Moi, je suis le chemin...
«Que votre coeur ne se trouble pas ! [Vous] croyez en Dieu ; croyez aussi en moi. Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures ; sinon, vous aurais-je dit que je vais vous préparer une place ? Et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, de nouveau je viens, et je vous prendrai auprès de moi, pour que là où je suis, moi, vous aussi vous soyez. Et où moi je pars, vous savez le chemin.» Thomas lui dit : «Nous ne savons pas où tu pars ; comment pouvons-nous savoir le chemin ?» Jésus lui dit : «Moi, je suis le chemin, et la vérité, et la vie ! Personne ne vient vers le Père que par moi. Si vous m'avez connu, vous connaîtrez aussi mon Père. Et dès à présent, vous le connaissez, et vous l'avez vu.» Philippe lui dit : «Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit.» Jésus lui dit : «Depuis si longtemps je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe ! Celui qui m'a vu a vu le Père. Comment toi dis-tu : «Montre-nous le Père ?» Ne crois-tu pas que moi, [je suis] dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que moi je prononce pour vous, ce n'est pas de moi-même que je les prononce ; c'est le Père demeurant en moi qui fait ses oeuvres. Croyez m'en : moi, [je suis] dans le Père et le Père [est] en moi ; sinon, croyez à cause des oeuvres mêmes. En vérité, en vérité je vous dis : Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les oeuvres que moi je fais, et il en fera de plus grandes, parce que moi je vais vers le Père...»
«Que votre coeur ne se trouble pas !» Quelqu'un parle et les premières paroles que nous lisons sont une invitation à la sérénité parce que le trouble est là déjà, ou parce que le trouble risque de venir.
Or voici que le remède, si j'ose dire, est aussitôt proposé : «Vous croyez en Dieu» (ou, si vous voulez, lisez autrement : croyez en Dieu !) «croyez aussi en moi». Croire : voilà une manière d'être. Cette même manière d'être, qui convient quand il s'agit de se rapporter à Dieu, Jésus l'applique à quelqu'un qu'il désigne, comme chacun d'entre nous se désigne, sous le nom de moi. «Croyez en Dieu» ou «[Vous] croyez en Dieu ; croyez aussi en moi».
Et, sans doute avez-vous observé avec quelle insistance revient ce petit mot : «moi». Ainsi donc celui qui parle souligne que c'est lui qui parle.
S'il est vrai que nous croyons, et que nous croyons en Dieu, il n'y a donc rien d'autre à faire qu'à croire en celui qui parle. Oui, croire en Dieu amène du même mouvement à croire en celui qui parle et qui dit «moi», c'est-à-dire, qui utilise le mot que j'utilise moi aussi, pour parler de moi ! Croire en Dieu conduit donc à croire aussi en cet autre, qui lui aussi dit moi, mais qui écoute, qui croit !
On pourrait s'arrêter maintenant. Tout ce que je vais vous dire ne va être que redondance par rapport à ce que je viens d'exprimer succinctement. C'est tellement vrai que nous pouvons nous porter d'emblée vers la fin de ce passage.
«En vérité, en vérité je vous dis : Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les oeuvres que moi je fais, et il en fera de plus grandes, parce que moi je vais vers le Père...» Voilà comment nous quitterons tout à l'heure ce passage : celui qui croit en moi qui vous parle, fera les oeuvres que ce moi qui lui parle fait, et même il en fera de plus grandes, comme si maintenant il pouvait prendre la place de ce moi qui s'adresse à lui, puisque moi qui vous parle j'ai laissé la place libre : «je vais vers le Père».
Mais, pour essayer de mieux comprendre encore ces étranges propos, il ne sera tout de même pas inutile que nous traversions tout le chemin intermédiaire entre ce début et cette fin.
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«Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures ; sinon, vous aurais-je dit que je vais vous préparer une place ?» Apprécions cette manière de parler toute spatiale : là où mon Père réside, il y a de la place pour d'autres que moi. La seule différence entre vous et moi qui vous parle, c'est que je vais faire les préparatifs pour que la place, qui existe, devienne vôtre. Mais les places sont là, je ne les invente pas !
«Et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, de nouveau je viens, et je vous prendrai auprès de moi, pour que là où je suis, moi, vous aussi vous soyez.» Après l'espace, le temps. Un temps qu'il est d'ailleurs bien difficile d'ordonner : «quand je serai allé... de nouveau je viens». On dirait que le présupposé de celui qui parle est celui-ci : il n'est pas possible que je sois sans vous, que vous soyez sans moi. Tout au plus, il y a un intervalle de temps, supprimé aussitôt qu'énoncé.
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«Et où moi je pars, vous savez le chemin.» Voilà un mot lâché qui est aussitôt entendu.
«Thomas lui dit : "Nous ne savons pas où tu pars ; comment pouvons-nous savoir le chemin ?"» Etonnons-nous du raisonnement de Thomas. Peut-être sommes-nous tellement habitués à lire ce texte, que nous sommes portés à dire : c'est bien évident, il a bien raison. Et pourtant c'est cette évidence que son interlocuteur, Jésus, va sereinement contester. Comme si, pour savoir le chemin, il fallait savoir où va Jésus ! Comme si le chemin ne suffisait pas !
