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 Garde le jour du sabbat 

«Garde le jour du sabbat pour le sanctifier, comme te l'a ordonné IHVH, ton Dieu. Six jours tu serviras et feras tout ton ouvrage. Le septième jour, sabbat pour IHVH, ton Dieu. Tu ne feras pas tout ton ouvrage, ni toi, ni tes fils, ni tes filles, ni tes serviteurs, ni tes servantes, ni ton bœuf, ni ton âne, ni de toutes tes bêtes, ni ton résident qui est dans tes portes, afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi. Tu te souviendras que tu as été serf en terre d'Egypte, et IHVH, ton Dieu, t'a fait sortir de là à main forte et à bras étendu. C'est pourquoi IHVH, ton Dieu, t'a ordonné de faire le jour du sabbat.»


Deutéronome V, 12-15

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Nous oublions facilement que le temps coule. Il nous semble, en effet, que si le temps coule, il est aussi interrompu, brisé. Il est vrai pourtant que nous sommes soumis à des rythmes qui marquent le temps. La scansion la plus immédiate de celui-ci, c'est, bien sûr, l'alternance des jours et des nuits. Mais au-delà de ce rythme qui marque le temps, il en est d'autres qui tous, de près ou de loin, peuvent être rapportés à ce que nous appelons la nature. Il en est ainsi, par exemple, du mois lunaire et, d'une certaine façon, quoi qu'il en soit des artifices qui ont construit nos années, des quelque trois cent soixante cinq jours de l'année.

Donc, le temps coule sans doute, mais il nous semble aussi qu'il est interrompu par un certain nombre de moments naturels.

En revanche, nous pouvons, par décision, introduire des moments qui seront comme autant d'étapes dans le cours du temps. Nous pouvons décider, plus ou moins librement, du temps, en déterminant dans son cours des longueurs plus ou moins étendues. Bref, nous aussi nous pouvons contribuer à oublier, du fait de nos propres choix et décisions, que le temps est continu.

J'introduis la réflexion de ce soir par ces considérations, parce que nous avons à prendre position, d'emblée, sur ce qui est appelé "le jour du sabbat". J'ai beaucoup hésité à garder ce mot de sabbat. Finalement, je me suis arrêté à l'usage habituel. Mais je tiens à éveiller tout de suite dans vos esprits la signification de ce mot que j'aurais pu aussi bien traduire par "cessation", "interruption". Le sabbat, c'est le jour qui interrompt, et aussi le jour où l’on s’interrompt, le jour dans lequel de la discontinuité intervient dans notre expérience du temps.

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Un ordre est donné de garder le jour de l'interruption. Vous sentez bien, je pense, ce qu'il peut y avoir d'étrange dans cet ordre. Car si nous pouvons garder quelque chose, quand il s'agit du temps, c'est plutôt une fidélité à son écoulement. "Garde le jour du sabbat", est donc un ordre assez paradoxal.

Très vite, nous apprenons dans ce même passage qu'en gardant ce jour du sabbat, nous répondons à un commandement, qui vient du Seigneur, "ton Dieu". Au fond, rien de moins naturel que le jour du sabbat.

Si nous sommes appelés à garder le jour du sabbat, de l'interruption, c'est donc parce que cette observance est pour nous une façon de répondre à un ordre. Ce n'est pas l'observance d'un jour que nous aurions nous-mêmes inventé, décidé, comme les dates que j'évoquais tout à l'heure. Garder le jour du sabbat, le jour de l'interruption, c'est se reconnaître en rapport d'obéissance à quelqu'un, le Seigneur, Dieu, qui a commandé.

Ces considérations nous aident à comprendre la finalité qui est indiquée. "Garde le jour du sabbat pour le sanctifier". Au fur et à mesure que nous allons avancer dans la méditation de ce texte, je suis sûr que nous verrons s'étoffer la portée de ce verbe "sanctifier". Pour l'instant, ne retenons que sa signification minimale. "Garde le jour du sabbat pour le sanctifier", c'est-à-dire pour en faire un jour par lequel tu marques que tu obéis à un ordre qui vient du Seigneur, de Dieu. Jour saint, si vous voulez, jour sanctifié parce que, dans l'observance de cette rupture dans le temps, il y a une confession de foi qui reconnaît l'ordre donné et qui le grave dans la coulée ininterrompue qu'est le temps.

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"Six jours tu serviras et feras tout ton ouvrage." D'un bout à l'autre de ce passage, nous rencontrons un mot de même racine que j'ai tenu à rendre en français. "Tu serviras".  Nous rencontrons un peu plus bas : "tes serviteurs" (je m'expliquerai tout à l'heure sur les servantes), "afin que ton serviteur et ta servante se reposent", et puis, "Tu te souviendras que tu as été serf en terre d'Egypte". Ainsi, un fil court dans tout ce texte, le fil de la servitude, qui avoisine l'esclavage, mais qui est aussi celui du travail, de la peine, à laquelle on est astreint, du service.

