Tandis qu'ils faisaient route...
«Et il y eut que, tandis que se remplissaient les jours de son assomption, il envisagea fermement lui-même de faire route vers Jérusalem, et il envoya des messagers devant son visage. Et, ayant fait route, ils entrèrent dans un village de Samaritains, pour lui faire des préparatifs. Et ils ne l'accueillirent pas, parce qu'il envisageait de faire route vers Jérusalem. Ayant vu, les disciples Jacques et Jean dirent : «Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu descende du ciel et qu'il les consume ?» S'étant retourné, il les rabroua. Et ils firent route vers un autre village. Et tandis qu'ils faisaient route, en chemin quelqu'un dit à son adresse : «Je t'accompagnerai où que tu t'en ailles.» Et Jésus lui dit : «Les renards ont des trous et les oiseaux du ciel des abris, mais le fils de l'homme n'a pas où étendre la tête.» Il dit à l'adresse d'un autre : «Accompagne-moi.» Il lui dit : «Permets-moi de partir d'abord enterrer mon père.» Il lui dit : «Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, une fois parti, divulgue le message du royaume de Dieu.» Un autre encore dit : «Je t'accompagnerai, Seigneur. Mais permets-moi d'abord de prendre congé de ceux de ma maison.» Jésus lui dit : «Personne, ayant jeté la main à la charrue et ayant regardé en arrière, n'est apte au royaume de Dieu.»
«Et il y eut que, tandis que se remplissaient les jours de son assomption, il envisagea fermement lui-même de faire route vers Jérusalem, et il envoya des messagers devant son visage.» Il y a le temps, il y a l'espace, et il y a quelqu'un qui vit dans le temps et qui occupe cet espace. Et il ne l'occupe pas tout seul.
Le temps, c'est un temps aspiré par en-haut, un temps qui se remplit. Non pas qui s'écoule, mais qui se charge. Un temps qui, au fur et à mesure qu'il dure, est occupé. Ce temps est polarisé vers quelque chose comme une échappée, une montée, un enlèvement.
Dans ce temps, quelqu'un grave, inscrit sur son visage le projet d'un chemin : «il envisagea fermement lui-même». Il envisage. Entendons le mot au sens le plus fort, le plus concret : la route à faire vers Jérusalem, il en prend les traits. Il prend lui-même l'aspect de ce chemin. De même que le temps s'achève par une assomption, cette route doit le conduire en un lieu précis, Jérusalem.
«Et il envoya des messagers devant son visage.» Cet homme, qui a inscrit sur lui-même la route qu'il va faire, n'est pas seul. En avant de lui-même, en avant de cette face marquée par la route, il envoie des gens qui ont à porter une nouvelle. Eux aussi se mettent à faire route. Vous observerez comment très souvent dans ce passage cette expression reviendra. Les voilà en chemin.
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Or, que font-ils en chemin ?
Ils s'arrêtent. En chemin, ils détellent, et avec le projet que lui aussi s'arrête. «Et, ayant fait route, ils entrèrent dans un village de Samaritains, pour lui faire des préparatifs.» Vous observerez que nous n'avions pas appris, nous, qui sommes simplement les lecteurs de ce texte, qu'il les avait envoyés faire des préparatifs. Il les avait envoyés comme messagers devant son visage. Or ils font halte dans un village de Samaritains, et leur intention est qu'il puisse y trouver la place préparée.
«Ils ne l'accueillirent pas, parce qu'il envisageait de faire route vers Jérusalem.» Le projet des messagers se trouve dérouté. Leur intention est déçue. C'est lui qu'ils n'accueillent pas. Car eux, semble-t-il, ils sont entrés dans le village. Ils ne l'accueillirent pas, pourquoi ? «parce qu'il envisageait de faire route vers Jérusalem.» Décidément, faire route vers Jérusalem semble quelque chose d'important.
Nous pouvons penser, non sans raison, que s'ils ne l'accueillent pas, eux, Samaritains, c'est parce qu'il leur déplaît que leur hôte éventuel prenne Jérusalem comme objectif, comme terme. Ça, c'est ce qui se passe dans leur tête : «ils ne l'accueillirent pas, parce qu'il envisageait de faire route vers Jérusalem.» Mais n'entrons pas dans leur tête, si vous voulez bien, et lisons le texte de façon, en définitive, plus simple. Quand on fait route vers Jérusalem, a-t-on à être accueilli quelque part ? Ne lui rendaient-ils pas service, en refusant de l'accueillir ?
