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Et Bienheureuse celle qui a cru…

«Marie, s'étant levée, en ces jours-là, s'en alla dans la région montagneuse, avec hâte, dans une ville de Juda. Et elle entra dans la maison de Zacharie et salua Elisabeth. Et il advint que, dès qu'Elisabeth entendit la salutation de Marie, le petit bondit en son ventre, et Elisabeth fut remplie d'Esprit Saint ; et elle s'exclama d'un grand cri et dit : "Bénie, toi, entre les femmes, et béni le fruit de ton ventre ! Et d'où pour moi cela, que vienne vers moi la mère de mon Seigneur ? Car, vois-tu, dès qu'advint dans mes oreilles la clameur de ta salutation, le petit bondit d'allégresse en mon ventre. Et bienheureuse celle qui a cru qu'il y aurait un accomplissement aux paroles à elle dites de la part du Seigneur".»


Luc, I, 39-45

L'événement survient entre deux femmes, et deux femmes pareillement enceintes. Aussi, avant d'entrer dans le parcours de ce passage, il est sans doute très utile non de caractériser ce qu'est une femme, mais, plus rigoureusement, de nous demander ce qu'est que le féminin.

Je dirais que le féminin, c'est une certaine manière d'être, et une manière d'être qui n'appartient pas aux femmes seulement. Quelle est cette manière d'être ? Le féminin, c'est l'aptitude à porter en soi-même ce qui est le fruit de soi-même et aussi d'autrui, qui ne se confond pas avec soi et qui non plus n'est pas pour soi. Telle est l'approche du féminin que je vous propose.

*

Entrons maintenant dans la traversée de ce passage. L'une a un nom : elle s'appelle Marie. L'autre aussi a un nom, elle s'appelle Elisabeth. Une femme, Marie, en un temps donné, en de certains lieux nommés, définis, traverse la nature. «Marie, s'étant levée en ces jours-là, s'en alla dans la région montagneuse, avec hâte». Elle traverse la nature, mais aussi elle traverse l'histoire : «dans une ville de Juda. Et elle entra dans la maison de Zacharie ». Cette femme pénètre jusque dans une profondeur privée, la maison de Zacharie, et ce trajet aboutit à un événement qui n'a plus rien à voir avec le voyage. Tout cela se termine par le salut adressé à une autre femme. Etrange contraste entre le voyage, le transit et, d'autre part, la rencontre avec une autre femme, pour la saluer !

Que signifie donc ce trajet ? Et surtout, que signifie l'aboutissement de ce trajet ?

Nous ne tardons pas à observer que ce qui importe, peut-être beaucoup plus que Marie elle-même, c'est la salutation qu'elle a donnée. «Et il advint que, dès qu'Elisabeth entendit la salutation de Marie». On dirait que Marie est devenue, si je puis dire, la salutation elle-même qu'elle adresse à Elisabeth. Et ce n'est plus elle, Marie, qui va agir, mais la salutation qu'elle est devenue, qu'elle a donnée. C'est la salutation de Marie qui agit et qui transforme Elisabeth elle-même en salutation. Comment se produit cette transformation, ce changement ?

*

«Il advint que, dès qu'Elisabeth entendit la salutation de Marie, le petit bondit en son ventre». Une transformation se produit par l'élan, en elle, de ce qu'il y a de plus physique, de plus profond, et qui cependant n'est pas elle. «Le petit bondit en son ventre». Le petit qu'elle porte, c'est lui qui commence la transformation, transformation qui est la suite de quelque chose qui n'a rien du déplacement, qui est la salutation. Et qu'est-ce qui s'ensuit ?

Tout à l'heure, la maison de Zacharie était occupée par Marie. Et maintenant, c'est Elisabeth qui est pleine. «Elisabeth, nous dit-on, fut remplie d'Esprit Saint.» Tel un ventre rempli, telle une maison occupée, c'est Elisabeth en personne qui est remplie. Mais remplie par quoi ? Remplie par un air, par un souffle, dont on prend soin de nous dire qu'il est très différent de l'air et du souffle ordinaire.

Or l'air, le souffle, c'est ce qui permet que nous parlions. L'air, le souffle, c'est ce qui permet à chacun de lancer des mots et des phrases, et ça ne va pas tarder. Car elle aussi, à son tour, bondit, si je puis dire, mais en paroles : «et elle s'exclama d'un grand cri et dit». Oui ! elle bondit en parlant, mais presque sauvagement, d'un grand cri, un cri qui répond au salut reçu. Mais qui est-ce qu'elle salue ?

Bien sûr, Elisabeth salue Marie, mais, surtout, ce qu'elle salue, c'est l'avenir commencé en Marie : «Bénie, toi, entre les femmes, et béni le fruit de ton ventre». Elle salue l'avenir réellement et physiquement porté en Marie comme un arbre porte le fruit qui est là déjà avant d'être offert et d'être cueilli, qui est en elle, caché et futur.

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Et voilà qu'Elisabeth se déclare comme dépassée elle-même, maintenant qu'elle a été atteinte par la salutation de Marie : «Et d'où pour moi cela, que vienne vers moi la mère de mon Seigneur ?» Marie s'était levée, elle s'en était allée, elle était entrée. Elisabeth entend que ce chemin s'achève en elle : «d'où pour moi cela, que vienne vers moi la mère de mon Seigneur ?» Mais elle ne peut pas dire d'où vient cet investissement dont elle est l'objet.

