Est-ce que je suis Juif, moi ?
«Pilate entra donc de nouveau dans le prétoire et appela Jésus et lui dit : "C'est toi, le roi des Juifs ?"Jésus répondit : "Est-ce de toi-même que toi tu dis cela, ou d'autres te l'ont-ils dit sur moi ?" Pilate répondit : "Est-ce que je suis Juif, moi ? C'est ta nation et les grands-prêtres qui t'ont livré à moi ; qu'as-tu fait ?" Jésus répondit : "Mon royaume à moi n'est pas de ce monde. Si c'était de ce monde qu'était mon royaume à moi, mes gens à moi auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais non, mon royaume à moi n'est pas d'ici." Pilate lui dit donc : "Tu es donc roi, toi ?" Jésus répondit : "C'est toi qui dis que je suis roi. Moi, c'est pour cela que je suis né et c'est pour cela que je suis venu dans le monde : pour rendre témoignage à la vérité ; quiconque est de la vérité écoute mon appel." Pilate lui dit : "Qu'est-ce que la vérité ?"»
Il n'y a pas moins de six interrogations dans ces six versets. Et encore l'une d'entre elles pourrait-elle être dédoublée. Ainsi, non seulement, d'un bout à l'autre, nous sommes harcelés d'interrogations, mais en outre, c'est d'un même et unique sujet qu'il est question. Le sujet, c'est celui de la souveraineté. Il semble bien en effet que, dans un premier moment, avant la déclaration de Jésus, tout tourne autour de l'affaire suivante : le roi a-t-il des sujets ?
Avec la déclaration de Jésus, nous ne savons pas si, dans son royaume, il y a encore des sujets : «Mon royaume à moi n'est pas de ce monde. Si c'était de ce monde qu'était mon royaume à moi, mes gens à moi auraient combattu». Nous passons ici par un moment où nous est présenté un roi sans sujet ou, du moins, sans sujet qui soit là.
Enfin, lorsque nous en finissons avec la traversée de ce passage, il semble que tout se soit retourné. Je veux dire que ce sont les sujets, s'il y en a encore, qui reconnaissent le roi. Tout avait commencé par le règne d'un roi sur ses sujets, et tout se termine non par l'éviction de la souveraineté, mais par la reconnaissance d'un roi par des sujets dont on ne sait d'ailleurs pas très bien qui ils sont.
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Nous sommes au Tribunal. C'est un interrogatoire d'identité. «Pilate entra donc de nouveau dans le prétoire et appela Jésus et lui dit». Pilate est dans la fonction du juge dans le prétoire. Jésus est convoqué - c'est bien le sens de ce verbe «appeler».
Sur quoi Pilate interroge-t-il Jésus ? «C'est toi, le roi des Juifs ?» Jésus est interrogé, pour qu'on sache non pas s'il répond au nom de Jésus, mais s'il exerce bien la fonction de roi des Juifs. S'il y a un roi des Juifs, est-ce toi, Jésus ?
Jésus répond : «Est-ce de toi même que toi tu dis cela, ou d'autres te l'ont-ils dit sur moi ?» L'interrogation de Pilate, adressée à Jésus, portait sur la fonction de Jésus. Or, à cette interrogation de Pilate succède une réponse de Jésus, mais qui n'est pas une réponse précise à la question posée. Jésus répond en interrogeant à son tour et son interrogation porte sur l'engagement de Pilate dans la question qu'il vient de poser. «Est-ce de toi-même que toi tu dis cela, ou d'autres te l'ont-ils dit sur moi ?»
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Curieusement, Pilate répond en disant : «Est-ce que je suis Juif, moi ?» Lorsque nous lisons cette phrase, nous risquons de ne pas l'entendre. Nous interprétons la réponse de Pilate de la façon suivante : «Je ne suis pas Juif, moi». Je n'exclus pas du tout que ce soit là un des sens possibles de cette réponse. Mais, si vous le voulez, lisons-la de façon encore plus élémentaire, moins compliquée : Est-ce que, par hasard, je ne serais pas Juif, moi ? Pilate en vient à s'interroger sur sa propre identité à lui, tout en paraissant dénier son appartenance au peuple juif : il interroge sur la possibilité qu'il aurait, après tout, d'être Juif. Aussi bien devrons-nous, nous qui lisons ce texte, nous demander, ce que c'est qu'être Juif.
