Or moi je vous dis...
«Vous avez entendu qu'il a été dit : Oeil contre oeil et dent contre dent. Or moi je vous dis de ne pas vous placer contre le méchant. Mais quiconque te frappe sur la joue droite, tourne-lui aussi l'autre. Et à celui qui veut te faire juger et prendre ta tunique, laisse aussi le manteau. Et quiconque te réquisitionne pour un mille, va avec lui deux. A qui te demande donne, et de celui qui veut t'emprunter ne te détourne pas. Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Or moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous deveniez fils de votre Père, celui des cieux, parce qu'il fait lever son soleil sur méchants et bons et pleuvoir sur justes et injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quel salaire avez-vous ? Est-ce que les publicains aussi n'en font pas autant ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous en excédent ? Est-ce que les païens aussi n'en font pas autant ? Vous serez donc parfaits, vous, comme votre Père, le céleste, est parfait.»
Comme il arrive fréquemment, il se peut que ce passage de l'Evangile soit bouché, et bouché de notre fait. Nous pouvons le parcourir matériellement, le lire de part en part, mais s'il s'agit de le traverser de telle façon qu'il nous transforme, il se peut que nous ne soyons pas capables d'aller bien loin. Et pourquoi ?
En face de cette page d'Evangile, nous risquons de douter de sa vérité. Je m'explique. Nous risquons de dire : c'est faux. Pourquoi ? Parce que c'est impossible. Parce que c'est impraticable. Et nous savons comment, sur tous les tons, des plus grands aux plus petits, des gens se sont levés pour dire chacun à sa manière que, si l'on se réglait selon les préceptes que nous lisons-là, tels du moins que nous croyons les lire, ce serait la fin de la société.
Aussi faut-il reconnaître d'emblée ce qu'il y a de trompeur dans cette argumentation. Au fond, nous donnons comme hypothèse que cette page de l'Evangile nous serait proposée pour que nous fassions une société. Est-ce bien sûr ? Je ne dis pas que ces déclarations de Jésus détourneraient de faire une société sur les principes qu'on y lit. Mais Jésus n'aurait-il pas parlé ainsi dans un autre but que de faire ou ne pas faire une société ?
*
Soyons attentifs à ces deux déclarations qui reviennent : «Vous avez entendu qu'il a été dit... Or moi je vous dis». Voilà ce qui se raconte. Eh bien ! moi, je vous dis... Jésus parle ici en s'autorisant de lui-même. Tout ce qu'il va prononcer tient à ce qu'il est. Ce qu'il va dire ne dépend pas d'une vérité interne aux propos qu'il tient, comme si, à la manière d'un professeur, il présentait des pensées et en faisait découler des conséquences. Non ! Ces propos sont vrais parce que c'est moi qui vous les dis.
*
Qu'est-ce qui a été dit et entendu ?
«Oeil contre oeil et dent contre dent».
Chacun d'entre nous sait bien que nous n'existons pas sans notre corps. Or, à ce qui est fait contre l'intégrité de notre corps, à la violence qui s'attaque à nous physiquement, Jésus rappelle qu'il est loisible, voire prescrit, d'après ce qui se dit, de répondre par un équivalent de violence.
C'est contre ce donnant-donnant, prenant sur le corps, que Jésus s'élève : «moi je vous dis de ne pas vous placer contre le méchant». Remarquons au passage que Jésus qualifie de méchanceté la conduite à laquelle on répondrait. Vous n'avez pas, vous, à faire le méchant. Car, répondre ainsi par une agression identique, équivalente, ce serait vous inscrire dans l'ordre de la méchanceté. Ainsi, d'emblée nous pouvons peut-être pressentir que Jésus est venu comme nous souffler que, si méchants que nous soyons capables d'être, nous pouvons aussi être autrement que méchants.
