precedent De ta foi fais une parole. suivant

 Un plus haut criblage 

«Et il disait dans son enseignement: «Regardez avec distance les scribes qui veulent circuler en robes et des salutations sur les places publiques, et les premiers sièges dans les synagogues et les premiers lits dans les dîners. Ceux qui dévorent les maisons des veuves et s’excusent par de longues prières, ceux-là recevront un plus haut criblage.»»


Marc XII, 38-40

Dans la plupart des traductions que vous pouvez lire, le texte se présente ainsi: «ceux-là recevront une plus sévère condamnation», ou bien : «ils seront d’autant plus sévèrement condamnés». Certains hésitent à employer le mot de condamnation, ils s’en tiennent au jugement: «ceux-là recevront un jugement plus sévère», ou encore «seront passibles d’un jugement plus strict». Il y a une certaine hésitation. S’agit-il d’une condamnation? s’agit-il seulement d’un jugement? Le terme employé dans le texte original invite plutôt, me semble-t-il, à opter pour le jugement. Mais, une fois tout cela dit, comment se fait-il que je vous propose cette étrange traduction: «un plus haut criblage»?

Au-delà des observations de caractère philologique, que je viens de faire, je voudrais que nous réfléchissions à ce qu’est le jugement. Etre jugé, c’est être soumis à un examen qui va procéder à un tri dans ce que nous avons fait. Etre jugé est une opération de discernement. Or, discerner renvoie à une opération beaucoup plus simple, qui est celle du criblage. Passer au crible, c’est permettre à quelque chose qui est mélangé, d’être trié. Quand nous passons au tamis ou au crible, nous allons pouvoir mettre d’un côté ce qui est resté sur la surface du tamis et mettre d’un autre côté ce qui est passé dans les interstices. Autrement dit, un jugement est une opération par laquelle ce qui mérite d’être écarté est mis de côté, et ce qui mérite d’être retenu est conservé.

D’une certaine façon, nous pourrions nous dire qu’heureusement il y a du jugement dans la vie humaine. Heureusement que l’existence des hommes, qu’il s’agisse de la vie personnelle de chacun ou de l’histoire collective, n’est pas une folle exubérance dans laquelle tout pousse n’importe comment, dans l’ordre ou dans le désordre. L’existence humaine tient son humanité, pour une part, de son aptitude à être jugée.

Peut-être faut-il que, mentalement, nous remontions une certaine pente. Car nous pensons spontanément qu’il n’y a rien de pire que d’être jugé. Pourtant, être jugé permet d’être sauf. Le jugement permet de dégager le bon grain de l’ivraie, d’atteindre à la vérité, une vérité qui ne va pas de soi, qui ne se présente pas d’abord à l’état pur. En définitive, si nous sommes jugés, c’est une façon pour nous d’être libérés, débarrassés de tout ce qui entrave, masque, cache ce que nous sommes.

Nous voilà à pied d’œuvre pour lire attentivement ces quelques lignes.

*

«Et il disait dans son enseignement: "Regardez avec distance les scribes qui veulent circuler en robes et – qui veulent - des salutations sur les places publiques. D’emblée, nous sommes mis en garde contre les scribes, qui sont désignés aussitôt par leur désir. Ce qui est stigmatisé, ce n’est pas de circuler en robe, ce n’est pas d’être salué sur les places publiques. Pas davantage, les premiers sièges des synagogues ni les premiers lits dans les dîners. Mais la direction que prend le désir des scribes. Tout porte sur les scribes qui veulent circuler et qui veulent des salutations, et les premiers sièges, et les premiers lits. C’est leur désir de se distinguer par un habit, se distinguer et en même temps se cacher. Ils arrêtent leur désir à cette manière d’être, à cette façon de se présenter.

Ils vont plus loin, ils ont le désir d’être salués sur les places publiques. Ils veulent la considération des autres. Leur désir est amarré à ce qu’ils recevront en fait d’hommage des autres.

Or Jésus dit: ««Regardez avec distance les scribes»'' ''qui ont ce désir-là, ne soyez pas contaminés par ces attitudes. Regardez-les, mais ne vous mêlez pas à eux, ne vous confondez pas avec eux. En d’autres mots: distinguez-vous de ces gens qui ont mis leur désir dans une conduite qui les signale par la distinction ou par la reconnaissance publique. Méfiez-vous des scribes qui désirent l’excellence, qui désirent les premiers sièges dans l’ordre religieux, et les premières places aussi dans la vie profane.»

Au fond, ce qui est pointé, c’est un désir arrêté, un désir qui pourrait aller plus loin, un désir qui cherche une réponse, une satisfaction dans l’estimation sociale, dans une certaine vanité.