Les autres, qui avaient été envoyés devant sa face, supportent mal l'événement. Car il semble qu'il devrait aller de soi que leur seigneur fût accueilli. «Ayant vu cela, les disciples Jacques et Jean dirent : "Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu descende du ciel et qu'il les consume ?"»» Comprenons simplement : veux-tu que nous supprimions l'obstacle ? Veux-tu que, de force, nous nous arrangions pour qu'ils soient châtiés de ne pas vouloir t'accueillir ? Veux-tu que par la violence, et une violence sacrée - c'est une citation -, nous supprimions l'obstacle et qu'ainsi nous permettions que tu t'arrêtes, car bien entendu, tu dois t'arrêter. Et que soient brûlés ces hommes. Voilà ce que les messagers supposent. Ainsi l’arrivée dans le village des Samaritains est le moment d'une véritable crise, au cours de laquelle les messagers ont à découvrir de quel message ils sont porteurs...
Ils étaient messagers, envoyés devant une face sur laquelle s'était incrusté le projet d'aller à Jérusalem. Peut-être la suite nous enseignera-t-elle ce que c'est qu'avoir fiché sur son propre visage le projet d'aller à Jérusalem.
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Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que leur seigneur se retourne. Etrange expression : on ne nous avait pas dit qu'ils étaient derrière lui. «S'étant retourné», opérant une conversion, aussi. Changement de registre. «Il les rabroua.» Voilà qu'il s'oppose. Il s'oppose sans doute à ce projet qu'ils ont de faire descendre le feu du ciel, c'est vrai, mais est-ce qu'il ne s'oppose pas encore à autre chose ? Est-ce qu'il ne s'oppose pas à ce projet qu'ils ont de lui préparer la route et de lui ménager un arrêt, une station ? Car ça ne faisait pas partie de ce qu'il avait demandé.
Que font-ils ? Les voilà qui vont de nouveau se mettre en route : «Et ils firent route vers un autre village.» Lisons seulement ce qui nous est dit. La route, ils ne la quittent pas. «Ils firent route». La direction change, c'est vrai : «vers un autre village.» Mais cette fois-ci, on ne nous dit pas qu'ils ont atteint un autre village. Nous ne saurons pas s'ils y sont arrivés. Ce que nous apprenons, en revanche, c'est que «tandis qu'ils faisaient route - décidément, la route leur colle au corps, si je puis dire -, en chemin quelqu'un dit à son adresse». Plus de village. Plus même de Jérusalem. La route. Le chemin. Il n'y a plus que les jours qui passent et la route qui défile.
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«Tandis qu'ils faisaient route, en chemin quelqu'un dit à son adresse : "Je t'accompagnerai où que tu t'en ailles".» Voilà quelqu'un qui a compris qu'il s'agissait d'aller, de marcher, d'aller avec, d'accompagner. Et d'accompagner n'importe où, partout. Maintenant, c'est aller, c'est faire route, c'est marcher qui devient l'unique objet de préoccupation. Et aller avec lui : «Je t'accompagnerai où que tu t'en ailles.»
«Et Jésus lui dit : "Les renards ont des trous et les oiseaux du ciel des abris, mais le fils de l'homme n'a pas où étendre la tête".» Les bêtes d'un côté, les renards, les oiseaux. En face : le fils de l'homme. L'animal d'un côté, l'humanité de l'autre, et l'un de ses représentants : le fils de l'homme. Les renards ont des trous, les oiseaux du ciel ont des abris (j'allais dire, ils ont des villages, où on peut leur faire des préparatifs !) Mais oui ! Des trous, des abris. «Le fils de l'homme, lui, n'a pas où étendre la tête». Rien où il puisse s'arrêter. Il n'est pas fait pour le repos.
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«Il dit à l'adresse d'un autre». Cette fois-ci, c'est lui qui prend l'initiative. Mais c'est de la même chose qu'il s'agit, à ceci près que c'est lui qui s'adresse à cet autre en lui disant : «Accompagne-moi.»
«Il lui dit : "Permets-moi de partir d'abord enterrer mon père".»» Il veut bien aller, puisqu'il s'agit de partir. Donc, «Permets-moi de partir», d'abord, oui ! non pas pour m'enterrer moi-même dans un trou, ni même pour aller chercher un abri - mais c'est quand même de trou qu'il s'agit ! - mais pour «enterrer mon père.» Du coup, le trou de tout à l'heure et l'abri commencent à prendre l'aspect d'un lieu où non seulement on est protégé, mais où l'on risque de dormir, sans pouvoir se réveiller : une tombe !
«Laisse les morts enterrer leurs morts». La requête qu'adresse ce deuxième personnage, on peut la formuler en des termes qui commentent, sans les fausser, je crois, les propos de l'Evangile : il demande de pouvoir n'être pas en route. Il ne se rend pas compte qu'après avoir entendu cet homme lui dire : «Accompagne-moi.», il avait été traité comme quelqu'un qui était en chemin, qui était en route. Et voilà que, en disant : «Permets-moi de partir d'abord enterrer mon père.», il se considère lui-même comme quelqu'un qui n'est pas parti. D'où la réponse : «Laisse les morts enterrer leurs morts». Comprenons : puisque je viens de te dire «accompagne-moi», je me suis adressé à quelqu'un qui est vivant, qui est là pour la route. Les morts, c'est leur affaire, laissons-les entre eux, mais toi, tu es un vivant. «Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, une fois parti», parti que tu es, «divulgue le message du royaume de Dieu.» Toi, tu as autre chose à faire qu'à vivre avec les morts car tu fais partie des vivants et dans cette vie à laquelle tu appartiens, tu as à faire brûler un feu, oui, mais pas celui dont on parlait tout à l'heure, tu as à allumer la nouvelle d'un royaume, du royaume de Dieu : «divulgue le message du royaume de Dieu.»
