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Pour qu'ils soient un comme nous...

«Or ce n'est pas au sujet de ceux-ci seulement que je demande, mais aussi au sujet de ceux qui croient par leur parole en moi, pour que tous soient un, comme toi, Père, en moi et moi en toi, pour qu'eux aussi soient en nous, pour que le monde croie que c'est toi qui m'envoyas. Et moi, la gloire que tu m'as donnée, je la leur ai donnée, pour qu'ils soient un comme nous [sommes] un, moi en eux et toi en moi, pour qu'ils aient atteint le terme en direction : un, pour que le monde connaisse que c'est toi qui m'envoyas et les aimas comme tu m'aimas. Père, ce que tu m'as donné, je veux que là où je suis, moi, ceux-là soient aussi avec moi, pour qu'ils contemplent la gloire, la mienne, celle que tu m'as donnée, parce que tu m'aimas avant que soient jetées [les fondations du] monde. Père juste, et le monde ne te connut pas, mais moi je te connus, et ceux-ci connurent que c'est toi qui m'envoyas. Et je leur fis connaître ton nom, et je le leur ferai connaître, pour que l'amour dont tu m'aimas soit en eux et moi aussi en eux.»


Jean XVII, 20-26

Avant d'entrer dans ce passage, je voudrais vous proposer quelques réflexions élémentaires concernant la demande. Vous voyez bien pourquoi. C'est parce que le statut de ce texte dépend tout entier du geste qui le soutient et qui est un geste de demande. «Ce n'est pas au sujet de ceux-ci seulement que je demande». Je dirais volontiers que, dans ce texte, la parole a un statut précaire dans la mesure où, en français, dans ce mot de «précarité» nous entendons résonner le mot de «prière».

Que se passe-t-il donc lorsqu'une pensée prend la tournure de la demande, de la prière ? D'abord - pardonnez le caractère élémentaire de la remarque ! - on ne demande que ce qui n'est pas là. On demande pour que quelque chose advienne mais qui ne pourra advenir que dans le futur. Ainsi, celui qui demande accepte que les choses ne soient pas déjà réalisées. Il attend quelque chose du futur.

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Deuxième remarque. Pour qu'une demande soit vraie, pour qu'elle ne soit pas truquée, il faut que celui qui prie estime que celui auquel il s'adresse est en mesure d'effectuer ce qu'il demande. Vous sentez bien que la demande serait faussée si nous l'adressions à quelqu'un qui ne pourrait pas accorder ce que nous demandons.

Mais allons plus loin. La demande serait encore fausse ou truquée si nous pensions qu'on pourrait se dispenser de faire cette demande, parce que, de toute façon, ce qui est demandé arrivera. Si nous demandons quelque chose, c'est qu'il est évident que celui auquel nous nous adressons n'aurait pas été conduit à faire ce que nous lui demandons sans la demande. Pour constituer la vérité de la demande, il faut que nous estimions qu'elle était indispensable.

Autre manière encore de dire la même chose avec peut-être une précision supplémentaire : celui qui demande veut que l'interlocuteur auquel il s'adresse réalise la chose. Aussi bien, d'ailleurs, nous trouvons cela dans notre texte. Non seulement nous lisons : «ce n'est pas au sujet de ceux-ci seulement que je demande», mais un peu plus bas : «Père, ce que tu m'as donné, je veux que là où je suis». Ainsi, le geste de demander revient à essayer d'amener celui que nous supplions à effectuer ce que nous demandons. Si nous ne faisions pas intervenir cette demande et, bien plus, si nous nous désintéressions de cette demande, nous serions devant une sorte de simulacre de demande.

