C'est bien sagesse que nous parlons
«C'est bien sagesse que nous parlons parmi les parfaits, mais non pas sagesse de cette ère ni des chefs de cette ère, qui sont réduits à être sans effet. Au contraire, nous parlons sagesse de Dieu, en mystère, qui a été tenue cachée, celle que Dieu a d'avance définie avant les ères pour notre gloire, celle qu'aucun des chefs de cette ère n'a connue. En effet, s'ils [l']avaient connue, ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire. Au contraire, comme il est écrit : ce que l'oeil n'a pas vu et que l'oreille n'a pas entendu et qui n'est pas monté au coeur de l'homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. En effet, c'est à nous que Dieu a découvert par son souffle. En effet, le souffle explore tout, même les profondeurs de Dieu.»
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"C'est bien sagesse que nous parlons parmi les parfaits". Parler sagesse, ce n'est pas tout à fait la même chose que parler de la sagesse. Parler sagesse, c'est un peu comme on dit : parler français, parler anglais. Nous comprenons bien que parler français ou parler anglais est sans rapport avec parler du français ou parler de l'anglais. Il n'est certes pas exclu qu'en parlant français, par exemple, nous parlions du français ou qu'en parlant sagesse nous parlions de la sagesse, mais la sagesse est moins l'objet de notre conversation qu'elle n'en est la manière. Ou, si vous voulez, elle n'en est pas la matière, elle en est la forme, elle en est la règle. Ou si vous préférez encore, elle en est la syntaxe : c'est selon la sagesse, en la suivant, que nous nous entretenons quand nous parlons parmi les "parfaits". Ce terme est à entendre dans sa signification la plus élémentaire : parmi ceux qui sont allés jusqu'au bout, parmi ceux qui sont consommés, nous parlons, non pas seulement de la sagesse, mais nous parlons sagesse.
Mais, quel est le dialecte que nous parlons, nous qui parlons sagesse ? "Non pas sagesse de cette ère ni des chefs de cette ère". Cette ère : le terme signifie la durée dans la mesure où cette durée a de la force, de la vigueur. J'ai beaucoup hésité à traduire "mais non pas sagesse de ce temps où règne la vitalité". Par cette traduction, qui est déjà un commentaire, nous rejoindrions assez bien le sens de ce terme "ère".
Les "parfaits" sont ceux qui sont allés jusqu'au bout. Les "chefs de cette ère" sont ceux qui sont allés jusqu'au bout, ceux qui sont à la tête de cette ère. D'ailleurs, le mot chef en français, si nous voulons en réveiller la signification, désigne bien cette position avancée, cette position de tête.
"Non pas sagesse de cette ère ni des chefs de cette ère, qui sont réduits à être sans effet". C'est sur la capacité de produire quelque chose que porte la pensée. Si marquée qu'elle soit pas la vigueur et par la vie, cette ère est réduite à ne rien pouvoir produire.
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"Au contraire, nous parlons sagesse de Dieu, en mystère". Nous parlons bien sagesse. Voilà maintenant une façon positive de s'exprimer. Si nous parlons une langue, et nous la parlons, c'est bien nous qui la parlons, nous qui sommes des hommes. Toutefois, cette langue de sagesse est aussi celle de Dieu. "Nous parlons sagesse de Dieu, en mystère".
N'oublions jamais, quand nous sommes devant ce mot, que le mystère, c'est ce devant quoi on se tait. Le mystère, c'est ce qui vous cloue le bec, ce qui vous laisse bouche bée. Voilà ce que veut dire mystère. Ce qui prend, évidemment, dans une telle phrase une signification extrême. Car que vient-il de dire ? Nous parlons. Cette sagesse est maintenant parvenue à la parole car elle avait été tenue cachée : "qui a été tenue cachée". C'est comme si la sagesse qu'il parle était enfin découverte.
"Celle que Dieu a d'avance définie avant les ères pour notre gloire". Sagesse de Dieu, langue de Dieu. Si quelqu'un l'a inventée, c'est Dieu lui-même. Il l'a d'avance "définie". Il ne faut sûrement pas traduire par "destinée", bien que beaucoup traduisent ainsi. Le verbe qui est ici employé, on le retrouve dans le mot français "horizon" : l'horizon, c'est ce qui est clairement déterminé, dont on voit les linéaments. Donc, cette sagesse a été constituée dans sa définition, avant les ères, pour notre gloire. Si vous voulez, faisons l'impasse, momentanément, sur ce mot de gloire puisque aussi bien nous n'allons pas tarder à le retrouver. Attendons un peu pour essayer de l'entendre.
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"Celle - cette sagesse de Dieu - qu'aucun des chefs de cette ère n'a connue". Cette ère, et surtout ceux qui sont à la tête de cette ère, se caractérisent par le fait de connaître. Ainsi, en parlant sagesse, nous sommes amenés à dire que nous parlons une sagesse qu'aucun des chefs de cette ère n'a connue. Nous voyons ainsi se dessiner une opposition entre parler et connaître. En parlant sagesse, peut-être que nous connaissons mais, semble-t-il, ce n'est pas connaître qui l'emporte, bien que nous parlions sagesse. Ici encore, nous pouvons être éclairés par la comparaison que je vous ai proposée au commencement. Nous savons bien que connaître une langue, ce n'est pas la même chose que la parler. Nous pouvons parler une langue en étant bien incapables d'en déployer une connaissance. C'est pourquoi nous employons des métaphores : je parle le français, c'est-à-dire que je l'habite, je me meus dans le français, ou dans une autre langue, j'y suis à l'aise, je m'y retrouve.
