Jésus, souviens-toi de moi...
Et le peuple se tenait là, regardant. Les chefs aussi raillaient, en disant : «Il en a sauvé d'autres ; qu'il se sauve lui-même, si celui-ci est le Messie de Dieu, l'Elu !» Les soldats aussi se moquèrent de lui, en s'avançant, en lui offrant du vinaigre, et en disant : «Si c'est toi le Roi des Juifs, sauve-toi toi-même.» Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : LE ROI DES JUIFS CELUI-CI. L'un des malfaiteurs pendus l'injuriait en disant : «N'est-ce pas toi qui es le Messie ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi.» L'autre, ayant répondu, le rabrouant, dit : «Est-ce que tu ne crains pas même Dieu, toi, parce que tu es sous la même condamnation ? Et nous, c'est juste - en effet, ce qui est digne de ce que nous avons fait, nous le recevons - mais celui-ci n'a rien fait d'anormal.» Et il disait : «Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras, dans ton royaume.» Et il lui dit : «En vérité, je te dis, aujourd'hui, avec moi, tu seras, dans le Paradis».»
Nous sommes sans doute très impressionnés par le pathétique de ce passage. Que cette impression, si forte qu'elle soit, ne nous paralyse pas ! Qu'elle nous encourage plutôt à puiser dans ce passage tout ce qu'il peut nous donner ! En effet, chaque fois qu'une page de l'Ecriture nous saisit par sa grandeur, nous risquons, par excès d'admiration, de passer à côté et de ne pas oser y mettre la main, comme si d'y toucher l'abîmait. Je voudrais donc, tout en y touchant, ne pas l'abîmer mais en faire quelque chose comme du pain qui nous serve pour la route.
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En traversant ce passage, nous avons successivement occupé un certain nombre de situations. Il y avait d'abord le peuple, et puis, s'y ajoutant - sans doute avez vous été sensibles à ces «aussi» -, il y a eu les chefs, ensuite sont venus les soldats. Puis vient un moment de grand silence, personne ne parle : c'est une pancarte qui est déchiffrée, une inscription. Et de nouveau la parole reprend. C'est l'un des malfaiteurs, et puis l'autre. Et puis, enfin, Jésus.
Essayons encore de préciser un peu plus par où nous sommes passés.
D'abord, dans un tout premier temps, c'est le silence. Il y a deux silences dans ce texte : le silence de l'inscription, comme je le remarquais tout à l'heure et, au départ, le silence de l'observation, du regard, silence du peuple. Tout le reste est occupé par des moments de communication qui s'expriment en paroles.
La parole des chefs, la parole des soldats. Elle est dirigée vers quelqu'un. Celui-ci est d'abord désigné comme quelqu'un dont on parle. On ne s'adresse pas véritablement à lui : «Il en a sauvé d'autres ; qu'il se sauve lui-même, si celui-ci est le Messie de Dieu, l'Elu !» Avec les soldats, il y a un petit changement : «Si c'est toi le Roi des Juifs, sauve-toi toi-même.» Ce n'est plus la parole prononcée au sujet de quelqu'un, c'est une parole qui est dirigée vers celui qui est là : «Si c'est toi le Roi des Juifs».
Et puis, lorsque l'un des malfaiteurs prend à son tour la parole, il s'adresse à celui qui est là : «N'est-ce pas toi qui es le Messie ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi». Nous y reviendrons tout à l'heure. La conversation, cette fois-ci, continue, inaugurée qu'elle était par la parole des soldats, qui était une parole dirigée vers Jésus lui-même.
Ensuite, quand l'autre prend la parole, c'est d'abord pour s'adresser à celui qui vient de parler. Il l'interroge. «Est-ce que tu ne crains pas même Dieu» ? La parole se fait plus profonde, au sens le plus simple de ce mot, puisque, après cette question, c'est sur le mode d'un discours adressé aussi bien à l'autre qu'à lui-même que le second malfaiteur continue : «Et nous, c'est juste... mais celui-ci n'a rien fait d'anormal.» S'adressant à son compagnon, il parle de l'autre comme de quelqu'un. Mais il continue cette fois en s'adressant à Jésus : «Et il disait : "Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras, dans ton royaume."» Un nom est prononcé qui n'est jamais venu encore : Jésus, c'est-à-dire Dieu-sauve.
Tous les autres avaient parlé de salut : «Il en a sauvé d'autres», «sauve-toi toi-même.». Maintenant, le salut est confondu avec le nom propre, Jésus. Ce que retient ce second intervenant, c'est ce qui a été dit un peu plus haut : on a dit qu'il serait roi ; il l'entretient de son royaume.
