precedent De ta foi fais une parole. suivant

Donnez-leur vous-mêmes à manger

«Et, les ayant accueillis, il leur parlait du royaume de Dieu, et ceux qui avaient besoin de soin, il les guérissait. Le jour commença à se coucher. S'étant avancés, les Douze lui dirent : «Fais déloger la foule, afin que, partis vers les villages et les champs d'alentour, ils (y) logent et trouvent des vivres, parce que ici nous sommes dans un lieu désert.» Il dit à leur adresse : «Donnez-leur vous-mêmes à manger.» Ils dirent : «Il n'y a pour nous pas plus que cinq pains et deux poissons, à moins peut-être que, partis nous-mêmes, nous n'achetions des aliments pour tout ce peuple.» Ils étaient en effet environ cinq mille hommes. Il dit à l'adresse de ses disciples : «Faites-les se coucher par couches d'environ cinquante.» Et ils agirent ainsi et ils les firent tous se coucher. Ayant pris les cinq pains et les deux poissons, ayant fait monter son regard vers le ciel, il les bénit et il les morcela et il les donnait à ses disciples pour les servir à la foule. Et ils mangèrent et ils furent tous rassasiés, et fut enlevé ce qu'ils avaient en plus de morceaux : douze couffins.»


Luc IX, 11b-17

Il se peut que si nous avions eu à décider de l'ampleur de ce passage, nous ayons de nous-mêmes, volontiers, laissé tomber le début. Peut-être aurions-nous engagé la lecture à partir de ces mots : «S'étant avancés, les Douze lui dirent». Il se trouve que dans la liturgie de dimanche prochain, le passage que nous avons à lire est découpé comme vous pouvez le lire ici. J'ai donc été docile !

*

«Et, les ayant accueillis, il leur parlait du royaume de Dieu». Je vous ferai observer que nous ne savons pas ce qu'il leur disait. Nous connaissons le thème, l'objet : il leur parlait du royaume de Dieu. Mais que leur disait-il à propos du royaume de Dieu ? Ici, en tout cas, ce n'est pas dit. A nous, lecteurs, qui allons continuer le chemin dans ce passage, de nous demander si, d'aventure, ce qui se passe là, l'événement, n'est pas une manière de parler du royaume de Dieu.

«Et ceux qui avaient besoin de soin, il les guérissait.» Pareillement, nous allons nous demander si cette histoire qui nous est racontée n'illustrerait pas par hasard ce qui vient d'être dit. Il se pourrait que cette histoire soit celle d'une guérison, guérison accordée à des gens qui avaient besoin d'être soignés.

Ainsi, tout au long de notre traversée de ce passage, nous nous poserons des questions aussi simples que celles-ci : qui donc guérit ? Qui donc est guéri ? Et de quoi sont guéris ceux qui le sont ? De quoi guérit celui qui prodigue ses soins ?

*

«Le jour commença à se coucher.» Oui, il commence à se coucher comme tout à l'heure il dira, «à l'adresse de ses disciples : "Faites-les se coucher par couches d'environ cinquante." Et ils agirent ainsi et ils les firent tous se coucher.» Au point où nous en sommes, nous ne pouvons peut-être pas en dire plus sinon que cette mention du jour, qui commence à se coucher, nous parle d'un déclin, d'une chute !

«S'étant avancés, les Douze lui dirent : "Fais déloger la foule, afin que, partis vers les villages et les champs d'alentour, ils (y) logent et trouvent des vivres, parce que ici nous sommes dans un lieu désert".» Il s'agit de guérir une foule de la faim. Il s'agit aussi de guérir la foule qui est là de l'absence de gîte. C'est cela qui manque. Les malades, ceux qui ont besoin de soin sont ici la foule. Leur maladie, c'est d'être sans nourriture et sans abri. Or ceux qui proposent un traitement, ce sont les Douze, et les Douze proposent que la foule déguerpisse et qu'elle trouve sa guérison ailleurs qu'ici où elle est présentement. Le diagnostic est porté. «Fais déloger la foule, afin que, partis vers les villages et les champs d'alentour, ils (y) logent et trouvent des vivres, parce que ici nous sommes dans un lieu désert.» Pour trouver la santé dont ils manquent, il faut qu'ils s'en aillent de là où ils sont car, ici et maintenant, c'est le désert.

Et Jésus, à l'adresse des Douze, répond : «Donnez-leur vous-mêmes à manger.» Le diagnostic de Jésus rejoint, sans doute, celui des Douze, mais la thérapie n'est pas la même. Or Jésus, en leur disant ces mots, est en train de les guérir eux-mêmes, les Douze. De quoi les guérit-il ? Il les guérit de l'idée qu'ils pourraient se dispenser de nourrir la foule à partir d'eux-mêmes. Ici, nous sommes dans un lieu désert, Jésus n'en disconvient pas, mais ça ne l'empêche pas d'ajouter : «Donnez-leur vous-mêmes à manger», faites-leur le don vous-mêmes de ce dont ils ont besoin pour vivre, tout simplement.