Pilate continue. «C'est ta nation et les grands prêtres qui t'ont livré à moi ; qu'as-tu fait ?» Selon Pilate, il ne fait pas de doute que lui, Jésus, appartienne à la nation juive et qu'il relève de ses instances, les grands prêtres. Oui, mais observons bien comment il s'y prend. Il est étrange que les Juifs l'aient livré à lui, Pilate : «c'est ta nation et les grands prêtres qui t'ont livré à moi». Livré, c'est-à-dire, transmis, envoyé, expédié. C'est ta nation qui t'a fait passer jusqu'à moi, Pilate.
Et de nouveau une question : «Qu'as-tu fait ?» Jésus a certainement fait quelque chose, et quelque chose sur quoi les Juifs se sont prononcés mais sur quoi, lui, il est appelé aussi à se prononcer. «Ils t'ont livré à moi, qu'as-tu fait ?» Autrement dit, Jésus a dû faire quelque chose qui concerne non seulement les Juifs, mais aussi cet homme qui est là, qui ne porte pas un nom juif, qui même dénie son appartenance à la nation juive. Jésus a dû faire quelque chose qui intéresse et les Juifs et ce magistrat romain qui doit, lui aussi, statuer sur ce qu'a fait Jésus.
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«Jésus répondit : "Mon royaume à moi n'est pas de ce monde"». Même décalage que tout à l'heure quand Jésus répondait : «Est-ce de toi-même que toi tu dis cela ?». Maintenant on lui demande «Qu'as-tu fait ?» Eh bien ! Je n'ai rien fait et je n'ai rien à faire. «Mon royaume à moi n'est pas de ce monde. Si c'était de ce monde qu'était mon royaume à moi, mes gens à moi auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais non, mon royaume à moi n'est pas d'ici». Jésus répond en reprenant ce terme de «livré» mais, cette fois-ci, il l'applique non plus aux Juifs, qui l'auraient livré à Pilate, mais au fait qu'il a été livré, mis entre les mains, remis, confié aux Juifs. Les Juifs n'ont donc livré Jésus à Pilate que parce que, plus radicalement, Jésus a été livré aux Juifs. Et si Jésus a été livré aux Juifs, c'est-à-dire transmis, confié, remis entre leurs mains, c'est pourquoi ? à cause de quoi ? C'est parce qu'il est lui-même sans pouvoir royal en ce monde : «Si c'était de ce monde qu'était mon royaume à moi, mes gens auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mais non, mon royaume à moi n'est pas d'ici». Phrase extraordinaire ! Déclaration prodigieuse dont il faut essayer de dire la portée.
La livraison de Jésus aux Juifs, et finalement à Pilate, devient un véritable signe. Elle est le signe de l'absence de souveraineté de Jésus en ce monde où il n'a pas de gens qui combattent pour lui. Mais ceci est encore négatif. Voici l'affirmation positive. Jésus n'a donc pas de gens en ce monde qui combattent pour qu'il ne soit pas confié, livré, transmis. Soit. Car s'il avait des gens à lui en ce monde, ils ne pourraient qu'empêcher qu'il soit passé des uns aux autres. La puissance dont il disposerait en ce monde ferait obstacle à sa communication à l'intérieur de ce monde. Sa communication aux Juifs, et maintenant à Pilate, est fonction de son absence de souveraineté en ce monde. Absence de soutien, qui est la condition même de sa livraison, condition de sa livraison à des gens bien particuliers, les Juifs qui, eux-mêmes, se débarrassent de lui pour le faire passer à quelqu'un d'autre. Et celui-ci, du coup, se dit : mais puisque je le reçois, est-ce que par hasard, je ne serais pas Juif ? «Est-ce que je suis Juif, moi ?» Dans les deux cas, même emploi du verbe livrer. Qui donc pouvait livrer Jésus à d'autres que des Juifs sinon ceux qui, étant Juifs, l'ont reçu. Et que deviennent ceux qui le reçoivent, sinon, d'une certaine façon, des Juifs ?
