« Ayant accédé à la vue »
«(22) Et ils viennent à Bethsaïde. Et ils lui portent un aveugle. Et ils l’appellent à le toucher. (23) Et ayant pris la main de l’aveugle, il le transporta hors du village et, ayant craché sur ses yeux, lui ayant imposé les mains, il l’interrogeait : « Si tu vois quelque chose ? » (24) Et, ayant accédé à la vue, il disait : « Je vois les hommes, oui, comme des arbres, je les aperçois qui marchent.» (25) Ensuite, de nouveau il imposa les mains sur ses yeux, et il vit distinctement, et il fut rétabli, et il appliquait sa vue au loin lucidement sur toutes choses. (26) Et il le renvoya dans sa maison, en disant : « N’entre même pas dans le village.»
Et ils viennent à Bethsaïde. Et ils lui portent un aveugle. Et ils l’appellent à le toucher.
Ils, lui, un aveugle : ainsi sont désignés les acteurs qui prennent part à l’événement. Ils viennent à Bethsaïde, ils lui portent un aveugle, ils l’appellent à le toucher : de ces trois verbes à l’indicatif présent, les deux premiers font état d’un contact physique, tandis que le troisième, qui appartient au registre de la conversation, a pour objet la réalisation même du contact physique : ils l’appellent à le toucher. Quant à ce dernier verbe, à l’infinitif, il a lui-même un objet, le, c’est-à-dire l’aveugle. Or, celui-ci était déjà en position d’objet, puisqu’ils le portent. Un point est certain : le pronom pluriel ils, qui que ce soit dont il tienne la place, est le sujet des trois verbes. Il ne réapparaîtra plus par la suite.
Plus complexe est la fonction de celui qu’on désigne par lui. Par un côté il n’est pas sans analogie avec Bethsaïde, pour autant qu’il indique, comme ce nom de ville, le terme d’un mouvement : venir à peut être rapproché de porter à. Mais, par un autre côté, lui est le même qui est deux fois en position d’objet dans ils l’appellent et le toucher. Or, par là, du moins d’un point de vue formel, peut naître une certaine ambiguïté. Qui désigne ce le dans ils l’appellent ? Est-ce la personne qu’ils portent, c’est-à-dire un aveugle, ou celle, non nommée, à qui ils portent ? Et qui est appelé à toucher ? Celui à qui ils portent un aveugle ou cet aveugle lui-même ? Même si le lecteur peut facilement remédier à ces incertitudes, il reste que le texte lui-même les permet.
Au reste ces questions ne tarderont pas à recevoir une réponse. Du moins n’était-il pas inutile de les soulever. En révélant qu’une certaine confusion règne dans l’expression, elles invitent notamment à prêter attention au thème du contact, qui est présent dans les trois verbes à l’indicatif et qui est clairement manifeste dans l’infinitif toucher. Que va-t-il advenir du contact ? Quelles suites aura-t-il ? Quelles variations présentera-t-il ? Se maintiendra-t-il jusqu’au terme de l’événement ?
Prendre en main(s)
Et ayant pris la main de l’aveugle, il le transporta hors du village et, ayant craché sur ses yeux, lui ayant imposé les mains, il l’interrogeait :
Désormais tout se passe entre lui et l’aveugle. Sans donner dans la facilité verbale on peut soutenir que l’aveugle est pris en main(s) par lui. D’une certaine façon, ayant pris la main de l’aveugle, il prolonge ainsi personnellement le mouvement qu’ils avaient accompli quand ils le lui avaient porté. Mais maintenant c’est pour l’extraire du lieu où il est, pour le porter ailleurs qu’à Bethsaïde : il le transporta hors du village. Où donc ? Nous ne le saurons pas.
