Où est le roi des Juifs, qui a été enfanté ?
«Jésus étant né à Bethléem de Judée aux jours d'Hérode le roi, voici que des mages venus du Levant arrivèrent à Jérusalem, en disant : «Où est le roi des Juifs, qui a été enfanté ? Car nous avons vu son astre au Levant et nous sommes venus nous prosterner devant lui.» Le roi Hérode, ayant entendu, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. Et, rassemblant tous les grands-prêtres et scribes du peuple, il s'informait auprès d'eux [pour savoir] où le Christ naît. Ils lui dirent : «A Bethléem de Judée. Car ainsi est-il écrit par le prophète :
"Et Toi, Bethléem, terre de Juda,
Tu n'es nullement la moindre des chefferies de Juda.
Car c'est de toi que sortira un chef,
Qui fera paître mon peuple, Israël".»
Alors Hérode, ayant appelé les mages en secret, apprit d'eux avec précision le temps où l'astre était apparu. Et, les ayant envoyés à Bethléem, il dit : «Etant partis, enquérez-vous avec précision du petit et, quand vous l'aurez trouvé, annoncez-moi, afin que, moi aussi, étant venu, je me prosterne devant lui.» Eux, ayant entendu, partirent, et voici que l'astre qu'ils avaient vu au Levant allait devant eux, jusqu'à ce que, étant venu, il se place au-dessus d'où était le petit. Ayant vu l'astre, ils se réjouirent d'une très grande joie. Et, étant venus dans la maison, ils virent le petit avec Marie, sa mère, et, étant tombés, ils se prosternèrent devant lui et, ayant ouvert leurs trésors, ils lui offrirent en don de l'or, de l'encens et de la myrrhe. Et, ayant été avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, c'est par un autre chemin qu'ils se retirèrent dans leur pays.»
Je veux commencer par éclairer un mot que j'emploierai assez souvent, un mot très simple, d'ailleurs, qu'il nous arrive d'utiliser fréquemment : événement. Qu'est-ce qu'un événement ? Un événement, c'est quelque chose qui arrive. Pour arriver, un événement se place dans le temps. Un événement a toujours une date.
Mais ça ne suffit pas. Un événement arrive aussi quelque part, en un endroit. Le temps de l'événement a besoin d'un lieu car un temps sans lieu ne serait pas un temps humain, un temps d'histoire.
Autre trait par lequel je vous propose de définir l'événement : c'est quelque chose qui arrive à un moment déterminé, en un lieu déterminé et qui va se trouver toucher quelqu'un. L'événement va même mettre en lumière quelqu'un qui pouvait demeurer dans l'obscurité, s'il était resté hors événement.
Mais, et c'est le dernier trait, l'événement n'existerait pas si, en dehors de celui qui se trouve touché par l'événement, d'autres n'étaient pas atteints par lui. L'événement n'arrive pas seulement à celui qui s'en trouve promu. L'événement prend des gens qui auraient été laissés pour compte si l'événement ne s'était pas produit.
Et maintenant, traversons ce passage. Nous allons commencer par en lire le début et, ensuite, nous nous propulserons tout de suite vers la sortie. Ensuite, bien sûr, nous ferons le trajet à l'intérieur.
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«Jésus étant né à Bethléem de Judée aux jours d'Hérode le roi, voici que des mages venus du Levant arrivèrent à Jérusalem». Quelqu'un nommé Jésus, «Dieu sauve» - c'est le sens de ce nom de Jésus -, est né quelque part, à Bethléem de Judée. L'événement, c'est celui d'une naissance, la naissance de quelqu'un qui porte un nom et un nom bien singulier. D'une naissance en un territoire, qui lui aussi porte un nom, Bethléem de Judée. Sa naissance est survenue à une date, une date qui est étrangement caractérisée : «aux jours d'Hérode le roi». Autrement dit, le calendrier d'après lequel se trouve calculée cette naissance tient compte du règne d'un roi : «aux jours d'Hérode le roi».
