« Un pécheur qui change de pensée »
(1) Les publicains et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’entendre. (2) Les Pharisiens et les scribes murmuraient entre eux, disant : « Celui-ci accueille des pécheurs et mange avec eux. » (3) Il dit à leur intention cette parabole (4) « Quel humain d’entre vous, s’il a cent brebis et qu’il en perde une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf dans le désert et ne va après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la trouve ? (5) Et, l’ayant trouvé, il la pose sur ses épaules, joyeux, (6) et étant venu à la maison, il convoque les amis et les voisins, en leur disant : « Réjouissez-vous avec moi car j’ai trouvé ma brebis, celle qui était perdue ! » (7) C’est ainsi, je vous dis, qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui change de pensée que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de changer de pensée. (8) Ou quelle femme, si elle a dix drachmes et qu’elle perde une drachme, n’allume une lampe et ne balaie la maison et ne cherche avec soin jusqu’à ce qu’elle trouve ? (9) Et, ayant trouvé, elle convoque les amies et les voisines, en leur disant : « Réjouissez-vous avec moi car j’ai trouvé la drachme que j’avais perdue ! » (10) C’est ainsi, je vous dis, qu’il y a de la joie en face des anges de Dieu pour un pécheur qui change de pensée. »
Pécheur : une identité sociale ?
Les publicains et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’entendre. Les Pharisiens et les scribes murmuraient entre eux, disant : « Celui-ci accueille des pécheurs et mange avec eux. »
Publicains et pécheurs sont d’abord associés. Ils sont même envisagés comme formant un ensemble qui les réunit tous. Par la suite, il n’est plus fait mention des premiers mais seulement des pécheurs, et ensuite, par deux fois, du pécheur qui change de pensée.
Comment comprendre que les publicains disparaissent de ce passage ? Du seul fait du nom qu’on leur donne, ils sont désignés par la fonction qu’ils exercent dans la société. Mais pourquoi les associer aux pécheurs ? Seraient-ils assimilables à eux ? Si, au contraire, il faut les en distinguer et que, pour cette raison, ils s’effacent, on se demandera si la condition de pécheur confère à elle seule une identité sociale comme peut le faire une profession.
Toujours est-il que du groupe formé des publicains et des pécheurs se distingue celui des Pharisiens et des scribes. Quelque fonction que remplissent dans la société les membres de ce second groupe, ils s’accordent pour murmurer entre eux. On ne connaît pas le texte de leur commun murmure. Mais on en connaît le motif : c’est l’accueil réservé par quelqu’un à des pécheurs, et un accueil tel qu’il va jusqu’au partage de la même nourriture.
Le comportement de ce second groupe signale un événement qui est en train de devenir un problème. Non seulement il attire l’attention sur la seule condition de pécheur mais, surtout, il confirme et, d’une certaine façon, transforme ou, en tout cas, commente une situation qui, d’abord, avait été présentée sans être jugée.
En effet, d’après le récit qu’on lit, on était placé devant un spectacle, on voyait en quelque sorte les publicains et les pécheurs qui s’approchaient tous d’une même personne. Le même récit indiquait leur intention : ils voulaient entendre la personne qui parlait. Or, maintenant, le propos attribué aux Pharisiens et aux scribes laisse penser qu’ils portent une appréciation défavorable sur ce qu’ils observent.
En somme, s’il y a deux groupes nettement distincts, trois rôles sont présents. Il y a celui de l’approché-accueillant, dont le nom propre n’est pas cité : un seul l’occupe. Il y a celui des approchants-accueillis : il est tenu par les publicains et les pécheurs. Il y a celui des murmurants : il est propre aux Pharisiens et aux scribes.
Perdre et trouver
Il leur dit cette parabole :
On aura à s’entendre sur la qualification attribuée ici par ce terme de parabole au discours qu’on va lire maintenant. Mais on ne pourra le faire qu’après l’avoir lu et compris. Car la teneur même de ce discours n’est pas indifférente pour définir la pensée qui s’en dégage.
Quel humain d’entre vous, s’il a cent brebis et qu’il en perde une, ne laisse les quatre-vingt dix-neuf dans le désert et ne va après celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il la trouve ?
