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« Un jeûne que je choisis »


«(3) Pourquoi jeûnons-nous, et tu ne vois pas ?
Tourmentons-nous notre âme, et tu ne pénètres pas ?
Voici : au jour de votre jeûne vous parvenez à ce que vous désirez
Et tous ceux qui peinent pour vous, vous les opprimez.
(4)Voici : c’est pour la dispute et la querelle que vous jeûnez,
Pour frapper avec un poing de crime.
Vous ne jeûnez pas comme en ce jour,
Pour faire entendre en haut votre voix.
(5) Est-ce que c’est comme ceci un jeûne que je choisis ?
Un jour où un humain tourmente son âme ?
Est-ce pour courber sa tête comme un roseau ?
Il étend le sac et la cendre pour en faire un lit ?
Est-ce pour cela que tu cries un jeûne et un jour de faveur pour IHVH ?
(6) N’est-ce pas ceci un jeûne que je choisis :
Ouvrir les liens du crime, dénouer les cordes du joug,
Renvoyer libres les opprimés,
Et tout joug, vous l’arracherez ?
(7) N’est-ce pas rompre ton pain pour l’affamé
Et faire venir à la maison les tourmentés, les persécutés ?
Et quand tu vois un humain nu, tu le couvres,
Et à ta chair tu ne te dérobes pas ?



Isaïe, LVIII, 3-7

L’interrogation est disséminée tout au long de ce passage. Elle  occupe toute la brève adresse par laquelle celui-ci commence. Ensuite, sauf pendant un bref moment vers son début, elle est constante jusqu’à la fin de la réponse.

Cette observation toute formelle laisse entendre que le premier allocutaire et le destinataire du message se rejoignent dans la même posture : chacun interroge l’autre. Chacun donc est invité à donner une réponse à la question que l’autre pose. Connaîtrons-nous la réponse donnée par chacun ? Non. Mais, à vrai dire, nous aurons de mieux en mieux perçu quel est l’objet sur lequel les deux interlocuteurs se rencontrent pour interroger.

D’un bout à l’autre du dialogue, il s’agit du jeûne. Mais tandis que le premier allocutaire interroge sur les effets du jeûne (Pourquoi jeûnons-nous…) le second fait porter sa question sur la nature de celui-ci (Est-ce que c’est comme ceci un jeûne que je choisis… ?). Dès lors, le lecteur peut supposer que, si l’interrogation persiste, c’est peut-être parce que l’accord ne s’est pas fait entre les interlocuteurs sur ce qu’est le jeûne. Car tout se passe comme si le second intervenant avait décidé de surseoir à la question posée par le premier aussi longtemps que l’accord ne sera pas fait entre eux. Comment peut-on s’entendre sur les effets d’un certain événement si l’on n’est pas d’accord sur la définition de cet événement ? Il reste cependant que la question soulevée sur l’effet attendu du jeûne domine l’entretien en cours et se présente comme sa raison d’être.


Pourquoi jeûnons-nous, et tu ne vois pas ?
Tourmentons-nous notre âme, et tu ne pénètres pas ?

Le jeûne est un acte censé pouvoir être une cause. Or, il n’a pas été suivi d’effet. Il n’en faut pas plus pour que le fait devienne l’objet d’une question : il faut expliquer. Mais ici on attend que l’explication soit fournie par  celui qui est tenu pour responsable de l’échec.  Et, d’autre part, ceux qui soulèvent la question sont  ceux-là mêmes qui pâtissent de cet échec. Autrement dit, sous les dehors d’une attitude très objective, semblable à celle que peuvent adopter des enquêteurs ou des savants, l’intérêt personnel des questionneurs est présent. On questionne pour connaître la cause d’un fait, donc pour obtenir une réponse mais aussi, dans le même temps, on s’adresse à quelqu’un qui est tenu lui-même pour responsable de l’échec du jeûne. Tout autant que sur la raison de l’échec on s’interroge donc sur l’anomalie qui, du fait de cet échec, affecte la relation qu’on entretient avec l’interlocuteur auquel on parle.