*
Il continue en exposant à son tour ses propres recommandations. Lui aussi commence à parler du corps : non pas l'oeil, non pas la dent, mais la joue : «quiconque te frappe sur la joue droite, tourne-lui aussi l'autre». Puis, sans quitter le corps, nous en venons à ce qui le protège : «Et à celui qui veut te faire juger et prendre ta tunique, laisse aussi le manteau». Le corps n'est pas oublié, quand il s'agit maintenant de la marche : «Et quiconque te réquisitionne pour un mille, va avec lui deux». C'est avec son corps qu'on marche ! Finalement, apothéose, bouquet, qui nous permet rétrospectivement d'entendre, et d'entendre simplement, avec émerveillement, ce qui était au coeur des recommandations précédentes ! «A qui te demande donne, et de celui qui veut t'emprunter ne te détourne pas».
Je vous disais tout à l'heure que Jésus nous suggère que, si méchants que nous puissions être, nous pouvons aussi être autrement que méchants. On dirait que Jésus est en train de nous rappeler que nous sommes avec d'autres gens, qui sont là comme des mendiants : «à qui te demande...» Nous sommes, nous aussi d'ailleurs, de ces mendiants par rapport aux autres. Nous sommes liés les uns aux autres par un immense réseau de demandes. Voici ce que Jésus fait comprendre à ceux qui l'entendent : puisqu'il y a demande, pourquoi n'y aurait-il pas don ? Jésus dit aux siens : une demande s'exprime, et même lorsqu'on t'arrache l'oeil ou qu'on t'arrache la dent. Nous savons peut-être mieux aujourd'hui à quel point les pires violences privées ou publiques sont - mais oui ! - des appels à l'amour.
Plus Jésus avance dans l'exposé de sa propre manière de voir les choses, de conduire l'existence humaine, plus il révèle que, les uns à l'égard des autres, nous pouvons nous regarder comme des débiteurs et des créanciers, tour à tour, comme si la société - car c'est tout de même d'elle qu'il s'agit - était un immense réseau de demande de services, d'attentions où c'est toujours avec notre corps que nous avons à nous compromettre. «A qui te demande donne, et de celui qui veut t'emprunter ne te détourne pas».
Voilà par quoi Jésus commence. Il réveille les hommes auxquels il s'adresse à la possibilité de relations dans lesquelles non seulement chacun donne, mais chacun se donne. Il nous laisse entendre que la violence dont il est parti, la violence dont il se détourne, n'était, au fond, qu'une brutale demande d'amour qu'il ne fallait pas décevoir. Or la déception d'une telle demande se produit lorsque la riposte est elle aussi une violence.
*
Mais ça n'est pas tout, ça continue. «Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi». La question est sensiblement différente. Jésus pointe ici vers une situation qui semble aller de soi : tout amour se paierait, en quelque sorte, d'une haine. Tout à l'heure, ce qu'il écartait, c'était la riposte équivalente dans la violence. Maintenant, c'est quelque chose de voisin, mais de plus grave : pour soutenir ce qu'il y a de plus beau, de plus grandement humain, nous aurions besoin de l'étai, de l'appui du contraire : pour aimer, il faudrait haïr.
«Or moi je vous dis». Ici, Jésus est en train, si j'ose dire, de sauver l'amour. «Moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent». Vous n'aimeriez pas vraiment si cet amour, que vous prétendriez montrer à votre prochain, s'accompagnait d'une haine contre celui qui n'est pas votre prochain, mais votre ennemi. Jésus semble nous dire : en vertu de l'autorité qui est mienne, je ne peux pas tenir ce langage. Peut-être que, si on dit cela, on a de bonnes raisons de le dire. Admettons-le. Il se peut que l'esprit de corps se renforce à la mesure de l'aversion que l'on a pour d'autres. Jésus va contre cette évidence admise. Il réveille et aussi révèle dans l'humanité comme une source de bonté, qui y est, mais enfouie.
*
Qu'est-ce qui se passe lorsque, en humanité, quelqu'un va jusqu'à aimer l'ennemi et faire des voeux pour ceux qui le persécutent ?