"Six jours tu serviras". Qu’est-ce que c'est que servir ? C'est faire son ouvrage, sa tâche. J'aurais pu traduire par : tu feras toutes tes affaires, en rénovant la force du mot "affaires". Tu feras tout ce qu'il y a à faire. Ainsi, le temps n'est pas seulement ce qui coule ou peut être interrompu, mais aussi ce qui est rempli, ou qui peut être évidé. Pendant "six jours tu serviras", entendons par là : tu empliras le temps de toutes sortes de tâches.

Je vous invite tout de suite à vous demander ce qui nous arriverait si le temps s'arrêtait ou si le temps n'était pas rempli, le fût-il d'ailleurs par l'ennui. Qu'est-ce donc que l'interruption du temps accompagnée de son évidement ?

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"Le septième jour," le plein est vidé : plus de plein, interruption.

"Tu ne feras pas tout ton ouvrage, ni toi, ni tes fils, ni tes filles, ni tes serviteurs, ni tes servantes, ni ton bœuf, ni ton âne, ni de toutes tes bêtes, ni ton résident qui est dans tes portes, afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi." Tu ne feras pas tout ton ouvrage, mais tu ne seras pas seul à interrompre le temps et à le vider. Pourquoi ? Mais parce que tu n'es pas seul à vivre dans le temps, à servir dans le temps. La situation de servitude, de service, ne s'arrête pas avec ton propre corps. Il y a tout un dispositif de servitude et de service. Il y a toi, il y a ceux qui sont nés de toi, il y a ceux qui sont dans ta maison, tes serviteurs, tes servantes.

J'aurais aimé employer un autre mot que servante car, dans la langue originale, il n'est pas de la même racine que serviteur et servir. Mais j'ai hésité à employer "tes employées". Pourtant, ce mot d'employée marquerait bien la différence par rapport à serviteur. Il ferait apparaître que non seulement il y a ceux qui sont dans le service, mais aussi tous ceux qui, à un titre ou à un autre, sont mobilisés ou, comme vous voudrez, immobilisés par le travail. Il faut aller jusqu'aux animaux : le bœuf, l’âne, toutes tes bêtes et, au-delà même de la famille, il y a ceux qui ne sont pas du pays, mais qui sont là. Eux aussi sont atteints par cette interruption du temps.

Pourquoi cette propagation de l'évidement du temps ? "Afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi." On pourrait penser que cette notation est une explication profane et, en quelque sorte, laïque, qui vient corriger ou compléter ce qui a été dit tout à l'heure du jour du sabbat, que l'on gardait pour le sanctifier. Il se peut, après tout, je n'en sais rien, (qui le dira d'ailleurs ?) que, dans la rédaction de ce texte, une autre main que la première soit venue ajouter un motif : il faut bien qu'on se repose, nous ne pouvons pas travailler sans cesse ; ne serait-ce que pour pouvoir travailler, il faut refaire ses forces.

La mention de ce repos, à l'intérieur de ce passage, nous oriente dans une autre direction encore. Ce repos, dont on peut, en effet, avoir besoin pour se reconstituer, permet d'inscrire, non plus dans le temps, mais dans le corps, quelque chose dont on va nous entretenir sans tarder.

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Mais de quoi donc ce repos est-il la présence ? La réponse vient tout de suite. "Tu te souviendras que tu as été serf en terre d'Egypte, et IHVH, ton Dieu, t'a fait sortir de là à main forte et à bras étendu." Le temps s'interrompt, se vide, le corps se repose et, dans cette faille du temps, dans cette détente du corps, il n'y a place que pour un souvenir. Pas n'importe quel souvenir : un souvenir qui est bien en accord avec l'évidement du temps et le loisir du corps. "Tu te souviendras que tu as été serf..., et IHVH, ton Dieu, t'a fait sortir de là à main forte et à bras étendu." Tu as été au comble du temps plein, chargé, écrasant, du temps durement continu, et le Seigneur ton Dieu t'en a libéré. En somme, cet évidement, ce repos était une figure de la liberté donnée par celui dont le nom est lui-même vide, le Seigneur Dieu.

Le Seigneur Dieu a travaillé. Il a mis la main à l’ouvrage, et même le bras. Il y a manifestement comme une sorte de contraste entre la cessation de toute activité et, d'autre part, l'énergie déployée par le Seigneur Dieu, mais une énergie qu'il se réserve, pour que non seulement tu ne sois pas occupé, mais pour que tu sois libre.

Il y a un déplacement, du début du texte jusque vers ce moment où nous sommes. Appelez cela une métaphore, si vous voulez. Nous apprenons d'abord ce qu'est un temps libre. Nous apprenons à la fin qu'un temps libre est une façon d'entendre et de rendre présent un événement auquel nous appartenons plus profondément que nous  n'appartenons au temps qui s'écoule et au temps qui est rempli.

