Qui donnera que tout le peuple de IHVH soit inspiré !
«Moïse sortit et parla au peuple les paroles de IHVH et rassembla soixante-dix hommes, des anciens du peuple, et les fit se tenir autour de la Tente. IHVH descendit dans la nuée et lui parla. Il réserva du souffle qui était sur lui et il le donna aux soixante-dix hommes, les anciens. Et il y eut que, quand le souffle reposa sur eux, ils furent inspirés, mais ils ne recommencèrent pas. Deux hommes étaient restés dans le camp. Le nom de l’un, Eldad. Le nom de l’autre, Médad. Le souffle reposa sur eux. Ils étaient parmi les inscrits, mais n’étaient pas sortis vers la Tente. Ils furent inspirés dans le camp. Un jeune courut et rapporta à Moïse. Il dit: «Eldad et Médad sont inspirés dans le camp.» Josué, fils de Nun, serviteur de Moïse depuis son adolescence, répondit et dit: «Moïse, mon maître, retiens-les!» Et Moïse lui dit: «Serais-tu jaloux pour moi, toi? Qui donnera que tout le peuple de IHVH soit inspiré! Oui, IHVH donnera sur eux son souffle.»»
Nous observons d’abord que ce nom de peuple est présent au départ: «Moïse sortit et parla au peuple… et rassembla soixante-dix hommes, des anciens du peuple». Ensuite, le peuple disparaît de ce passage. Il ne réapparaîtra que tout à la fin, à la dernière ligne: «Qui donnera que tout le peuple de IHVH soit inspiré» Le peuple était là d’emblée, et puis le peuple est perdu, en quelque sorte, perdu de vue, et il réapparaît.
Autre indice que nous pouvons relever. Parler, voilà quelque chose qui apparaît dès le début. Parler «les paroles de IHVH», «IHVH descendit dans la nuée et lui parla». Il ne sera plus jamais fait état de parole ni de parler.
En revanche, nous voyons apparaître le souffle: «Il réserva du souffle qui était sur lui… il y eut que, quand le souffle reposa sur eux» «le souffle reposa sur eux», lisons-nous encore. C’est par le souffle que ce passage se termine: «Oui, IHVH donnera sur eux son souffle.»Alors que la parole et parler sont présents dès le début, le souffle, lui, court d’un bout à l’autre de ce passage.
Autre indication. «Il réserva du souffle qui était sur lui et il le donna aux soixante-dix hommes». Ce verbe donner, faire un don, revient vers la fin: «Qui donnera que tout le peuple de IHVH soit inspiré! Oui, IHVH donnera sur eux son souffle».
Un autre mot se présente assez fréquemment. Il est introduit avec le souffle : «Et il y eut que, quand le souffle reposa sur eux, ils furent inspirés… Ils furent inspirés dans le camp… Eldad et Médad sont inspirés… Qui donnera que tout le peuple de IHVH soit inspiré!» Le mot employé dans le texte original insiste sur le fait que quelqu’un est rempli d’un certain souffle et que c’est en vertu de ce souffle qu’il va pouvoir parler.
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Le peuple, c’est une façon d’être pour une multitude, une façon d’exister. Or, nous voyons apparaître des lieux et, plus exactement, des sites: il «fit se tenir autour de la Tente». Un peu plus bas, nous voyons un autre site, le camp : «''Deux hommes étaient restés dans le camp…. Ils furent inspirés dans le camp… «Eldad et Médad sont inspirés dans le camp'».Deux hommes étaient restés dans le camp…. Ils furent inspirés dans le camp'''… » Et puis, quand nous allons quitter le texte, il n’y a plus de lieu, le peuple revient. Nous sentons bien qu’il y a là une distinction entre des sites(la tente, le camp) et, d’autre part, quelque chose qui est bien quelque part, le peuple, mais ce n’est pas qu’il soit quelque part qui intéresse, c’est sa façon d’être.
Il y a le peuple et le rassemblement qu’implique le peuple. Cette idée de rassemblement était là dès le départ: «Moïse sortit et parla au peuple les paroles de IHVH et rassembla soixante-dix hommes, des anciens du peuple». C’est sur le rassemblement que porte la notation.