Tout se passe comme si lui investissait l’aveugle de tout ce qu’il est lui-même, comme s’il se l’annexait physiquement et symboliquement, en allant jusqu’à établir une véritable continuité de lui à l’aveugle : il en prend possession. Telle semble bien être la signification de ces deux gestes : ayant craché sur ses yeux, lui ayant imposé les mains. La conduite tient du traitement et du rituel. Il semble que la réalité, la substance de l’un passe dans la réalité et dans la substance de l’autre par la vertu d’une pratique qui augmente l’infirmité, en atteignant sa place sur le corps, les yeux et, en même temps, délivre de cette infirmité, en sorte que l’aveugle ne s’appartienne plus. Souillé par la salive d’un autre, n’a-t-il pas aussi été lavé, nettoyé par elle, sinon purifié ? L’élément liquide n’a-t-il pas dissout ce qui obturait ses yeux tout en créant une communication matérielle de l’un à l’autre ?
En tout cas, la différence des personnes demeure, l’un n’est pas réduit à l’autre, encore moins détruit par lui, puisqu’il l’interrogeait. Ainsi, engagé d’abord silencieusement, voire brutalement, mais par des actes qui relèvent simultanément d’un code et d’une efficacité matérielle, l’entretien se poursuit maintenant verbalement.
Voir quelque chose
« Si tu vois quelque chose ? »
C’est à toi de me parler. Ta parole sera une réponse à la question que je pose et, en deçà de la question, à ces actes véritables que sont les paroles que je viens d’accomplir visiblement. Car ces comportements parlaient. Tel est le sens de la présente interrogation. Ainsi la réponse qui sera donnée ne consistera-t-elle pas dans l’effet qui se sera matériellement produit, s’il y en a un, mais dans la parole que prononce celui qui vient d’être l’objet d’une agression thérapeutique ou, comme on voudra, d’un traitement rituel. C’est à lui de dire, de proclamer ce qui s’est réellement passé. Sa parole fera foi.
Au reste, qui parlera ? Peut-on encore lui donner le nom d’aveugle ?
Et, ayant accédé à la vue, il disait : Le fait décisif s’est produit : la vue est là ! Celui qui était aveugle ne peut plus être désigné ainsi. Il est devenu le sujet d’une histoire dans laquelle n’importe vraiment que sa façon d’exister maintenant à la suite du tournant qui vient d’être pris et dont témoigne le narrateur, censé être un témoin fiable.
Nous ne saurons pas si celui qui était aveugle l’instant d’avant retrouve une vue qu’il avait perdue ou s’il voit pour la première fois de sa vie. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il entre dans un état dans lequel il n’était pas : sa condition est donc autre que celle qu’il vient de quitter. Dès lors, comment trouver des mots pour dire cette transformation ? Car, ne l’oublions pas, c’est lui qui est interrogé, c’est lui donc qui doit répondre et, en répondant, faire de l’événement une nouvelle, au sens propre de ce terme, un message qui publie un fait qui n’existait pas encore dans le passé récent.
En tout cas, nous autres qui, en lisant ce récit, l’entendrons répondre, nous avons déjà été avertis de l’état qui est le sien. Aussi sommes-nous curieux d’apprendre comment il va lui-même inventer proprement un discours qui ‘dise’ ce qu’il ‘voit’, qui fasse passer en mots et en phrases qui soient les siens l’expérience toute fraîche qui est la sienne. Au reste, il ne lui est pas demandé s’il voit mais s’il voit quelque chose, car il semble aller de soi que, s’il voit - et, bien sûr, il voit, on l’a noté déjà - il voit quelque chose. Que voit-il donc ? En somme, il n’est pas questionné sur le fait de voir - ce fait semble acquis - mais sur ce qu’il voit.
On ne va pas tarder à reconnaître qu’il fallait nous préparer à entendre la réponse qu’il donne, afin de lui reconnaître toute sa portée.
« Je vois les hommes, oui, comme des arbres, je les aperçois qui marchent »
Il s’exprime en partant de l’expérience qui était la sienne au temps où il était aveugle et qui demeure encore la sienne. Il savait et il sait encore d’expérience qu’il y a ce que l’on nomme les hommes ou encore, comme certains traduisent, les ‘gens’. La nouveauté consiste en ce qu’il voit maintenant ce que jusqu’alors il ne pouvait que nommer. Plus précisément encore il saisit que les hommes qu’il voit ont des contours : par là ils ressemblent à des arbres. Allons plus loin : il aperçoit encore, mais visuellement maintenant, qu’à la différence des arbres, ces figures avec des contours, que sont les hommes, marchent.