Mais quel effet s’est donc produit ? Le destinataire de la question posée est responsable de ne pas voir. Ce même effet peut d’ailleurs être encore énoncé comme une absence de pénétration. Dans les deux formulations, ce qui est relevé c’est le manque d’un certain  effet d’ordre perceptif ou conceptuel. C’est sur le motif de ce manque qu’on interroge.

Enfin, si l’on peut adresser cette question à celui qui est à la fois l’interlocuteur et le responsable, qui doit donc répondre à la question et aussi répondre de l’effet qui ne s’est pas produit, c’est qu’il va de soi que le jeûne que nous pratiquons ou les tourments que nous infligeons  à notre âme appelaient, pour ainsi dire, de sa part vue et pénétration. De tels effets auraient été sa façon de répondre.

En somme, tout se passe comme si un rapport entre des forces physiques - le jeûne et la vue, les tourments et la pénétration - n’était pas séparable d’un rapport entre deux interlocuteurs. La réponse du questionné au questionnant doit venir suppléer l’absence de ‘réponse’ effective qui a suivi un certain comportement, pour autant que les effets produits par une cause peuvent être comparés à la réponse qu’on donne à une question posée. Disons que l’ordre de l’effectuation est associé à l’ordre de la communication, mais de telle façon que celui-ci rende compte du fonctionnement de celui-là : l’effet est entendu comme une réponse à une question qui est elle-même entendue comme une cause Or, si une telle association est possible, c’est bien parce que dans l’ordre de l’effectuation une certaine communication fonctionnait déjà, mais elle n’apparaissait pas comme une question posée : elle était considérée comme une cause. L’échec de l’effectuation met en pleine lumière l’ordre de la communication.  Du fait de cet échec il ne reste plus que la communication sous la forme d’une question posée et d’une réponse attendue.

En quoi donc a consisté la cause, le jeûne, pour que l’effet attendu ne se produise pas ?

Un pur effet


Voici : au jour de votre jeûne vous parvenez à ce que vous désirez
Et tous ceux qui peinent pour vous vous les opprimez.
Voici : c’est pour la dispute et la querelle que vous jeûnez,
Pour frapper avec un poing de crime.

Interrogé, le destinataire de la question répond et sa réponse porte sur la nature de la cause, de cette cause qui ne produit pas l’effet attendu. Or, d’emblée il signale ce qui caractérise cette cause, à savoir le jeûne. Celui-ci consiste en l’accomplissement achevé d’un désir. Tel est le trait essentiel qui est mis en évidence : Voici : au jour de votre jeûne vous parvenez à ce que vous désirez.

S’il en est ainsi, comment le jeûne pourrait-il se prolonger en un effet quelconque ? Il est suffisant par lui-même, il est sa propre fin, il s’achève avec lui-même ou, ce qui revient au même, il se poursuit dans un contentement de lui-même qui n’en finit pas.

Ce n’est pas que, dans un tel jeûne, manquent la rencontre et le contact avec d’autres que soi-même. Mais les autres ne sont atteints que pour être détruits, si du moins c’était possible. La violence contre autrui affecte ici très intimement le désir. Il n’y a pas de place pour l’entretien ou, si celui-ci existe, c’est pour conduire à l’anéantissement de ceux qu’on approche et avec lesquels on parle.


Et tous ceux qui peinent pour vous, vous les opprimez.
Voici : c’est pour la dispute et la querelle que vous jeûnez,
Pour frapper avec un poing de crime.

Ainsi le jeûne est bien présent. Il a lieu. Il se produit. Mais il est lui-même à la fois cause et effet. Comment pourrait-il obtenir un effet qui serait au-delà de lui-même. Comment, surtout, pourrait-il apparaître comme une parole qui s’adresse à un interlocuteur dont on attend une réponse ? La grave perturbation qui affecte l’ordre de l’effectuation tend à supprimer jusqu’à l’existence de l’ordre de la communication. Telle est l’issue qui peut suivre un tel jeûne.

Un jeûne sans voix


Vous ne jeûnez pas comme en ce jour,
Pour faire entendre en haut votre voix.

