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«  IHVH, conduis-moi dans ta justice »



(1) Au chorège. Sur des flûtes. Psaume. De David.

(2) À mes mots tends l’oreille, IHVH,
Discerne mon soupir,
(3) Sois attentif à la voix de mon appel au secours,
Mon roi et mon Dieu !
Oui, c’est vers toi que je prie.
(4) IHVH, le matin tu entends ma voix,
Le matin je me présente à toi
Et je guette.
(5) Oui, tu n’es pas un Dieu qui prend plaisir à la méchanceté, toi,
Et le mal ne séjourne pas chez toi.
(6) Et les fanfarons ne tiennent pas en face de tes yeux,
Tu détestes tous ceux qui pratiquent l’iniquité.
(7) Tu feras périr ceux qui parlent mensongèrement.
L’homme de sang et de tromperie, IHVH l’exècre.
(8) Et moi, dans l’abondance de ta pure amitié, je viendrai à ta maison,
Je me prosternerai vers le temple de ta sainteté,
Dans la crainte de toi.
(9) IHVH, conduis-moi dans ta justice,
À cause de ceux qui m’observent !
Rends droit en face de moi ton chemin !
(10) Oui, rien dans leur bouche qui soit sûr,
Au-dedans d’eux, ruine d’un tombeau ouvert que leur gorge,
Leur langue, ils la rendent lisse.
(11) Déclare-les coupables, Dieu !
Ils tomberont à cause de leurs projets.
Dans l’abondance de leurs révoltes, chasse-les !
Oui, ils se sont rebellés contre toi.
(12) Et se réjouiront tous ceux qui se réfugient en toi.
Pour toujours ils crieront d’allégresse.
Tu seras un abri sur eux et ils exulteront en toi
Ceux qui aiment ton nom.
(13) Oui, toi tu bénis le juste, IHVH,
Comme le grand bouclier la faveur l’entoure.



Psaume V

Des accès de désir

À mes mots tends l’oreille…/ Discerne mon soupir…/ Sois attentif à la voix de mon appel au secours…/ Conduis-moi dans ta justice…/ Rends droit en face de moi ton chemin…/ Déclare-les coupables…/ Chasse-les…

On peut entendre tous ces impératifs qui scandent le discours du Psaume comme autant d’accès de désir. Comme on pourrait le dire pour la fièvre, par exemple, le désir, en effet, s’exprime ici avec force, dans une éruption répétée.

Le désir apparaît d’abord comme un véritable langage, puisqu’il s’agit de tendre l’oreille à des mots, de discerner un soupir, d’être attentif à la voix d’un appel au secours. Par la suite, le désir impose à son objet, si l’on peut dire, c’est-à-dire à IHVH, certain comportement : Conduis-moi dans ta justice…/ Rends droit en face de moi ton chemin… Dans tous les cas est en cause l’intérêt de celui qui parle : il y va de son salut ! Cependant, quand d’autres que lui-même sont en jeu dans son désir, il semble alors s’effacer, ne plus rien exiger pour lui-même et ne plus soutenir que la cause de celui auquel in continue à parler :


Déclare-les coupables, Dieu !
Ils tomberont à cause de leurs projets.
Dans l’abondance de leurs révoltes, chasse-les !
Oui, ils se sont rebellés contre toi !

On peut supposer que le désir est porté à sa plus haute intensité en raison du destinataire des messages qui sont envoyés. En effet, IHVH est désigné comme mon roi et mon Dieu. Il est donc l’ultime et tout-puissant recours auquel on puisse s’adresser pour obtenir un secours. Il semble même que IHVH ne puisse pas se soustraire à la fonction qui lui est reconnue. Vers qui d’autre sinon vers lui pourrait se diriger le désir qui anime la prière ? Aussi bien l’orant est-il sans cesse à l’affût et ne lâche pas prise :


Oui, c’est vers toi que je prie.
IHVH, le matin tu entends ma voix.
Le matin je me présente à toi
Et je guette.

