A chacun selon sa puissance
«C'est comme un homme qui, en quittant son pays, appela ses propres esclaves et leur abandonna ses biens et à l'un il donna cinq talents, à l'autre deux, à l'autre un, à chacun selon sa propre puissance, et il quitta son pays. Aussitôt, s'en étant allé, celui qui avait reçu cinq talents oeuvra avec eux et en gagna cinq autres. De même celui des deux en gagna deux autres. Celui qui en avait reçu un, étant parti, creusa la terre et cacha l'argent de son seigneur. Longtemps après le seigneur de ces esclaves vient et règle ses comptes avec eux. Et, s'étant avancé, celui qui avait reçu les cinq talents apporta cinq autres talents, en disant : Seigneur, tu m'as abandonné cinq talents. Voici, j'ai gagné cinq autres talents. Son seigneur lui déclara : Bien, esclave bon et fidèle, tu étais fidèle sur peu, je t'établirai sur beaucoup. Entre dans la joie de ton seigneur. S'étant avancé aussi, celui des deux talents dit : Seigneur, tu m'as abandonné deux talents. Voici, j'ai gagné deux autres talents. Son seigneur lui déclara : Bien, esclave bon et fidèle, tu étais fidèle sur peu, je t'établirai sur beaucoup. Entre dans la joie de ton seigneur. S'étant avancé aussi, celui qui avait reçu un talent dit : Seigneur, je sais que tu es un homme dur, moissonnant où tu n'as pas semé et ramassant d'où tu n'as pas dispersé. Et, ayant pris peur, étant parti, j'ai caché ton talent dans la terre. Voici, tu as le tien. Ayant répondu, son seigneur lui dit : Mauvais esclave et fainéant, tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé et que je ramasse d'où je n'ai pas dispersé. Il te fallait donc jeter mon argent à des banquiers et, étant venu, j'aurais emporté le mien avec un produit. Saisissez donc le talent et donnez à celui qui a dix talents. En effet, à quiconque a il sera donné et il surabondera, mais à celui qui n'avait pas, même ce qu'il a lui sera pris. Et l'esclave inutile, jetez-le dehors dans la ténèbre extérieure. Là sera le pleur et le grincement de dents.»
Dans cette histoire il y a manifestement le premier et le deuxième esclaves, d'un côté, et le troisième de l'autre. C'est trop clair !
Cependant, une fois que nous avons reconnu cela, il nous reste à relever un certain nombre de traits qui ont de quoi nous étonner.
En tout premier lieu, nous sommes certainement surpris d'entendre le seigneur, quand il revient, parler au troisième esclave comme il le fait : «Ayant répondu, son seigneur lui dit : Mauvais esclave et fainéant, tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé et que je ramasse d'où je n'ai pas dispersé. Il te fallait donc jeter mon argent à des banquiers et, étant venu, j'aurais emporté le mien avec un produit.» En effet, nous sommes surpris parce que, peut-être, nous nous attendions à ce que le seigneur déclarât que ce troisième esclave aurait dû, comme les deux premiers, oeuvrer. Or ce n'est pas l'ouvrage que regrette le seigneur. Il lui reproche de n'avoir pas placé son argent.
Un autre trait. Lorsque le troisième esclave s'exprime, il dit : «Seigneur, je sais que tu es un homme dur, moissonnant où tu n'as pas semé et ramassant d'où tu n'as pas dispersé.» Or, lorsque le seigneur prend la parole, il reprend les termes qui viennent d'être prononcés, mais avec une omission. «Mauvais esclave et fainéant», vient à la place de ce que le troisième esclave avait dit : «Seigneur, je sais que tu es un homme dur». Ainsi, le seigneur ne se reconnaît pas dans la déclaration d'identité que lui a adressée le troisième esclave. En revanche, il qualifie l'esclave de mauvais et fainéant. Mais il ne refuse pas de prendre à son compte ce que celui-ci avait dit : «tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé et que je ramasse d'où je n'ai pas dispersé. Il te fallait donc jeter mon argent à des banquiers».
Ces observations nous suggèrent, me semble-t-il, que nous devons nous arrêter très sérieusement sur le cas du troisième esclave. Nous pressentons que ce qui lui arrive manifeste une vérité importante. D'autant plus que les propos du seigneur sont étranges : «En effet à quiconque a il sera donné et il surabondera». A la rigueur, nous comprenons. Mais la suite a de quoi surprendre : «mais à celui qui n'avait pas, même ce qu'il a lui sera pris.» Ici, nous ne comprenons plus très bien. Comment peut-on prendre à qui n'avait pas ? Le verbe avoir, ici, doit prendre un sens que nous avons à trouver.
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Le début est proprement somptueux, et même somptuaire. «C'est comme un homme qui, en quittant son pays, appela ses propres esclaves et leur abandonna ses biens». Tout commence par une dépense entière. Un homme s'en va, quitte son chez lui. Non seulement il n'est plus là, mais il n'est plus là sous les espèces de ses biens, puisqu'il les abandonne à ses esclaves. Il n'y a rien de lui qui reste puisque ce qui lui appartient n'est plus à lui.