Si j'ai tenu à commencer par vous dire cela, c'est parce qu'on n'est pas sûr que celui qui est nommé pourtant si souvent dans ce texte, le Père, soit bien celui à qui s'adresse la demande. En lisant ce texte de près, nous ne rencontrons jamais ceci : «je te demande». Mais nous trouvons : «je demande... pour que tous soient un, comme toi, Père, en moi et moi en toi». En d'autres termes, nous ne pouvons pas aller jusqu'à dire que la prière n'est pas adressée au Père. Ce serait trop dire. Mais nous sommes invités à reconnaître que cette prière est présentée devant le Père, comme si elle lui était exposée. «Je demande..., Père..., je veux..., Père». Ce n'est pas sans importance pour l'intelligence de tout ce passage. Car si cette demande est là, exposée, elle peut être prise par qui voudra. Cette prière s'adresse sans doute au Père, oui, mais aussi à quelqu'un d'autre, peut-être à qui voudra bien entendre cette prière.

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Autre série de remarques. Vous avez, bien sûr, été sensibles à ce retour fréquent des «toi» et des «moi», et même des «eux», de «ceux-ci», «ceux-là». Essayons de remarquer tout de suite comment ces mots sont associés, et d'abord qu'il y a des associations que nous ne rencontrons jamais. Par exemple, celui qui fait cette prière ne dit jamais : «toi en eux» ; il ne dit jamais non plus : «eux en toi», ni même : «eux en moi». Il ne dit jamais non plus : «nous en eux». En revanche, nous trouvons : «toi en moi», «moi en toi», «eux en nous» mais non pas «nous en eux», «moi en eux», «toi en moi» et enfin : «eux avec moi».

D'une certaine façon, il n'y en a que pour moi. Moi, je suis en toi. Aussi bien toi, tu es en moi. Mais moi aussi, je suis en eux, tandis que toi, tu n'es jamais en eux. Toi, auquel il s'adresse comme au Père, n'est jamais en eux. Seul, lui est en eux, comme aussi, d'ailleurs, il est dans le Père et le Père en lui, et eux ne sont pas en lui mais sont en nous. En lisant le texte tout à l'heure, nous aurons à tirer les enseignements de cette constellation de relations.

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«Or ce n'est pas au sujet de ceux-ci seulement que je demande, mais aussi au sujet de ceux qui croient par leur parole en moi». En rigueur de terme, il n'est pas sûr qu'il prie pour. Le texte que nous avons sous les yeux nous dit : «ce n'est pas au sujet de ceux-ci seulement que je demande». Autrement dit, si je me mets à prier, sans doute, c'est pour eux, mais ils sont tout autant le prétexte que les bénéficiaires de ma prière. Nous verrons tout à l'heure ce que nous pourrons tirer de cette observation.

En tout cas, ce n'est pas une demande qui s'arrêterait à ceux qui sont mes contemporains. Elle va jusqu'à «ceux qui croient par leur parole en moi», jusqu'à tous ceux qui, à tout moment, croient par leur parole en moi. Nous aurons à nous demander ce que veut dire : croire en moi.

Est-ce qu'il demande quelque chose ? Oui ! Encore qu'il s'agisse moins d'un contenu que de la cible visée par la demande même. Le texte ne dit pas : je demande que, mais «je demande pour que», comme si ce verbe «demander» était une sorte de verbe absolu : je me mets en demande, en situation de demander.

Quelle est la cible ? Nous allons la voir se préciser. Il s'agit plus d'un but que d'un objet : «pour que tous soient un, comme toi, Père, en moi et moi en toi». Le but de mon entrée en prière est que leur arrive une situation qui réalisera en eux, entre eux, entre eux tous, quelque chose qui existe déjà entre toi et moi : «que tous soient un, comme toi, Père, en moi et moi en toi» .

Allons plus loin : «pour qu'eux aussi soient en nous». Il y a allusion à une histoire. «Eux aussi» : donc il y en a déjà qui sont en nous ! La prière qui est faite ici s'appuie en quelque sorte sur du déjà là, du déjà fait.

Ça va encore plus loin : «pour que le monde croie que c'est toi qui m'envoyas». Pour que ceux qui ne croient pas encore, croient que c'est toi qui m'as envoyé. De nouveau, nous retrouvons le verbe croire. Je vous invite à le rabattre sur celui que nous avions déjà rencontré : «ceux qui croient par leur parole en moi». Rapprochons «croire en moi» et «croire que c'est toi qui m'envoyas». Croire en moi, notamment pour le monde, c'est croire que le monde est en quelque sorte précédé, travaillé par un envoi. Il y a de l'envoi qui vient de toi, et c'est moi. Ainsi, croire en moi, c'est croire que le monde dépend de l'envoi de moi par toi.

