Ne sachant pas ce qu'il disait
«Ayant pris auprès de lui Pierre et Jean et Jacques, il alla en haut dans la montagne pour adresser une prière. Et il y eut, tandis qu'il adressait sa prière, que la vue de son visage (devint) autre, et son vêtement, blanc lance-éclairs. Et voici que deux hommes conversaient avec lui : c'étaient Moïse et Elie qui, vus en gloire, parlaient de sa sortie qu'il allait accomplir à Jérusalem. Pierre et ceux avec lui étaient alourdis de sommeil. S'étant réveillés, ils virent sa gloire et les deux hommes qui se tenaient avec lui. Et il y eut, tandis qu'ils se séparaient de lui, que Pierre dit à l'adresse de Jésus : «Chef, il est bon que nous soyons ici, et faisons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie», ne sachant pas ce qu'il disait. Pendant qu'il disait cela, il y eut une nuée, et elle les couvrait d'ombre. Ils furent saisis de peur tandis qu'ils entraient dans la nuée. Et, de la nuée, il y eut une voix qui disait : «Celui-ci est mon fils, l'élu : écoutez-le !» Et tandis qu'il y avait la voix, Jésus fut trouvé seul. Et eux gardèrent le silence et ne rapportèrent à personne, en ces jours-là, rien de ce qu'ils avaient vu.»
J'attire votre attention sur quelques mots qui se trouvent vers le milieu de ce passage : «ne sachant pas ce qu'il disait». Ces mots commentent la déclaration que Pierre vient de faire : «Chef, il est bon que nous soyons ici, et faisons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie».
C'est un avertissement qui s'adresse à nous-mêmes. Que disons-nous quand nous lisons ce texte et quand nous cherchons à le faire nôtre ? Je veux dire : quand nous cherchons à en faire un chemin que nous empruntons, par lequel nous passons. Soyons donc prudents dans ce que nous allons être amenés à dire et, au lieu de nous emballer, retenons-nous plutôt.
Retenons-nous déjà quand nous cherchons à comprendre ce que veulent dire ces quelques mots : «ne sachant pas ce qu'il disait». Qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Je vous propose au moins deux interprétations, afin d'ouvrir la voie et que vous puissiez en ajouter d'autres.
Est-ce que ça veut dire qu'il ne comprenait pas ce qu'il disait, qu'il aurait dû être à la hauteur de ce qu'il disait et ne pas parler comme il a parlé, parler autrement ? Il se peut que cette indication nous suggère qu'il a été léger, inconsidéré dans ses paroles. Voilà une première direction dans laquelle nous pouvons aller. Je vous en suggère une seconde.
Pourquoi ces quelques mots ne signifieraient pas : de toute façon, il ne pouvait pas comprendre ce qu'il disait. Pourquoi ? Non pas parce qu'il disait faux ou parce qu'il parlait légèrement, mais parce que ce qu'il disait le dépassait lui-même, parce qu'il ne pouvait pas juger en quoi ce qu'il disait était vrai ou était faux.
Voilà ! Au risque d'augmenter votre perplexité, je tenais à attirer notre attention sur cette incise, sur ce commentaire ajouté par le narrateur, afin que nous soyons retenus de nous emballer face à un texte qui, vous le sentez bien, prête aux emballements. Et il y prête d'autant plus, peut-être, que ce qu'il traite, c'est justement des faux prestiges de la fascination, de la lumière qui éblouit.
*
«Ayant pris auprès de lui Pierre et Jean et Jacques, il alla en haut dans la montagne pour adresser une prière». D'emblée, la note, ou plutôt l'accord est donné, une note et un accord qui vont dominer tout le récit. Accord entre quoi et quoi ? Accord entre la volonté de n'être pas seul et, d'autre part, la volonté d'aller plus loin, d'aller plus haut. «Ayant pris auprès de lui Pierre et Jean et Jacques» : il n'est pas seul, il est accompagné, et d'être accompagné ne l'empêche pas d'aller en haut dans la montagne. Pour quoi faire ? Pour se conduire comme quelqu'un qui monte certes, mais avec l'esprit, avec le coeur : «pour adresser une prière». Pas de solitude et, pourtant, prière, montée.
«Et il y eut, tandis qu'il adressait sa prière, que la vue de son visage (devint) autre, et son vêtement, blanc lance-éclairs». La transformation continue. Il était passé du bas jusqu'en haut de la montagne. Maintenant, c'est lui-même, en personne, qui change devant ceux qui le voient. Tandis qu'il adressait sa prière, la vue de son visage devint autre et son vêtement a une étrange couleur. Vous savez que dans toutes les langues on a toujours qualifié les couleurs avec des mots très expressifs. Alors, ici, c'est blanc lance-éclairs. Nous disons bien : blanc-cassé, blanc-crème, blanc-sale. Pourquoi pas : blanc lance-éclairs ?
Il est changé, mais les autres sont là, qui le voient. C'est la vue de son visage qui change. Ses vêtements lancent des éclairs vers ceux qui le voient.
*
Il n'est pas tout seul, il est en situation d'entretien. «Et voici que deux hommes conversaient avec lui». Tout à l'heure, il avait «pris auprès de lui Pierre et Jean et Jacques». Maintenant le groupe s'augmente. Deux hommes conversent avec lui. Comme ceux qui sont là, ils ont une identité, ils ne sont pas n'importe qui. Leurs noms sont connus de tous. Ceux-là s'appellent Moïse et Elie. Et que font-ils ?
