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Quant à Marie, elle conservait ces événements...

«Il y eut que, dans ces jours-là, sortit un décret de César Auguste de recenser toute la (terre) habitée. Il y eut ce premier recensement pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. Tous se mettaient en route pour se faire recenser, chacun dans sa ville. Joseph aussi monta de Galilée, de la ville de Nazareth, vers la Judée, vers la ville de David, qui s'appelle Bethléem - parce qu'il était de la maison et de la patrie de David -, pour se faire recenser avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. Il y eut, quand ils étaient là, que les jours de son enfantement furent remplis, et elle enfanta son fils, le premier-enfanté, et elle l'emmaillota et le coucha dans une mangeoire, parce qu'il n'y avait pas de place pour eux dans l'hôtellerie. Et il y avait dans cette contrée des bergers qui vivaient aux champs et qui gardaient les gardes de la nuit sur leur troupeau. Et un ange du Seigneur leur survint et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa clarté et ils eurent peur d'une grande peur. Et l'ange leur dit : "Soyez sans peur. En effet, voici que je vous annonce la bonne nouvelle d'une grande joie, qui sera pour tout le peuple, parce que vous a été enfanté aujourd'hui un sauveur, qui est Messie Seigneur, dans la ville de David. Et voici pour vous le signe : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et étendu dans une mangeoire." Et soudain, il y eut avec l'ange une multitude de l'armée céleste qui louaient Dieu et disaient : "Gloire à Dieu au plus haut, et sur terre, paix parmi les hommes de sa faveur." Et il y eut que, lorsque les anges furent partis vers le ciel, les bergers s'entretenaient les uns avec les autres : "Passons donc jusqu'à Bethléem et voyons cet événement qui est arrivé et que le Seigneur nous a fait connaître." Et, s'étant hâtés, ils vinrent et ils trouvèrent Marie et Joseph et le nouveau-né étendu dans une mangeoire. Ayant vu, ils firent connaître sur l'événement dont ils avaient été entretenus sur ce petit. Et tous ceux qui avaient entendu s'étonnèrent sur ce dont les avaient entretenus les bergers. Quant à Marie, elle conservait ces événements, en les rapprochant dans son coeur. Et les bergers s'en retournèrent en glorifiant et louant Dieu pour tout ce qu'ils avaient entendu et vu, selon ce qu'on les avait entretenus.»


Luc II, 1-20

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Il nous est arrivé à tous de lire une carte. C'est comme si, par le regard, nous suivions d'un seul coup tous les chemins qui s'y trouvent. Lire une carte, c'est se donner le plaisir de parcourir en un seul instant tous les tracés qui sont là, sur le papier.

Nous venons de faire la même chose en lisant. Je voudrais commencer par vous montrer que, sans nous en rendre compte, nous avons pris une route, et puis une autre, et puis une autre encore, à tel point que je ne suis pas sûr de pouvoir désigner l'ensemble des routes que nous avons prises car nous pourrons toujours en découvrir d'autres, plus fines.

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Nous avons d'abord pris la grand' route de la politique, et même de la géopolitique. "Il y eut que, dans ces jours-là, sortit un décret de César Auguste... Il y eut... pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie". Avec Joseph, nous montons de Galilée, nous quittons la ville de Nazareth, pour aller vers la ville de David. Bref, pendant un bon moment, nous sommes sur les routes de la grande histoire. Comment qualifier cette route ? La route de la politique, c'est ainsi que je viens de la nommer. Mais nous pourrions aussi bien la désigner comme la route du pouvoir. Chacun choisira. Cette route, nous l'avons prise parce qu'il s'agissait d'obéir à un ordre ("sortit un décret de César Auguste") qui enjoignait de mettre par écrit toute la terre habitée. A plusieurs reprises, ces termes de recenser, de recensement reviennent. Voilà pour une première route.