C’est une question. Elle vient de l’approché-accueillant. Elle s’adresse aux murmurants. Elle fait appel à ce qu’il y a d’humanité en eux : quel humain d’entre vous ?... Elle dirige leur attention vers leur éventuelle condition de propriétaire de biens qui peuvent rapporter : …s’il a cent brebis…Mais cette même question leur rappelle que cette condition ne les met pas à l’abri de perdre :...et qu’il en perde une…
Or, toute perte, si légère qu’elle soit, change la condition du propriétaire. Elle la conteste pratiquement. Perdre, c’est ne plus avoir. Or, la possession, semble-t-il, est incompatible avec ce qui la nie, si peu que ce soit. Une brebis perdue n’est pas seulement une ôtée de cent : c’est la survenue de la perte. Celle-ci, de toute évidence, est insupportable à quiconque a cent brebis. L’unité manquante est perdue. Du coup, le reste des brebis peut être délaissé, abandonné dans le désert et, en tout cas, n’être plus même gardé, protégé. La masse restante des brebis est-elle même encore un bien possédé maintenant qu’une seule est perdue ? Si elle n’est pas, elle aussi, d’une certaine façon comme perdue, elle est assurément négligée : …ne laisse les quatre-vingt dix-neuf dans le désert…
Le propriétaire est atteint dans sa capacité à posséder. Celle-ci est lésée. Le voilà devenu lui-même un autre. Il quitte ses occupations ordinaires, il part. Il est tout entier défini maintenant par l’attitude qu’il prend envers ce qu’il a perdu : …et ne va après celle qui est perdue…Le temps ne coule plus pour lui comme précédemment, comme avant de perdre. Il vit désormais dans un temps qu’on peut compter à partir d’un événement qui n’est pas encore arrivé mais qui est poursuivi : c’est un temps marqué par un délai et celui-ci n’est pas quantitativement compté mais qualitativement évalué en fonction de son terme : …jusqu’à ce qu’il la trouve. Sans doute, peut songer non sans quelque raison tout lecteur, une brebis, une seule, a été perdue, au sens propre de ce mot. Mais, tel un élément subtil, la perte elle-même se diffuse. Autrement, certes, que les quatre-vingt-dix-neuf, le propriétaire n’est-il pas lui-même perdu à sa façon ?
Quoi qu’il en soit, le récit ne fait pas état du moment même où la brebis est trouvée. Ce moment, quand il survient, n’est pas même noté. Et, pourtant, il s’est produit, il a eu lieu :…Et l’ayant trouvée…On ne le mentionne que pour relever son accomplissement passé.
Pourquoi cette ellipse de toute notation de l’événement au moment même où il se produit ?
Plus que la récupération d’un bien, l’important, semble-t-il, c’est de signaler que le propriétaire, après avoir été tellement bouleversé par la perte d’une part infime de son bien, est lui-même maintenant transformé. D’ailleurs, cette part infime, il l’a moins retrouvée que, plus simplement, trouvée. Il y a de quoi s’étonner. Sa manière même de posséder est comme renouvelée. On dirait qu’il invente une autre manière d’avoir ce qui lui appartient. D’une certaine façon, maintenant, il ne fait qu’un avec la brebis naguère encore perdue, il s’assimile à elle ou elle à lui, les deux corps se touchent: ...il la pose sur ses épaules. Si un changement s’est produit, c’est en lui-même : il est joyeux.
Pourtant, il reste bien celui qu’il était auparavant, antérieurement à l’événement qui l’a mobilisé. Il habite toujours quelque part, il fait société avec d’autres, qui sont de plain-pied avec lui : ...et étant venu à la maison, il convoque ses amis et ses voisins, en leur disant : « Réjouissez-vous avec moi car j’ai trouvé ma brebis, celle qui était perdue…
Pourquoi la joie doit-elle se communiquer, aller de lui vers d’autres, qui sont autour de lui ?
