Nous le verrons comme il est
«Voyez de quel amour, [venant d'où !] le Père nous a fait don, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous [le] sommes. Voilà pourquoi le monde ne nous connaît pas : parce qu'il ne l'a pas connu. Bien-aimés, maintenant, enfants de Dieu, nous [le] sommes, et n'est pas encore apparu ce que nous serons. Nous savons que lorsque [cela] apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons comme il est. Et quiconque a cette espérance établie sur lui se purifie lui-même comme celui-là est pur.»
Vous avez pu observer, en entendant lire ce texte, qu'à deux reprises nous sommes invités à voir. C'est par ce verbe que commence ce passage : «Voyez de quel amour» et puis, vers la fin de ce passage, nous lisons : «parce que nous le verrons comme il est».
Je voudrais appeler votre attention sur ce qui se passe lorsque nous voyons. Même si l'espace est vide, même si rien, comme nous disons, n'arrête notre vue, en fait, si nous y réfléchissons, quand nous voyons, il y a toujours quelque chose à voir. Essayez, mentalement, de vous placer devant un horizon, aussi vide que vous pourrez l'imaginer : par exemple, vous êtes au bord de la mer, il n'y a pas d'île, il n'y a pas même de nuage, il y a cependant toujours quelque chose à voir. Pas d'activité de vision sans que quelque chose s'offre à la vue.
Allons plus loin dans cette brève approche de ce que c'est que voir. S'il y a quelque chose à voir, chaque fois que nous voyons, il est vrai aussi que la chose qui est vue n'apparaît pas toujours sous le même aspect. La chose vue ne se donne pas toujours à voir de la même façon. Elle n'apparaît pas toujours sous le même aspect.
Qu'est-ce que c'est qu'un aspect ? A quoi tient l'aspect ? Est-ce que c'est quelque chose de la chose, si je puis dire, ou bien est-ce que c'est ma manière d'aborder la chose ? Pensez aux expressions les plus simples que nous employons. Nous disons : «Ah ! Je ne l'avais pas vu sous cet aspect !» Aspect porte en lui-même, d'ailleurs, dans son nom, quelque chose qui évoque le fait de voir. Mais est-ce que c'est une propriété de ce que nous voyons ou est-ce que c'est quelque chose qui tiendrait à nous qui voyons, à la place que nous occupons quand nous voyons, au site qui est le nôtre ?
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Le passage que nous avons à traverser commence brutalement par cette affirmation, à l'impératif : «Voyez de quel amour, [venant d'où !] le Père nous a fait don». Si j'ai mis entre parenthèse «venant d'où», c'est parce que notre langue m'a empêché de rendre par un seul mot celui qui était dans l'original. Sans aucun doute il faut dire : voyez de quel amour, mais le mot employé dit aussi : voyez, en quelque sorte, d'où vient cet amour. D'où ce «venant d'où», très maladroit, je vous l'accorde, que j'ai ajouté. Ainsi, «Voyez de quel amour, [venant d'où !] - non pas interrogatif mais exclamatif, admiratif - le Père nous a fait don». Tout se passe comme si nous devions voir l'amour dont nous sommes aimés par le Père. Il est assez étrange d'être appelé à voir un amour !
Nous sommes un peu éclairés par la suite : «Voyez de quel amour, [venant d'où !] le Père nous a fait don, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous [le] sommes.» Cet amour, nous avons à le voir à partir de l'appellation qui nous est donnée. Sans doute, nous pouvons dire encore : voir à partir du nom qui nous est donné, c'est assez étrange. En tout cas, il y a un objet plus sensible. Cet objet sensible, c'est quelque chose que nous entendons dire, c'est l'appellation d'enfants de Dieu.