«Ils dirent : "Il n'y a pour nous pas plus que cinq pains et deux poissons, à moins peut-être que, partis nous-mêmes, nous n'achetions des aliments pour tout ce peuple. Quelle est donc la maladie des Douze ? Elle consiste à croire qu'ils ne peuvent pas, à partir d'eux-mêmes, donner de quoi manger à la foule. «Il n'y a pour nous pas plus que cinq pains et deux poissons».

Précisons encore en quoi consiste cette maladie. Elle consiste à croire qu'à prix d'argent, non pas en payant de leur personne, mais en payant avec de l'argent, ils devraient acheter ailleurs qu'ici, en partant eux aussi, ce qui permettrait de nourrir les autres. Car de quoi nourrir ces gens n'est pas ici et, puisque ici il y a les Douze, les Douze qui sont, si je puis dire, l'ici vivant, eh bien ! l'ici vivant ne suffit pas. Il faudrait aller acheter, prendre ailleurs, et avec de l'argent. Encore une fois, payer, dépenser, oui, mais pas à partir de ce que l'on est ou de ce que l'on a.

«Ils étaient en effet environ cinq mille hommes.» Vous avez sans doute remarqué qu'il y en a du cinq dans ce texte ! Ne serait-ce pas une façon de suggérer qu'il y a quelque chose comme un rapport entre ce qu'ils ont, j'allais dire entre ce qu'ils sont : cinq pains, deux poissons, et d'autre part les cinq mille hommes ? C'est peut-être cela qui va être mis en oeuvre, ce rapport qu'il y a entre pas grand chose et beaucoup. Ce pas grand chose et ce beaucoup seraient reliés par cette agrafe : cinq, le nombre cinq. On va voir.

*

Continuons. «Il dit à l'adresse de ses disciples : "Faites-les se coucher par couches d'environ cinquante".» Ce n'est plus cinq mille, ce n'est plus cinq, c'est cinquante, comme s'il y avait aussi un rapport entre les cinq pains, les cinq mille et les carrés (mais le texte original dit les couches, là où l'on s'étend). La thérapie proposée par Jésus consiste à s'allonger, s'étendre. Se coucher mais nous savons ce que veut dire se coucher... Se coucher, c'est comme quand le jour décline, chute, comme quand le jour meurt ! L'assemblée va donc se fractionner, se mettre en morceaux. Au fond, il leur avait demandé tout à l'heure, si j'ose dire, de se mettre en quatre : «Donnez-leur vous-mêmes à manger.» Maintenant il faut s'allonger par morceaux.

Le moyen du traitement ? «Ayant pris les cinq pains et les deux poissons, ayant fait monter son regard vers le ciel, il les bénit». Ce que les Douze ont («Il n'y a pour nous pas plus que cinq pains et deux poissons») ce que les Douze sont, c'est cela que Jésus prend. Il les prend, il le prend, ça qu'ils sont, ça qu'ils ont, et il le met en contact avec un ailleurs mais qui n'a rien à voir, ni avec le désert, ni avec les villages et les champs d'alentour : il le met en contact avec le ciel. Et qu'est-ce qu'il en fait ?

Ce qu'il en fait, nous l'apprenons : «et il les morcela et il les donnait - tiens ! lui aussi, il donne ! - à ses disciples pour les servir à la foule.» Ce qui est aux disciples, ce que sont les disciples est mis en morceaux, c'est eux qui sont rompus, c'est eux qui sont brisés. Peut-être qu'au terme de ce parcours vous demanderez-vous pourquoi on appelle couramment ce passage «la multiplication des pains». Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux, si l'on veut donner un titre, nommer ce passage : le morcellement des pains, la fraction des pains, la rupture des pains ?

«Il les donnait à ses disciples pour les servir à la foule.» Les disciples sont des traitants délégués, mais ils vont traiter la foule avec quoi ? Avec des morceaux, qui sont des morceaux de déjà pas grand chose, des morceaux pris sur cinq pains et deux poissons. Des morceaux pris de quasiment rien du tout. Oui, mais donnés : «Donnez-leur vous-mêmes à manger.» «et il les donnait à ses disciples pour les servir à la foule».

*

«Et ils mangèrent et ils furent tous rassasiés, et fut enlevé ce qu'ils avaient en plus de morceaux : douze couffins.» Tous, non seulement mangent, mais mangent à satiété. Or, ce qui reste, ce sont encore des morceaux. «Et fut enlevé ce qu'ils avaient en plus de morceaux». Il n'y a que des morceaux. Et l'on retrouve les Douze ? Non, mais douze couffins de morceaux. Les Douze sont brisés, rompus. Les voilà devenus douze couffins de morceaux. Voilà la thérapie qu'il leur a appliquée. Voilà, au fond, ce qu'il manquait aux Douze : d'être mis en pièces. Ce qui manquait à la foule, c'était de se nourrir de quelque chose qui était mis en pièce, s'en nourrir jusqu'à plus faim, après s'être allongés.

15 juin 1995

imprimer suivant