Si la joie a une raison d’être et de se répandre très largement, c’est maintenant à cause du passage de perdre à trouver qui, ainsi qu’on l’a observé, affecte tout autant le propriétaire de la brebis que la brebis elle-même. Oui, certes, c’est donc bien lui, son possesseur, qui l’a trouvée. Mais elle, elle n’est pas désignée comme un bien qu’il avait personnellement perdu. Elle est sienne, sans aucune doute mais, si l’on ose dire, sa perte ne lui appartient pas : elle la concerne elle-même, elle la définit, puisqu’elle est la brebis qui était perdue : ces mots disent plus ce qu’elle était devenue, la transformation de sa condition, son état de perte, que ce qui, en conséquence, pouvait toucher son seul propriétaire. Dès lors, la joie de ce dernier de l’avoir trouvée acquiert une sorte d’objectivité sociale. Elle est en lui d’abord l’effet et comme la réfraction du nouvel état de la brebis et, à ce titre, elle intéresse tous ceux auxquels le propriétaire est lui-même uni par l’amitié ou le voisinage. C’est tout son monde, et pas seulement lui-même, qui doit connaître la joie, comme par suite d’une heureuse contagion. La joie doit se diffuser de lui jusqu’à tous ceux auxquels il est lié. Fini le temps où le malheur de la perte l’avait atteint lui-même, passant de la brebis jusqu’à lui !
La joie dans le ciel
Telle est l’histoire que raconte l’approché-accueillant à l’intention des murmurants. Il était indispensable de rendre sensible la riche et fine complexité des relations qui se dessinent dans ce drame. En effet, l’application qu’en fait son narrateur à la situation de ses interlocuteurs peut d’abord paraître réductrice, voire appauvrissante. Même si elle est exprimée comme on fait pour narrer un événement, elle sonne comme une sentence.
C’est ainsi, je vous dis, qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui change de pensée que pour quatre-vingt- dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir.
Pour que la conclusion ou la leçon proposée par le narrateur échappe à la banalité à laquelle la ramènerait une lecture superficielle, il ne sera pas de trop de revenir sans cesse à l’histoire elle-même et, surtout, à la vertu qui lui est expressément attribuée par le narrateur quand il la qualifie de parabole. Bref, on commentera la maxime par le récit et, de ce fait, la maxime elle-même, dans sa sobriété, prendra une force singulière.
C’est ainsi, je vous dis, qu’il y aura plus de joie dans le ciel…
L’approché-accueillant s’adresse à des individus, Pharisiens et scribes, les murmurants, qui sont gens d’expérience et bons connaisseurs de ce qui se passe dans la société, parmi les humains. Mais ils ne peuvent pas rester insensibles à la répercussion de ces événements dans le ciel. Le lecteur devra s’en souvenir.
Or, l’histoire qui précède n’est pas exceptionnelle : il va de soi qu’elle se produit comme on l’a raconté. Personne ne viendra soutenir le contraire. Tel est le sens de la modalité interrogative qui introduit le propos : Quel humain d’entre vous ?...La réponse est évidente : tout le monde se conduira comme il est dit. Il suffit d’être un humain pour agir de cette façon, tous en conviendront. Le procédé rhétorique est habile et de grande portée. Il prépare à une admission facile de la conclusion quand elle viendra.
En effet, le c’est ainsi laisse entendre, comme allant aussi de soi, que les mœurs du ciel sont semblables à celles qui se rencontrent dans le temps de l’histoire. Celles-ci ne sont qu’une analogie de celles-là. Encore faut-il se faire à cette pensée et admettre que celui qui le prétend - je vous dis – est digne de foi, qu’il dit vrai. Mais, si on l’accorde, alors il faudra convenir que la joie, présente dans la société humaine, se manifeste aussi dans le ciel, pour peu que se produisent des événements comparables à ceux qu’on vient de raconter. Or, sur ce point, il ne devrait pas y avoir de désaccord entre le narrateur et ses interlocuteurs, à ceci près, et ce n’est pas rien, qu’il n’est pas sûr qu’ils conviennent avec lui de transposer ces événements à des pécheurs. En tout cas, cette joie, si l’on tient à la mesurer, sera, ici comme là, sans proportion avec la modicité prétendue de son prétexte : un pécheur, un seul pécheur, s’il change de pensée, en suscite plus que quatre-vingt dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de changer de pensée.
