A partir de la peine de sa vie...
«IHVH a voulu le broyer, Il l'a rendu dolent.
Si Tu fais (ou : s'il fait) de sa vie un sacrifice de réparation,
Il verra une semence, il prolongera ses jours,
Et la volonté de IHVH dans sa main réussira.
A partir de la peine de sa vie il verra, il sera rassasié.
Par son expérience Mon serviteur, juste, en rendra justes beaucoup
Et leurs iniquités, c'est lui qui les supportera.»
On ne compte pas les difficultés que l'on rencontre pour établir le texte de ce passage. J'ai tenu à en laisser au moins une trace. A la deuxième ligne, vous pouvez observer que j'ai hésité à choisir, comme beaucoup d'autres d'ailleurs, entre : «Si Tu fais de sa vie un sacrifice de réparation» et «S'il fait de sa vie un sacrifice de réparation». Mais, croyez-moi, il y a bien d'autres difficultés encore. C'est un peu comme si nous étions devant une route dont la consistance s'efface.
Ces difficultés, à mon avis, ne sont là que pour nous éveiller à des difficultés d'un autre ordre. Si le texte est si difficile à établir, c'est peut-être parce que la pensée même de ce texte, nous la recevons comme une pensée qui nous déconcerte, qui nous attaque.
Dans ces deux versets, il y va du mal, du malheur, de la souffrance. Or il n'est pas facile de parler bien du mal. Devant le mal, quand on l'envisage comme un objet dont il faudrait traiter, se produit comme un choc en retour sur nos paroles. Nous savons bien qu'il y a des objets qui sont tellement sales qu'on ne peut pas les toucher sans s'en mettre partout. Je vous suggère de réfléchir à cette analogie. Il se peut que la réflexion sur le mal et sur la souffrance, sur celle dont on souffre ou sur celle que l'on inflige, soit elle-même contaminée par son objet.
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D'abord, demandons-nous qui donc parle ici.
Si je pose cette question, c'est parce que nous pouvons d'abord répondre très simplement : celui qui parle, c'est celui qui a écrit ce passage.
Mais à peine avons-nous dit cela que nous pouvons nous dire : si c'est celui qui a écrit, ou ceux qui ont écrit, c'est aussi celui ou ceux qui lisent. En effet, quand nous lisons, nous faisons nôtre ce que nous lisons, avec des intensités variées. Nous ne lisons rien sans que ce que nous lisons s'attache à nous, que nous nous en défendions ou, au contraire, que nous y adhérions.
S'il importe de dire cela tout particulièrement pour ce texte, c'est parce que, quand nous l'observons de près, nous pouvons reconnaître qu'en vérité nous prêtons notre voix au moins à trois personnages.
Il y a, bien sûr, celui qui raconte, au passé ou au futur. Par exemple, quand nous lisons : «IHVH a voulu le broyer, Il l'a rendu dolent.» Peut-être encore celui qui raconte se fait entendre dans «Il verra une semence, il prolongera ses jours,» peut-être aussi quand nous lisons : «A partir de la peine de sa vie il verra, il sera rassasié».
Il y en a un autre, l'interpellant, qui s'adresse à quelqu'un : «Si Tu fais de sa vie un sacrifice de réparation». Peut-être faut-il lui attribuer : «ll verra une semence, ... Et la volonté de IHVH dans sa main réussira.» Et pourquoi celui qui interpelle ne parlerait-il pas aussi pour dire «A partir de la peine de sa vie il verra, il sera rassasié» ?
Enfin, il y a une troisième voix : «Par son expérience Mon serviteur, juste, en rendra justes beaucoup». Est-ce quelqu'un qui répond à l'interpellation qu'il y avait dans le «si Tu fais» ?
Ce qu'il y a de sûr c'est que, quand nous lisons, nous, ce texte, quand nous en faisons notre texte, nous prêtons notre voix à ces différentes voix. Elles s'accordent dans la nôtre ou, au contraire, elles sont discordantes à l'intérieur même de notre voix unique, personnelle.
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Celui qui raconte attribue au Seigneur une volonté. Il met au compte du Seigneur la volonté de briser jusqu'à la douleur la vie de quelqu'un. Il semble même laisser entendre que le Seigneur a déjà réalisé quelque chose de son intention. «IHVH a voulu le broyer, Il l'a rendu dolent.»
Observons tout de suite que cet écrasement douloureux n'est pas la mort. On dirait qu'il l'a laissé juste assez vivant pour que, tout en étant faible, meurtri, cet homme qu'il accable puisse avoir une initiative. Il ne l'a pas tué.
Qu'est-ce qui reste de cette vie diminuée ? Nous l'apprenons aussitôt : «Si Tu fais de sa vie un sacrifice de réparation». Voici que parle celui que j'ai appelé tout à l'heure l'interpellant. Il évoque la possibilité que cette vie prenne un sens, qu'elle ne soit pas seulement une vie broyée, une vie de douleur. Elle peut, du fait même du Seigneur, (si nous lisons «s'il fait») devenir un sacrifice qui répare. Une possibilité est ouverte et elle appartient à celui auquel on s'adresse : «Si Tu fais», ou bien à celui qui est écrasé, si nous lisons : «s'il fait».