Bref, nous comprenons que, si Jésus avait des soutiens, il ne serait pas communiqué aux Juifs, et aux non-Juifs par les Juifs qui, du coup, sont avant tout des récepteurs. Ainsi nous sommes amenés à identifier le Juif à celui qui reçoit celui qui est livré, dans la mesure où il est livré, parce qu'il n'a pas de pouvoir. Etre Juif, c'est recevoir celui qui est livré. Dans ces conditions, Pilate lui-même serait Juif, puisque Jésus lui est livré !
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Pilate lui dit donc : «Tu es donc roi, toi ?» Il avait été question de royaume dans la déclaration de Jésus, mais non de son identité à lui, Jésus. Or, voilà que Pilate tire la conclusion : «Tu es donc (le mot des conclusions) roi, toi ?» Etrange question ! En effet, peut-on encore, après ce que vient de dire Jésus, affirmer son identité de roi ? Est-il souverain ? Pilate, en tout cas, revient à la question initiale, mais un mot est tombé. Il avait commencé en demandant «C'est toi le roi des Juifs ?» Pilate revient à la question qui supposait que Jésus pouvait être roi. Mais à présent, il ne s'agit plus de savoir si c'est des Juifs qu'il est roi : «Tu es donc roi, toi ?»
Pilate pose une question que nous pourrions transcrire autrement : est-ce qu'on peut parler de toi, Jésus, en termes de souveraineté ? Mais la phrase est présentée comme une affirmation, une affirmation qui aurait basculé dans l'interrogation. «Tu es donc roi, toi ?» Du moins c'est ainsi que Jésus l'entend.
«Jésus répondit "C'est toi qui dis que je suis roi."» Nous nous rappelons comment l'entretien avait commencé ? «Est-ce de toi-même que tu dis cela ou d'autres te l'ont-ils dit sur moi ?» Jésus maintenant parle sans interroger : «c'est toi qui dis que je suis roi». Puisque tu le dis, je le suis : je le suis en vertu de la déclaration que tu fais. Oui ! mais pourvu que cette souveraineté procède de l'adhésion que tu lui donnes. Car, paradoxalement, c'est le sujet qui rend souverain le roi. Et pourquoi cela ?
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Jésus enchaîne : «Moi, c'est pour cela que je suis né et c'est pour cela que je suis venu dans le monde : pour rendre témoignage à la vérité ; quiconque est de la vérité écoute mon appel». Pourquoi est-ce le sujet qui fait le roi ? Mais parce que Jésus n'est dans le monde, qui n'est pas son royaume, que pour y introduire la présence d'autre chose que la souveraineté, la présence de la vérité. Dès lors il faut et il suffit d'être de la vérité, pour faire de lui un roi. Dans ces conditions, la vérité est à la portée de quiconque. Pour reconnaître sa souveraineté, il n'est pas question de lui appartenir, mais d'appartenir à qui il appartient lui-même : à la vérité.
Mais alors le débat est relancé :«Qu'est-ce que la vérité ?» Entendons ou prononçons la phrase sur le ton le plus neutre possible. N'y voyons pas nécessairement je ne sais quel scepticisme de Romain cultivé. Demandons-nous plutôt si la réponse à cette question - un peu comme la réponse aux devinettes de notre enfance, qui se trouvait dans le dessin - n'a pas été donnée déjà dans cet interrogatoire ?
La vérité, c'est quoi ici, dans ce passage ? C'est l'absence de tout pouvoir telle qu'elle se manifeste dans le cas de Jésus. Or, pour reconnaître cette vérité, que c'est cela, la vérité, il faut être Juif. Entendons que Jésus nous soit livré et aussi que nous le livrions, qu'on nous le passe et que nous le fassions passer. Mais il faut être aussi bien Pilate : que Jésus nous soit livré par ceux qui le détiennent.