On notera, en passant, la façon dont l’expression de la disproportion est introduite : c’est par le moyen du nombre, par la valorisation de un par rapport à quatre-vingt-dix-neuf. Par le fait, on quitte l’ordre de la quantification, et l’unité elle-même tend à ne plus être un élément dans une série. On suggère ainsi que les justes peuvent être comptabilisés comme autant d’unités rassemblées. Il n’en va pas de même avec le pécheur. Avec celui-ci, en effet, on passerait de l’unité à l’affirmation de l’unicité, mais pour peu qu’il change de pensée.
Soit, dira-t-on. Mais qu’est-ce donc que changer de pensée, quand on est un pécheur ? En quoi le récit du drame en propose-t-il au moins une analogie ?
On se souvient que le récit marquait bien une différence entre deux moments, celui où la brebis était perdue et celui où elle était trouvée, mais il ne donnait aucune indication sur le moment même où elle était trouvée. Rien n’était dit sur le passage d’un état à l’autre, sinon, et ce n’est pas peu, que son propriétaire va après celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il la trouve. En d’autres termes, le changement de pensée du pécheur se produit bien. Mais, quand on cherche à le saisir en lui-même, sur le vif en quelque sorte, on est, contre toute attente, conduit à le découvrir dans la quête qui est le fait de son propriétaire, de celui qui a perdu !
Il faut avouer qu’il y a de quoi être surpris par cette conclusion. C’est elle, pourtant, qui s’impose lorsqu’on accepte de commenter la maxime par le récit. On pouvait certes pressentir que les murmurants allaient être désavoués par l’approché-accueillant. Mais on ne pouvait pas supposer qu’ils seraient à ce point malmenés, voire attaqués par lui.
Changer de pensée
En effet, si l’on ne sait rien sur le changement de pensée du pécheur, si l’on n’apprend pas en quoi il a pu consister pratiquement, en revanche, il est assez clair que les murmurants, les Pharisiens et les scribes, eux, ont besoin de changer de pensée. Certes, il n’est pas dit qu’ils soient pécheurs. Il est même plutôt insinué qu’ils sont justes. Mais qu’à cela ne tienne ! Ont-ils réalisé que, s’ils le sont, c’est parce que, comme tout humain, ils ont été et sont encore concernés par une histoire dans laquelle on est trouvé après avoir été perdu ? C’est cette histoire qui importe plus que le rôle qu’on y tient, et c’est toujours l’histoire d’une communication perdue et trouvée : communication avec tous les autres dans le troupeau auquel on appartient, communication avec le propriétaire du troupeau et du troupeau avec son propriétaire, communication de celui-ci avec ses amis et voisins.
Faut-il dissocier le récit de la maxime ? Certainement pas. En effet, l’histoire racontée n’est une parabole, son récit n’est jeté en marge de l’existence humaine, pour l’éclairer, qu’en raison de la maxime qui le termine. Or, il n’y a pas à craindre que cette maxime n’enferme la pensée, qu’elle ne l’arrête. En effet, elle porte en elle la mention de ce changement de pensée du pécheur, qui n’est pas rien mais qui s’exprime, paradoxalement, comme l’atteste l’histoire de la brebis, en une poursuite dans laquelle s’engage un propriétaire lésé qui va après celle qui est perdue.
En définitive, le pécheur change de pensée, même si l’on ne voit ni ne sait en quoi consiste cette transformation. Elle a lieu. Elle se produit. Mais quelque chose d’elle apparaît cependant.
Quelle est donc cette chose ? Est-ce même une chose ? N’est-ce pas plutôt une relation ?