Or, sans bien nous en apercevoir, tandis que nous étions toujours sur cette même route, nous en prenions une autre : "Tous se mettaient en route pour se faire recenser, chacun dans sa ville. Joseph aussi monta de Galilée,... pour se faire recenser avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. Il y eut, quand ils étaient là, que les jours de son enfantement furent remplis, et elle enfanta son fils, le premier-enfanté, et elle l'emmaillota et le coucha dans une mangeoire". Comment la désigner, cette route ? C'est la route de la génération humaine, puisque aussi bien il s'agit d'une naissance, préparée, puis réalisée. Mais vous sentez bien que, comme des chemins vicinaux, viennent déboucher sur cette route d'autres voies qui ne relèvent pas tout à fait de la génération humaine. Car être enceinte, enfanter, soit, ça relève de la génération. Mais quand on porte un nom, Marie, qu'on est qualifié de fiancée, qu'on donne naissance, non pas simplement à quelqu'un qui naît, mais à quelqu'un qui est qualifié de fils ("et elle enfanta son fils"), ce n'est plus seulement la route de la génération humaine. Non seulement il y a de l'enfantement, de la parenté, mais il y a quelque chose qui relève d'un autre ordre, de l'ordre de l'alliance. Cet ordre est connexe à la parenté, mais ce n'est pas la même chose d'être un enfant et d'être un fils.

Il y a encore une autre route. Elle n'apparaissait pas d'abord parce que nous pensions plutôt à la géographie, et nous ne pensions pas d'abord à ce qui permet qu'il y ait de la géographie. Pour qu'il puisse y avoir des lieux repérables qu'on désigne comme Syrie, Galilée, Bethléem, Judée, il faut, plus fondamentalement, qu'il y ait de l'espace, qu'il y ait de la place. A un moment même, l'espace, la place apparaissent, en quelque sorte à l'état pur. "elle l'emmaillota et le coucha - quelque part. Où ça ? - dans une mangeoire, - pourquoi ? - parce qu'il n'y avait pas de place pour eux dans l'hôtellerie." Cette route, que je qualifie comme chemin de l'espace, nous ne la perdrons plus, elle reviendra. C'est elle déjà qui était présente quand, dès le début nous lisions : "toute la (terre) habitée". C'est lui qui est présent, l'espace, lorsque nous lisons "au plus haut, et sur terre". Enfin, l'espace est qualifié à un moment de façon assez étrange : "Quant à Marie, elle conservait ces événements, en les rapprochant - où donc ? - dans son coeur". Il n'y a donc pas seulement l'espace physique, celui des champs où vivaient les bergers, mais aussi cet autre espace, qui est le coeur.

Quand aurai-je fini de détailler les routes ? Je m'arrêterai certainement trop tôt. Car vous sentez bien que, partis comme nous sommes, nous pourrions reconnaître une multitude de voies dans ce texte. J'ai conscience de n'évoquer que celles qu'il est vraiment difficile de ne pas remarquer.

Continuons. Il y a la route pastorale. Elle est présente avec les bergers. Elle n'est pas autrement nommée, alors que tout à l'heure, il y avait des noms qui figurent sur des cartes. Ici, il s'agit simplement de la contrée : "il y avait dans cette contrée des bergers qui vivaient aux champs et qui gardaient les gardes de la nuit sur leur troupeau". Les bergers resteront très présents, jusqu'à la fin de ce passage. C'est à eux qu'une nouvelle sera adressée. C'est eux qui ensuite vont engager une conversation les uns avec les autres, se faire les propagandistes de l'événement. C'est eux qui, finalement, vont faire quelque chose qui imitera ce qu'ils avaient entendu faire par d'autres, par les anges.

Vous observerez que cette voie arrive aussitôt après qu'on nous a parlé de l'étable (elle "le coucha dans une mangeoire"). Ces deux chemins, sans se confondre tout à fait, sont proches l'un de l'autre.

Bien sûr, il y a la grande route de la manifestation religieuse. Elle tarde à venir, la politique la précède : "Et un ange du Seigneur leur survint et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa clarté".