La justification du désir

Il n’y a rien de surprenant à ce que le désir s’exprime comme il vient d’être dit. S’il se manifeste avec tant d’insistance, c’est parce que le désirant n’est pas dans la sérénité mais dans la détresse. Dès lors, il y a comme une contradiction, et plus même, entre la condition dans laquelle il se trouve et, d’autre part, l’identité de IHVH, à qui va son désir. En effet, alors qu’il est exposé à toutes sortes d’avanies et de périls, il paraît évident que IHVH, étant ce qu’il est, ne peut que prendre son parti contre ses adversaires. Il n’est pas possible que IHVH apporte son soutien à ceux qui l’agressent. Il va de soi qu’il réprouve leur conduite. À supposer que d’autres divinités pactisent avec le mal et le soutienne, tel n’est pas le cas de IHVH : il est à part de tous, lui !  


Oui, tu n’es pas un Dieu qui prend plaisir à la méchanceté, toi,
Et le mal ne séjourne pas chez toi.
Et les fanfarons ne tiennent pas en face de tes yeux.
Tu détestes tous ceux qui pratiquent l’iniquité.
Tu feras périr ceux qui parlent mensongèrement.
L’homme de sang et de tromperie, IHVH l’exècre.

Il y a donc une sorte de connivence entre IHVH et celui qui le prie. Ils sont d’accord ensemble et, si l’on peut dire, ils font cause commune. Le désirant, en effet, endure de mauvais traitements qu’on peut tenir aussi pour des agressions dirigées contre le Dieu IHVH qu’il prie :


Oui, rien dans leur bouche qui soit sûr.
Au-dedans d’eux, ruine d’un tombeau ouvert que leur gorge,
Leur langue, ils la rendent lisse.
Déclare-les coupables, Dieu !
Ils tomberont à cause de leurs projets.
Dans l’abondance de leurs révoltes, chasse-les !
Oui, ils se sont rebellés contre toi.

Ainsi l’éthique est-elle pensée religieusement, elle est prise à l’intérieur de la relation à Dieu et, réciproquement, la conduite du Dieu IHVH est-elle inspirée par les mêmes exigences éthiques dont se réclame celui qui le prie. Cependant, le désirant ne peut pas par lui-même instituer un état de justice. Il a beau être en pleine entente avec son roi et son Dieu, seul celui-ci a la puissance suffisante pour établir un tel état. Quant au désirant, il n’a d’autres moyens que son désir ou, puisque celui-ci s’adresse à Dieu, sa prière :


Et moi, dans l’abondance de ta pure amitié, je viendrai à ta maison,
Je me prosternerai vers le temps de ta sainteté,
Dans la crainte de toi.
IHVH, conduis-moi dans ta justice,
À cause de ceux qui m’observent !
Rends droit en face de moi ton chemin !

L’orant ne doute pas que IHVH exauce sa prière. En prononçant celle-ci, il ne fait rien d’exceptionnel : il adopte en quelque sorte une conduite conforme à ce qu’on doit attendre de IHVH :


Et se réjouiront tous ceux qui se réfugient en toi.
Pour toujours ils crieront d’allégresse.
Tu seras un abri sur eux et ils exulteront en toi
Ceux qui aiment ton nom.
Oui, toi tu bénis le juste, IHVH.
Comme le grand bouclier la faveur l’entoure.

Un désir trois fois blessé

On hésitera sans doute longtemps, aujourd’hui surtout, avant d’accepter une telle justification du désir. On la soupçonnera, en effet, de facilité, voire d’imposture. Il est commode, avancera-t-on, de confondre sa cause avec celle, inattaquable par principe, du Dieu IHVH. Comment donc distinguer entre la sincérité et l’arrogance d’une bonne conscience qui camouffle ses propres fautes en se réclamant de IHVH ?

C’est un fait que sous couvert de piété et de religion les pires intentions et des comportements odieux peuvent souvent se dissimuler ou trouver une excuse. Mais, ici, le désirant, dans son entretien avec son roi et son Dieu, se condamnerait lui-même s’il lui arrivait de donner dans un tel comportement. Il faut relire l’éloge qu’il lui adresse. Sachant ce qu’il en est de lui-même, il instruit son propre procès s’il est assez pervers pour attribuer à son Dieu une droiture morale que lui-même méprise.