Or qu'arrive-t-il en ces jours ? «Voici que des mages venus du Levant arrivèrent à Jérusalem». Cet événement est lié à un voyage, il est associé à un déplacement de gens qui viennent de l'endroit où le soleil se lève, «du Levant», et ils viennent en un lieu précis : Jérusalem.
Un événement vous disais-je. Mais quel est cet événement ? La naissance de Jésus ? L'arrivée des mages à Jérusalem ? Les deux ! Coïncidence des deux événements ! L'un et l'autre, à cette différence près que l'un des deux se passe à Bethléem, l'autre a lieu à Jérusalem. Mais tout cela se fait dans le même temps, «aux jours d'Hérode le roi».
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Projetons-nous tout de suite vers la sortie de ce passage - j'entends par là les toutes dernières lignes de ce texte.
«Et, ayant été avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, c'est par un autre chemin qu'ils se retirèrent dans leur pays». Cette fin est beaucoup moins haute en couleur que le début. C'en est fini de Bethléem, c'en est fini de Jérusalem. On nous parle tout au plus d'Hérode mais il a perdu son titre de roi. Hérode est devenu un lieu. Ils sont «avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode». Il a perdu sa couronne, son pouvoir. Tout à l'heure il s'agissait des «jours d'Hérode le roi». Maintenant, Hérode est qualifié comme quelqu'un qui sert à définir un lieu, mais un lieu que l'on évite. Ils étaient venus du Levant à Jérusalem : on ne nous parle pas davantage de Jérusalem. Ils reviennent dans leur pays sans passer par chez Hérode.
Voilà la différence sensible entre le début et la fin. Ce qui, bien entendu, ne fait que rendre plus intéressant le trajet que nous allons faire entre l'entrée et la sortie de ce passage. Que s'est-il donc passé ? Ou encore qu'est devenu l'événement initial, placé à l'entrée ?
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Ils «arrivèrent à Jérusalem, en disant : "Où est le roi des Juifs, qui a été enfanté ?"» Ces hommes, qu'on nous a présentés comme des mages, cherchent le lieu de l'événement. Ils savent ce qui s'est passé, c'est un enfantement, la naissance d'un enfant et à cet enfant, ils donnent déjà un titre : ils le désignent comme «le roi des Juifs». Aussi bien d'ailleurs sont-ils venus à Jérusalem, au pays des Juifs, en Judée. Ce qu'ils affirment, c'est que le roi des Juifs a été mis au monde.
Pourquoi affirment-ils cela avec une certaine assurance, même s'ils ne savent pas où ça s'est passé ? «Car nous avons vu son astre au Levant». En d'autres termes, sur le calendrier que constitue le monde, cette naissance est inscrite, c'est fait. Mais, pour que ce soit un événement, il ne manque que de savoir où.
«Nous avons vu son astre au Levant» : aussitôt ils laissent entendre de quelle façon ils sont affectés par l'événement. (Je vous disais tout à l'heure qu'un événement se caractérise aussi par la manière dont il affecte certaines personnes.) «Nous sommes venus nous prosterner devant lui.» Nous ne savons peut-être pas ce que sont des mages. En tout cas, nous apprenons de ce texte que ces hommes considèrent comme allant de soi qu'ils se prosternent devant «le roi des Juifs». Ne rêvons pas, n'en faisons même pas des rois, quoi qu'en dise la tradition, prenons-les comme des mages, sans même savoir ce que sont des mages. Mais la phrase nous suffit : ces hommes, qualifiés comme des mages, attentifs à ce qui se passe dans les astres, ne répugnent pas, c'est peu dire, à venir, à se déplacer pour rendre hommage à ce «roi des Juifs» qui est né. Ils ne le regardent pas comme leur rival, ils n'en sont pas jaloux. Ils le regarderaient plutôt comme leur souverain, puisque aussi bien ils viennent pour se prosterner devant lui.