En effet, c’est la quête dans laquelle se lance quelqu’un qui aurait perdu une parcelle de son bien et qui l’a trouvée. C’est entendu. On l’a dit déjà. Oui, mais cette quête, est-ce qu’elle n’est pas déjà vécue, concrétisée, réalisée visiblement par les publicains et les pécheurs qui s’approchaient de lui pour l’entendre et, dans le même temps, mais en sens inverse, par cet individu qui les accueille et mange avec eux ? Est-ce qu’elle n’est pas faite de la conjonction de ces deux conduites qui convergent, qui communiquent ? Il semble bien. En d’autres termes, les approchants-accueillis et l’approché-accueillant se tiennent l’un l’autre aussi étroitement que le recto et le verso d’une même feuille ; Or, cette solidarité est elle-même figurée dans la parabole par la communication des propriétés qui se fait entre l’objet perdu et le sujet perdant, comme on peut le constater en observant que la quête est cette dimension ou, plutôt, ce moment où le passif devient actif est réciproquement.
Étrange quête, en vérité, dont les acteurs occupent simultanément le rôle du perdant et du perdu, du cherchant et du cherché, du trouvant et du trouvé. Cette quête est si étrange, en effet, qu’elle ne reçoit pas même de terme qui la conceptualise dans le récit. On lit seulement : …va après celle qui est perdue. Le lecteur infère donc sa présence plus qu’il ne la découvre. Mais il est induit à la discerner quand il ne sépare pas la parabole des circonstances dans lesquelles elle est prononcée : les uns, les publicains et les pécheurs, étaient définis comme les approchants-accueillis, l’autre, dont le nom n’est pas dévoilé, comme l’approché-accueillant.
Voilà, en tout cas, ce qu’avaient à apprendre les Pharisiens et les scribes, en changeant de pensée, eux aussi. S’ils murmuraient entre eux, ne serait-ce pas parce que ce changement de pensée, ils ne l’avaient pas fait ou répugnaient à le faire ? Ils y étaient invités par la parabole que l’approché-accueillant dit à leur intention.
Mais il faut reconnaître que tout lecteur, aujourd’hui encore, est surpris. On voudrait, en effet, assigner de façon fixe et irrévocable telle fonction à celui-ci, telle autre à celui-là. Or, c’est ce qui se révèle ici impossible. Celui qui perd est aussi perdu, celui qui cherche est aussi cherché, celui qui trouve est aussi trouvé. Accepter cela, en prendre acte, voilà ce que c’est, pour un pécheur, que changer de pensée.
Telle est la conclusion à laquelle on parvient par la réunion du récit et de la maxime dans la parabole et, surtout, par l’application de la parabole tout entière, récit et maxime réunis, à la situation réelle qui a été présentée si sobrement dès le début. Il faut la rappeler tant elle est indispensable à la compréhension de l’ensemble du passage. Mais c’est maintenant seulement qu’on peut convenir de cette conclusion.
Les publicains et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’entendre. Les Pharisiens et les scribes murmuraient entre eux, disant : « Celui-ci accueille des pécheurs et mange avec eux. » Il dit à leur intention cette parabole…
Il n’est pas indifférent de lire de nouveau ces lignes. Elles préparent, en effet, à entendre la vérité qui se dit, comme en écho et en réplique, dans la toute dernière phrase de la parabole.
«… dans le précaire, et dans le transitoire, et dans ce dévêtu… »
…il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui change de pensée que pour quatre-vingt dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de changer de pensée.
Le plus de joie dans le ciel indique donc la différence qui existe entre un pécheur qui change de pensée et quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de changer de pensée. Quelle conséquence peut-on tirer de cette affirmation ?
Les deux nombres, un et quatre-vingt-dix-neuf, servent, paradoxalement, de mesure pour distinguer deux conditions proprement incommensurables l’une à l’autre, celle du pécheur et celle des justes, et, plus radicalement encore, pour distinguer l’événement même du changement de pensée de l’absence d’un tel événement du fait qu’il n’y aurait pas ou plus de place pour lui dans l’existence humaine : …pas besoin de changer de pensée.
D’un côté, on est dans l’histoire, de l’autre, on est hors de l’histoire, dans le ciel, là où rien ne peut plus se passer, où tout ce qui pouvait arriver s’est produit. Soit. Mais il est singulier que le plus de joie, lui, advienne dans le ciel. Tout se passe donc comme si, hors du temps de ce monde, là où est censée se dire la vérité, on attribuait plus de valeur à l’histoire, au temps, à l’événement plutôt qu’à l’état, au devenir ou encore au changement plutôt qu’à l’être et à sa prétendue stabilité. Car rien n’arrive aux justes, ils ne changent pas de pensée, même s’ils sont encore dans l’histoire, où court le temps. Donc, si nombreux soient-ils, il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui change de pensée que pour eux.