«Vus en gloire, ils parlaient de sa sortie qu'il allait accomplir à Jérusalem.» Il y a un sujet dans la conversation. Ce sujet, c'est son départ qui n'a pas encore eu lieu. Les autres sont vus en gloire, comme si, pour eux, le départ était déjà accompli. Mais lui aussi n'est-il pas vu en gloire avec eux, bien qu'il n'ait pas encore accompli sa sortie ? Et qu'est-ce donc que cette sortie ?
Quant aux trois spectateurs supposés, que font-ils ? «Pierre et ceux avec lui étaient alourdis de sommeil». Voilà à quoi aboutit le spectacle : Pierre et les deux autres n'en sont pas spectateurs ; ils sont à côté du spectacle qui leur est offert, enfoncés en eux-mêmes, dans la quasi-mort du sommeil.
*
«S'étant réveillés, ils virent sa gloire et les deux hommes qui se tenaient avec lui». Tout à l'heure, Jésus, Moïse et Elie étaient bien vus, mais on pouvait se demander par qui ils étaient vus, puisque les trois autres dormaient. Ils étaient en disponibilité d'être vus, si j'ose dire. Maintenant ça y est, ils voient : «ils virent sa gloire et les deux hommes qui se tenaient avec lui». Sans doute, mais voilà que l'un d'eux, Pierre, commente cette vision, ajoute à ce spectacle des paroles. Or nous apprenons que ces paroles viennent au moment même où les autres se séparaient de Jésus. Et je vous rappelle que ces paroles donnent lieu au commentaire par lequel nous avons commencé notre traversée, «ne sachant pas ce qu'il disait».
Que dit-il donc ? «Chef, il est bon que nous soyons ici, et faisons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie». Nous dirions aujourd'hui que Pierre réclame un arrêt sur image. Il s'agit d'empêcher que cette société, Jésus, Moïse, Elie, qu'il voit enfin, se disperse. Il veut la garder. Il veut la conserver, et il veut que ses compagnons travaillent avec lui à cette conservation. Quand je vous dis : il voulait la conserver, je pourrais aussitôt ajouter : il voulait la conserver à l'état séparé, mettre chacun sous une tente, autrement dit, empêcher qu'ils ne s'en aillent, sans doute, mais aussi, les disjoindre.
*
Toujours est-il que «pendant qu'il disait cela, il y eut une nuée et elle les couvrait d'ombre». De nouveau, un mouvement, de nouveau une transformation. Couvrir : annexer ? protéger ? faire entrer ce qui n'y était pas à l'intérieur de l'ensemble qui est déjà constitué ? Peut-être ! mais couvrir d'ombre. L'ombre, ce n'est pas ce qui éclaire. Nous sommes bien loin du vêtement blanc lance-éclairs !
Le résultat, c'est la paralysie. Tout à l'heure, c'était le sommeil, maintenant c'est la peur : «Et ils furent saisis de peur tandis qu'ils entraient dans la nuée». Peur d'être dans le noir, ou en tout cas à l'ombre ? Peur d'être annexés peut-être, d'être englobés, d'être pris avec, de devoir prendre la relève des partants ?
«Et de la nuée il y eut une voix qui disait : "Celui-ci est mon fils, l'élu : écoutez-le !" Et tandis qu'il y avait la voix, Jésus fut trouvé seul.» La voix qui vient de la nuée ne donne pas à celui qui est là le titre de chef : il est mon fils, il est l'élu, le mis à part. En tout cas, il a beau être mon fils, l'élu, celui qu'on ne peut confondre avec personne, ce n'est pas une raison pour ne pas l'écouter. Au contraire : «écoutez-le».
«Tandis qu'il y avait la voix, Jésus fut trouvé seul». Non pas se trouva seul, mais «fut trouvé seul». Autrement dit, ce qu'il y a à trouver à la fin de cette histoire, c'est Jésus seul, sans personne d'autre que... ceux qui le trouvent ! Jésus était tout à l'heure avec Pierre, Jacques et Jean. Pour finir, il fut trouvé tout seul, dans la solitude, et eux avec !
*
«Et eux gardèrent le silence et ne rapportèrent à personne, en ces jours-là, rien de ce qu'ils avaient vu.» Pour être fidèle aux précautions que j'avais prises en commençant cette traversée, je vous mets en garde contre une précipitation dans l'interprétation. Restez avec la perplexité de ne pas savoir si c'est bien, comme nous disons, ou si c'est mal, qu'ils gardent le silence et ne rapportent rien. Ne disons pas : c'est bien normal, ou ne disons pas : quand même, c'est un peu fort ! Relevons seulement que ce qui a été vu n'a pas été transformé en paroles ; que nous étions entrés dans ce passage en observant qu'il y avait une association («ayant pris auprès de lui Pierre et Jean et Jacques, il alla en haut dans la montagne.») et que tout se termine par une solitude : une solitude non seulement de Jésus, mais de ceux qui ont été les spectateurs de l'événement. Ils ne s'adjoignent personne, en ces jours-là du moins. Bref, ils ont eu une communication optique mais la communication verbale, ce n'est pas elle qui termine l'histoire que nous venons de lire.