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«Le roi Hérode, ayant entendu, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.» Il est remarquable que ce terme de roi vienne souvent au début de ce passage. S'il est si important de le remarquer, c'est qu'il n'en sera plus question jusqu'à la fin.
Le roi Hérode est troublé, remué, et non seulement le roi Hérode, Hérode en tant qu'il est roi, mais tout Jérusalem qui fait corps avec lui. N'oubliez pas que tout à l'heure, quand nous quitterons le passage, ils ne reviendront pas chez Hérode et on ne fera même pas mention de Jérusalem.
En tout cas, désormais, c'est Hérode qui prend l'initiative des opérations. Il se charge de faire tout ce qu'il faut pour répondre à la question posée. Car il ne détient pas la réponse. Hérode n'est pas capable de dire où. D'autres en sont capables. «
«Ils lui dirent : "A Bethléem de Judée".» Vous observerez qu'ils ne lui disent pas qu'il est né. Les autres l'ont dit. L'événement, en tant qu'il regarde le temps, c'est aux mages de le maîtriser. Les autres sont liés à la question où, non pas à la question quand.
«A Bethléem de Judée. Car ainsi est-il écrit par le prophète : «Et Toi, Bethléem, terre de Juda, Tu n'es nullement la moindre des chefferies de Juda. Car c'est de toi que sortira un chef, Qui fera paître mon peuple, Israël.» Maintenant le temps, qui est révélé par les astres, se trouve complété par le lieu, un lieu qui est sur la carte, écrit sur ce livre que sont les prophètes.
Qu'est-ce qui est écrit ? C'est une curieuse formule. «Et Toi, Bethléem, terre de Juda, Tu n'es nullement la moindre des chefferies de Juda.» Si l'on dit : «tu n'es pas la moindre», c'est sans doute qu'elle risquerait de paraître comme la moindre, comme la plus petite. Quelle qu'elle soit, elle n'est pas la moindre, on ne peut pas la qualifier de moindre, même si elle est tenue pour telle. Et pourquoi ? «Car c'est de toi que sortira un chef, Qui fera paître mon peuple, Israël.»
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Maintenant les mages tiennent l'événement au complet. Ils savent que l'événement s'est produit, grâce à l'astre et ils savent où il s'est produit. Les mages. Oui, mais Hérode, non. Hérode n'est pas en possession de l'événement au complet, quelque chose lui manque. Il sait sans doute que l'événement s'est produit, mais il veut savoir d'eux, avec précision, le temps où l'astre était apparu et il veut être seul à connaître, à maîtriser cet événement. «Ayant appelé les mages en secret». S'il a des rivaux, maintenant, ce sont les mages et aussi Jérusalem ! Aussi bien, veut-il être au moins à égalité avec les mages, en connaissant le jour et l'heure où l'événement s'est produit.
«Et, les ayant envoyés à Bethléem, il dit : "Etant partis, enquérez-vous avec précision du petit et, quand vous l'aurez trouvé, annoncez-moi, afin que, moi aussi, étant venu, je me prosterne devant lui".» Vous observerez qu'il parle comme s'il faisait cause commune avec eux, comme s'il s'assimilait à eux. Je vous disais il y a un instant que, s'il y a maintenant un rival d'Hérode, ce ne serait plus le roi qui est né, mais ce sont ces hommes. Or, maintenant, il se confond avec eux. «Enquérez-vous avec précision du petit». Il les institue dans la fonction de légat, d'ambassadeur. «Et, quand vous l'aurez trouvé, faites-moi l'annonce, annoncez-moi, afin que, moi aussi, étant venu, je me prosterne devant lui.» Vous observerez qu'il reprend la même formule que les mages avaient utilisée : «nous sommes venus nous prosterner devant lui.» Quant aux titres de Jésus - «roi des Juifs», «Christ» -, ils ont disparu. Il n'est plus que «le petit». C'est Hérode qui, le premier, introduit cette désignation dans ce passage.