Telle est la sentence que l’approché-accueillant soumet à la méditation des murmurants et aussi au lecteur. S’il y a une condition pour les humains, le lecteur peut se demander de quelle étoffe elle est faite ? De changement ou d’absence de changement ?
La réponse ne fait pas de doute. Or, s’il y a du changement, il se produit en allant du péché vers autre chose, vers la justice. Mais on peut toujours s’imaginer être établi dans la justice, donc étranger au temps de l’histoire que, pourtant, on habite. Tel semble bien être le cas des Pharisiens et des scribes. La même illusion, certes, est possible pour les pécheurs. Cependant, entre les deux groupes la différence est considérable. C’est elle qu’annonce l’approché-accueillant en déclarant : je vous dis !
Car les pécheurs, eux, sont dans le temps, un temps où l’on peut changer de pensée, un temps rythmé par perdre/être perdu, chercher/être cherché, trouver/être trouvé. De ce fait, ils ne sont pas seulement pécheurs et, pourtant, ils ne sont certes pas aussi justes, mais perdus-cherchés-trouvés. S’ils prétendaient exister autrement, être seulement perdus, par exemple, ou seulement cherchés, ou seulement trouvés, ils auraient, quant à leur mode d’existence, rejoint les justes dans la stabilité, et ils seraient devenus aussi étrangers à la condition humaine.
En définitive, de l’auteur de la parabole, introduite par l’incident que l’on sait, on pourrait dire ce que Péguy déclarait de Bergson : « (Il) nous réintroduit dans une situation et dans une position chrétienne, dans la seule situation et dans la seule position chrétienne, il nous fait littéralement retrouver le point de chrétienté, le point de vue, le point de vie et le point d’être de chrétienté. Car il nous remet dans le précaire, et dans le transitoire, et dans ce dévêtu qui fait proprement la condition de l’homme. »
Une autre parabole ?
Les histoires racontées se suivent mais, en dépit des apparences, ne se ressemblent pas, ne se répètent pas. Elles commentent une même maxime mais autrement chaque fois et, pour cette raison, l’énoncé même de la maxime, comme on le verra, va changer.
Ou quelle femme si elle a dix drachmes et qu’elle perde une drachme, n’allume une lampe, et ne balaie la maison et ne cherche avec soin, jusqu’à ce qu’elle trouve ?
Est-ce une autre parabole ? Non. Une seule était annoncée plus haut : il leur dit cette parabole…C’est donc une variation sur le thème qui vient d’être raconté et enseigné.
Après l’humain, qui est aussi bien masculin que féminin, vient donc une femme. Après la gestion du troupeau, voici les soucis d’une économie domestique. De toute façon, ici et là, il y une maison. Et toujours le même scénario, au moins en son commencement : la perte d’une fraction minime de l’avoir, une drachme sur dix. Ici, toutefois, la recherche apparaît de façon expresse : l’humain…va après celle qui est perdue, tandis que la femme…cherche avec soin jusqu’à ce qu’elle trouve. Il y a plus de précision, de minutie presque, dans l’évocation des moyens mis en œuvre, tout l’intérieur est mis sens dessus dessous, rien n’échappe à la lumière, il n’y a plus trace de déchet : la femme… allume une lampe, balaie la maison, cherche avec soin. Quoi donc ? La drachme qui manque ? Oui, bien sûr. Mais on observe que trouver, comme aussi bien chercher, est employé ici absolument. Ainsi revient un trait qui déjà était perceptible dans le cas de la brebis : l’objet n’est certes pas négligé mais il est discrètement suggéré que le mouvement vers lui, le désir qu’on en a importent plus que lui-même.