Ces soixante-dix vont tenir une certaine place dans notre lecture. On nous dit qu’«Il réserva du souffle – il s’agit du Seigneur – qui était sur lui – sur Moïse – et il le donna aux soixante-dix hommes, les anciens». Nous voyons comment une multitude humaine prend la relève d’un lieu, d’un site.
C’est encore le cas dans ce qui suit. Car un nouveau site apparaît, le camp, trois fois nommé, mais, en rivalité avec le camp, apparaissent deux hommes, deux personnages. On nous indique bien qu’ «Ils étaient parmi les inscrits, mais n’étaient pas sortis vers la Tente.» Ils étaient restés dans le cantonnement. Or, c’est dans le cantonnement qu’ils furent inspirés. C’est cela qui paraît étonnant, comme si l’inspiration, le fait d’être rempli du souffle, ne pouvait pas avoir lieu dans le camp, comme si le souffle dépendait d’un lieu.
«Un jeune courut et rapporta à Moïse. Il dit: "Eldad et Médad sont inspirés dans le camp."» Oh! scandale! C’est ce scandale qui est exprimé par «Josué, fils de Nun, serviteur de Moïse depuis son adolescence»: il va de soi, pense-t-il, que Moïse ne peut pas supporter ce mépris des lieux. Aussi, dit-il: «"Moïse, mon maître, retiens-les!"»
Nous voyons comment se dessine, tout au long de ce passage, une opposition entre des situations et, d’autre part, un événement. Tout se passe comme si l’événement de la parole, qui apparaît dès le début, ne pouvait exister que quelque part, fixé, logé. Or, très tôt, l’événement de la parole entre le Seigneur et Moïse est comme délocalisé et, en même temps, dépersonnalisé. J’entends par ce mot «dépersonnalisé», non pas qu’il n’atteint pas des personnes, mais qu’il n’est pas la propriété d’une personne en raison de sa position.
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«Moïse… parla au peuple les paroles de IHVH» Le Seigneur parle à Moïse, mais «Il réserva du souffle qui était sur lui». Nous sommes amenés à établir une distinction entre la parole et le souffle. Pas de parole sans souffle. Mais le souffle n’est pas prisonnier de la production de la parole.
Pas de parole sans souffle, nous en savons quelque chose: il suffit de parler pour admettre que le souffle est d’un autre ordre que la parole. Nous pouvons souffler sans rien dire. Mais, pour autant, le souffle n’est pas aliéné à l’événement de la parole. Le souffle fait de la parole un événement, autre chose qu’un fait qui se produit quelque part une seule fois. Le souffle, c’est ce qui libère la parole, ce qui fait que la parole n’appartient pas, ni à celui qui la prononce, ni à celui qui l’écoute. «Il réserva du souffle qui était sur lui et il le donna aux soixante-dix hommes, les anciens. Et il y eut que, quand le souffle reposa sur eux» les voilà devenus inspirés. Donc les voilà transformés, non pas parce qu’ils ont dit quelque chose ni même parce qu’ils ont écouté quelque chose, mais parce qu’ils ont en eux quelque chose, le souffle qui était sur Moïse lui-même.
Comme pour nous signifier que nous sommes ici en un moment très important, vient cette affirmation assez étrange, tellement étrange qu’elle prête à deux interprétations totalement opposées: «mais ils ne recommencèrent pas». J’ai tenu à traduire ainsi, comme le texte original nous le propose, pour révéler l’ambiguïté du propos. Car ne pas recommencer peut signifier deux choses: ou bien qu’ils furent inspirés et puis que l’inspiration s’est terminée, qu’ils ne recommencèrent pas à être inspirés; ou bien on comprend qu’ils furent inspirés sans fin, pour toujours: ils n’eurent pas à recommencer l’expérience, c’était fait.