Le souvenir qui va occuper le jour du sabbat, va remplir d’un vide un vide. J'entends par là que cette liberté accordée par le Seigneur Dieu à ceux qui étaient esclaves, a été un évidement. C’est pourquoi, le jour du sabbat, tu ne feras rien, afin de te souvenir de quelque chose qui n'a pas été rien, ou qui a été ce rien en quoi consiste le passage au vide quand cesse l'écrasement sous la dépendance et sous le travail. C'est pourquoi le Seigneur ton Dieu t'a ordonné de faire le jour du sabbat. Je dis bien : t'a ordonné de faire le jour du sabbat.

Tout à l'heure, nous entrions dans ce passage en lisant "Garde le jour du sabbat pour le sanctifier, comme te l'a ordonné IHVH, ton Dieu." Maintenant, il s'agit de faire le jour du sabbat, comme un peu plus haut, on nous avait dit : "Six jours tu serviras et feras tout ton ouvrage... Tu ne feras pas tout ton ouvrage", etc. Le même verbe revient. Faire ce qui est accompli par un autre puisque c'est "à main forte et à bras étendu" que le Seigneur Dieu t’a rendu libre. Tu auras à faire cela, à le faire en ne faisant rien. Que pourrions-nous faire qui nous donne la liberté ? Nous ne pouvons peut-être que la recevoir, elle ne peut qu'être qu'accueillie. Mais toute accueillie qu'elle soit, c'est encore nous qui la faisons. Il nous est donné de la faire, cette liberté.

Voilà, me semble-t-il, ce que c'est que garder le jour du sabbat pour le sanctifier, pour y introduire le souvenir, qui rendra présent autre chose que le temps mais dans le temps, sans sortir du temps, en l'interrompant et en le vidant, c'est-à-dire, je lâche enfin le mot, en y mettant de la mort.

Comment arrêter le cours du temps et aussi le vider ? Voilà peut-être un fantasme qui nous habite tous. Mais il n'est pas sûr du tout, et c'est peu dire, que nous puissions parvenir à réaliser ce fantasme aussi longtemps que nous vivons. Arrêter le cours du temps et vider le temps, c'est ce qui ne peut se réaliser, si on peut employer ce mot, que dans la mort. Alors, le cours du temps s'arrête, il n'y a plus de temps, et il n'y a plus rien à faire.

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Dès à présent, par la foi, nous sommes dans une alliance avec Dieu et, dans cette alliance, nous écoutons l'ordre qu'il nous donne. Quel ordre nous donne-t-il ? L'ordre d'arrêter le cours du temps et de le vider sans, pour autant, mourir.

Le sabbat est la cessation par excellence, le signe, tandis que le temps continue, de l'arrêt du temps et du vide du temps. Un repos, oui, et qui n'est pas celui de la mort.

Le jour du sabbat n'est rempli que par un souvenir. Mais ce souvenir ne tient pas de place, à la différence de toutes les occupations qui s'ajoutent les unes aux autres, et qui alourdissent le temps. Ce souvenir n'est pas une chose supplémentaire, un encombrement.

Nous étions impitoyablement emportés par le temps qui s'écoule, nous étions aussi écrasés sous les tâches, et voilà que la liberté nous est donnée par celui qui fait alliance avec nous par la foi. Le jour du sabbat, nous célébrons notre liberté. Mais une liberté qui  n'est pas réduite au jour du sabbat, une liberté qui, comme une eau insistante, pénètre tout le reste du temps. Aussi bien, dans le "Tu te souviendras", il n'y a pas de nostalgie. Nous ne regardons pas en arrière, nous ne regrettons pas une liberté qui nous aurait été donnée en un lointain âge d'or, et que nous aurions ensuite perdue. Le souvenir de cette liberté donnée est un engagement dans le temps présent et l'accueil joyeux d'un avenir.

Je voudrais vous rendre sensibles à ce qu'il y a à la fois de connivence avec le temps, et de subversion interne du temps, dans cet ordre d'observer le sabbat. Puisque nous avons été libérés de toute servitude, nous ne pouvons plus endurer le cours du temps qui s'écoule, ni supporter les charges dont il est plein, comme s'il s'agissait d'un asservissement. En d'autres mots, dans le temps, déjà, nous vivons libres. Nous n'avons pas besoin de mourir pour être libres. Nous avons la liberté sans la mort, la liberté déjà.

Mais, bien sûr, cette liberté serait elle-même mensongère si nous la regardions comme une culture privée, individuelle. Elle serait mensongère si nous étions seuls à être libres, si nous n'attestions pas cette liberté reçue par la liberté que nous donnons à tous ceux qui sont avec nous soumis à la peine de vivre.

2 mars 2000

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