Oui, tu n’es pas un Dieu qui prend plaisir à la méchanceté, toi,
Et le mal ne séjourne pas chez toi.
Et les fanfarons ne tiennent pas en face de tes yeux.
Tu détestes tous ceux qui pratiquent l’iniquité.
Tu feras périr ceux qui parlent mensongèrement.
L’homme de sang et de tromperie, IHVH l’exècre.

On prétendra cependant qu’un tel éloge ne coûte pas cher, surtout s’il est prononcé publiquement, que ce soit par écrit ou oralement. Car alors on s’abrite sous l’accord général que rencontrent aisément de telles déclarations. Ainsi serait-on absous, s’il le fallait, de toute duplicité. Et qu’importe si, dans l’intime de la conscience, on est sans illusion sur soi !

Sans doute. Mais celui qui parle de cette façon, si pervers et si obscur qu’il soit à lui-même, n’est-il pas au moins averti sur la possibilité que lui et d’autres parlent mensongèrement ? Et alors comment va-t-il s’en accommoder ? Car accordons qu’il se fasse une raison et soit indulgent envers lui-même. Il lui faudra alors accepter, comme une première blessure qui affecte son désir, que celui-ci cohabite en lui avec la méchanceté, avec le mal, avec la jactance des fanfarons, avec la pratique de l’iniquité, avec le goût pour le sang et la tromperie. Bref, il ne peut pas écarter que son désir, jusque dans sa prière, soit grevé de toutes sortes de violences qui demeurent même s’il fait effort pour se les cacher ou pour en atténuer la gravité.

Mais une autre blessure vient s’ajouter à la première et lui donner plus de consistance encore. Que le désir soit initialement, sinon impur, du moins intéressé, la preuve n’en est-elle pas donnée dans l’inquiétude même de la prière, dans son avidité et presque dans son acharnement ? S’élèverait-elle avec tant d’insistance, comme un appel au secours, si la menace de périr n’était pas imminente ? Qu’en serait-il du désir qui porte l’orant vers son Dieu s’il n’en attendait pas quelque service ? Le désir ici n’est-il pas commandé par le besoin le plus élémentaire ? Ainsi le moment suprême de la demande, où brille la pure amitié, n’est-il pas lui-même subtilement faussé par l’évocation des adversaires qui observent et sur lesquels on attend de prendre une revanche ?


IHVH, conduis-moi dans ta justice,
À cause de ceux qui m’observent !

D’éventuels spectateurs malveillants ne sont pas loin. Il faut leur donner un exemple ! Quel ressentiment se laisse discerner jusque dans la réclamation d’un juste jugement ! Quelle humiliation aussi pour l’amour-propre, si l’on parle comme nos écrivains classiques ou, comme on voudra, pour le narcissisme, si l’on par comme Freud !


Déclare-les coupables, Dieu !
Ils tomberont à cause de leurs projets.

Voilà assurément ce qui compromet la gratuité de la prière. Certes. Mais l’énigme qui habite celle-ci se fait plus sensible encore lorsqu’on prend acte d’une troisième blessure du désir.

Que certains se réfugient en IHVH, qu’il y ait des justes et qu’ils soient pour toujours dans l’allégresse, soit ! Il est bon que leur bonheur soit célébré avec ferveur :


Et se réjouiront tous ceux qui se réfugient en toi.
Pour toujours ils crieront d’allégresse.
Tu seras un abri sur eux et ils exulteront en toi
Ceux qui aiment ton nom.
Oui, toi, tu bénis le juste, IHVH,
Comme le grand bouclier la faveur l’entoure.

Mais pourquoi faut-il que cette liesse s’accompagne d’une haine des autres, et jusqu’en IHVH lui-même ?


Tu détestes tous ceux qui pratiquent l’iniquité.
Tu feras périr ceux qui parlent mensongèrement.
L’homme de sang et de tromperie, IHVH l’exècre.

Tout se passe comme si la violence du désir tournait en férocité et, comme si l’on voulait s’autoriser de s’abandonner impunément à celle-ci, on l’attribue à IHVH lui-même. Faut-il voir en cela l’ultime conséquence de la confusion établie entre la cause de Dieu et celle de son orant ? N’est-il pas déplacé et indigne de projeter en Dieu des pensées et des sentiments qui déjà ne font guère honneur aux hommes qui les nourrissent ?