Arrêtons-nous sur les derniers mots de cette déclaration : «la mère de mon Seigneur». Comment se fait-il que son Seigneur ait une mère ? Autrement dit : non pas seulement d'où vient que tu viennes à moi, mais d'où vient que vienne vers moi la mère de mon Seigneur ? Ainsi, son Seigneur a une mère, son Seigneur naît de quelqu'un, et il vient à elle.

Et ce n'est pas fini, car celui qu'elle appelle son Seigneur ne naît pas seulement de Marie, mais il naît aussi, d'une certaine façon, du fond le plus profond d'elle-même, quand le salut de Marie l'atteint. «Car, vois-tu, dès qu'advint dans mes oreilles la clameur de ta salutation». Ce n'est pas tout à fait pareil que ce qui a été dit tout à l'heure. Tout à l'heure, celui qui nous racontait l'histoire s'était contenté de dire : «dès qu'Elisabeth entendit la salutation de Marie». Maintenant elle dit, elle : dès que pénétra dans mon corps, par mes oreilles, la clameur de ta salutation. Car les oreilles, c'est quelque chose du corps !

«Le petit bondit». Tout à l'heure on nous avait bien raconté que le petit avait bondit, mais quand c'est elle qui parle, elle dit «le petit bondit d'allégresse». En d'autres mots, c'est la joie qui affecte le futur, l'avenir déjà réellement commencé en elle.

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La salutation retournée d'Elisabeth à Marie s'achève. Or que se passe-t-il avec les tout derniers mots de cette salutation ?

«Et bienheureuse celle qui a cru qu'il y aurait un accomplissement aux paroles à elle dites de la part du Seigneur.» Elisabeth termine son salut à Marie par ce que je vous propose d'appeler une célébration de la foi et de la parole.

Qui donc rend visite, qui donc accueille ? Sans doute, c'est Marie qui rend visite, sans doute, c'est Elisabeth qui accueille, même si ensuite elle-même accueille en saluant. Mais on a l'impression qu'Elisabeth nous donne la clé de tout ce qui s'est passé : elle décode ce qu'elle vient de vivre, ce que viennent de vivre ces deux femmes.

En réalité c'est la parole qui visite la foi et la foi qui accueille la parole. Mais une parole qui, lorsqu'elle rend visite à la foi, est elle-même une parole qui a été déjà accueillie : «Bienheureuse celle qui a cru qu'il y aurait un accomplissement aux paroles à elle dites de la part du Seigneur». Ne bloquons pas sur la seule Marie la déclaration de bonheur. Elle ne lui dit pas : bienheureuse es-tu, toi et pas moi, ou pas les autres, d'avoir cru qu'il y aurait un accomplissement aux paroles à elle dites de la part du Seigneur. La déclaration est générale. Elle est dite à qui veut bien la prendre pour soi. Sans doute celle à qui elle est adressée, là, mais celle aussi - pourquoi pas ? - qui la dit et éventuellement vous et moi, si nous nous l'entendons dire. Redisons-le : la parole visite la foi, la foi accueille la parole, mais la parole qui visite la foi est elle-même une parole déjà accueillie, déjà portée, portée comme on porte un enfant.

Portée, accueillie par qui ? Par qui la donne, par qui ne la garde pas mais se déplace, s'en va pour aller la porter. La parole est elle-même déjà accueillie par qui, l'ayant accueillie, ne peut que la donner, par qui croit que la parole est tellement pleine de réalité qu'elle ne peut que s'accomplir : «bienheureuse celle qui a cru qu'il y aurait un accomplissement aux paroles à elle dites ». Quel est cet accomplissement accordé aux paroles dites de la part du Seigneur ?

Cet accomplissement, c'est ce chemin fait jusqu'au bout. On quitte le lieu où l'on est, on se lève. Merveilleuse notation qui ouvrait notre passage et que j'ai gardée pour la bonne bouche ! «S'étant levée », ayant quitté la posture qui était la sienne, étant partie, non pas partie pour partir, pour le plaisir de partir, pour la villégiature, pour le tourisme, partie - je vous disais en commençant : à travers la nature, à travers l'histoire - pour rejoindre quelqu'un d'autre. L'accomplissement, le passage jusqu'au bout de la parole, il se produit ici même lorsque, rencontrant quelqu'un d'autre, Marie fait lever en ce quelqu'un d'autre ce qu'il y a de plus secret, de plus futur aussi. Lorsqu'elle fait lever et rejoint ce que l'autre porte en soi, qui est le fruit de soi et d'un autre, qui n'est pas elle-même et qui n'est pas non plus pour elle-même. Or Marie ne fait lever cela en Elisabeth que parce que déjà, en elle, elle porte réellement quelqu'un qui est le fruit d'elle-même et aussi d'un autre.

*

Lorsque nous parlons d'incarnation, nous imaginons que quelque chose, que quelqu'un vient de dehors dedans. Eh bien ! ce n'est pas ça ! C'est du dedans de ce qu'il y a de plus humain, c'est du dedans de l'humanité que le Seigneur vient à l'humanité. S'il y a quelque chose d'étonnant dans ce que nous appelons l'incarnation, c'est que le Seigneur soit porté, comme on dit qu'on porte un enfant : « la mère de mon Seigneur ». «D'où pour moi cela, que vienne vers moi la mère de mon Seigneur ? » Et quand s'accomplit cette venue du Seigneur à l'humanité ? Elle s'accomplit quand nous accordons foi à la parole qui est entrée dans la maison de nos oreilles, si je puis dire. Le Seigneur vient à l'humanité lorsque la foi est accordée, répond à la parole qui est entrée dans le ventre de notre oreille.

''15 décembre 1994''

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