Ainsi donc ce qui remplit sa vue - car il n’y a pas de vue, semble-t-il, qui ne soit remplie - ce sont des formes et du mouvement. Mais n’a-t-il pas encore à pousser plus avant son expérience ? N’a-t-il pas à vider sa vue de tout objet, quel qu’il soit ou, ce qui serait équivalent, à la remplir de tous les objets possibles, en sorte qu’il puisse jouir du pur acte de voir, cet acte qui lui manquait tant qu’il était aveugle?
Or, semble-t-il, cette avancée dans l’expérience ne serait pas un moins mais un plus ou, plus exactement encore, la manifestation d’une expérience radicale : il apparaîtrait que voir est plus originel encore que voir quelque chose. Car voir seulement, voir purement, ne serait, en définitive, ni ne rien voir ni voir quelque chose mais, par delà une telle distinction, avoir accédé à la vue.
Voir distinctement
Ensuite, de nouveau il imposa les mains sur ses yeux…
Tout à l’heure on lisait : lui ayant imposé les mains. Maintenant le même geste se concentre sur les yeux. La personne de l’aveugle, l’aveugle en tant que tel, n’existe plus, il n’y a plus d’aveugle. Mais l’organe qui lui permet de voir, ses yeux, doit exercer son pouvoir autrement qu’il ne le fait déjà. L’investissement de cet organe ne se manifeste pas avec la violence physique qui avait été employée précédemment. Il s’agit seulement d’un aménagement interne de la vue, non de l’accès à la vue, qui constituait déjà en soi une mutation décisive. Pourtant, comme on va l’observer, cet aménagement interne sera considérable et constituera, lui aussi, une mutation décisive mais à l’intérieur de la première. Sans doute est-ce toujours la vue qui sera en cause, mais une vue intégralement transformée dans son exercice et dans sa puissance.
…et il vit distinctement, et il fut dégagé, et il appliquait sa vue au loin lucidement sur toutes choses.
C’en est fini de la possibilité de la confusion. Car il voyait déjà, certes, mais sans voir distinctement. Plus exactement encore, il ne voyait pas sans comparer les objets placés sous sa vue : les hommes étaient comme des arbres, à ceci près toutefois qu’ils marchaient. Il procédait par rapprochements et différences afin, précisément, de ne pas assimiler les uns avec les autres les objets qu’il voyait. En dépit d’une certaine maladresse, pointait déjà comme un effort pour sortir de l’indistinction. Celle-ci est maintenant complètement bannie.
Mais il y a plus encore. Maintenant, il est dégagé. Faut-il entendre qu’il retrouve une vue qu’il avait possédée initialement et qu’il avait perdue par la suite ? Il ne semble pas. Car rien ne suggère qu’il serait revenu à un état dans lequel il s’était trouvé déjà. Dans le texte original, le verbe signifie, très exactement, qu’il a été extrait d’une certaine situation, qu’il est établi et même maintenu dans une autre, et cette nouvelle situation est présentée immédiatement comme durable.
Qu’est-ce donc qui dure ? L’exercice continu d’une aptitude à voir tout ce qui peut être vu, si loin qu’on en soit, et lucidement, c’est-à-dire de telle façon que la lumière enveloppe toute l’opération. Décidément, on ne peut pas pousser plus avant l’accès à la liberté de voir et de voir distinctement.
La distinction comme figure de l’existence
Et il le renvoya dans sa maison, en disant : « N’entre même pas dans le village »
En lisant cette phrase, on se souvient de celles par lesquelles on était entré dans ce passage : Et ils viennent à Bethsaïde. Et ils lui portent un aveugle. Et ils l’appellent à le toucher. Alors tout tendait à signifier le contact. Maintenant, c’est la distinction qui, par contraste, s’exprime avec insistance.