« Dans l’abondance de ta pure amitié… »

Les équivoques qui viennent d’être mises en évidence ne peuvent cependant pas faire oublier le moment du Psaume où se manifeste clairement la pure amitié. C’est par ces deux termes qu’on a choisi de traduire ici le hessed de l’hébreu :


Et moi, dans l’abondance de ta pure amitié, je viendrai à ta maison,
Je me prosternerai vers le temple de ta sainteté
Dans la crainte de toi.
IHVH, conduis-moi dans ta justice,
À cause de ceux qui m’observent !
Rends droit en face de moi ton chemin !

Dans l’abondance de ta pure amitié. Celle-ci est donc comme un espace ou un milieu sur lequel va se produire un trajet : moi…je viendrai à ta maison. Le parcours s’achève en un terme, chez toi. Et, une fois parvenu en ce terme, je m’arrêterai pour me tourner vers où je ne puis atteindre mais seulement me prosterner, vers le site qui n’appartient qu’à toi, où tu résides, vers le temple de ta sainteté. Le relais de la pure amitié est alors assuré par moi : je serai, comme on occupe un lieu, dans la crainte de toi. Cette fois, c’est moi qui crée l’espace et le milieu. Faut-il le dire ? cette crainte de toi est faite de respect, non de peur. Sinon, comment pourrait-elle prolonger ce que tu as commencé ? Ma crainte de toi « répond » en moi à ta pure amitié, elle lui donne la réplique, elle ne la contredit pas, elle la prolonge, elle est la part que j’y prends, elle est encore cette pure amitié mais faite avec ce que je peux offrir.

Alors, par deux fois, vient un accès de désir. Je reprends l’initiative, et audacieusement, puisque je déclare d’abord : IHVH, conduis-moi dans ta justice ! À IHVH donc d’assurer la sécurité pour la suite du voyage, en m’établissant dans sa justice, dans la sienne. Car c’est lui, IHVH, qui sait ce qui est juste et qui peut en faire l’allure et la direction de ma marche.  Il faut bien que je m’en remette à lui, puisque je ne suis pas assez fort et que ceux qui m’observent sont là, aux aguets, pour voir ce qui va se passer. Et, ensuite, toujours aussi impérativement et, néanmoins, sans cesser de supplier, vient un autre impératif : Rends droit en face de moi ton chemin. Non pas « mon chemin » mais ton chemin, celui que fait IHVH et qui est tracé par sa justice. C’est moi qui avancerai sur ce chemin, ouvert en face de moi, mais c’est lui qui en sera le maître d’œuvre : il sera l’ouvrier de sa rectitude car seul il est capable de le rendre droit.

Sans doute, comme on l’a observé, ces deux accès de désir seront-ils suivis de deux autres, dont la charge est bien différente. Jusqu’alors, et jusqu’au point culminant qu’on vient de repérer, si mélangée que soit sa prière, l’orant ne parlait encore à IHVH que de lui-même, sans rien demander expressément pour ou contre des tiers. Or, comme on le sait, il en viendra à formuler des demandes plus troubles et les ambiguïtés de son désir apparaîtront, quand il dira sans ambages : déclare-les coupables…chasse-les.

Mais pourquoi, en raison de cette insistance impitoyable et assez suspecte, négligerait-on ce moment où le désir, soutenu par la pure amitié de IHVH, est lui-même aussi pur qu’il peut l’être, où l’entretien avec IHVH tend à être l’unique thème du discours ? Que l’on constate tout au plus qu’il n’est pas aisé de rester de façon continue sous un tel climat ! On ne peut qu’y passer, y séjourner peut-être, comme un résident temporaire, comme un hôte, mais non pas y habiter à demeure.

Car, après tout, pourquoi le pur désir de Dieu, sans aucun alliage de convoitise et de malveillance, devrait-il durer plus que le temps d’un éclair ? Pourquoi ce rayon d’un instant, toujours soudain quand il se produit, ne suffirait-il pas à vaincre les lourdes et opaques ténèbres qui le cernent sans pouvoir le supprimer ?  

Saint-Benoît-sur-Loire, le 4 janvier 2008


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