Tel qu’il se présente, le jeûne perd la signification qui est la sienne. Il est, très radicalement, un acte de parole. Or, pratiqué comme il l’est, le voilà exclu de sa fonction propre. Plus précisément encore, la particularité que constitue le jeûne dans la continuité du temps qui passe n’existe plus. Car il n’est pas seulement une parole, comme tous les comportements qui se rencontrent en humanité, mais la parole qu’il est possède une caractéristique singulière : il se produit à sa date pour faire entendre en haut votre voix. Ainsi donc la violence qui se répand latéralement sur autrui vient-elle obturer, en quelque façon, le chemin par lequel on passe pour que la voix, la nôtre, atteigne jusqu’au-delà de nous autres, en haut.

On ne saurait mieux marquer l’union qui existe, dans un certain exercice du désir, entre son inassouvissement consenti par le refus de toute violence envers quiconque et, d’autre part, la percée, vers le dehors même du monde humain. Quand cette union n’existe plus le jeûne perd sa voix, il n’est plus qu’une réalité brutalement physique. Dans la relation avec autrui il tend déjà à n’être plus une communication : il y est oppression et va à l’anéantissement. Comment le jeûne pourrait-il encore faire que la parole et l’écoute aillent et viennent entre ici et ailleurs même qu’ici, où sont les autres ? Il a perdu, à la lettre, toute vertu d’altération.

« Le jeûne que je choisis »

Qui donc parlait ainsi du jeûne ? Celui auquel s’adressaient les questions initiales ? Oui, sans doute. Mais en répondant comme il l’a fait il adoptait la posture d’un observateur : il n’était pas partie prenante de la situation qu’il décrivait. Or, maintenant, sa posture change. Il interroge à son tour sur la nature du jeûne. Bien plus, par le seul fait qu’il soulève une interrogation sur ce point il laisse entendre que la définition qu’il donnera du jeûne pourra différer de celle dont il vient  lui-même de faire la description. Enfin, cette définition du jeûne, il l’énoncera, mais toujours sur le mode de l’interrogation, en la soutenant de la décision qu’il a prise de l’entendre comme il le fait. En bref, il parlera souverainement du jeûne, non cependant sans l’intention de convaincre son interlocuteur. En effet, s’il commence par s’exprimer à la première personne du singulier, après avoir tracer la figure du jeûne sur laquelle il s’interroge, il finit par s’adresser, au singulier maintenant et non plus au pluriel comme tout à l’heure, à celui qui l’avait initialement interrogé.


Est-ce que c’est comme ceci un jeûne que je choisis ?
Un jour où un humain tourmente son âme ?
Est-ce pour courber sa tête comme un roseau ?
Il étend le sac et la cendre pour en faire un lit ?
Est-ce pour cela que tu cries un jeûne et un jour de faveur pour IHVH ?

Redisons-le : il n’a pas formulé positivement sa propre définition du jeûne. Il continue à décrire celui-ci comme il avait fait d’abord, même si, comme on va l’observer, son analyse a changé de cap Mais l’interrogation qui soutient celle-ci laisse entendre qu’il suspend son approbation à l’accord, peu probable, de son interlocuteur.

Oui, le cap a changé. Mis en demeure de répondre, il avait précédemment réglé son propos en relevant les effets sur autrui de l’accomplissement du désir de ceux qui jeûnent. Maintenant, il s’attache à faire voir, avec un certain pittoresque, les manifestations  les plus extérieures  de leur comportement. Mais il fait encore état de la violence qui anime celui-ci. Toutefois, cette violence serait dirigée non plus seulement contre les autres mais contre soi, contre sa propre vie, contre son propre corps. Le jeûne est devenu un jour où un humain tourmente son âme.

Il semble que cette orientation nouvelle de l’analyse, comme si elle atteignait une limite extrême, conduise à prononcer le nom de celui qui ne peut, il va sans dire, que réprouver de tels comportements : ils sont en contradiction avec la faveur que pourrait accorder IHVH. Du coup, est révélée l’identité du destinataire, de celui qui disait vous, puis je et maintenant tu. C’est du moins ce que l’on peut légitimement penser. Mais, s’il est vrai que IHVH est le nom de celui qui parle en répondant comme il le fait à la question qui lui a été adressée, il reste qu’il décline son nom comme s’il parlait d’un autre : il parle de lui-même objectivement, en quelque sorte, comme de quelqu’un qui existe, ainsi qu’il le fait du jeûne et du jour de faveur. Ainsi la contradiction n’est-elle pas une illusion ni le fait d’une décision discrétionnaire de celui qui répond, de l’arbitraire de son choix : elle est dans la réalité, une réalité qui s’impose à lui qui parle comme à ceux qui jeûnent et s’adressent à lui, bref, une réalité dont ils ne peuvent que convenir ensemble.

