Souviens-toi que ma vie est un souffle
«N'est-ce pas un service militaire pour l'homme sur terre,
Et ses jours ne sont-ils pas comme des jours de salariés ?
Tel l'esclave qui aspire à l'ombre,
Tel le salarié qui espère son travail !
Ainsi ai-je hérité pour moi des lunes de déception
Et des nuits de tourment me sont échues.
Si je me couche, je dis : "Quand me lèverai-je ?",
Et le soir se fait long.
Je me rassasie d'errances jusqu'au crépuscule.
Ma chair s'est vêtue de vers et de mottes de poussière,
Ma peau s'est fendillée et s'en va.
Mes jours sont plus rapides que la navette.
Ils se sont achevés, faute de fil.
Souviens-toi que ma vie est un souffle,
Mon œil ne retourne pas voir le bonheur.»
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Comment s'y prendre pour traverser un passage comme celui-ci ? Je dis bien : comment s'y prendre ? J'entends par là comment s'agripper à ce texte ? Comment mordre sur lui, un peu comme lorsqu'on est en train de faire une course en montagne, quand on essaie de trouver des lieux sur lesquels on puisse s’assurer ?
Toutes les observations que je vais vous proposer voudraient faire apparaître comment on peut traverser un texte en étant sensible à la pensée qui nous est donnée à lire, en s’intéressant cependant non pas d'abord aux énoncés, mais à ce qui porte les énoncés, à la façon dont ce qui est dit est dit.
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Le passage commence par une question. "N'est-ce pas un service militaire... Et ses jours ne sont-ils pas comme des jours de salariés ?" Cette question est très vite soudée à une comparaison : "ses jours ne sont-ils pas comme des jours de salariés ? Tel l'esclave qui aspire à l'ombre, Tel le salarié qui espère son travail !" Questions et comparaisons mêlées portent sur la condition générale de l'homme sur la terre.
Quand nous entrons dans ce passage, aucune vibration personnelle n'est sensible. Tout change très vite. Jusqu'à la fin de ce passage, il ne sera plus fait mention de l'homme, mais de celui qui parle ici. Car il y avait tout de même bien quelqu'un qui posait cette question. Mais celui-ci n'apparaissait pas.
Il surgit très vite : "Ainsi ai-je hérité pour moi des lunes de déception et des nuits de tourment me sont échues. Si je me couche... "Quand me lèverai-je ?", Et le soir se fait long. Je me rassasie... ma chair... ma peau... mes jours". Celui qui parle apparaît en première personne, non pas pour interroger, non pas même pour comparer, mais pour faire un constat. Nous étions partis d'une question générale. Nous passons maintenant à l'enregistrement de ce qui arrive à celui qui parle. Le moment où il constate est en même temps celui où il parle non pas de l'homme en général, mais de lui-même.
Tout s'achève par un moment très bref, où le ton change encore. Cette fois-ci, plus de question, plus de constat, mais un ordre : "Souviens-toi que ma vie est un souffle, mon œil ne retourne pas voir le bonheur." On ne revient pas à une considération de l'homme en général, on en reste à ce qui arrive à celui qui s'exprime ici. Mais la nouveauté, c'est qu'il n'est plus seul. En effet, dans la question comme dans le constat, nous ne savions pas à qui il s'adressait. Etait-ce à quelqu'un, était-ce à lui-même ? Nous ne savons pas davantage à la fin à qui il s'adresse, mais nous savons du moins qu'il s'adresse à quelqu'un. Il dit : "Souviens-toi".
Le simple relevé de ces variations dans le ton nous apprend beaucoup. Partis d'une question générale, nous en sommes venus à l'énoncé d'un certain nombre de constatations particulières, portant sur la personne même qui s'exprime. Nous terminons par un ordre (c'est le terme le plus générique que l'on peut employer, puisque nous lisons un impératif). Faut-il entendre cet ordre sous une forme adoucie, comme une invitation ? Faut-il l'entendre comme une sommation ? Ce qui est sûr, c'est qu'un interlocuteur apparaît dans la parole même de celui qui parle ici.
Nous sommes devant une pensée sensible, mouvante, qui va de la question à l'appel, en passant par le constat. Est-ce que nous ne pourrions pas maintenant porter notre attention sur le contenu, nous intéresser à ce qui est dit pour entendre ce qui jusqu'alors n'était que modulation formelle ? Est-ce que les énoncés que nous allons lire, nous ne pouvons pas maintenant les lire comme des commentaires de cette succession de gestes que nous venons de repérer : question, constat, ordre ?