Au point où nous en sommes, nous pouvons relever la distinction entre un événement et ce qui fait échapper l’événement à la situation dans laquelle il est produit. L’événement n’est pas soudé avec la situation dans laquelle il est arrivé. Nous lisons l’application immédiate de cette loi. Deux hommes, Eldad et Médad sont aussi touchés par le souffle. Ils n’étaient pas, nous dit-on, des anciens. «Ils étaient parmi les inscrits - autre cercle que celui des anciens, deuxième cercle -, mais n’étaient pas sortis vers la Tente». Ils étaient restés dans le camp. Or, c’est dans le camp qu'ils sont inspirés. Au mépris du lieu, l’inspiration les atteint. C’est cela qui paraît étonnant, voire scandaleux.
Ainsi, nous pouvons nous mettre, soit à la place de Moïse, soit à la place des anciens, soit à la place d’Eldad et de Médad, soit encore à la place de ce jeune qui court annoncer la nouvelle à Moïse et qui lui apprend l’événement: «Eldad et Médad sont inspirés dans le camp»
Le scandale va être partagé par quelqu’un qui croyait être dans la ligne de Moïse, puisqu’il était son serviteur depuis son jeune âge. Il dit : ''«Moïse, mon maître, retiens-les!»'' Pour lui, il va de soi que la parole et le souffle sont tellement sacrés qu’ils ne peuvent pas être divulgués ni toucher tout le monde ni n’importe qui ni partout.
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Enfin, nous arrivons à la réponse de Moïse: «Moïse lui dit: "Serais-tu jaloux pour moi, toi?"» Est-ce que par hasard tu me considèrerais comme un lieu, comme quelqu’un qui occupe une place quelque part, comme un contenant privilégié, et, ainsi, tout autre qui viendrait usurper cette place, occuperait un lieu que je suis seul à pouvoir occuper. Est-ce que tu aurais appris de moi, depuis ton adolescence, la jalousie? «Serais-tu jaloux pour moi, toi?»
Je vous faisais remarquer l’importance de ce verbe donner. Nous l’avions vu tout à l’heure: « ''Il réserva du souffle qui était sur lui et il le donna aux soixante-dix hommes, les anciens''». Ce verbe donner apparaît de nouveau à la fin: «Qui donnera que tout le peuple de IHVH soit inspiré! Oui, IHVH donnera sur eux son souffle.» Nous voyons ainsi se créer une sorte de constellation entre un certain nombre de mots. Il est vrai que les paroles du Seigneur ne sont dites qu’à Moïse. Mais Moïse les transmet aux autres. Comment ces paroles sont-elles transmises? Elles le sont par le fait que les autres les écoutent? Eh bien non! Elles ne sont pas transmises à leurs oreilles, même si, en effet, ils les ont entendues. Elles leur sont transmises par le souffle, par ce qui porte ces paroles. A la fin, Moïse ne dit pas: qui donnera que tout le peuple du Seigneur parle. Non! mais «soit inspiré», c’est-à-dire, soit en lien avec celui qui adresse des paroles à Moïse, lequel lui-même parle à son peuple. Ceci provient de ce que, dans toute cette affaire, il s’agit d’un don. S’il n’y a pas de jalousie possible, c’est parce que nous sommes à l’intérieur d’une économie de don.
A la place de la centration et de la confiscation qu’elle suppose, il y a quelque chose qu’on va d’abord appeler dispersion, mais on ne va pas en rester à la dispersion. Pourquoi? Parce que Moïse parla au peuple et, à la fin, le peuple du Seigneur est souhaité comme tout entier inspiré. Donc il ne suffit pas de dire: perte du centre et dispersion. Il y a dispersion pour faire ''unité''. L’unité plutôt que la centration. Non pas simplement la perte du centre pour l’éparpillement, la dispersion, voire la dilution, mais la perte du centre pour que, à partir d’une dispersion, se constitue non pas un autre lieu, mais un peuple.
Terminons tout à fait, en reprenant la distinction que je vous proposais tout à l’heure entre événement et situation. L’événement de la parole du Seigneur, de la parole adressée, reçue, transmise, transforme toute situation en lui-même. Il n’y a pas de situation qui soit réfractaire à l’événement, mais à une condition: que, au terme de la sortie de la parole, au terme de son exode, elle fasse un peuple. La parole du Seigneur est adressée pour qu’un peuple en naisse.