Je voudrais vous faire sentir comment, au point où nous en sommes, vers la mi-temps de cette traversée, ce qui est en jeu, c'est la sagesse en tant qu'elle serait connaissance. "Celle qu'aucun des chefs de cette ère n'a connue". Revenons à cette expression. Les chefs de cette ère sont faits pour connaître. Je serais tenté d'ajouter : il n'y a pas de mal à cela. Mais cette sagesse, nous la connaissons moins que nous ne la parlons, peut-être parce que le propre de cette sagesse, c'est qu'on la parle.
Nous sommes au moment critique du texte. C'est tellement vrai qu'aussitôt, pour justifier cette affirmation, apparaît la phrase suivante : "En effet, s'ils avaient connu, ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire." Vous voyez bien que vraiment tout se concentre sur connaître. "S'ils avaient connu". Je glose, je commente pour exprimer ce qui est dans ce "s'ils avaient connu". C'est d'abord : s'ils avaient pu connaître, s'ils avaient eu le pouvoir de connaître, s'ils avaient exercé ce pouvoir. Allons plus loin : si ça avait été au pouvoir d'une connaissance quelconque, s'ils avaient pu aller jusqu'à parler sagesse, comme nous le faisons parmi les parfaits.
S'ils avaient connu, qu'est-ce qui ne se serait pas passé ? "Ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire." Ils auraient été capables, à l'égard du maître de la gloire, de faire à son égard autre chose que de le crucifier. Je nous laisse momentanément sur ce suspens. Qu'est-ce qu'ils auraient fait ? Et qu'est-ce que la gloire peut bien avoir à faire avec la conduite qu'ils auraient eue ?
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"Au contraire, comme il est écrit", "ce que l'oeil n'a pas vu et que l'oreille n'a pas entendu et qui n'est pas monté au coeur de l'homme". Nous avons là ce que je vous propose d'appeler une définition de la sagesse. La sagesse, nous le pressentions bien, c'est ce qui relève de la connaissance. Or la connaissance, nous voyons comment Paul la distribue : ce qui relève des sens, ce que voit l'oeil, ce que l'oreille entend, ce que le coeur peut saisir en lui-même.
Autre est la langue que parle Paul. Elle est autre que la langue qui relèverait d'une sagesse qui connaît. C'est une langue établie sur une fondation qui a les aspects d'un pacte : "tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment." La langue que nous parlons est une langue qui, à la fois parle de et, en même temps, témoigne d'une disposition entre Dieu et ceux qui l'aiment.
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Nous pouvons maintenant approcher un peu ce qu'est la gloire. Pour le dire simplement, cette gloire, c'est de l'aimer. Je dis bien : non pas d'être aimé par lui, mais de l'aimer. Ce qui a été crucifié, c'est le Seigneur de la gloire, c'est-à-dire, le maître de l'amour.
Il s'agit cette fois de distinguer entre connaître et aimer. "Tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment". Quand nous aimons Dieu, alors, nous parlons une langue nouvelle, qui avait été créée par Dieu, avant les ères, pour que nous la parlions. Parler cette langue, c'est l'aimer.
"En effet, c'est à nous que Dieu a découvert par son souffle". L'événement qui s'est produit, c'est une découverte, produite par un souffle, qui nous fait parler autrement que ne parlent ceux qui sont à la tête de cette ère.
Donc, c'est à nous que Dieu a découvert, nous qui, d'emblée, sommes allés jusqu'au bout. Maintenant, ce terme de "parfaits", après le chemin que nous venons de parcourir, s'entend tout autrement encore que je ne l'avais dit au début. Rappelez-vous : je m'étais contenté de dire que les parfaits se distinguent de ceux qui sont au sommet, en tête, dans cette ère. Maintenant, les parfaits sont ceux qui parlent la langue de Dieu, une langue qui mérite le titre de sagesse et qui consiste dans l'amour que nous avons pour lui.
Si nous pouvons l'aimer, si notre langue est une façon de parler qui l'aime, c'est parce que Dieu y met du sien. "C'est à nous que Dieu a découvert par son souffle."
"En effet, le souffle explore tout". Ce qui est évoqué ici, c'est la libre circulation que peut se permettre, partout, le vent, le souffle, l'esprit. "En effet, le souffle explore tout, même les profondeurs de Dieu".
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La sagesse est l'effet d'un amour. Il y a bien sagesse, c'est bien sagesse que nous parlons et de sagesse que nous parlons, oui, mais cette sagesse est elle-même le fruit d'un amour, de l'amour que nous avons pour Dieu. Elle ne s'arrête pas à voir, à entendre, à connaître, fût-ce par intuition : elle va jusqu'au fond de Dieu lui-même. Or cet amour pour Dieu, qui fait pratiquer la sagesse, est lui-même l'effet d'un souffle, du souffle de Dieu qui s'est engouffré en nous et qui nous associe à l'éclat, à la gloire, de Dieu lui-même. En dehors de cette sagesse d'amour et d'amour pour Dieu, venant de Dieu, en dehors de cette sagesse qui nous fait connaître Dieu, si l'on tient à s'exprimer dans ce registre de la connaissance, nous ne pouvons que crucifier Dieu. Pourquoi ? Parce que nous habitons dans une ère où, quelle que soit sa vitalité, nous donnons et recevons la mort. En revanche, avec la sagesse d'amour de Dieu, nous restons bien dans cette ère, mais, dans cette ère, nous explorons déjà un autre espace, un autre temps, et même, d'une certaine façon, autre chose qu'un espace et qu'un temps : nous explorons les profondeurs de Dieu.