Vous avez sans doute été frappés de ce que, pendant longtemps, dans ce texte, personne ne parle. Or, vers la mi-temps, apparaît un ange. Comme son nom l'indique, c'est un annonciateur. Il se met à parler : "Et l'ange leur dit". Le chemin de la parole, de la communication, ne nous abandonne pas. C'est sur ce chemin que nous allons être fixés pendant un bon moment avant de sortir du texte. "Lorsque les anges furent partis vers le ciel, les bergers s'entretenaient les uns avec les autres". Nous apprenons ce qu'ils se disent. Ils se disent qu'ils veulent aller voir ce qui est arrivé et que le Seigneur leur a fait connaître. Et "ils firent connaître sur l'événement dont ils avaient été entretenus sur ce petit. Et tous ceux qui avaient entendu s'étonnèrent sur ce dont les avaient entretenus les bergers." C'est encore sur la conversation que se termine ce passage.

Un dernier chemin encore. J'ai été bien embarrassé pour le désigner. Il m'a semblé que pendant longtemps il n'y a pas beaucoup d'émotion : il n'y a que des faits, des notations, soit physiques, soit administratives. Puis vient un moment où l'on nous dit qu'"ils eurent peur d'une grande peur". "Soyez sans peur". A la place de la peur, mettez la joie : "voici que je vous annonce la bonne nouvelle d'une grande joie, qui sera pour tout le peuple". On va revenir à ce registre des affections de l'âme. L'âme est atteinte par la joie, par la peur, et aussi par l'étonnement et c'est bien d'elle qu'il s'agit, de l'âme, lorsque, vers la fin, nous lisons : "Quant à Marie, elle conservait ces événements, en les rapprochant dans son coeur."

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Peut-être vous dites-vous, après avoir reconnu toutes ces routes : "nous voilà bien avancés". Oui ! je crois, je crois que nous avons fait du chemin! C'est vraiment le cas de le dire. En reconnaissant que nous avions à cheminer sur toutes ces voies nous découvrons que ce que nous allons dire maintenant, est conditionné par ces chemins que nous avons suivis.

Je suis sûr d'une chose : vous n'êtes plus les mêmes depuis que vous avez découvert que nous avions fait tout ce parcours. Mais vous êtes probablement inquiets car vous vous dites : "Et alors ? Qu'est-ce que nous allons faire après avoir trouvé tout cela ?

Je ne suis pas sûr que ce que je vais vous dire nous conduira au seul endroit où il faut aller. Je suis bien persuadé qu'on peut encore dire autre chose que ce que je vais dire. Mais, ce dont je suis sûr, c'est qu'après avoir fait ces chemins, on peut dire ce que je vais vous proposer.

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Il s'agit bien entendu ici du fait de la naissance. C'est trop clair ! "Marie, sa fiancée, qui était enceinte. Il y eut, quand ils étaient là, que les jours de son enfantement furent remplis, et elle enfanta son fils". Cette naissance est qualifiée, surtout vers la fin de ce passage, par le terme d'"événement". "Passons donc jusqu'à Bethléem et voyons cet événement qui est arrivé", "ils firent connaître sur l'événement". Donc, le fait de la naissance est un événement.

Qu'est-ce qu'un événement ? Ce texte nous permet de l'entendre. Un événement n'est pas sans rapport avec une naissance et, inversement, une naissance n'est pas sans rapport avec un événement. Il ne suffit pas que le passé soit gros comme peut l'être le ventre d'une femme qui est enceinte pour qu'il y ait un événement. Pour qu'il y ait un événement, encore faut-il que cet événement soit l'occasion d'un accueil. Si vous voulez, pour clarifier nos idées, nous pouvons dire : il y a des faits qui se produisent, ce ne sont pas des événements. Un événement, c'est un fait dont on parle. Je vous assure que j'ai eu de la peine à traduire le mot du texte original que j'ai finalement rendu par "événement". J'aurais pu aussi bien le traduire par "chose" que par "parole". L'événement, c'est le fait qui est accueilli parce qu'on en parle. Et la naissance, naître, pour un petit d'homme, ce n'est pas seulement être éjecté du sein. Naître, c'est être accueilli.

