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 Je vous ai dits amis 

«Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans l’amour, le mien. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi j’ai en garde les commandements de mon Père et je demeure dans son amour. Je vous ai entretenus de ces choses, afin que la joie, la mienne, soit en vous et que votre joie soit remplie. Ceci est le commandement, le mien: que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. Personne n’a de plus grand amour que celui qui pose sa vie pour ses amis. Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que moi je vous commande. Je ne vous dis plus esclaves, parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son seigneur. Mais vous, je vous ai dits amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et qui vous ai posés, afin que vous alliez et portiez du fruit et que votre fuit demeure, afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, Il vous le donne. Voici ce que je vous commande: que vous vous aimiez les uns les autres.»


Jean XV, 9-17

Nous pouvons pressentir que la lecture que nous allons faire va nous apporter des révélations sur ce que c’est qu’aimer. En effet, restons à ces deux propositions que je viens de rappeler. Initialement, c’est le Père qui a aimé celui qui parle et qui dit «moi» et c’est aussi celui qui parle qui affirme qu’il a aimé ceux auxquels il s’adresse. A la fin, le même verbe arrive, le verbe aimer, mais il n’est plus fait état du Père, il n’est plus fait état non plus de l’amour de celui qui parle pour ses interlocuteurs mais de l’amour mutuelentre ceux-ci: «Voici ce que je vous commande: que vous vous aimiez les uns les autres».

Ainsi, et au début et à la fin, c’est bien d’amour qu’il s’agit. Mais est-ce que l’amour n’est pas entendu d’une façon différente selon le sujet qui aime et la personne aimée? Voilà une hypothèse que nous allons faire. Est-ce qu’aimer n’a pas un sens particulier lorsque c’est le Père qui aime, lorsque c’est celui qui parle et, enfin, lorsque aimer va des uns à l’égard des autres?

L’occasion nous est donc donnée, sur le terrain limité de ce passage, d’entendre ce que amour peut vouloir dire. Sur un autre terrain, nous entendrions peut-être autre chose. Mais c’est ce texte que nous lisons ce soir.

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Arrêtons-nous un instant sur ce que je vous propose d’appeler la configuration anatomique de ce texte.

Dans les premières lignes, revient fréquemment «comme»: «Comme le Père m’a aimé, moi aussi», «vous demeurerez dans mon amour, comme moi j’ai en garde les commandements de mon Père», «que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés». Ensuite, cette façon de parler est oubliée, il n’y a plus de comparaison.

Pour le reste du texte, nous observons qu’un certain nombre de propositions comporte des négations. Celles-ci sont absentes du début. En revanche, nous en trouverons jusqu’à la fin: «Personne n’a de plus grand amour que celui qui pose sa vie pour ses amis… Je ne vous dis plus esclaves, parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son seigneur… Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis». Voilà un certain nombre d’indices qui nous laissent entendre qu’un travail doit se faire à l’intérieur de ce passage, puisqu’il y a quelque chose à écarter.

Autre observation. Tout au long du texte, nous voyons revenir sans cesse le «moi» et le «vous». Nous voyons aussi apparaître, à quatre reprises, un nom qui sera objet d’étude, tout à l’heure, le nom de «Père»: «le Père m’a aimé… les commandements de mon Père… ce que j’ai entendu de mon Père… tout ce que vous demanderez au Père». Tantôt, il s’agit du Père, sans plus, tantôt de «mon» Père.

Je vous fais enfin un aveu. J’ai été très embarrassé pour traduire le mot qui est présent au milieu du texte par deux fois: le mot «ami». «Personne n’a de plus grand amour que celui qui pose sa vie pour ses amis», puis: « je vous ai dits amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître». Oui, j’ai été embarrassé parce que, en employant le mot «ami», j’étais obligé d’utiliser un nom qui peut faire penser à «aimer» ou «amour». Or, je vous le garantis, dans le texte original – ceci n’est qu’une traduction – lorsque arrive le mot «ami», il n’a, quant à sa racine, rien à voir avec le mot «amour». Vous vous doutez que si j’ai attiré votre attention sur cette difficulté, c’est parce qu’elle pourra nous faire aller assez loin tout à l’heure.