«Jésus lui dit : "Moi, je suis le chemin, et la vérité, et la vie ! Personne ne vient vers le Père que par moi."» Jésus s'arrête sur ce terme de chemin, mais pour aussitôt le qualifier d'une façon qui devrait nous surprendre. Le chemin, c'est moi ! Tu y es sur le chemin quand je te parle en disant moi, tu y es sur le chemin puisque toi aussi, tu peux dire moi. «Moi, je suis le chemin,» et non pas l'erreur, ni le mensonge, mais «la vérité» et non pas la mort, mais «la vie».
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«Personne ne vient vers le Père que par moi.» Voilà que ce «où» devient quelqu'un, quelqu'un qui n'est pas nommé d'un nom banal. «Dans la maison de mon Père», avait dit tout à l'heure Jésus. Maintenant, nous apprenons : «Personne ne vient vers le Père que par moi», qu'en prenant le chemin de moi.
«Si vous m'avez connu, vous connaîtrez aussi mon Père. Et dès à présent, vous le connaissez, et vous l'avez vu.» Extraordinaire ! Jésus est en train d'expliquer à son interlocuteur que l'important, ce n'est pas de connaître aussi son Père - le mot revient ici encore «mon Père» -, mais de le connaître lui, en passant par moi. Moi, entendu au sens que nous avons déjà élaboré : ce moi à double fond, le moi de celui qui parle, qui est aussi bien le moi de celui qui pourrait parler et répondre puisque, lui aussi, parlerait en disant moi.
«Philippe lui dit : "Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit".» Je voudrais que désormais vous ne puissiez plus lire ni entendre lire cette déclaration de Philippe sans sourire. «Montre-nous le Père, et cela nous suffit.» Un seul commentaire : excusez du peu ! Car, que le Père soit montré, ça n'est pas la question. Mais la merveille, le miracle, c'est que le Père soit montré en moi.
Jésus a bien entendu. Quand il reprend la parole, il dit, appelant Philippe par son nom : «Depuis si longtemps je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe» ! La question que Jésus rend de plus en plus pressante, c'est celle-ci : tu ne connais pas «je» ? «Celui qui m'a vu a vu le Père. Comment toi dis-tu : "Montre-nous le Père ?"» Il laisse tomber le commentaire qu'avait ajouté Philippe : «et cela nous suffit.» Comment peux-tu dire : «Montre-nous le Père ?» On a l'impression qu'il dit : mais, tu l'as le Père, tu as même mieux encore, puisque tu as moi qui te parle, et qui, en te parlant, te fais vivre, en te permettant de dire «je», toi aussi.
«Ne crois-tu pas que moi, [je suis] dans le Père et que le Père est en moi ?» Depuis un moment nous n'avions pas rencontré le verbe croire. On l'avait oublié. Il était là au tout début : «[Vous] croyez en Dieu ; croyez aussi en moi.» Le voilà qui revient : «Ne crois-tu pas que moi, [je suis] dans le Père et que le Père est en moi ?» Si tu crois, non seulement tu crois que le Père est en moi et moi dans le Père, mais si tu crois, le Père est en moi et moi dans le Père et toi aussi tu y es. C'est la foi même.
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«Les paroles que moi je prononce pour vous, ce n'est pas de moi-même que je les prononce ; c'est le Père demeurant en moi qui fait ses oeuvres.» Vous vous souvenez qu'en commençant, tout à l'heure, j'avais dit ces simples mots : quelqu'un parle. Jésus revient sur le fait qu'il est en train de parler : «Les paroles que moi je prononce pour vous, ce n'est pas de moi-même que je les prononce». Cette alliance, du fait des paroles que je vous adresse, n'est pas entre moi et vous seulement. C'est le Père, demeurant en moi, qui fait ses oeuvres. Ces paroles font quelque chose. Ces paroles sont des oeuvres.
«Croyez m'en». Ne prenons pas à la légère ce «croyez m'en», comme si c'était : pensez-y bien, faites bien attention. «
«Sinon», si vous ne croyez pas cela, si cela n'est qu'un objet devant lequel vous seriez placés, comme devant un tableau, comme devant un spectacle, eh bien ! croyez à cause du travail qui est train de se faire : «croyez à cause des oeuvres mêmes.»
«En vérité, en vérité je vous dis : Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les oeuvres que moi je fais». Peut-être, comprenons nous enfin pourquoi il a commencé en disant : «Que votre coeur ne se trouble pas !» Notre coeur risque de se troubler parce que nous pensons qu'il n'y a rien à faire, parce que nous craignons que rien ne se fasse. Car il est tout de même bizarre que brusquement, à la fin, Jésus parle de faire : «Celui qui croit en moi fera, lui aussi». Si c'est de faire qu'il s'agit, rassurez-vous, et non seulement rassurez-vous, mais ayez le coeur en paix. «Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les oeuvres que moi je fais». On dirait que Jésus nous retourne enfin paisiblement vers notre moi. «Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les oeuvres que moi je fais». Il y aura égalité entre le moi qui vous parle et le moi que vous êtes.
«Et il en fera de plus grandes». Et pourquoi ? Pourquoi plus grandes encore ? Mais «parce que moi je vais vers le Père...» Il en fera de plus grandes parce que moi, qui vous parle, j'ouvre le chemin. Heureusement pour vous, je vous quitte : je pars pour que vous puissiez en faire autant, pour que vous puissiez prendre le chemin. Sinon ce Père, que vous désirez voir, vous n'y atteindriez jamais, vous seriez bloqués, retenus par un moi quel qu'il soit, fût-ce le moi de celui qui vous parle !