Cette parole dirigée vers Jésus, nommé par son nom, se prolonge par une parole de ce même Jésus, introduite par une phrase très simple, dans laquelle le narrateur semble n'avoir pas osé répéter le nom qui vient d'être prononcé, comme si ce nom n'existait que s'il était adressé à celui qui le porte. «Et il lui dit : «En vérité, je te dis, aujourd'hui, avec moi, tu seras, dans le Paradis.»»
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Ne nous lassons pas de traverser ce passage. Revenons-y.
«Le peuple se tenait là, regardant». Une collectivité : le peuple, tout le monde. Tout le monde est là, en silence, avec le silence du regard. Nous pourrions hésiter pour décider de quoi ce regard est chargé. Mais la suite ne nous laisse pas le choix : «Les chefs aussi raillaient». Ce regard du peuple est déjà un regard de moquerie.
Que disent les chefs ? «Il en a sauvé d'autres ; qu'il se sauve lui-même». Les chefs posent les termes du problème. Il s'agit de salut. Or, si salut il y a, celui qui sauve doit se sauver lui-même. En effet, si le sauveur des autres est incapable de se sauver lui-même, que signifie ce salut qu'il a pu donner à d'autres ? Et eux aussi, les chefs, d'une certaine façon, ont la distance du regard, puisqu'ils ne lui adressent pas la parole. Ils parlent de lui : «Qu'il se sauve lui-même, si celui-ci est le Messie de Dieu, l'Elu !» S'il parvient à se sauver, ce salut aura une signification religieuse, elle fera la preuve qu'il est celui que l'on peut attendre, que l'on attend, le Messie, venu de Dieu, l'Elu.
«Les soldats aussi se moquèrent de lui, en s'avançant, en lui offrant du vinaigre». Les soldats constituent une catégorie distincte et du peuple, et des chefs. «Les soldats aussi se moquèrent de lui», mais, entre les soldats et lui, quelque chose comme un contact se produit : «en s'avançant, en lui offrant du vinaigre». Il y a quelque chose de plus que dans le regard par lequel le peuple se tient à distance, quelque chose de plus aussi que dans la raillerie qui est l'objet des propos des chefs : ils s'avancent et ils donnent quelque chose qu'ils ont. Sans doute n'est-ce que du vinaigre, mais ce don du vinaigre est commenté par les paroles qui s'y ajoutent : «Si c'est toi le Roi des Juifs, sauve-toi toi-même.» Les soldats sont les hommes du pouvoir. Ce n'est pas le caractère religieux de cet homme qui les intéresse, mais son pouvoir, qu'ils traitent avec un mélange de pitié et de dérision : «Si c'est toi le Roi des Juifs, sauve-toi toi-même.»
Et puis, l'inscription, le silence de l'inscription. Nous ne pouvons pas douter qu'elle ne soit, elle aussi, une moquerie, puisqu'elle est introduite par un nouvel aussi : «Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui». Mais un pas nouveau est franchi avec la lecture de l'inscription. Tout le monde peut la voir. Elle s'adresse silencieusement à tous ceux qui la déchiffrent en la regardant. Nous qui lisons, nous pouvons dire : qui est-il cet homme ? Messie ? Roi des Juifs ? Elu ? Qui est-il ? Nous pouvons dire encore : quel est son pouvoir, son pouvoir sur les autres que lui-même et sur lui-même ?
Venons-en aux propos de l'un des malfaiteurs. «L'un des malfaiteurs pendus l'injuriait en disant : "N'est-ce pas toi qui es le Messie ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi".» Injure, blasphème, sans doute, mais injure et blasphème dans lesquels une vérité est peut-être exprimée. Non pas sur le ton de la confession de foi, non pas même sur le ton de l'interrogation bienveillante, voire anxieuse : sur le ton de l'injure. Mais ce malfaiteur, du moins, fait comme les soldats : il s'adresse à lui, en lui demandant s'il est le Messie. Ce malfaiteur tient un propos religieux, fût-ce sur le ton de la raillerie.
Il lui enjoint de se sauver lui-même mais il s'associe lui-même et son compagnon à ce salut, s'il devait venir : «Sauve-toi toi-même, et nous aussi.» Nul doute que nous sommes certainement là au moment où l'entretien avance de façon considérable. Cette fois-ci la parole ne vient pas d'en face, elle vient d'à côté. Elle vient d'autrui, et d'un autre qui est dans la même posture que celui auquel il s'adresse. Les autres n'étaient pas dedans, ils étaient devant : le peuple tout le premier, qui regardait, et même si les paroles adressées établissaient un contact, la distance demeurait. Avec ce propos de l'un des malfaiteurs, la distance est d'une certaine façon supprimée puisque ce malfaiteur ne sépare pas son destin de celui de Jésus. «Sauve-toi toi-même, et nous aussi.»