«Et à l'un il donna cinq talents, à l'autre deux, à l'autre un, à chacun selon sa propre puissance, et il quitta son pays.» Sans doute, si l'on se met à compter, chacun ne reçoit pas autant. Mais nous pouvons observer que c'est l'idée même de compte qui est aussitôt corrigée, puisqu'il donna à chacun selon sa propre puissance. Il est vrai que les uns ont plus que les autres. Mais qu'est-ce que c'est que plus et qu'est-ce que c'est que moins ? Ce qu'il faut considérer, c'est la puissance de chacun, l'honneur qui est fait au pouvoir propre à chacun. Ils ont reçu différemment, mais ils sont égaux parce qu'ils peuvent. Ils ne peuvent pas pareillement, sans doute, mais pour qu'ils soient à égalité, il suffit que le don qui leur est fait vienne honorer leur puissance.
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«Aussitôt, s'en étant allé, celui qui avait reçu cinq talents oeuvra avec eux et en gagna cinq autres. De même celui des deux en gagna deux autres.» Je vous disais que les deux premiers pouvaient être considérés ensemble. Oui, mais jusqu'à un certain point seulement. Nous observons que, lorsqu'il s'agit du deuxième, «celui des deux», comme le dit le texte original, on ne mentionne plus qu'il oeuvra. On l'a dit du premier : «celui qui avait reçu cinq talents oeuvra avec eux et en gagna cinq autres». Or, du deuxième, nous lisons simplement : «De même celui des deux en gagna deux autres.» Au fond, tout se passe comme s'il nous était indiqué que l'important n'est pas d'oeuvrer mais de gagner. Il n'est pas défendu d'oeuvrer, mais ce qui est important, c'est de gagner, et de gagner autant qu'on avait reçu.
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«Celui qui en avait reçu un, étant parti, creusa la terre et cacha l'argent de son seigneur.» Le troisième a une conduite funéraire. Il enterre l'argent de son seigneur.
Le troisième a reçu, sans doute. A-t-il reçu un don ? Voilà la question que je vous invite à soulever. Il a reçu, comme les deux autres, mais a-t-il reçu un don, si de ce qu'il a reçu il fait ce qu'il fait ? Est-ce que l'argent est fait pour être caché, et caché en terre, comme on cache les morts ? Est-ce que l'argent ne serait pas là pour faire des petits ? «J'aurais emporté le mien avec un produit». Je vous garantis que le mot qui est souvent traduit par intérêt en français, le serait mieux par produit, parce que c'est le même mot qui sert à dire rejeton, ce qui est enfanté. Aussi bien d'ailleurs disons-nous encore aujourd'hui dans la finance : l'argent fait des petits. L'alternative est là : ou bien la mort, l'enterrement, ou bien faire des petits. Faire des petits plutôt qu'oeuvrer, traiter l'argent comme vif argent.
Des talents abandonnés ne peuvent qu'appeler celui qui les reçoit à en gagner d'autres. Il y a dans l'abandon des talents, comme une propriété en vertu de laquelle il convient d'en faire d'autres ? Vous observerez au passage que le premier ne dit pas qu'il a oeuvré : «Voici, j'ai gagné cinq autres talents.» Il parle comme le deuxième, plus exactement comme on nous a présenté le deuxième : «De même celui des deux en gagna deux autres».
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«Bien, esclave bon et fidèle, tu étais fidèle sur peu, je t'établirai sur beaucoup.» Cinq, ça n'est pas beaucoup. Je vous disais tout à l'heure que compter n'était pas important. Nous en avons la preuve ici, puisque cinq talents, le montant le plus élevé, est qualifié de peu. A la rigueur, nous dirions peu pour le troisième, peut-être même déjà pour le deuxième. Or c'est déjà vrai du premier.
«Je t'établirai sur beaucoup.» Quel est ce beaucoup ? C'est la joie de son seigneur : «Entre dans la joie de ton seigneur.» Ainsi, cet esclave, du fait qu'il a gagné le double de ce qu'il avait reçu, est associé à la joie de son seigneur. En effet, celui-ci se réjouit de ce que l'abandon des biens ait porté du fruit. Mais cette joie, il ne peut pas la garder pour lui : elle est aussi bien la joie de l'esclave que la sienne. Plus que ses biens, il lui partage, lui abandonne sa joie.
«S'étant avancé aussi, celui des deux talents dit : Seigneur, tu m'as abandonné deux talents. Voici, j'ai gagné deux autres talents. Son seigneur lui déclara : Bien, esclave bon et fidèle, tu étais fidèle sur peu, je t'établirai sur beaucoup. Entre dans la joie de ton seigneur.» On pourrait continuer. Il y en a deux, pourquoi ? Parce que ça pourrait, ça devrait continuer. Ce qui se passe, encore une fois, ne tient pas à la somme. Ce qui est vrai pour cinq est vrai pour deux. Alors, ça devrait être aussi vrai pour un. Car il n'y avait rien d'autre à faire.