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Je veux plutôt maintenant, en traversant ce texte, reconnaître la façon dont il fonctionne.

«Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés.» Tout commence par une comparaison, une comparaison qui énonce une similitude: de même que «le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés.» «Moi» est, par rapport à l’amour, dans la même position d’initiative que le Père, après avoir été, dans la première partie de cette phrase, le terme de l’amour. En d’autres mots, «moi» devient «je», et «je» prend la position de celui qui aime. Quant au Père, il n’est pas présenté ici comme quelqu’un qui lui-même est aimé. Dans ce texte, le Père est le déclencheur de l’amour. Si l’on avait à le définir, à partir de ces tout premiers mots, il est celui qui aime, alors que celui qui dit «moi», sans doute, il est aimé, mais il aime aussi. Voilà une première différence.

Autre différence: on passe d’un ensemble au singulier à un autre au singulier pluriel: «Comme le Père m’a aimé, - et puis, à la suite - moi aussi je vous ai aimés.»

«Demeurez dans l’amour, le mien.» Ce verbe va revenir par trois fois encore: «vous demeurerez dans mon amour… je demeure dans son amour… - ''et, vers la fin - ''que votre fruit demeure». Si nous réfléchissons à la signification que ce mot a dans le dictionnaire, nous sommes orientés dans deux directions: demeurer, entendu de façon restrictive, limitative, c’est ne pas sortir, rester, ne pas quitter le lieu que l’on occupe. Mais, il y a une façon positive, ou en tout cas neutre, d’entendre le verbe demeurer. Demeurer, c’est rester stable, dans le même état, et non pas ne pas sortir.

Il n’est pas sans importance d’évoquer cette oscillation de sens. Comment entendre, en effet, «Demeurez dans l’amour, le mien.»? Cet amour, le mien, c’est en lui que vous avez à demeurer car si vous demeuriez dans un autre, si vous sortiez du mien pour un autre, qu’est-ce qui vous arriverait? Peut-être alors ne demeureriez-vous pas, au deuxième sens de ce verbe que j’ai fait apparaître. Si vous avez à demeurer dans mon amour, le mien et pas un autre, c’est parce que, à supposer que vous en sortiez, vous échapperiez à une certaine permanence.

«Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi j’ai en garde les commandements de mon Père et je demeure dans son amour.» Autrement dit, quelque chose peut n’être pas conservé: «si vous gardez», mais vous pouvez ne pas garder. Garder quoi? des commandements. Voilà aussi un mot qui revient à plusieurs reprises «j’ai en garde les commandements… ceci est le commandement… faites tout ce que moi je vous commande». Tout s’achève par «voici ce que je vous commande». Ce qui est à conserver, c’est un ordre entendu. Nous sommes dans une situation sociale où un ordre est transmis. «Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour»

Alors, qu’est-ce que c’est que cet amour, le sien? Au point où nous en sommes, nous pouvons déjà dire que c’est à la fois l’amour qu’il a reçu («comme le Père m’a aimé») mais c’est, inséparablement, aussi l’amour qu’il a donné lui-même puisque, à la mesure dont il a été aimé, il a aimé: «moi aussi je vous ai aimés»

Donc, «vous demeurerez dans mon amour, comme moi j’ai en garde les commandements de mon Père et je demeure dans son amour». Je n’ai pas traduit par «comme moi, je garde», parce que, dans le texte, le verbe n’est pas au même temps: il n’est pas au présent, mais au parfait. Si vous gardez, vous demeurerez. Soit. Mais, par «j’ai en garde», il faut entendre: je n’ai pas à me mettre à garder, je suis établi, confirmé dans la garde.