«L'autre, ayant répondu, le rabrouant, dit». L'autre lui reproche son ton. Il le rabroue, il riposte en lui faisant des reproches mais il a bien entendu ce qui était en jeu dans le propos de son compagnon. «Est-ce que tu ne crains pas même Dieu, toi, parce que tu es sous la même condamnation ?» Est-ce que par hasard, tu ne prends pas appui sur l'identité de condition que tu partages avec celui auquel tu t'adresses pour aller jusqu'à blasphémer ? Il a bien entendu, il a bien compris que l'enjeu était un enjeu religieux «Est-ce que tu ne crains pas même Dieu» ? Le premier malfaiteur avait parlé du Messie. En outre, il avait parlé à Jésus d'égal à égal. Or est-ce que d'être jeté dans la même peine t'autorise à traiter cet homme d'égal à égal ? Voilà le sens de la question que lui adresse son compagnon. C'est vrai, en un sens, qu'avec cet homme, toi et moi, nous partageons la même condition, mais est-ce que ça t'autorise à lui parler comme tu lui parles en blasphémant ? Est-ce que tu ne crains pas même Dieu, toi ?
Et voici que, continuant à s'adresser à lui, il ajoute : «Et nous, c'est juste - en effet, ce qui est digne de ce que nous avons fait, nous le recevons». Au fond, la loi de l'équivalence s'exerce en ce qui nous concerne. Ce que nous avons mérité nous arrive. Nous recevons autant que nous avons donné. Mais la différence entre lui et nous, c'est que «celui-ci n'a rien fait d'anormal.» En d'autres mots, il y a quelque chose de déplacé. Celui-ci n'a rien fait d'inconvenant et il y a quelque chose d'excessif dans son alignement sur nous, dans son compagnonnage avec nous.
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Il continue, en se tournant cette fois vers l'homme dont on avait parlé, qu'on avait regardé, ou auquel on s'était adressé. «Et il disait : "Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras, dans ton royaume."» Il lui parle comme à quelqu'un qui peut faire quelque chose à l'avenir. Jusqu'alors, on lui avait dit : «sauve-toi toi-même,... sauve-toi toi-même et nous aussi». Cet autre malfaiteur n'ose pas penser que le présent puisse être un présent de salut : «lorsque tu viendras», et il pense aussi que, s'il peut se souvenir de lui, c'est en raison de sa puissance, car il a entendu tout ce qu'on a dit sur le roi des juifs. Il a donc un royaume.
«Et il lui dit : "En vérité, je te dis, aujourd'hui, avec moi, tu seras, dans le Paradis".» Non pas «lorsque tu viendras», mais «aujourd'hui». Tout de suite. Sans doute, nous comprenons : plus tard, puisqu'il y a «tu seras». Oui ! Mais il y a aussi : «aujourd'hui». La lecture attentive de l'Evangile nous oblige à reconsidérer sans cesse notre façon d'aborder le temps. Tu seras, mais aujourd'hui ! Et où ? Non pas dans mon royaume : «dans le Paradis», dans un lieu qui n'est pas défini comme ma possession. Dans le Paradis, tu seras avec moi, et non pas en vertu de mon pouvoir. Mais moi ''aussi'' je serai dans le Paradis, et tu seras avec moi.
Ainsi s'achève ultimement une association que nous avons vu timidement s'esquisser tout à l'heure : «sauve-toi toi-même, et nous aussi». Cette association était déjà, mais dérisoirement, figurée par les soldats, quand ils s'avançaient en offrant du vinaigre. On en était bien loin, lorsque les chefs raillaient ou lorsque le peuple regardait.
Toute cette traversée, nous pouvons la comparer à une lente assimilation avec celui qui est là ; une assimilation qui était exprimée, fût-ce sur un mode tout à fait déplacé lorsque le malfaiteur disait «sauve-toi toi-même et nous aussi» ; une assimilation qui était approchée davantage par l'autre malfaiteur, et même lorsque, d'une certaine façon, il semblait la refuser : «nous, c'est juste... mais celui-ci n'a rien fait d'anormal.», ou quand il lui demandait de se souvenir de lui, en invoquant sa puissance. Ce qui est sûr c'est que le propos de Jésus, à la fin, signale que l'association sera gratuitement accordée : «En vérité, je te dis, aujourd'hui, avec moi, tu seras, dans le Paradis.»