Ces nuances signalent-elles que l’objet perdu, cherché, trouvé n’a qu’une valeur secondaire en comparaison du fait même de perdre, de chercher, de trouver ? Peut-être, après tout, et les auditeurs et, aujourd’hui, les lecteurs peuvent penser que, puisque la même chose arrive pour une drachme que pour une brebis, ils peuvent substituer ce qu’ils voudront à la drachme et à la brebis. Bref, il y a toujours, pour tous, un objet perdu, cherché, trouvé. Mais, plus important que lui et, si l’on peut dire, que son objectivité d’objet, il y le fait de perdre/être perdu, chercher/ être cherché, trouver/être trouvé.
On pouvait, en effet, paraître ressentir presque de la tendresse pour la brebis, la poser sur ses épaules. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il s’agissait d’un être vivant. En revanche, qu’importe comment on prend la drachme : il suffit d’avoir trouvé. Il n’y a pas d’attachement à l’objet en tant que tel, mais à sa possession, comme valeur d’échange. N’est-ce pas, d’ailleurs, une pièce de monnaie ? Comme telle, elle vaut pour n’importe quoi.
En tout cas, c’est d’avoir trouvé après avoir perdu qui motive un rassemblement avec les amies et voisines. Alors il faut bien faire mention de l’objet, de la drachme elle-même : « Réjouissez-vous avec moi car j’ai trouvé la drachme que j’avais perdue ! » On a bien lu : non pas « la drachme perdue » mais la drachme que j’avais perdue. Pourquoi cette différence ? Parce que plus que de la matérialité de la drachme qui, après tout, n’est pas un vivant, comme une brebis, c’est sur la femme elle-même, sur ce qui lui est arrivé, sur la perte qu’elle a subie que l’attention est maintenant dirigée.
…C’est ainsi, je vous dis, qu’il y a de la joie en face des anges de Dieu pour un pécheur qui change de pensée. »
Cette fois la maxime de conclusion ne vise que la joie elle-même, sans laisser supposer qu’elle comporterait du plus ou du moins : elle est absolue. Elle est sans mesure, sans comparaison avec quoi que ce soit. On ne compte pas avec elle. On n’y regarde pas quand il s’agit de se réjouir. Et cette joie, pourtant, est discrète : seuls peuvent la discerner les anges de Dieu, les porteurs de ses messages.
Là réside peut-être la différence la plus notable entre la brebis perdue et trouvée et la drachme perdue et trouvée. L’avènement d’une joie gratuite est célébré, alors pourtant qu’il est question d’un objet qui possède une valeur définie dans le jeu des échanges. C’est la joie du pécheur qui ne peut même rien faire pour la mériter, qui ne peut que changer de pensée.
Or, c’est aussi à une telle joie qu’étaient peu préparés ceux qui murmuraient entre eux. Publicains et pécheurs n’avaient certainement pas, quant à eux, des conduites exemplaires. Du moins étaient-ils emportés dans le mouvement d’une dépense en pure perte. Or, c’est leur perte qui est destinée à changer de sens, à être supprimée, mais non pas la folie inconsidérée de leur dépense. Les Pharisiens, ces séparés, et les scribes, ces comptables, savent-ils même d’expérience ce que c’est que perdre et trouver, qu’être perdu et être trouvé ? Cette parabole à leur intention n’est-elle pas faite pour les conduire à prendre part à cette humanité qui leur manque ?
- Qui perd, cherche, trouve ? Qui est perdu, cherché, trouvé ?
- C’est l’unique !
Comme avec l’humain et la brebis, maintenant avec la femme et la drachme, il y a bien un objet perdu, cherché et trouvé. Mais, est-ce parce qu’il s’agit d’une femme et d’une drachme ? Avoir perdu, chercher et trouver prennent plus nettement le pas sur ce qui est perdu, cherché et trouvé. Non pas que le drame devienne plus abstrait, tant s’en faut ! Il gagnerait plutôt en intimité, en familiarité. Mais il s’épure. Il devient plus personnel, non pas moins social - elle convoque les amies et les voisines, elle aussi - et l’on dirait que la perte de l’unique drachme a fait vaciller la femme dans sa condition la plus singulière - j’ai trouvé la drachme que j’avais perdu : son « je » est partout présent.