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«Je vous ai entretenus de ces choses, afin que la joie, la mienne, soit en vous et que votre joie soit remplie.» Nous pouvons supposer que, entre ce que nous venons de lire et ce qui vient, une interrogation peut surgir: mais pourquoi dire cela? à quoi bon? La réponse vient: «Je vous ai entretenus de ces choses, afin que la joie, la mienne, soit en vous et que votre joie soit remplie.» La joie, la sienne, comme tout à l’heure il y avait «l’amour: le mien». L’objectif consiste à faire passer à d’autres un certain état, un état de plénitude, et de plénitude heureuse. Celui qui parle ne la garde pas pour lui-même, cette joie. Si je vous le dis, déclare-t-il, c’est pour que, sur le simple témoignage de ma parole, la joie qu’il y a en moi soit en vous. C’est moi qui vous le dis. Je ne vous la passe pas comme par magnétisme, ni en vous communiquant une sorte de chaleur affective. Vous n’auriez pas ma joie si je ne vous en avais pas parlé. Je vous ai dit ce que je viens de vous dire pour que cette joie ne soit pas prisonnière de moi-même, pour qu’elle «soit en vous et que votre joie soit remplie». Vous êtes déjà dans la joie, vous êtes capables de joie, mais il y a un zénith de votre joie, que vous n’avez pas atteint, et il ne peut être atteint que si ma joie, la mienne, est en vous, et elle n’est en vous que si je vous le dis.

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Nous lisons pour la première fois, comme une sorte d’anticipation, la formule que nous allons retrouver à la fin : «Ceci est le commandement, le mien», qui n’est pas le même que les commandements de mon Père. Et pourquoi? Les commandements de mon Père ne pouvaient pas consister en un amour les uns des autres. En revanche, quand aimer est devenu quelque chose qui concerne le moi en train de parler, alors l’amour se transforme, le commandement d’aimer change. Ceci est mon commandement «que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés.»

En d’autres mots, le Père aime. Le moi qui parle est aimé et aime. Mais quand le moi aime, quand il occupe la position du Père, la suite de cette situation ne sera pas un amour qu’on lui retournera à lui, mais un amour mutuel. Dans ce texte, nous ne voyons pas de remontée d’amour, nous ne lisons que des descentes, si j’ose dire: «Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés». Nous ne lisons pas, ici du moins: moi j’aime le Père. Lorsque le Fils parle, lorsqu’il développe le fait qu’il vous a aimés, il énonce la suite de cet amour sous les espèces d’un amour latéral, non pas d’un amour qui remonte, non plus d’ailleurs d’un amour qui descend. En quelque sorte l’amour se continue en amour mutuel. Ainsi, à aucun moment, dans ce texte, l’amour ne remonte: ou il descend, ou il circule et, s’il circule, c’est entre ceux auxquels il s’adresse.

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« ''Personne n’a de plus grand amour que celui qui pose sa vie pour ses amis''». Nous parvenons maintenant au foyer du texte, qui d’ailleurs se présente de façon énigmatique. En effet, nous pouvons dire: mais qu’est-ce que cette pensée vient faireici ? Pourquoi évoquer ce passage à la limite de l’amour, cet extrême de l’amour?

Il y a une façon d’entendre qui consiste à dire: personne n’a de plus grand amour que celui qui pose sa vie pour ceux qui sont ses amis, pour ceux qui sont déjà ses amis. Or, il y va ici de tout autre chose. Personne, dit Jésus, n’a de plus grand amour que celui qui pose, c’est-à-dire qui dispose, qui expose sa vie ''pour des gens qui ainsi deviennent ses amis''. Quelqu’un accède à l’état d’ami, parce que quelqu’un dépense sa propre vie pour qu’il devienne ami, aimé. Ce qui en fait quelqu’un d’aimé, ce n’est pas qu’il soit aimable, mais qu’il est aimé, et aimé jusqu’au bout, jusqu’à la limite. Les amis ne sont pas amis sans que celui qui pourra les appeler amis n’ait posé sa vie pour eux.

«Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que moi je vous commande» Vous êtes mes amis, vous le devenez si vous prolongez en vous cet ordre que je vous ai donné et qui est de vous exposer les uns pour les autres. Si vous accédez à cette limite, vous serez entrés dans un régime qui est celui de la liberté. «Je ne vous dis plus esclaves, parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son seigneur». En vous invitant à aimer latéralement, à vous aimer mutuellement les uns les autres, je vous donne un commandement comme on le donne à des gens qu’on libère.