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«Un autre encore dit : "Je t'accompagnerai, Seigneur".» Cette fois-ci on lui décerne un titre de souveraineté. «Je t'accompagnerai, Seigneur. Mais permets-moi d'abord de prendre congé de ceux de ma maison.» Il oublie franchement qu'il a déjà pris congé. Comparons-le à celui qui était arrivé en premier - «Je t'accompagnerai où que tu t'en ailles.» - Celui-là, virtuellement, était disponible pour aller partout, n'importe où. Celui-ci, à la différence du premier, même s'il a dit «je t'accompagnerai», ne se considère pas comme parti. Il n'est pas déjà en route. Il faut que d'abord il abandonne le lieu où il a son abri, son trou (ça s'appelle une maison, bien sûr, maintenant).
La réponse de Jésus lui vient, raide comme balle : «Personne, ayant jeté la main à la charrue et ayant regardé en arrière, n'est apte au royaume de Dieu.» Il suppose que cet homme peut se regarder comme déjà en train de conduire la charrue. C'est une charrue sur laquelle il a jeté la main, c'est-à-dire sur un instrument qui fait un trou dans la terre, qui ouvre le sol. Oui ! Mais pas comme un fossoyeur. La charrue ouvre le sol, mais pour la semence. La charrue laboure, oui ! mais pour que la terre enfante, produise. Celui qui a jeté la main à la charrue, et qui se met à regarder en arrière, est en contradiction avec lui-même car il a fait un geste qui est un geste d'avenir : «ayant mis la main à la charrue». S'il regarde en arrière, il n'a rien compris à ce qu'il avait commencé à faire. Il a manifesté son inaptitude au royaume de Dieu, lequel est présent avec le labour déjà, dans la peine que l'on prend.
Le temps dans lequel nous sommes est aspiré par en haut et le fils de l'homme n'est pas dans ce temps pour y mourir. Dans ce temps, où pourtant nous connaissons la mort, nous en avons fini avec la mort. Il n'y a même pas à prendre congé de la mort, c'est fait. Et la terre, si elle est remuée, fût-ce avec violence, n'est remuée que pour la semence.
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Revenons, pour finir, sur tout le chemin que nous avons fait nous aussi.
Le temps est un chemin, un chemin dont le terme nous aspire, sans que nous puissions nous arrêter jamais. Non point parce que ce terme, tel un mirage, fuirait sans cesse devant nous, comme une illusion. Non, ce terme a un nom : Jérusalem. Mais si nous ne pouvons nous arrêter jamais, c'est parce que ce terme, si je puis dire, est déjà en route avec nous. Ce terme, on ne peut dire de lui ni qu'il est manqué, ni qu'il est atteint. Ce terme nous accompagne, ou nous pouvons dire aussi que nous l'accompagnons. Pourquoi ? Parce que ce terme est en train de se remplir de la réalité de notre histoire. Tel est le royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, c'est le temps de faire.
Voilà ce que devient l'humain, quand il est travaillé par la présence en lui d'autre chose, ou mieux encore, par la présence en lui de quelqu'un d'autre que lui-même, quand il est altéré par la venue de Dieu. Aussi, en nous et avec nous, sur la route, il n'y a plus vraiment ni de trou ni d'abri où nous pourrions nous reposer pour dormir. Il n'y a plus de repli possible sur notre origine, avec laquelle nous risquons de nous confondre et de mourir. Puisque nous sommes partis, il n'y a plus de retour amont qui soit possible, plus de regard en arrière qui fascinerait, qui paralyserait, alors que nous sommes à l'ouvrage. Et quant au ciel - le feu du ciel, les oiseaux du ciel, le ciel lui-même -, il n'est pas présent pour nous ménager des haltes, ni pour brûler de son feu ceux qui nous empêcheraient de nous arrêter. Il nous faut au contraire brûler les étapes. Oui ! Détruire les étapes par le feu. Car nous portons déjà, comme celui qui nous accompagne, ou que nous accompagnons - c'est au choix - gravé sur notre visage, quoi donc ? Mais, non ! pas un village ! mais la ville : Jérusalem. Et ça, ce n'est pas seulement sur notre visage, mais c'est sur nos lèvres, dans notre parole. Qu'est-ce qu'il y a donc de mieux encore, si je puis dire, que Jérusalem ? Le message du royaume de Dieu.