Sans cesser le moins du monde d'être un homme, un être humain, affleure alors dans son humanité, quelque chose qui n'est pas contraire à l'humanité. «Afin que vous deveniez fils de votre Père, celui des cieux». Oui ! Aller au-delà de cette violence qui prétendrait consolider notre amour, nous élargir jusqu'à aimer même ceux qui nous persécutent, c'est cela qui sauve l'humanité. Elle ne sort pas d'elle-même, mais nous y devenons fils du Père. Il dit bien : «Père, celui des cieux». Il se peut que naturellement, à ne suivre que la loi des générations humaines, on n'aille pas jusque-là. En tout cas, lorsque l'amour du prochain ne cherche pas à s'appuyer sur la haine de l'ennemi, l'humanité - encore une fois j'y insiste, c'est très, très important - sans cesser d'être humaine, devient autre chose encore.
Pourquoi ?
Mais parce qu'il y a le «Père, celui des cieux» et «parce qu'il fait lever son soleil sur méchants et bons et pleuvoir sur justes et injustes». Il faudrait que nous trouvions les mots les plus simples, les moins abîmés par le discours édifiant pour accueillir des déclarations aussi limpides. Le Père, celui des cieux, n'a pas besoin de haïr pour aimer. Voilà. C'est à ça que les hommes que nous sommes sont appelés.
*
Je vous disais que Jésus est en train de faire le sauvetage de l'amour. «Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quel salaire avez-vous ?» C'est une phrase étonnante, celle-là. Elle nous agace peut-être, car nous disons : quel mercantilisme ! quelle honte - pour qui ? - que Jésus, après ces belles déclarations, descende et parle de salaire !
Qu'est-ce que ça veut dire ? Vous en récoltez autant, mais vous n'êtes pas faits pour en récolter autant ! Vous étiez faits pour en récolter plus ! Vous n'étiez pas soumis à la loi du juste salaire, comme nous dirions aujourd'hui ! C'est le salariat par équivalence que Jésus met en cause. Oui, vous auriez un salaire, mais quel salaire aurez-vous ? Vous en aurez un ! La belle affaire ! Comme si vous étiez salariés !
«Est-ce que les publicains aussi n'en font pas autant ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous en excédent ?» La voilà, la pointe finale de ce passage. Jésus dit à ceux qui l'écoutent : vous êtes engagés dans un régime qui est celui de l'excès, du débordement. Vous êtes invités, dit Jésus, à avoir les moeurs excessives de votre Père, celui du ciel. C'est ça que vous avez à faire. En revanche, ceux qui ne considèrent pas qu'il y a un «Père, celui des cieux», qui «fait lever son soleil sur méchants et bons et pleuvoir sur justes et injustes», ceux-là, les païens, en font autant. Ce sont eux qui restent dans le régime de l'équivalence !
*
La conclusion est belle. J'entends dans le donc une sorte d'impatience de Jésus : bon ! l'affaire est réglée, «Vous serez donc parfaits, vous, comme votre Père, le céleste, est parfait» ! Ce donc final, qui arrive après cette quasi-démonstration, je l'entends comme un donc d'agacement : soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, il n'y a rien d'autre à faire ! Passez à l'acte !
Et maintenant nous pouvons revenir à la question qui nous bloquait au départ. Mais faut-il que tout le monde le fasse ? Il y avait comme un postulat, implicitement admis : Je veux bien le faire, mais il faut que tout le monde le fasse ! Il faut que ce soit une loi générale !
Jésus ne dit rien là-dessus. Il ne dit pas : c'est la meilleure façon de faire, pour que la société tourne bien. Il ne dit pas non plus : ça ne pourra jamais arriver. Quand, au beau milieu de ce passage, il parle du Père, de celui des cieux, il nous suggère que tout ce qu'il déclare là, c'est quelque chose qui vient d'une expérience qu'il connaît bien. Or, cette expérience, dont il est, en effet, le seul détenteur, il est en train de la passer à qui voudra, à qui pourra la prendre. Il ne faut pas que cette façon de vivre, d'exister dans le monde, soit perdue pour tous, ne soit pas prise par d'autres que lui.
En définitive, Jésus ici rappelle qu'en donnant et en essayant de donner sans choisir, et surtout sans cautionner le pauvre don qu'ils font par de la haine, les hommes verront se libérer en eux la source même qui les fait naître, puisque aussi bien cette source s'appelle le Père, celui du ciel.