Ainsi, l'homme broyé «verra une semence», il prolongera ses jours». Il verra la suite de ce qui sort de lui, une semence. Il verra que son corps est encore capable de produire, que ce corps écrasé n'est pas privé d'avenir. Non seulement d'autres sortiront de lui, mais lui-même vivra au-delà de ce que pouvait laisser penser l'état dans lequel il était.
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Allons plus loin. Ce qui va se produire, surtout, c'est que la volonté du Seigneur va s'accomplir. «Et la volonté de IHVH dans sa main réussira.» Notre perplexité est extrême. Qu'est-ce que c'est que cette volonté qui a voulu broyer, qui semble y être parvenue, et qui est présentée maintenant comme une volonté qui, d'une certaine façon a échappé à son auteur ? On dirait que la volonté du Seigneur a besoin de passer par une main qui n'est pas la sienne, par la main d'un ouvrier. Il faut que quelqu'un y mette la main pour que la volonté du Seigneur aille jusqu'au bout d'elle-même. Elle ne réussira que si se rencontre avec elle une main, qui est la main même de la victime !
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«A partir de la peine de sa vie il verra, il sera rassasié.» Quand nous disons en français «à partir de» nous employons une expression bien singulière. Car «à partir de» signifie que l'on ne reste pas là où l'on était, qu'on s'en va, mais aussi que c'est d'ici ou de là qu'on part.
Ainsi donc, à partir de la peine de sa vie, que lui arrivera-t-il ? «Il verra, il sera rassasié». Tout à l'heure on mentionnait le pouvoir d'engendrement : «Il verra une semence, il prolongera ses jours». Maintenant nous rencontrons l'emploi absolu de ce même verbe voir : «il verra», il sera doté du pouvoir de voir et il l'exercera pleinement. «Il sera rassasié» : sa faim sera contentée.
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Faisons encore un pas de plus. Il semble que celui qui répond s'exprime maintenant. «Par son expérience Mon serviteur, juste, en rendra justes beaucoup». Je ne vous dirai pas les hésitations que j'ai eues à traduire ainsi. Tous sont d'accord pour dire que la connaissance dont il est ici question suppose qu'on a appris ce que l'on sait en se dépensant pour arriver à savoir. Aussi bien ai-je adopté ce terme d'expérience.
A propos de «serviteur», je voudrais vous dire que, là aussi, j'ai beaucoup hésité. J'aurais aimé traduire : «par son expérience, mon ouvrier». Car le serviteur dont il est question, dans le texte original, est rendu par un mot qui évoque labeur, peine, travail. Il s'agit donc de celui qui travaille pour moi, de l'ouvrier qui fait mon oeuvre, comme si d'une certaine façon, moi, je ne pouvais pas faire d'oeuvre, comme si moi, je ne pouvais qu'avoir une volonté, un désir, un bon plaisir. Comme si je manquais de mains !
Tout à l'heure, quand nous lisions «Si Tu fais (ou : s'il fait) de sa vie un sacrifice de réparation» quelque chose manquait. Qu'est-ce qui manquait ? Un régime selon lequel il y aurait un accord juste. Ce qui était brisé, c'est une alliance, et c'est cette alliance qui va se trouver rétablie, restaurée, si quelqu'un prend la peine de le faire.
Oui, car la situation dans laquelle se trouvaient tous ceux qui, parce qu'il y met la main, vont devenir justes, était une situation d'iniquité. «Et leurs iniquités, c'est lui qui les supportera.» Au terme, nous apprenons (ce que peut-être nous savions bien par notre propre expérience) - que de l'iniquité, il y en a dans le monde. Nous sommes plongés dedans. «Leurs iniquités, c'est lui qui les supportera» et, en les supportant, il les supprimera. Il les supportera tellement qu'elles disparaîtront.
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Au terme de la traversée de ce très court passage, nous pouvons dire ceci : le Seigneur ne sauve pas la multitude sans quelqu'un qui fasse le travail, qui prenne la peine de sauver cette multitude et qui lui-même appartienne à ce monde, ce monde humain.
Je ne vois pas de passage qui exalte davantage le pouvoir de l'homme car ce qui nous est suggéré, si nous lisons attentivement, c'est ceci : même écrasé, même dans la douleur, celui qui en pâtit, c'est lui qui peut, c'est lui qui a le pouvoir.
En d'autres termes, le Seigneur, pour peu que quelqu'un en prenne la peine, peut sauver de l'iniquité qui écrase. Rien ne lui résiste mais, encore une fois, pourvu que le pouvoir de faire vienne des profondeurs les plus démunies de cette humanité.