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Tout au long de ce texte, deux ordres se croisent. L’un est très évident. L'autre aussi, même s'il est plus concentré. Le premier ordre, c'est celui du temps : "ses jours ne sont-ils pas comme des jours de salariés ?", et c'est le temps encore qui apparaît avec l'héritage : "Ainsi ai-je hérité pour moi des lunes - c'est-à-dire des mois - de déception et des nuits de tourment me sont échues". La scansion du temps apparaît ensuite : "Si je me couche, je dis : "Quand me lèverai-je ?", Et le soir se fait long. Je me rassasie d'errances jusqu'au crépuscule." Et un peu plus bas, "Mes jours - les jours reviennent - sont plus rapides que la navette. Ils se sont achevés... ma vie est un souffle, Mon œil ne retourne pas". Voilà autant de termes qui, de façon très manifeste, expriment une certaine expérience du temps.
Il y a un autre ordre, celui du corps. Nous l'entendons, bien sûr, quand nous lisons : "Ma chair s'est vêtue de vers... Ma peau s'est fendillée et s'en va." Mais le corps n'était pas absent, tant s'en faut, dès le début quand nous lisions cette interrogation : "N'est-ce pas un service militaire", une sorte de corvée, quelque chose qui astreint. Le corps n'était pas non plus bien loin quand le travail et le salaire du travail étaient évoqués. C'est aussi le corps qui se couche et qui se lève, et l'œil, à la fin, nous laisse encore avec le corps.
Voilà qui nous aide déjà à réaliser l'expérience ici retracée : le corps avec le temps, le temps dans le corps, le corps et le temps, inséparablement unis.
Avec ces quelques indices, nous pouvons sans doute maintenant entrer au plus près de ce texte.
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Arrêtons-nous sur la question assortie d'une comparaison. Je disais tout à l'heure qu'elle est très générale. Le temps est réduit. Il est ramené à quelque chose. Et cette chose est éprouvée comme une contrainte. Rien d'autre n'est présent pour l'homme sur la terre qu'un temps qui pèse, comme le service militaire, comme le travail. L'homme n'est qu'une peine entretenue, une peine qui s'entretient elle-même. Il n'est qu'une fonction de subsistance, guerrière ou économique : "N'est-ce pas un service militaire pour l'homme sur terre, et ses jours ne sont-ils pas comme des jours de salariés ?"
Quand, pour prolonger l'interrogation, la comparaison se fait plus insistante, nous apprenons que l'homme ressemble à l'esclave qui ne jouit pas de son souffle. Sans doute, il "aspire", mais cette aspiration est là pour le diriger vers autre chose que la lumière du jour.
N'oublions jamais, quand nous lisons, en français comme dans toute autre langue, le mot jour, comme aussi bien le mot nuit, qu'ils nous renvoient aussi bien au temps qui passe qu'au temps qu'il fait. Le jour et la nuit désignent des mesures du temps, mais aussi des qualités du temps. L'esclave aspire à l'ombre, il ne peut jouir de la lumière du jour. Seule importe pour lui l'ombre, et l'absence du jour le libère, pense-t-il. Absence de la journée, absence de la clarté. Ce à quoi l'esclave aspire, c'est à la liberté que donnera l'ombre, à la nuit, quand elle vient.
Ce qui suit est l'évocation du travail de qui a besoin de travailler pour vivre.
"Tel le salarié qui espère son travail !" Arrêtons-nous à cette affirmation. Le salarié n'a d'autre avenir, attendu, souhaité, que son travail lui-même. Comme si son travail, qui lui apporte tant de peine, était aussi ce qui le faisait vivre. S’il espère un salaire, parce qu'il est salarié, c'est parce qu'il a du travail, étant entendu que ce travail le fait vivre. Il espère, comme l'esclave aspire ! Le travail est à la fois sa vie et le prix de sa vie. On ne peut pas séparer les deux aspects.
Si telle est l'affirmation générale portée sur la condition humaine, nous pouvons maintenant nous arrêter à ce que ressent, pour sa part, celui qui vient de parler ainsi.
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"Ainsi ai-je hérité pour moi des lunes de déception". Le "je" qui parle regarde son appartenance à la condition humaine comme un héritage, comme un bien qui lui arrive à son tour, par l'effet d'une sorte de succession. Il hérite une existence dans le temps dont toutes les unités de compte, les mois, les lunes, plutôt, les nuits sont marqués par une attente trompée. Par rapport à l'affirmation générale dont nous étions partis, il y a une avancée. Dans les premières déclarations, rien n'évoquait la déception. Tout évoquait seulement la contrainte, l'enfermement. La déception apparaît maintenant en même temps que surgit celui qui parle à la première personne. Au fond, peut-être que "l'homme" ne peut pas être déçu, mais seul "je" peut l'être. C'est avec une pensée en première personne que cette expérience du temps se révèle décevante, et pas seulement contraignante. J'hérite une existence dans le temps, marquée par l'attente, mais trompée, et par la souffrance, qui écrase.