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«S'étant avancé aussi, celui qui avait reçu un talent dit : Seigneur, je sais que tu es un homme dur, moissonnant où tu n'as pas semé et ramassant d'où tu n'as pas dispersé.» Le troisième sait quelque chose. Vous observerez que les deux précédents n'ont rien dit sur l'identité, vraie ou supposée, du seigneur. Le troisième, en revanche, a une idée de ce qu'est cet homme, son seigneur : «je sais que tu es un homme dur.»
En quoi consiste la dureté ? Qu'est-ce qui fait que ce seigneur est dur ? Qu'il moissonne où il n'a pas semé et qu'il ramasse d'où il n'a pas dispersé. Est-ce vraiment dureté ? Si je pose cette question, vous voyez bien pourquoi ? C'est parce que le seigneur va reprendre ces caractéristiques, il va se les attribuer. Mais oui, mais oui ! je moissonne là où je n'ai pas semé. Mais il refusera de dire que c'est un signe de dureté. Mais oui, mais oui, je ramasse d'où je n'ai pas dispersé. Et heureusement, car c'est une chance pour tout le monde. Quelle chance pour vous, à qui j'ai abandonné ce que j'ai abandonné ! Quelle chance pour moi ! Comment se fait-il que tu puisses commenter comme dureté le cadeau que je vous fais en vous rendant capables de produire ?
Au fond, tu as signifié que tu préférais la mort. «Il te fallait... jeter mon argent à des banquiers et, étant venu, j'aurais emporté le mien avec un produit.» Qu'est-ce qu'il avait dit tout à l'heure ? «Ayant pris peur, étant parti, j'ai caché ton talent dans la terre». Il n'a pas osé dire qu'il avait creusé, qu'il avait enterré. «Voici, tu as le tien.» Mais le seigneur ne se préoccupe pas d'avoir le sien ! Ce qui lui importe, c'est d'avoir le sien avec intérêt. Mais le sien stérile, ça n'est pas son affaire.
Le troisième a complètement oublié qu'il était introduit dans un régime où, étrangement, mystérieusement, non pas en s'enterrant, mais en se dessaisissant, on gagne. Le troisième a caricaturé la perte, l'abandon de l'argent qu'il avait reçu. Il l'a caricaturé en l'ensevelissant !
Or, dans un monde hanté par la mort, il faut sauver le talent. «Saisissez donc le talent». Le talent est là comme le signe de la vie. «Saisissez donc le talent et donnez à celui qui a dix talents» Pourquoi à lui ? Non pas parce qu'il en a dix, mais parce que les dix qu'il a sont la preuve qu'il honore ce qu'est l'argent : il fait de ce qui est abandonné par le seigneur quelque chose qui porte fruit.
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«En effet, à quiconque a il sera donné et il surabondera, mais à celui qui n'avait pas, même ce qu'il a lui sera pris.»
Qu'est-ce donc que d'avoir ?
C'est ne pas posséder en gardant. C'est ne pas ensevelir, ne pas consacrer définitivement la mort. A parler de façon positive, c'est augmenter ce que l'on a reçu. Telle est la puissance de chacun, du seul fait qu'il a reçu - et chacun a reçu -, quoi qu'il ait reçu.
Ainsi, en augmentant le don reçu, en le doublant, on rivalise avec le donateur, on devient comme lui. C'est alors comme une joute, où c'est à qui donnera davantage, de celui qui a initialement donné ou de celui qui a reçu.
En définitive, c'est donc ne pas avoir du tout que de ne rien faire de ce que l'on a reçu, puisque nous faisons la preuve que nous avons vraiment quand nous portons fruit. Aussi bien quand on enlève ce qu'il a à celui qui n'a rien fait de ce qu'il avait reçu, on lui “te un don devenu un non-avoir, un avoir de rien. Ce qu'il a, ce qu'il semble avoir, est en effet devenu nul au seul motif qu'il n'en a rien fait.
On se prépare alors à entendre la déclaration qui clôt ce passage : «L'esclave inutile, jetez-le dehors dans la ténèbre extérieure. Là sera le pleur et le grincement de dents.» Cet esclave est inutile, il n'a pas sa place dans un monde, dans un système de relations caractérisé par l'abandon, à l'initiative du seigneur, de tout ce qu'il a, par son départ. Donc, cet esclave, on va le jeter dehors, dans la ténèbre extérieure, hors du monde humain, là où il s'est situé lui-même par sa peur de porter fruit, là où il n'y a plus que des corps, des corps qui peuvent pleurer, des dents qui peuvent grincer, où il n'y a pas d'homme.