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«Et moi, la gloire que tu m'as donnée, je la leur ai donnée». Nous quittons la situation de demande. Elle reviendra tout à l'heure, d'une certaine façon, lorsqu'il dira «je veux», mais, pour l'instant, c'est l'évocation de quelque chose qui s'est déjà passé. «Et moi, la gloire que tu m'as donnée, je la leur ai donnée». C'est chose faite !

J'ai tenu à distinguer le passé simple du passé composé. Les passés composés expriment ici une action qui a été jusqu'au bout d'elle-même et qui est terminée, ce qu'on appelle, dans certaines langues, le parfait. Le passé simple, c'est l'événement historique. Or, que dit Jésus ? «moi, la gloire que tu m'as donnée, je la leur ai donnée». C'est fait ! Nous aurons à nous demander ce qu'est cette gloire. Retenons pour l'instant que quelque chose qui était à lui est passé à eux, sous les espèces d'un don : on va du don qu'il a reçu au don qu'il fait.

Alors quel est le but poursuivi par ce don ? «Je la leur ai donnée, pour qu'ils soient un comme nous [sommes] un, moi en eux et toi en moi». En d'autres termes, ce qui est visé, c'est qu'ils atteignent, à leur façon, une unité qui reproduira la nôtre mais qui sera autre que la nôtre.

Si vous voulez, disons les choses autrement, en employant deux mots qui ne sont pas dans le texte mais qu'il est bien difficile de ne pas employer. Dans le texte nous trouvons le terme de père, mais nous ne trouvons pas celui de fils. Il y en a un autre que nous ne trouvons pas, c'est celui de frère. Or tout se passe comme si eux ne pouvaient réaliser une unité que sur le mode de l'unité fraternelle. Mais l'unité de toi en moi, de moi en toi, ce n'est pas pour eux. Tout se passe comme si la seule unité à laquelle ils peuvent arriver, c'est l'unité fraternelle. Or, du fait que moi je suis là au milieu d'eux et que eux sont avec moi, et que moi je suis en eux, cette unité fraternelle entre eux les fera fils. A cause de la présence de moi en eux, ils seront bien fils mais ils réaliseront cette relation de fils en étant frères. Moi, je suis là, à la charnière, si je puis dire, à la jonction entre eux et toi. «Pour qu'ils soient un comme nous [sommes] un, moi en eux et toi en moi, pour qu'ils aient atteint le terme en direction : un» : pour qu'il n'y ait pas une moindre unité entre eux qu'il y en a entre nous, une unité qui, entre eux, sera fraternelle et, du fait que je suis dans leur série, que je suis, moi, en eux, elle fera de ces frères des fils.

Enfin, «pour que le monde connaisse que c'est toi qui m'envoyas et les aimas comme tu m'aimas». Nous retrouvons le dernier objectif de la prière de tout à l'heure, qui porte sur le monde : «pour que le monde connaisse que c'est toi qui m'envoyas et les aimas comme tu m'aimas». En d'autres mots, cette unité est une unité d'amour, d'un amour entre eux, mais, sous les espèces de cet amour entre eux, ton amour pour eux se réalisera.

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«Père - la prière reprend -, ce que tu m'as donné, je veux que là où je suis, moi, ceux-là soient aussi avec moi». Il n'est pas interdit de supposer que Jésus pense à ce qui viendra après. Mais ne passons pas à côté de la signification la plus élémentaire qui affleure en des mots d'une grande simplicité. «Père, ce que tu m'as donné, je veux que là où je suis». Où est-il ? Mais il est là, en ce moment, en train de parler, il est là en train de demander. «Je veux que là où je suis, moi, ceux-là soient aussi avec moi». Disons les choses presque aussi simplement : je veux que là où il y a de la place pour moi, il y en ait aussi pour eux : ils peuvent venir prendre ma place ici même, où je suis en train de prier. Autrement dit, cette prière peut devenir la leur.