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«Eux, ayant entendu, partirent, et voici que l'astre qu'ils avaient vu au Levant allait devant eux, jusqu'à ce que, étant venu, il se place au-dessus d'où était le petit.» Elle est étrange, la fin de ce passage. Tout devient à la fois très précis et très anonyme. Sans doute, si nous avions eu à écrire ce passage, aurions-nous dit : jusqu'à ce qu'étant venu à Bethléem..., il se place au-dessus de la mangeoire, ou la crèche, où était le petit. «Il se place au-dessus d'où était le petit.» Il n'est même pas appelé enfant. Il s'agit de quelqu'un qui est qualifié de tout petit. Le narrateur, désormais, s'inspire de la désignation de Jésus inventée par Hérode ! «Il se place au-dessus d'où était» non pas le roi, non pas même le roi des Juifs : «le petit».
«Ayant vu l'astre, ils se réjouirent d'une très grande joie.» Tout à l'heure, nous avions appris que : «Le roi Hérode, ayant entendu, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui». Comme en écho maintenant nous apprenons la joie de ces hommes.
«Et, étant venus dans la maison, ils virent le petit avec Marie, sa mère, et, étant tombés, ils se prosternèrent devant lui». Leur projet s'accomplit mais avec cette précision supplémentaire qu'ils s'abattent : «étant tombés».
«Et, ayant ouvert leurs trésors, ils lui offrirent en don de l'or, de l'encens et de la myrrhe.» Ils lui donnent ce qu'ils ont de plus précieux. Ces hommes, non seulement reconnaissent la souveraineté du petit, mais font des dons, le don de ce qu'ils ont de plus précieux, à ce petit. «Ils lui offrirent en don de l'or, de l'encens et de la myrrhe.»
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Maintenant en retrouvant le dernier verset, nous pouvons nous demander ce qui s'est passé.
Nous avons appris ce que ne peut pas faire le pouvoir, ce qui n'est pas au pouvoir du pouvoir. Qu'est-ce qui n'est pas au pouvoir du pouvoir ? C'est de se défaire de son pouvoir et de rencontrer, pour sa plus grande joie, le sans-pouvoir, le petit, le petit avec sa mère. Le pouvoir ne peut pas jouer sur tous les tableaux. Le pouvoir, figuré, incarné par Hérode le roi, ne peut pas, à la fois, se maintenir et rencontrer, pour sa plus grande joie, celui qui est sans doute d'abord appelé roi, mais plus justement ensuite le petit. Impossible à Hérode de réaliser ce tour de force. Cet exploit n'est pas en son pouvoir et si nous pouvons le dire avec une certaine assurance, c'est que, dans le même temps, nous apprenons que des hommes, qui après tout n'étaient pas vraisemblablement sans pouvoir, pourvu qu'ils s'en défassent, pourvu qu'ils le déposent ou, plutôt, pourvu qu'ils ne le regardent pas comme un pouvoir qui rivaliserait avec celui du roi des Juifs - ceux-là peuvent le rencontrer, le sans-pouvoir, et s'en réjouir, et le regarder comme leur maître véritable, au point de pouvoir lui faire des dons. Tel est l'événement qui s'est produit.
Pour en finir tout à fait avec la traversée de ce passage, il est remarquable que ces hommes ne célèbrent pas ce qui leur est arrivé là où ça leur est arrivé, à Bethléem, pas davantage chez Hérode, pas même à Jérusalem ou en Judée : ils reviennent chez eux, dans leur propre pays. Nous ne savons pas où, sinon que c'est dans la région où le soleil se lève. Ils s'en retournent avec le souvenir de ce qu'ils ont fait, ayant en mémoire ce qui s'est produit, affectés qu'ils ont été par l'événement.