Comprenons bien ce qui suit. «Pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous [le] sommes» ! Je vous invite à ne pas entendre de la façon suivante : non seulement nous sommes appelés mais nous le sommes pour de bon. Entendons de façon beaucoup plus sereine : nous le sommes puisque ce nom nous est donné. Quand il s'agit d'être l'enfant de quelqu'un, nous ne le sommes jamais que parce qu'on nous appelle ainsi. C'est d'être appelés enfants de Dieu qui fait de nous des enfants de Dieu. Dire ensuite que nous le sommes, ce n'est pas renchérir sur le fait d'être appelés enfants de Dieu mais c'est tirer la conclusion du fait d'être appelés ainsi.
Donc, au point où nous en sommes, nous comprenons que, si nous avons à voir l'amour dont le Père nous a fait don, c'est en quelque sorte par réflexion de ce que nous entendons dire de nous.
Il est étrange que nous ayons à voir l'amour du Père pour nous à partir de ce que je vous propose d'appeler un événement de parole. Pourtant, cet amour du Père pour nous, nous le voyons par suite de cet événement.
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Aussitôt le texte nous invite à faire une contre épreuve. «Voilà pourquoi le monde ne nous connaît pas : parce qu'il ne l'a pas connu.» Lorsque nous considérons la connaissance que le monde a de nous, nous pouvons nous dire que s'il ne nous appelle pas enfants de Dieu, c'est parce qu'entre lui et Dieu il n'y a pas ce rapport de reconnaissance mutuelle qu'il y a entre un Père, qui reconnaît pour son fils son enfant, et un fils, qui reconnaît son père pour son père. S'il connaissait Dieu, il nous connaîtrait pour ce que nous sommes, ses enfants, et c'est lui qui nous donnerait le nom que nous portons.
Mais allons plus loin ! Dire à quelqu'un «mon bien-aimé», c'est, sauf à être menteur, en faire le bien-aimé. «Bien-aimés, maintenant, enfants de Dieu, nous [le] sommes». Dès maintenant nous pouvons nous appeler bien-aimés et affirmer ainsi, dans la conversation entre nous, du fait que nous nous donnons ce nom, que nous le sommes. Nous sommes en quelque sorte pris aux mots que nous prononçons. Ainsi, nous sommes amenés à affirmer concrètement, en nous adressant les uns aux autres, que nous sommes enfants de Dieu, à la différence du monde, qui lui, ne nous donne pas ce nom.
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Oui, mais ce que nous nous disons, nous nous le disons dans le temps : «Bien-aimés, maintenant, enfants de Dieu, nous [le] sommes». Et quand nous disons maintenant, nous laissons entendre qu'il y a un après de ce maintenant et nous découvrons que quelque chose nous manque. Nous nous appelons bien enfants de Dieu, mais ça n'est que sous un certain aspect. C'est à partir de maintenant. Or, à partir de maintenant, nous pouvons aussi ajouter que n'est pas encore apparu cet autre aspect de nous-mêmes, ce que nous serons. Quelque chose manque à notre façon de voir et aussi à ce que nous voyons, inséparablement. Pourquoi ? Parce que ne se montre que ce que nous sommes présentement et non pas ce que le temps fera de nous. Ce que nous serons n'est pas encore apparu. L'aspect que nous aurons quand nous serons alors, cet aspect manque. Oui, mais l'apparition de ce que nous serons, maintenant, nous savons qu'elle se produira.
Nous pouvons nous demander si savoir ne serait pas une autre manière de voir et si, en définitive, savoir et voir ne seraient pas, ici, une autre manière de dire ce qui n'est pas dans ce texte, je vous l'accorde, et qui s'appelle croire. Quand tout à l'heure, on nous demandait de voir de quel amour le Père nous a fait don, quand maintenant nous savons que cela paraîtra, nous faisons l'expérience qu'aussi bien voir que savoir est une façon de parler, une façon de parler de la foi.
