... Sel de la terre... lumière du monde...
«Vous, vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel s'affadit, avec quoi sera-t-il salé ? Il n'est plus fort pour rien, sinon pour être jeté dehors et piétiné par les hommes. Vous, vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut pas être cachée, étant située au-dessus d'une montagne. Ils ne font pas brûler non plus une lampe et la mettent sous le boisseau, mais sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. Ainsi, que votre lumière brille devant les hommes, pour qu'ils voient vos belles oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux.»
«Vous, vous êtes le sel de la terre... Vous, vous êtes la lumière du monde». Je vous propose d'entendre le passage que nous allons traverser comme une déclaration d'identité. Déclaration d'identité qui ne vient pas de nous-mêmes. Il faudrait plutôt dire : institution par un autre dans une identité que lui-même, par les mots qu'il emploie, pour peu que nous y soyons attentifs, nous aide à découvrir.
Je dis bien : pour peu que nous y soyons attentifs. Parce que nous risquons de penser que, dans ce passage, nous n'avançons guère. Nous pensons peut-être, en effet, que nous n'apprenons rien de neuf en passant du sel à la lumière. Or si d'aventure, justement, nous avions à découvrir que passer du sel à la lumière, être institué sel et puis lumière, c'était faire un chemin ?
Voilà l'hypothèse que je vous propose. Elle va guider la traversée de ce passage.
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«Vous, vous êtes le sel... vous, vous êtes la lumière». Dans les deux cas, c'est l'ensemble que nous formons qui est considéré. C'est une identité au pluriel qui est envisagée. Une identité cependant qui ne nous confond pas avec tout le monde et n'importe qui : «Vous, vous êtes... Vous, vous êtes». Le sel est distinct du reste, comme aussi bien la lumière est distincte du reste.
«Le sel de la terre». Quand on dit de quelqu'un qu'il est sel, on lui attribue une identité bien étrange, tellement étrange qu'aussitôt Jésus semble la critiquer. Il semble presque se reprendre. Quand on est sel, on est exposé. «Si le sel s'affadit». Jésus évoque tout de suite la possibilité pour le sel de remonter en deçà de ce qu'il était devenu. «Si le sel s'affadit, avec quoi sera-t-il salé ?» Plus rien pour saler puisque seul le sel peut saler. On dirait que le sel a sa force en lui-même. S'il la perd, étant seul à la détenir, voilà qu'il n'est plus rien et il ne peut plus rien pour lui-même.
Mais qu'est-il, le sel ? Et même, est-ce que ce verbe «être» lui convient bien ? Car le sel n'existe, en quelque sorte, que parce qu'il fait quelque chose. Il existe par l'effet qu'il produit. Voilà qui nous déconcerte car, volontiers, nous posons la question : qui suis-je ? qui sommes-nous ? Nous voulons arriver à une réponse qui soit quelque chose de bien clos, qui se suffise à soi-même : ceci, cela. Or Jésus nous suggère que nous sommes liés à l'effet que nous produisons.
Lorsque cet effet ne peut plus se produire, voilà que nous ne sommes plus forts pour rien. «Il n'est plus fort pour rien, sinon pour être jeté dehors et piétiné par les hommes». D'emblée, Jésus nous identifie à partir de notre rayonnement. Non pas à partir de nous-mêmes, mais à partir de notre relation avec les autres. Lorsque cette relation avec les autres ne peut plus s'exercer, les autres nous jettent et nous marchent dessus. Ils nous réduisent à ce que nous sommes devenus : une chose que l'on jette, sur laquelle on marche, parce qu'elle a perdu sa raison d'être. Il faut donc parler autrement encore de ce que nous sommes.
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Tout se passe comme si Jésus avait besoin de prendre un deuxième départ. «Vous, vous êtes le sel de la terre. [Oui,] mais» le sel peut s'affadir, alors changeons de registre ! Non ! Non ! vous n'êtes pas le sel de la terre.
«Vous, vous êtes la lumière du monde». En introduisant ce nouveau mot, cette nouvelle image, Jésus nous fait faire un progrès considérable dans la découverte de notre identité. Jésus va parler de la lumière comme d'une réalité qui, de toute façon, ne peut pas ne pas diffuser, ne pas rayonner. Pas de danger que la lumière s'affadisse !
Nous quittons le registre des choses encore matérielles, nous entrons dans le registre des choses sociales : «vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut pas être cachée». Avec la ville nous rejoignons ce pluriel que nous avions relevé tout à l'heure, ce pluriel qui nous désigne : «vous, vous êtes». La ville commente la lumière. C'est ensemble que vous êtes quelque chose.
«Une ville ne peut pas être cachée, étant située au-dessus d'une montagne». Il va de soi que la ville est située au-dessus d'une montagne. L'hypothèse qu'elle n'y soit pas n'est pas évoquée. Il parle d'une ville-lumière ou d'une lumière-ville. Et c'est sur la singularité de la lumière que porte le raisonnement que Jésus est en train de faire.