Que serait l'événement, s'il n'était pas parlé, transmis, reçu dans des oreilles et, pourquoi pas ? dans ce fond des oreilles que je vous propose d'appeler un coeur ? Parallèlement une naissance n'est une naissance que s'il y a un emplacement, pour que celui qui est sorti du sein soit accueilli. Or, nous assistons, dans cette histoire, à ceci : ce monde immense (toute la terre habitée), ce monde entièrement quadrillé, n'est pas capable d'offrir l'hospitalité, puisqu'il n'y a pas d'hôtellerie, à ce qui vient de sortir d'un sein. Le seul emplacement disponible est assez dangereux. Car, si vous vous placez dans une mangeoire, vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Le nom qui désigne le lieu dit bien le péril que vous courrez. Ainsi, au beau milieu de ce texte il y a une allusion à ce qui, d'ailleurs, accompagne toutes les naissances. Nous ne mourrions pas si nous n'étions pas nés. Excusez cette lapalissade. Dans "mangeoire" entendez quelque chose, une allusion au fait d'être consommable, sinon consommé.

Nous apprenons en traversant ce texte que l'événement est naissance et que la naissance est événement. Ce qui fait le lien entre les deux, c'est l'accueil, qui se joint à l'une comme à l'autre, et cet accueil n'a lieu que s'il y a l'accompagnement d'une parole écoutée. Faute de cet accompagnement, on a beau naître, on n'est pas né. Tout au plus, naître est mis en réserve, conservé comme une nourriture, emmailloté, exposé d'ailleurs à être dévoré et éventuellement à disparaître, au lieu d'être pris pour alimenter, pour faire naître, qui s'en nourrira.

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Nous avons lu ceci : "voici que je vous annonce la bonne nouvelle d'une grande joie, qui sera pour tout le peuple, parce que vous a été enfanté aujourd'hui un sauveur, qui est Messie Seigneur, dans la ville de David." "Vous a été enfanté aujourd'hui un sauveur". Comprenons que cette naissance et cet événement sont remplis, de quoi ? D'un salut. Ce qu'il y a à sauver, c'est le fait de naître. Ce n'est pas pour rien que tout à l'heure je vous disais : il n'y a rien de si périlleux que naître parce qu'on va, de ce fait, mourir un jour. Ce qu'il faut sauver, c'est la naissance. Or, entendez cette phrase simple, qui est au beau milieu, comme la phrase qui exprime ce fait que désormais naître est sauf : "parce que vous a été enfanté aujourd'hui un sauveur". Le salut s'est logé dans le fait de naître.

Si naître est transformé, si le fait de naître devient un événement, c'est qu'est intervenu quelqu'un, auquel on va donner un nom : le Seigneur, Dieu : "Gloire à Dieu au plus haut, et sur terre, paix parmi les hommes". Encore faut-il que cette naissance du salut et ce salut de la naissance soient accueillis par des spécialistes de la veille : "il y avait dans cette contrée des bergers qui vivaient aux champs et qui gardaient les gardes de la nuit sur leur troupeau". Encore faut-il qu'il y ait une oreille, encore faut-il une vigilance pour accueillir et pour entendre. Or, pour entrer dans cette vigilance et dans cette écoute, il faut être débarrassé de ce qui empêche d'être vigilant et de ce qui vous bouche les oreilles, c'est-à-dire de la peur : "Soyez sans peur", "ils eurent peur d'une grande peur".

Une fois que ce bouchon de la peur a sauté, alors, les voilà qui parlent, qui s'entretiennent les uns avec les autres. Ils ne vont rien dire d'autre sinon que la naissance est sauvée. Naître ne périt plus. Il n'y a pas que des faits, il n'y a plus que des événements et tout cela ne vient pas d'eux-mêmes, mais de ce qu'ils ont appris et de celui qu'ils glorifient et appellent Dieu.

"Parce que vous a été enfanté aujourd'hui un sauveur". Qui est devenu mère ? Marie, bien sûr ! Mais nous aussi. Dans la nuit, les bergers, que nous pouvons être, deviennent des mères, et pas des mères de n'importe qui, les mères de Dieu.

Quel est le message de ce texte ? C'est que la vie n'est pas trompeuse puisque le salut réside dans le fait même de naître, en la personne d'un sauveur qui sauve la naissance elle-même. Donc, nous ne nous trompons pas en nous abandonnant à vivre et en conservant dans notre coeur l'événement du salut de la vie.

3 décembre 1998

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