Un jeûne en lequel s’énonce une réponse

Jusqu’à présent les manifestations du jeûne ont été présentées comme des entreprises d’aliénation d’autrui ou de soi-même. Aussi bien l’interrogation qui s’élevait à leur propos était-elle porteuse d’un soupçon, sinon d’une réprobation implicite. Or, maintenant, en soutenant des figures positives du jeûne, l’interrogation ne cesse pas mais elle induit ses destinataires à s’accorder avec celui qui les propose, avec IHVH. Car son choix n’a rien d’étrange ni de bizarre, il ne peut que rejoindre le leur. Aussi ne peuvent-ils que s’entendre avec lui pour approuver les conduites qu’il évoque.


N’est-ce pas ceci un jeûne que je choisis :
Ouvrir les liens du crime, dénouer les cordes du joug,
Renvoyer libres les opprimés,
Et tout joug, vous l’arracherez ?
N’est-ce pas rompre ton pain pour l’affamé
Et faire venir à la maison les tourmentés, les persécutés ?
Et quand tu vois un humain nu, tu les couvres,
Et à ta chair tu ne te dérobes pas ?

Jeûner, c’est donc supprimer les entraves criminelles et c’est aussi porter secours à tous ceux dont la vie est en péril. En un mot, c’est instituer une société juste et économiquement viable pour chacun. Or, le motif allégué pour un tel engagement mérite d’être relevé. Agir autrement, ce serait se réserver, s’excepter, comme si chacun n’était pas une même chair, un même être vivant avec tous : Et à ta chair tu ne te dérobes pas. On est bien loin d’une conduite commandée par le seul accomplissement du désir de chacun. Qu’on se rappelle seulement le constat qui peut s’entendre à présent comme un reproche : Voici : au jour de votre jeûne vous parvenez à ce que vous désirez.

Mais il faut aller plus loin encore. Est-ce que la définition qui vient d’être donnée de la nature du jeûne ne rend pas vaine la question même qui avait été posée à IHVH sur l’inefficacité prétendue de celui-ci, quand nous lui disions : tu ne vois pas…tu ne pénètres pas?

L’erreur consistait  alors à considérer le jeûne  comme une cause qui devait avoir des effets qui se distingueraient d’elle. Or, il apparaît maintenant que le jeûne en lui-même, par lui-même, par sa nature, est un effet mais que cet effet qu’il est n’est pas, à vrai dire, le résultat d’une cause. En vérité, le jeûne lui-même produit, mais ce qu’il produit est une parole - ce qui n’est pas la même chose qu’un effet - une réponse, et celle-ci est donnée à une situation de détresse dans laquelle on ne se trouve pas soi-même. Ainsi celui qui donne cette réponse du jeûne est-il invité à se satisfaire de la solidarité en acte qu’elle lui révèle entre lui et tous les autres que lui.

Quant à l’absence supposée de réponse venant de l’interlocuteur auquel on s’adressait pour commencer, elle n’est pas réelle, puisqu’elle consiste dans l’approbation de la pratique effective de cette solidarité mais aussi dans le rejet de certaines autres pratiques. Ne déclare-t-il pas tantôt : Est-ce que c’est comme ceci un jeûne que je choisis, et tantôt : N’est-ce pas ceci un jeûne que je choisis ? Ainsi donc nous donnons nous-mêmes sans cesse par notre conduite la réponse à la question que nous adressons à notre interlocuteur, à IHVH. Nous passons notre temps à faire entendre en haut (notre) voix. Et, dans ce même temps, nous apprenons de ce même IHVH la réponse qu’il choisit, celle qui s’énonce dans et par la conduite même que nous avons adoptée.

Clamart, le 10 mars 2009


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