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«Ils ne font pas brûler non plus une lampe et la mettent sous le boisseau, mais sur le lampadaire». C'est une tout autre manière de parler que quand il parlait du sel. Il va de soi, c'est évident que la lampe, que la lumière sont exposées, comme la ville. Le sel a le redoutable pouvoir de perdre sa saveur. La lumière, elle, est exposée, comme l'est quelqu'un qui est visible, comme quelqu'un qui est vulnérable aussi, comme quelqu'un qui est susceptible d'être à la fois atteint et reçu, saisi, capté.
«Ils ne font pas brûler non plus une lampe». Une lampe, ça brûle. Et ensuite : «la mettent sous le boisseau». Même nous qui ne nous servons plus guère de boisseau, nous savons que le boisseau est un instrument de mesure. Donc, on ne fait pas brûler une lampe et ensuite on s'arrangerait pour que sa luminosité soit mesurée, réduite, et finalement éteinte. Non ! on la place sur le lampadaire, et alors elle brille, non pas pour quelques-uns, mais pour n'importe qui : «elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison». Elle brûle, en se dépensant, pour tous ceux qui sont dans la maison.
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«Ainsi, que votre lumière brille devant les hommes». Les hommes, nous les avions rencontrés au début de la traversée de ce passage ; ce sont eux qui piétinent le sel. Voilà qu'ils reviennent.
Qu'elle «brille devant les hommes, pour qu'ils voient vos belles oeuvres». Pour qu'ils reçoivent ce que vous avez fait et qui vous a échappé, qui est sorti de vous, que vous n'avez pas gardé, pour qu'ils voient vos oeuvres qui resplendissent. Ce n'est pas vous qui éclairez, c'est ce que vous faites.
A partir de là, ils réfracteront, ils glorifieront «votre Père qui est dans les cieux». Ils ne le verront pas plus que vous ne le voyez. Le Père ne se donne pas à voir ! Mais ils pourront ne pas rester enfermés dans la maison, pas même dans le monde ni sur la terre. Ce passage, qui commence par nous parler de la terre, se termine par les cieux !
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Reprenons autrement le parcours que nous venons de faire.
Souvent, nous nous disons : qui sommes-nous ? Et nous oscillons. Nous disons : nous sommes ce que nous sommes. Tantôt, au contraire, nous disons : non ! Nous sommes ce que nous faisons. Après avoir traversé ce passage, peut-être percevons-nous que l'une et l'autre réponses sont également inexactes.
A vrai dire, ce que nous sommes nous échappe. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes que ce que les autres reçoivent de ce que nous faisons. Afin que les hommes «voient vos belles oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux». Oui, ce que nous sommes nous échappe, au sens le plus simple de ce verbe. Ça sort de nous et nous ne pouvons pas le retenir et aussi nous ne pouvons pas le remarquer. Et c'est bien ainsi car les autres ont autre chose à faire que de nous renvoyer ce que nous sommes. Les autres ne sont pas là pour nous retourner une image de nous-mêmes, améliorée ou détériorée. Les autres sont là pour reconnaître celui qui n'est ni sur la terre, ni dans le monde, ni dans la maison mais au ciel.
Alors, qui sommes-nous et sommes-nous ? Oui, nous sommes, puisque nous pouvons même ne pas être. Paradoxalement d'ailleurs, notre inexistence serait un retour en arrière, comme je disais tout à l'heure, elle viendrait parce que nous aurions renoncé et détruit ce que nous étions. Notre inexistence viendrait comme un affaiblissement de la force que nous avions. Cet affaiblissement est toujours possible. Mais cet affaiblissement est aussi impossible parce que nous ne sommes pas seulement sel, nous sommes lumière. L'affadissement du sel nous avertit de la possibilité de notre inexistence. Mais, heureusement, nous sommes exposés, heureusement, nous sommes jetés, non pas dehors, mais sur la montagne, comme une ville. Nous sommes exposés publiquement et ainsi voués à exister, et à exister devant les autres, pour tous les autres qui sont là. Le sel peut être jeté dehors et peut périr, pas la lumière. Or la lumière vit de se dépenser. Et elle ne peut pas ne pas se dépenser.
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Toute cette page d'Evangile serait impossible à lire si nous doutions que, malgré tout, nous sommes capables de produire de belles oeuvres. Mais si cette situation existe pour nous, c'est parce qu'il y a les autres. Nous existons à partir des autres. Et ce n'est pas tout. Cette situation est nôtre à cause de celui qui nous y institue. Car nous pourrions nous penser sel seulement, et même sel affadi. Eh bien ! Nous nous trompons. Celui qui parle, ici, ajoute : lumière. Il nous institue lumière plus que sel. Il y a enfin ou, plutôt, à l'origine, celui qui rend possible et réelle cette situation, le dernier nommé, notre Père. Le Père est, initialement, le Père de la lumière.
Terminons tout à fait cette méditation. Paradoxalement, ce qui nous assure la vie sauve, c'est de n'avoir pas le loisir de nous affadir, de n'avoir pas le temps de vivre pour nous-mêmes. Etant lumière, nous ne pouvons que nous perdre, mais pas comme le sel : en éclairant. Il y a une lumière en nous. Et cette lumière, c'est le resplendissement de ce que nous faisons, sans le voir nous-mêmes puisque aussi bien, encore une fois, ça nous échappe.