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«Nous savons que lorsque [cela] apparaîtra» nous prendrons un autre aspect. Quel sera cet aspect ? «nous lui serons semblables» : nous ressemblerons à celui qui nous aime. Nous ne lui ressemblons pas encore. Maintenant, nous sommes appelés enfants de Dieu et nous le sommes. Mais nous ne voyons qu'un aspect de ce que nous sommes. Alors, nous ressemblerons à celui qui nous aime et, si nous lui ressemblons alors, c'est parce que nous n'aurons plus, comme à présent, à le voir à partir du nom qui nous est donné, à partir de cette situation où nous nous donnons ce nom d'enfants de Dieu. Nous n'aurons plus comme à présent à le recevoir à partir de cet effet de parole que son amour produit entre nous. C'est assez étrange, et on pourrait penser que c'est presque délirant : nous le verrons sans avoir à adopter un quelconque point de vue sur lui. Je vous disais tout à l'heure que, quand nous voyons, nous voyons toujours quelque chose et que nous voyons toujours quelque chose sous un certain aspect parce que nous sommes quelque part. Nous apprenons ici que «nous lui serons semblables, parce que nous le verrons comme il est». Alors il n'y aura plus de point de vue.
Comment appeler ce savoir ou cette vue ? J'ai proposé tout à l'heure (mais j'ai peut-être été trop vite) de dire foi. J'ai eu tort ! «Et quiconque a cette espérance établie sur lui se purifie lui-même comme celui-là est pur.» Cette vue, ce savoir, dans lequel nous sommes présentement, peuvent se nommer espérance, puisqu'il s'agit d'un savoir, d'une vue de ce qui sera. Mais un savoir et une vue établis, fondés sur ce que nous voyons présentement, sur ce que nous savons présentement de lui. Nous sommes donc déjà, d'une certaine façon, comme lui. Oui ! Mais attention ! à une nuance importante près, nous sommes comme lui mais en devenir.
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Comment nous y prendre pour ne pas manquer ce devenir dans lequel nous sommes engagés ? Ecoutons l'extrême fin de ce passage : «Et quiconque a cette espérance établie sur lui se purifie lui-même comme celui-là est pur.» Etre comme lui mais en devenir, c'est aimer avec la même pureté d'amour qu'il met lui-même à aimer. Avant de quitter ce texte, rappelons-nous par quelle porte nous y étions entrés. «Voyez de quel amour, [venant d'où !] le Père nous a fait don». Aimer avec la même pureté d'amour qu'il met à aimer, c'est aimer avec une pureté de Père. Qu'est-ce qui fait la pureté de l'amour d'un Père ? C'est qu'il fait être des êtres qui ne sont pas lui et qui sont nés de lui. «Voyez de quel amour, [venant d'où !] le Père nous a fait don, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous [le] sommes.» Si nous avons à nous purifier nous-mêmes alors que celui-là n'a pas à se purifier mais est pur, c'est parce que l'affaire prend du temps : aucun d'entre nous n'aime déjà, d'abord, avec la pureté d'amour que le Père, d'emblée, met à aimer. Ce qui chez lui est pureté est purification chez nous.
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En traversant ce passage, nous avons mis en oeuvre trois façons d'être qui nous sont connues.
Nous avons mis en oeuvre notre foi. Finalement, je ne regrette pas tellement d'avoir décodé «voyez» et «nous savons» par «croire».
Nous avons aussi mis en oeuvre ce qu'on appelle l'objet de cette foi. On ne croit jamais qu'en l'amour. Croire n'est pas fait pour autre chose. Si ce n'est pas en l'amour que l'on croit, on ne croit pas.
Et puis, après avoir dit foi, après avoir dit amour, le texte nous oblige à dire espérance ! Car cette foi en l'amour, nous sentons bien qu'elle ne peut se vivre qu'en espérance, c'est-à-dire, non pas dans l'espoir qu'elle viendra, mais dans l'espoir qu'elle est en train de venir. «quiconque a cette espérance établie sur lui se purifie lui-même comme celui-là est pur». Cette foi en l'amour se vit comme espérance lorsque nous prenons acte du temps qui passe, du temps dans lequel nous sommes, du temps que nous sommes aussi, d'une certaine façon, dont nous ne pouvons pas décoller.