"Ainsi ai-je hérité pour moi des lunes de déception et des nuits de tourment me sont échues." En somme, le temps ne donne pas ce que "je" peut en attendre (ce qui d'ailleurs met en question cette attente elle-même). Si le temps ne donne pas ce que je peux en attendre, ai-je quelque fondement à attendre quelque chose du temps ? Le temps, non seulement laisse à désirer, mais il laisse surtout à souffrir.
Allons plus loin. Le rythme de ce temps, marqué par les alternances du coucher et du lever, est très dense, très rempli. Rien ne lui manque. "Si je me couche, je dis : "Quand me lèverai-je ?", et le soir se fait long. Je me rassasie d'errances jusqu'au crépuscule." Rien ne manque, en fait d'insatisfaction. "Je me rassasie d'errances". Etre rassasié d'errances, c'est être repu de ce qui ne nous laisse pas en repos, d'agitations qui tourmentent. Le temps est plein de manifestations de déficience. L'expérience dans laquelle nous avançons atteint ici certainement un de ses sommets. On ne peut plus dire que le temps est plein ni qu'il est vide : il est plein d’un vide qui n'est pas un repos, d’un vide qui est un tourment.
"Ma chair s'est vêtue de vers et de mottes de poussière, ma peau s'est fendillée et s'en va". "Ma chair s'est vêtue" : elle s'est recouverte, elle s'est à la fois fermée à l'extérieur et protégée. Ma chair est comme une terre qui serait à elle-même son propre revêtement, mais elle est minée de vers, c'est-à-dire de ce qui la détruit. Constamment il y a contradiction entre une plénitude ("Ma chair s'est vêtue") et, d'autre part, un délabrement. La chair n'a même pas la consistance d'une masse compacte, puisqu’elle s'est vêtue de mottes de poussière. La motte évoque la coagulation et aussi la poussière, l’éparpillement. J'ai une peau de sable, et cette peau de sable ne tient pas, elle s'ouvre : "ma peau s'est fendillée et elle s'en va". Certaines traductions, allant plus loin, proposent : ma peau s'écoule, elle s'ouvre, elle se fend, elle part.
Nous revenons à la considération du temps, après avoir évoqué le corps sous les espèces de la chair et de la peau. "Mes jours sont plus rapides - ou plus légers, comme on voudra - que la navette. Ils se sont achevés, faute de fil." Il y a toujours un retard. Il y a toujours un écart dans la course des jours. Le temps ne s'arrête pas en lui-même. Le temps court plus vite que ce qui le remplit, et ce qui le remplit ne parvient jamais à l'arrêter. La navette apporte sans cesse à la trame de quoi la remplir, la rendre consistante, pour combler ses vides, ses interstices. Or, la navette n'y suffit pas. Les jours ont été plus vite, et ils ont été jusqu'au bout, il n'y en a plus, faute de fil.
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Après cette série de constatations de celui qui parle sur l'expérience dans laquelle il est engagé, vient cet impératif que je vous signalais en commençant. Il paraît bien étrange. "Souviens-toi que ma vie est un souffle".
Le souffle comme la vie s'en va et il ne retourne pas en arrière. Le souffle emporte, dérobe la faculté de voir : "Mon œil ne retourne pas voir le bonheur". S'il y a eu du bonheur, il est passé, et je ne le vois plus.
Mais tout cela est dit non pas comme un constat, à la façon des énoncés précédents, mais sous une autre forme : "Souviens-toi". Le souvenir que je t'enjoins d'avoir de cette fuite de ma vie, de ce bonheur qui ne revient pas, ce souvenir, je te demande de l'avoir, de le conserver, comme si ce souvenir pouvait seul garder ce qui de toute façon partira. Il ne lui dit pas "souviens-toi que tu as à faire que ma vie ne parte pas". Il lui dit : "Souviens-toi de cette fuite, souviens-toi d'elle". Sans plus. Un point, c’est tout.
Or, ce souvenir, peut-être, transforme tout. Non pas qu'il empêche le temps de partir, ni d'être cette contrainte lourde dans laquelle se trouve tout homme. Mais cet appel à se souvenir, adressé à un autre, dont le nom d'ailleurs n'est pas prononcé, est peut-être capable, non de me faire éviter de vivre ce que je vis, mais d'en faire autre chose.