Sans doute, quand, lisant ce texte, nous disons «moi», nous devons attribuer ce moi à un autre, à Jésus. Mais il reste que nous disons «moi» et, quand nous disons «moi», nous renvoyons à nous-mêmes. Si bien que lorsque nous lisons «je veux que là où je suis, moi, ceux-là soient aussi avec moi», non seulement Jésus parle d'autres que lui, mais nous-mêmes, nous parlons d'autres que nous-mêmes. Rappelez-vous, dès le début : «ce n'est pas au sujet de ceux-ci seulement que je demande, mais aussi au sujet de ceux qui croient par leur parole en moi». Nous pouvons nous mettre à la place de Jésus, sans éjecter Jésus de sa place, si j'ose dire, et quand nous y sommes avec lui, à la même place, nous ne pouvons pas faire un autre geste que celui qu'il a fait en voulant que ceux-ci soient avec lui, sauf que ce geste, nous le faisons à l'égard d'autres.

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«Pour qu'ils contemplent la gloire, la mienne, celle que tu m'as donnée». Nous retrouvons maintenant, une fois encore, ce terme de gloire. Qu'est-ce que cette gloire ? Je vous propose de comprendre que la gloire qui est donnée à celui qui parle par celui qu'il appelle Père, c'est tout simplement le fait d'être fils. Car la gloire qui est donnée par quelqu'un qui est Père, c'est le fait d'être fils. C'est la plus grande gloire qui puisse arriver à quelqu'un. Ce fils, de ce fait, appartient à un autre ordre que l'ordre de ce qui existe, de ce qui est fait, de ce qui est créé.

«Celle que tu m'as donnée, parce que tu m'aimas avant que soient jetées [les fondations du] monde». Un passage comme celui-ci nous met devant cette pensée, qu'il est facile d'exprimer mais très mal aisé d'approfondir, car elle nous déconcerte : c'est qu'il y a mieux qu'être créé. Il y a mieux même qu'être tout court. Il y a : être aimé. Etre aimé, c'est mieux encore qu'exister simplement, et être aimé, c'est être reconnu par le Père. Or être aimé aura comme conséquence cette unité de tous ceux qui sont aimés, que j'appelais tout à l'heure unité fraternelle. Ainsi, au coeur de ce texte, nous avons à faire avec cette difficile pensée que l'amour précède l'être.

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De nouveau il invoque le Père : «Père juste». Il est intéressant qu'il l'appelle «juste». Jusqu'à présent, il s'était contenté de l'appeler «Père». Maintenant, c'est «Père juste», comme s'il lui demandait d'être équitable. Entre qui et qui ? Mais entre «moi» et eux ! : «Père juste, et le monde ne te connut pas, mais moi je te connus, et ceux-ci connurent que c'est toi qui m'envoyas.» Ainsi, nous sommes à parité : moi et eux. Ils ont eu leur façon de te connaître en passant par moi, mais ils ne sont pas à ranger sur la ligne du monde.

En tout cas, «je leur fis connaître ton nom,» ce nom, qu'il a d'abord prononcé en disant Père. Le texte qui commençait par une demande s'achève par un engagement. Il ne demande plus rien à la fin, il rappelle ce qu'il a fait et il annonce ce qu'il fera : «et je le leur ferai connaître,» Pourquoi ? «Pour que l'amour dont tu m'aimas soit en eux et moi aussi en eux.» Voilà à quoi nous aboutissons. L'important est que l'amour dont tu m'aimas ne reste pas enfermé, réduit à moi. Non pas que moi, je ne sois rien, non pas même que moi je ne sois pas singulier, et unique mais, tout singulier que je suis, je peux aussi et je veux être et je m'engage à être multiple, pluriel, multiplié «pour que l'amour dont tu m'aimas soit en eux et moi aussi en eux.»

18 janvier 1996

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