'un aliment qu'il est lui-même. Pour le pain, que dit-il ? «Prenez (recevez), ceci est mon corps» et après avoir pris la coupe, «il leur dit : "Ceci est mon sang"». Aucune extériorité par rapport aux aliments, aucune extériorité par rapport à ce qu'il donne.
Puisqu'il est lui-même consommé, absorbé, on peut dire qu'il disparaît, qu'il meurt. Oui, mais sa vie passe et se transforme. En quoi donc ? Dans l'alliance de tous ceux qui le consomment. Nous pouvons être surpris lorsqu'il dit «Prenez (recevez), ceci est mon corps». Rien d'autre n'est ajouté. En revanche, lorsque nous passons à la suite, nous lisons : «ayant pris une coupe, ayant rendu grâce, il (la) leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : "Ceci est mon sang, (celui) de l'alliance, qui est répandu en faveur de beaucoup".» Le sang est bien répandu, il y a donc mort. Mais il est répandu comme sang d'alliance en faveur de beaucoup. Ceux qui ont à prendre ou à recevoir, ceux-là vont vivre. Nous observons d'ailleurs que ceux qui le consomment sont présentés comme un immense ensemble : «ils en burent tous».
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Nous pouvons observer que le président du repas se nourrit du don qu'il fait de lui-même. Pourquoi est-ce que j'avance cette proposition étrange ? D'abord parce que c'est bien un don qu'il fait : «tandis qu'ils mangeaient, ayant pris du pain, ayant prononcé la bénédiction,» il le casse, il le rompt «et (le) leur donna». Il en va de même pour la coupe, il la donne : «ayant pris une coupe, ayant rendu grâce, il (la) leur donna, et ils en burent tous.» Mais ce n'est pas tout. Ce don qu'il fait, il s'en nourrit. Pourquoi ? Parce que c'est par ce don qu'il fait que vont advenir ici même la puissance souveraine d'un roi, de Dieu lui-même, et sa propre vie rendue. «En vérité, je vous dis que non, je ne boirai plus de ce qui est né de la vigne, jusqu'à ce jour où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu». Ainsi, il meurt sans doute, puisqu'il devient nourriture, aliment, et que sa vie n'est plus la sienne mais qu'elle existe dans l'alliance de tous ceux qui le consomment. Mais cela ne signifie pas que lui-même, en personne, ne survive pas à ce don, puisque aussi bien lui-même boira, comme si lui-même recevait un don. Ceux auxquels il le donne boivent, et lui aussi boira, parce que quelque chose lui sera aussi donné.
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Autre remarque encore. Tous ne font qu'un avec lui dans la célébration religieuse de ce repas. En effet, à deux reprises, c'est lui qui fait un geste religieux : «ayant prononcé la bénédiction», et «ayant rendu grâce» ! Mais à la fin, qui chante l'hymne ? Lui, sans doute, mais eux aussi, avec lui «Et ayant chanté l'hymne, ils sortirent vers le Mont des Oliviers». On dirait qu'au long de ce récit s'est constituée une communauté dont il a l'initiative, dont il est le chef, mais dont il est aussi l'aliment pour tous qui en vivent : «ils en burent tous». A la fin, ils sont constitués en communauté, lui avec eux, eux avec lui, et ils se dirigent vers l'extérieur, vers le monde, là où il y a des oliviers, où l'on broie les olives aussi (n'oublions pas que ce pain est un pain qui n'a pu être donné qu'après avoir été rompu). Les oliviers ne nourrissent que d'être pressés.
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Chaque fois qu'il y a la transformation de quelque chose en autre chose, nous cherchons avec curiosité à savoir le moment où l'on passe du premier état à l'état suivant. Je vous propose, pour conclure, que nous abordions certains passages de ce texte avec cette question.
Au départ, c'est du «pain», à l'arrivée, c'est «mon corps». Qu'est-ce qui fait que l'on est passé du pain au corps ? Mais c'est dit, il n'y a qu'à le lire. C'est la prononciation de la bénédiction, c'est la fraction et c'est le don. Après cela, il n'y a plus que «mon corps». J'ai tenu à mettre entre parenthèses les compléments d'objet du verbe rompre et du verbe donner, parce qu'on ne sait plus ce qui est rompu et ce qui est donné. Ce qui est sûr, c'est que c'est du pain qui est pris «ayant pris du pain, ayant prononcé la bénédiction, il... rompit et... leur donna et dit :"Prenez (recevez), ceci est mon corps"». Faites ce que j'ai fait. Moi aussi j'ai pris du pain, j'ai reçu du pain. A votre tour d'en faire autant. Je transforme du pain en mon corps et je vous dis : à vous ! A vous je le donne, et à vous d'en faire autant.
Chacun d'entre nous peut dire : «Ceci est mon corps», pour peu qu'ayant pris du pain, ayant prononcé la bénédiction, il passe à un moment de fraction du pain et de lui-même et à un moment de don. Il peut dire à d'autres alors à son tour : Prenez, recevez ; ce que vous prenez, ce que vous recevez, c'est moi.
Venons-en à la coupe. Il rend grâce, il la donne et ils burent tous. Nous ne savions pas s'ils avaient pris le corps, ça ne nous est pas dit, ce que nous savons, c'est que tous boivent. Autrement dit, tous se trouvent rassemblés dans le geste de boire. La transformation, c'est l'alliance entre tous. Cette alliance est faite de la communion de tous à quelque chose qui fait vivre.