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Que nous faut-il faire ? 

«Et les foules l'interrogeaient en disant : «Que nous faut-il donc faire ?» Répondant, il leur disait : «Qui a deux tuniques qu'il partage avec qui n'en a pas, et qui a des aliments qu'il fasse de même.» Vinrent aussi des publicains pour être baptisés, et ils lui dirent : «Maître, que nous faut-il faire ?» Il leur dit : «N'exigez rien de plus que ce qui vous est fixé.» Des soldats aussi l'interrogeaient, en disant : «Et nous, que nous faut-il faire ?» Et il leur dit : «Ne molestez ni ne calomniez personne, et contentez-vous de votre solde.» Comme le peuple était dans l'attente et que tous se demandaient dans leurs coeurs, au sujet de Jean, si peut-être il n'était pas le Christ, Jean répondit en leur disant à tous : «Moi, c'est d'eau que je vous baptise, mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne vaux pas pour délier la courroie de ses chaussures ; lui, il vous baptisera dans l'esprit saint et le feu, la pelle à vanner dans sa main pour bien purifier son aire et ramasser le blé dans sa grange ; quant à la paille, il la consumera dans un feu qui ne s'éteint pas.» Et par beaucoup d'autres exhortations il annonçait la bonne nouvelle au peuple.»


Luc III, 10-18

Nous disons : le Christ. Nous pourrions dire : le Messie. Le Christ, c'est une traduction. Et je vous laisse réfléchir à la question suivante : qu'en serait-il du «christianisme» si, au lieu de porter ce nom, il s'appelait le «messianisme» ? Voilà la question que je vous propose, pour qu'elle vous travaille tout au long du trajet que nous allons faire.

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Pour nous repérer dans ce passage, nous pouvons déjà reconnaître que nous allons franchir comme trois étapes. Un premier moment est caractérisé par le retour d'une même question à laquelle celui qui est interrogé répond. «Que nous faut-il donc faire ?» Et puis, quand nous avons été un peu plus loin, voilà qu'il s'agit, non plus de ce qu'il faut faire, mais du Christ. Et enfin, celui qui répond, Jean, tient un discours dans lequel il est fait état du feu.

Tout au long de ce parcours, un mot assure la continuité : le verbe baptiser. «Vinrent des publicains pour être baptisés et ils lui dirent : "... que nous faut-il faire ?"». Lorsque Jean répond à l'interrogation portant sur le Christ, il commence par dire : «Moi, c'est d'eau que je vous baptise». Le feu sera introduit par le même verbe : «il vous baptisera dans l'esprit saint et le feu». Tout s'achève d'ailleurs par le feu qui ne s'éteint pas.

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Il s'agit des foules, ensuite des publicains, enfin des soldats. «Les foules l'interrogeaient en disant : "que nous faut-il donc faire ?. Les foules, comme les autres d'ailleurs, posent une question concernant le contenu de la conduite à tenir. Nous dirions aujourd'hui que tous formulent une interrogation éthique.

Celui qui répond se tient au niveau de la question. Il dit ce qu'il faut faire. «Qui a deux tuniques qu'il partage avec qui n'en a pas, et qui a des aliments qu'il fasse de même». Aux foules qui interrogent sur la conduite à tenir, il est répondu dans l'ordre du besoin. Il ne faut pas garder pour soi plus que ne l'exige le besoin élémentaire. Besoin d'être vêtu, besoin d'être nourri. Si on va au delà, si on ne partage pas, à ce moment-là, on porte tort aux besoins vitaux des autres qui n'ont pas de quoi satisfaire de tels besoins. Tout de suite nous voyons que la réponse écarte une sorte d'abondance, d'excès, de surplus. Il suffit d'une tunique, il suffit d'avoir de quoi manger, le reste est pour les autres. Telle est la réponse donnée aux foules.

Des publicains viennent, eux, pour être baptisés, avec le désir de savoir à quoi engage le geste qu'ils vont faire. «Ils vinrent pour être baptisés et ils lui dirent : "Maître, que nous faut-il faire ? Ils reconnaissent leur interlocuteur comme quelqu'un qui est capable de donner la réponse qualifiée. Ils le tiennent pour un maître !

«N'exigez rien de plus que ce qui vous est fixé.» Ce n'est plus dans l'ordre du besoin que la réponse est donnée. Elle s'inspire de la convention établie, du droit admis. Il ne faut pas prendre plus qu'il n'est convenu. Les foules recevaient une réponse générale et universelle. Les publicains reçoivent une réponse en fonction de leur état, de leur statut. Mais la réponse qu'ils reçoivent a quelque chose qui n'est pas sans rappeler la précédente. Deux tuniques, c'était une de trop, et il fallait exclure le surplus. Ici, par certains côtés, la réponse est bâtie sur le même patron : «N'exigez rien de plus que ce qui vous est fixé» : restez en deçà de ce que vous pouvez obtenir, et cet en deçà est défini par ce qui a été établi. Sinon, quelque chose serait perturbé, non pas dans l'ordre élémentaire de la subsistance, mais dans l'ordre de la loi, fondement de la vie sociale.