Bethsaïde. Si l’on traduisait ce toponyme, il faudrait comprendre : ‘la maison d’approvisionnement’. C’est une ville ou un village. En tout cas, c’est un espace public, commun à plusieurs, voire à beaucoup, qui est bien différent de sa maison. C’est vers celle-ci, donc vers un espace privé, qui lui est propre, qu’il est renvoyé. Tout se passe comme si c’en était fini pour lui du contact avec l’environnement proche, qui lui est commun avec d’autres : « N’entre même pas dans le village. »
Ainsi cet homme, du fait qu’il voit maintenant, est-il mis virtuellement en contact avec le monde entier. Or, il semble pourtant qu’il soit, pour finir, confiné à un champ de relations très restreint : sa maison, même pas…le village. Tel est le destin qui lui est assigné à la suite de son accès à la vue. On peut estimer que le gain obtenu est bien minime.
Pourtant, il n’en est rien. D’abord, de passif qu’il était au début, porté ou transporté qu’il était alors, il est devenu actif. Mais surtout, et c’est tout autre chose encore, il est devenu sinon indépendant, du moins distinct. On pourrait même aller jusqu’à supposer qu’il est distinct de tous et de tout et que cette distinction qui le qualifie est liée - mais comment ? - à la capacité qu’il a lui-même maintenant de voir distinctement, d’appliquer sa vue au loin lucidement sur toutes choses.
Comment s’est produite cette liaison ?
Elle est née de la rencontre et du contact avec quelqu’un qui, du moins dans ce texte, n’a pas de nom propre, qui est désigné par le même pronom que l’aveugle : il, lui, le. En droit, le lecteur devrait être embarrassé pour décider chaque fois de qui il s’agit. En fait, comme on l’a dit, la distribution des pronoms entre l’ancien aveugle et l’intervenant se produit facilement. Il reste que le lecteur doit dissiper une certaine confusion présente dans la lettre du texte. Or, le geste de clarification qu’il fait alors, si spontané et si faiblement perçu qu’il soit, est porteur d’une leçon qui est bien en correspondance avec le récit qu’il lit.
Tout se passe, en effet, comme si, à sa façon, comme lecteur, il imitait l’événement raconté. Il doit, lui aussi, passer de la confusion à la distinction. Et ce passage, pour lui comme pour l’aveugle, commence par une intensification de la confusion dont celui-ci est déjà affecté par son infirmité, qui l’empêche de voir. Ainsi est-il, lui aussi, lecteur, pour ainsi dire, porté à quelqu’un, transporté hors du village. Celui qu’il rencontre lui impose les mains, crache sur ses yeux. En tout cela, d’ailleurs, il n’est pas tant identifié à l’aveugle lui-même qu’à la situation dans laquelle celui-ci se trouve. Ainsi, par la suite, est-il partie prenante du changement même qui affecte la situation quand celle-ci devient un dialogue. Alors il fait sienne la distinction que supposent la question posée et la réponse. Et ainsi en est-il jusqu’à la fin de l’histoire qui est ici narrée. Bref, cette histoire, le lecteur l’assume, il l’endure, il l’agit, sur un mode fictif sans doute, mais il ne tient qu’à lui de lui donner la réalité de sa propre chair, de la recevoir comme la vérité de ce qu’il est lui-même.
Qu’il aille jusque-là ou qu’il s’en tienne à une participation virtuelle, l’expérience qu’il fera, avec plus ou moins d’intensité, est celle de l’avènement à la distinction à partir de la confusion. Certes cette expérience se déploie ici en empruntant le champ de la vue. Mais ce champ n’est exploité que pour rendre sensible un événement qui ne se réduit pas au passage de l’état d’aveugle à celui de voyant. Un passage, le passage de la confusion à la distinction, n’affecterait-il pas l’existence elle-même, toute existence humaine, et cela selon des modalités variables ? Ainsi voir et, surtout, voir distinctement, appliquer sa vue au loin lucidement sur toutes choses ne serait encore qu’une figure, une figure de l’homme, de chaque homme, existant dans le monde hors de toute confusion avec quoi que ce soit comme avec quiconque.
Clamart, le 25 février 2009