Comme tout à l’heure, on ne lit pas qu’on a « retrouvé » mais, tout uniment, trouvé. Dès lors, on peut se demander comment on avait, comment on possédait antérieurement, avant de perdre, ce qui a été très réellement perdu, les cent brebis, les cent drachmes et, surtout, quelle est cette unité qui a été perdue, qui est cherchée et qui est trouvée.
Et si cette unité, brebis ou drachme, était la figure de l’individu humain, lui-même toujours unique, de la femme, elle-même toujours unique, non pas de quelque chose qu’ils avaient mais de ce qu’ils étaient uniques ? Il est bien difficile de ne pas soulever cette question. Car tout, dans l’une et l’autre version de la parabole, tend à indiquer que ce qui est perdu, cherché, trouvé, c’est quelqu’un d’unique, comme aussi bien est quelqu’un d’unique celui qui perd, cherche et trouve. Pour s’exprimer encore selon les répartitions établies par la langue, il y a bien un sujet et un objet, un actif et un passif. Il faut maintenir leur distinction, certes. Mais faut-il les séparer ? Non, certainement pas. Mais, surtout, il ne faut pas oublier que l’événement n’entre dans aucune série : il est chaque fois unique.
Car ce n’est pas en vain que ce concept d’unicité, présent dans les deux versions de la parabole, y supplante celui d’unité, comme on l’a déjà pressenti. Qu’il y ait ici cent brebis et là dix drachmes, dans les deux cas il y a le même un. L’un, celui de l’unicité, non celui de l’unité, est commun aux deux histoires parce qu’il ne s’agit de compter ni ici ni là.
Veut-on discerner un signe de l’insistance attachée à marquer expressément l’unicité ? Il suffit de considérer ce qu’est devenue la joie dans le ciel. On l’avait d’abord rencontrée dans la première forme de la parabole. Elle est devenue ici la joie en face des anges de Dieu. Ici et là il y a la joie, extrême mais encore mesurable dans le premier cas, incomparable, absolue, comme on l’a dit déjà, dans le second, bref, elle est unique elle aussi.
Quoi qu’il en soit de cette différence, dans les deux cas Dieu et son monde propre, le ciel ou les anges, sont affectés par cette joie. Dès lors, si chargées d’humanité que soient les deux récits, si typiques qu’ils soient de ce qui arrive communément dans l’histoire, leur vérité porte aussi sur ce qui est autre que l’humanité et que l’histoire. S’il en est ainsi, comment pourrait-on éviter d’affirmer que cette vérité concerne la jonction même, la rencontre, dans l’unique, de l’humain et de ce qu’on appelle le divin ?
Ainsi, une fois encore, l’incident initial dégage-t-il toute sa force, quand on le relit à partir des amplifications et des approfondissements apportés par la parabole. On s’interroge alors sur l’identité de celui qui était seul, unique, comme la brebis, comme la drachme, et qu’on avait nommé l’approché-accueillant. Ne serait-ce pas en lui, dans sa personne et dans sa conduite, que l’humain et le divin, tout à la fois, perdent et sont perdus, cherchent et sont cherchés, trouvent et sont trouvés ?
Au point où l’on en est venu, il est sans doute impossible de ne pas se demander qui est l’unique. En effet, on a compris que celui-ci ne peut pas être confondu avec une unité qu’on retrancherait d’une somme, cent ou dix, ou qui viendrait la compléter, si elle lui était soustraite. L’unique n’est pas un nombre et ne fait nombre avec rien ni personne. Dès lors, l’unique peut être aussi bien un tel et tel autre aussi en même temps, car ils ne s’ajoutent pas l’un à l’autre. Ils communient dans la propriété qui appartient à chacun d’être unique.
N’est-ce pas sur ce mode qu’il convient de comprendre le rapport qui existe entre celui qui dit ici je vous dis et ceux qui se fient à sa parole ? Rapport, relation, et donc non pas confusion, mais un rapport et une relation tels qu’ils sont inséparables, lui d’eux et eux de lui, l’approché-accueillant et les approchants-accueillis et aussi, avec ces derniers, les murmurants eux-mêmes ?
Clamart, le 18 octobre 2007