«Des soldats aussi l'interrogeaient en disant : "Et nous, que nous faut-il faire ? Je vous laisse vous arrêter sur ce «et nous». Entendons : est-ce que nous avons quelque chose à faire ? Mais on peut entendre aussi : dis-nous ce qui nous concerne, car il y sûrement quelque chose à faire, qui nous concerne.

«Et il leur dit : "Ne molestez ni ne calomniez personne, et contentez-vous de votre solde. Certes, la réponse touche à la violence. La violence déjà pointait dans la réponse donnée aux publicains, qui pouvaient outrepasser ce qui était fixé d'après la convention. Cette fois-ci, il s'agit de cet au-delà que la violence physique peut atteindre : «Ne molestez ni ne calomniez personne» : ne portez atteinte ni au corps ni à la réputation de personne, restez en deçà car si vous cherchiez à molester ou à calomnier, ce serait pour posséder plus.

Nous voyons donc que, si différentes que soient les réponses, elles sont, comme les questions posées, relativement identiques. Le dénominateur commun, c'est qu'il faut ne pas aller jusqu'au bout du pouvoir que l'on détient. Savoir se retirer, savoir s'arrêter.

Nous voyons d'ailleurs que toute la surface de la société se trouve couverte. Qui était soldat ? d'autres sans doute que les autochtones, des étrangers. Quant aux publicains, ils étaient à la frontière de la société qui commandait et de la société qui était soumise. Et puis, plus largement, il y avait les foules, tout le monde, des anonymes plus encore que ne le sont les soldats et les publicains.

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Si j'insiste pour que nous caractérisions bien ces différents groupes, c'est parce que maintenant il va s'agir d'un autre groupe : «Comme le peuple était dans l'attente», et c'est encore ce terme de peuple qui termine le passage que nous traversons : «il annonçait la bonne nouvelle au peuple». Or avec l'introduction de ce nom de peuple, ce n'est plus une interrogation éthique qui se trouve posée. Je me garderai de lui donner un qualificatif. Je laisse à chacun d'entre vous le soin de lui en donner un, s'il le peut. Ce qui est sûr c'est que l'interrogation est d'un autre ordre que celui du «devoir faire».

«Le peuple, nous dit-on, était dans l'attente et tous se demandaient dans leur coeur, au sujet de Jean, si peut-être il n'était pas le Christ». Le peuple, dans ce passage, c'est l'ensemble de ceux qui sont dans l'attente. Pour être du peuple, il faut et il suffit d'être dans l'attente. Et cette attente s'accompagne d'une interrogation qui porte sur quelqu'un «et tous se demandaient dans leur coeur». Interrogation qui vient de ce qu'il y a de plus intime. Attendre, ce n'est pas une chose, attendre, c'est une manière d'être, comme aussi bien, d'ailleurs, se demander, s'interroger dans son coeur.

Sur quoi porte l'interrogation ? Est-ce que celui qui est là, qui d'ailleurs ne va pas tarder à répondre, et qui porte un nom, ne serait pas, par hasard, peut-être, on ne sait jamais, le Christ, c'est-à-dire le Messie, c'est-à-dire, l'attendu. Est-ce que là, au présent, il n'y a pas quelqu'un qui arrête l'attente ? Au fond, est-ce que Jean ne serait pas celui au-delà duquel il n'y a pas à aller, dont il faudrait se contenter, qu'il n'y a pas de raison de récuser, parce qu'on n'a pas à exiger plus encore ou, du moins, autre chose encore ? Vous voyez comment tout notre deuxième temps n'est pas si différent du premier ! Faut-il s'arrêter à Jean qui est là, ne pas aller plus loin que lui ? (Vous observerez d'ailleurs que nous n'entendons pas la question qui aurait été posée à Jean. Toutes ces questions, toute cette attente étaient des attentes cordiales, si j'ose dire : elles étaient dans le coeur. Toujours est-il qu'elles reçoivent une réponse manifeste. La réponse d'une parole.)

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«Jean répondit en leur disant à tous» (tous se demandaient, Jean répond en leur disant à tous). Tous : s'agit-il du peuple ? Sans aucun doute, mais ne s'agit-il pas de plus que le peuple ? de la foule ? des publicains ? des soldats ?

«Moi, c'est d'eau que je vous baptise, mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne vaux pas pour délier la courroie de ses chaussures». «Moi, c'est d'eau». Avec moi, vous n'irez pas plus loin que l'eau. Après tout, pourquoi ne pas aller jusqu'à l'eau et s'en tenir à l'eau ? Mais il y a un au-delà, et cet au delà est en moi pour autant que je vous baptise d'eau, car je suis aussi celui qui vous dit : «il vient».

Jean est l'homme frontière. «Il vient celui qui est plus fort que moi ». Quelqu'un qui est plus fort que moi, dont la puissance va au-delà de ce que je peux représenter, dont la force passe outre, cette force que je vous ai invités à retenir. Il vient, plus fort que moi, plus puissant, et je suis si faible par rapport à lui que je ne peux pas faire barrage. Ne croyez pas que je puisse l'arrêter : «Je ne vaux pas pour délier la courroie de ses chaussures». Je ne peux pas l'intercepter. Délier la courroie des chaussures de celui qui vient, ce serait l'assigner à résidence, faire qu'il n'ait plus à marcher, interdire l'avenir. Aussi bien, d'ailleurs, passons-nous au futur et nous entrons maintenant dans notre troisième étape.