Or, nous nous tromperions beaucoup si nous pensions que ce passage nous est présenté à la façon d’une satire. Il est vrai que l’étalage de la vanité nous fait sourire. Mais je ne pense pas que l’enseignement donné ici soit celui d’un moraliste, qui s’amuse les faiblesses de l’humanité. Je crois que ce désir de paraître mérite mieux que le sourire.

Et pourquoi?

Le désir de paraître s’expose à un jugement. Au fond, quand nous sourions devant les gens qui font les importants, nous ne les délivrons pas, nous ne leur permettons pas de rejoindre la vérité de leur existence.

Ces conduites méritent d’être jugées comme des conduites qui ne vont pas assez loin. Ceux qui s’abandonnent à la vanité sont en quelque sorte injustes envers eux-mêmes. En pensant nous faire valoir quand nous cédons à ces travers, en réalité nous nous déprécions. C’est une chose étrange que le désir d’exister (car c’est bien de lui qu’il s’agit) puisse se satisfaire d’un ancrage dans la considération venant de l’apparence que l’on donne. Il y a là sans doute une misère, une grande illusion, mais il y a surtout une erreur sur ce que nous sommes, puisque aussi bien nous sommes capables de désirer.

*

Mais il y a plus. «Ceux qui dévorent les maisons des veuves et s’excusent par de longues prières, ceux-là recevront un plus haut criblage». Peut-être s’agit-il encore des scribes. En tout cas, il s’agit de personnages qui ne se contentent pas d’arrêter en cours de route leur désir, mais qui vont beaucoup plus loin, qui pervertissent leur désir. C’est pourquoi ils recevront un plus haut criblage que les précédents. Ils ne se sont pas contentés de diriger leur désir vers l’illusion, ils l’ont conduit vers la réalité la plus sordide: ils dévorent les maisons des veuves, manifestant ainsi qu’ils sont insatiables. Donc ceux-là ne sont pas de petits désirants! Ce sont des gens qui en veulent beaucoup. Ils dévorent, et pour être plus sûrs d’obtenir et de ne pas rencontrer d’obstacles, ils s’attaquent au bien de femmes devenues sans défense.

Or, que font-ils en même temps? Ils «s’excusent par de longues prières». C’est ici qu’apparaît la perversion du désir. La capacité la plus haute de désirer, la capacité de prier, d’exercer son désir en une prière, est mise au service de l’avidité, de la rapacité. Comme si, en continuant à désirer et à désirer pieusement, religieusement, en mettant en avant le prétexte de longues prières, ils pouvaient parvenir à couvrir leur conduite que rien ne peut satisfaire.

Les traducteurs ont été très embarrassés pour rendre cette phrase. On lit, par exemple, ceci: «ils dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement». En fait, le texte original nous invite plutôt à comprendre: et font de longues prières, prient longuement en manière de prétexte. Puisque il y a un accompagnement de prières très longues, le désir de dévorer les autres peut aussi s’exercer sans limite!

«Ceux-là recevront un plus haut criblage». Plus haut, plus exigeant que les précédents. Les précédents, comme tout le monde, seront soumis à jugement. Le désir d’exister s’engage souvent sur des voies qui sont fausses, où nous nous dissimulons à nous-mêmes, où nous nous cachons, tout en croyant par là d’ailleurs nous assurer. Mais il y a pire encore: c’est le moment où ce désir se pervertit lui-même, où nous pensons nous donner le change en croyant rejoindre Dieu, obtenir sa faveur, alors que dans le même temps, nous sommes impitoyables, féroces envers les autres, lorsque nous nous nourrissons de leur détresse, comme c’est le cas de ces gens qui sont ici stigmatisés.

Alors, je pense qu’au terme de cette lecture, nous pouvons entendre mieux à quel point le «criblage» est une heureuse chance donnée à toute existence humaine.

*

Les scribes qui vivent dans l’apparence et ceux qui sont insatiables vivent dans une sorte de bulle. Certes, ils croient que d’autres qu’eux-mêmes existent, mais ces autres, ils les dévorent, ils les détruisent, puisque aussi bien ils veulent être devant eux dans la suffisance, quand ce n’est pas dans l’avarice. Donc, tout autre est détruit par eux.

Avec le jugement apparaît la présence d’une altérité. Ils seront jugés, délivrés de leur enfermement, qui est une véritable misère, même si elle se donne les dehors de l’illusion, ou si elle se repaît de violence. Le jugement sera peut-être plus difficile, le crible devra être plus fin, mais eux aussi, même eux, subiront un criblage qui ne laissera passer d’eux que le meilleur et rejettera toutes les scories.

9 novembre 2000

imprimer suivant