«Je ne vous dis plus esclaves». Jésus écarte ce qu’il pourrait y avoir d’esclavage supposé quand nous entendons «commandement». Car la pensée ordinaire dit: si je suis commandé, je suis, sinon esclave, du moins serviteur, (il valait mieux traduire par «esclave», car c’est le terme même qui est là, dans le texte, et non pas celui, adouci, de «serviteur»). Donc, je ne vous dis plus esclaves, bien que je vous commande. Et pourquoije ne vous dis plus esclaves ? « parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son seigneur». Or, je vous fais faire ce que je fais moi-même. Autrement dit, je vous rends souverains et non pas sujets. «Mais vous, je vous ai dits amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître.», je vous l’ai appris comme quelqu’un transmet à d’autres son savoir faire.

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Au point où nous en sommes, nous pouvons essayer de répondre à la question que j’avais posée en commençant: mais qu’est-ce que c’est donc qu’aimer?

Aimer, à lire ce texte, je vous propose de l’entendre comme «faire être», faire naître. C’est peut-être pour cela d’ailleurs que l’amour, initialement, est dit du Père, qui, lui, n’a pas besoin d’être aimé. Il aime, fait être, fait naître. Au fond, nous sommes placés devant cet étrange mystère que l’être vient après l’amour. On n’aime pas quelqu’un qui existerait d’abord. Quelqu’un existe parce qu’on l’aime. Il est du fait qu’on l’aime. Nous n’arrivons pas à penser un tel bouleversement. Nous disons, en effet: mais comment puis-je aimer quelqu’un qui n’existe pas? Peut-être que la méditation de ce texte nous révèle que c’est là une question déplacée. On n’aime jamais que ce qui n’existe pas encore. C’est d’aimer qui fait advenir quelqu’un.

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«Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et qui vous ai posés,» On dirait que celui qui parle va au devant d’une objection. Rassurez-vous: ce n’est pas vous qui m’avez choisi. Vous êtes étonnés devant ce qui vient de vous être dit et vous pouvez penser que c’est vous qui avez pris l’initiative. Non, ce n’est pas vous, mais c’est moi qui vous ai choisis. Vous avez été aimés avant d’aimer. Dans cet ensemble de trois termes qui courent dans tout le texte: le Père, moi et vous, vous êtes dans la même position que moi mais, par rapport à moi, vous occupez la même position que moi par rapport au Père. Moi aussi je suis aimé du Père, moi aussi j’aime, et c’est vous que j’aime. Mais, entre vous, il n’y a plus de père, si j’ose dire, il n’y a plus que les uns, les autres. Ce n’est pas l’effacement de l’amour: c’est le moment où l’amour se disperse, où il fait lever, naître, les uns et les autres.

C’est moi qui vous ai choisis pour que vous «alliez»(ce n’est pas encore fait, mais il n’y a pas de raison pour que cela ne se fasse pas) «et portiez du fruit et que votre fuit demeure». Nous retrouvons le verbe demeurer. Ce fruit, ce sera justement de vous aimer les uns les autres. Et en vous aimant les uns les autres, vous n’aurez pas à vous demander si c’est là un fruit périssable.

«Et que votre fruit demeure, afin que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, Il vous le donne.»! En mon nom. «Vous» avez pris ma place! Mais «vous», ce n’est pas toi, plus moi, plus moi, plus moi. Le «vous» sur lequel j’attirais votre attention tout à l’heure, c’est vous ensemble, c’est vous les uns avec les autres. Certes, vous pouvez craindre peut-être d’aimer et, peut-être, de n’être pas aimé. Vous pouvez craindre de vous aimer les uns les autres, mais – l’expression est bien maladroite – sans être adossés à un amour qui ne vienne ni de vous ni des autres. Or, vous n’avez rien à craindre de tel. Car le Père, si vous demandez en mon nom, vous pouvez être assurés qu’il vous donne, qu’il vous donnera ce qu’il m’a donné.

25 mai 2000

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