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Lui, pas moi. Mais il fera quelque chose comme moi : Il vous baptisera. Il vous plongera dans quoi ? «Dans l'esprit saint et le feu». Quel contraste avec ce que nous avions entendu tout à l'heure !

Tout à l'heure, c'était clair et net : «que nous faut-il faire ?» Et les réponses avaient été aussi claires et nettes. On savait à quoi s'en tenir. Ici, peut-être, nous sommes tentés de dire : c'est bien beau, mais qu'est-ce que ça veut dire ? Ici, peut-être, nous sommes éblouis, charmés par le langage, le style poétique, mais soyons bien francs, nous risquons d'être déçus, parce que nous voulons du positif, nous voulons savoir ce qu'il faut faire, et tout à l'heure les réponses avaient été tout à fait accordées à la question, même si elles étaient exigeantes. Or il baptisera sans que nous ayons rien à faire ! Tout à l'heure, ils venaient pour être baptisés, et comme accompagnement du baptême, ils recevaient une réponse à la question : «que nous faut-il faire ?» Maintenant les choses sont bien différentes. C'est lui qui baptisera dans l'esprit saint et le feu et c'est lui qui mettra la main à l'ouvrage : «La pelle à vanner dans sa main». Le travail, si travail il y a à faire, c'est lui qui s'en charge !

«La pelle à vanner dans sa main pour bien purifier son aire et ramasser le blé dans sa grange ; quant à la paille, il la consumera dans un feu qui ne s'éteint pas». Le feu revient. Peut-être cherchons-nous ce qu'il y a derrière ces mots. Et chacun de nous, selon ses propres lumières, ou ses propres délires, y met ce qui lui plaît. Mais pourquoi voulons-nous à tout prix dégager un concept sous l'image ? Pourquoi ne pas prendre les mots au pied de la lettre, reconnaître que celui qui viendra, celui qui est en train de venir baptisera, et que ce baptême ressemble au dernier événement qui se produit dans les travaux des champs.

Il y a donc bien quelqu'un qui poussera jusqu'au bout, quelqu'un qui achèvera. S'il s'agit de vous et de moi, nous avons à faire quelque chose, mais comme quelqu'un qui ne va pas jusqu'au bout de sa force, de son pouvoir. Mais il y a bien à aller jusqu'au bout, à finir les travaux. Cependant, ce n'est pas vous qui les finirez : c'est celui qui vient et qui plongera dans l'esprit saint et le feu, et ce baptême consistera à consumer ce qui mérite de l'être, à garder ce qui mérite d'être conservé. C'est une bonne nouvelle ça, il n'y a pas de quoi en avoir peur. Heureusement qu'il y a du feu et que ce feu ne s'éteint pas !

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«Par beaucoup d'autres exhortations il annonçait la bonne nouvelle». A qui ? «au peuple». Le peuple, qu'est-ce que ça veut dire ? Dans ce passage, le peuple désigne, comme on l'a vu déjà, ceux qui attendent, et qui, dans leur coeur, se demandent : alors, c'est ici, au présent, qu'est le Messie ? Le peuple est fait de ceux à qui Jean répond : non, mais ne me prenez pas, moi qui suis ici, en face de vous, pour le Messie ! Le Messie, il vient et il est en train de venir dans votre attente. Vous avez bien raison, au fond, de l'attendre et de vous demander dans votre coeur, si ici, ce n'est pas lui. Attendre le Messie, le Christ, c'est une bonne chose. Mais sachez bien que ce Messie, que vous avez bien raison d'attendre, il vient. Venir, c'est ne pas être ici déjà. Ce qui est ici, c'est ce que vous avez fait. Or, ce que vous avez fait, on vient d'en parler. Mais votre attente témoigne qu'il y a un au-delà. Vous ne pouvez pas vous contenter de ce que vous avez fait, mais cet au-delà, quand il vient, pousse plus loin les choses, les mène à terme, comme s'achèvent les travaux des champs, par l'engrangement et le nettoyage.

Cet achèvement, nous avons de la peine à lui donner un qualificatif, c'est sûr. Au minimum, ce qu'on peut dire, c'est qu'il n'est pas d'ordre éthique. L'éthique, c'est pour nous. La conduite, c'est pour nous. L'achèvement vient pousser jusqu'au bout l'existence de chacun, l'histoire de tous. C'est plus flou que l'éthique (l'éthique, c'est clair et net ; je ne dis pas que ses prescriptions soient faciles à déterminer concrètement ni même à accomplir, mais à la question posée une réponse était donnée). Qu'est-ce que c'est que le Messie ? Qu'est-ce que c'est qu'être baptisé dans l'esprit saint et le feu ? La question est-elle bien formulée ? Non pas : qu'est-ce que c'est? mais : quand est-ce ? C'est quand ça finira.

''8 décembre 1994''

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