« Les fils de la chambre des mariés »
«(14) Alors s’avancent vers lui les disciples de Jean, en disant : « Pourquoi nous et les Pharisiens nous jeûnons et tes disciples ne jeûnent pas ? » (15) Et Jésus leur dit : « Est-ce que les fils de la chambre des mariés peuvent être dans le deuil tant que le marié est avec eux ? Viendront des jours où le marié leur sera enlevé, et alors ils jeûneront.»
Alors s’avancent vers lui les disciples de Jean, en disant : « Pourquoi nous et les Pharisiens nous jeûnons et tes disciples ne jeûnent pas ? »
La question est posée par des disciples, ceux de Jean, et elle porte sur une conduite, le jeûne, observée par des disciples, c’est-à-dire par eux-mêmes et par les Pharisiens, tandis que d’autres disciples, ceux de l’interlocuteur auquel s’adresse la question, ne l’observent pas.
Il semble donc que la condition de disciple soit ici génériquement, mais très radicalement, mise en cause. En effet, sur trois cas dans lesquels se rencontrent pareillement des disciples -car il y en a aussi sans doute chez les Pharisiens - on observe dans l’un d’eux l’absence d’une certaine pratique, le jeûne, qui est présente dans les deux autre cas. Or, si le disciple est celui qui apprend d’un autre, la différence dans le comportement ne viendrait-elle pas de ce que les disciples de Jésus apprennent de lui autre chose que ce que les disciples de Jean apprennent de lui, autre chose aussi que ce que pratiquent les Pharisiens ?
Pour dire la même chose autrement, ceux qui se singularisent par l’absence du jeûne sont-ils encore des disciples ? Oui, semble-t-il, du moins pour ceux qui posent la question, puisqu’ils les désignent à Jésus comme tes disciples. Mais est-ce que la réponse que leur donnera Jésus ne va pas contester réellement cette désignation en manifestant avec éclat la raison de la singularité qu’ils ont relevée ? En tout cas, ceux qui l’interrogent attendent de lui qu’il avance une raison et ils supposent qu’il y en a une. Ils disent : Pourquoi… ?
« Les fils de la chambre des mariés »
Et Jésus dit : « Est-ce que les fils de la chambre des mariés peuvent être dans le deuil tant que le marié est avec eux… »
Jésus ne confirme ni ne conteste qu’il ait des disciples. Il répond à une question par une autre question et celle-ci, la sienne, semble traiter de tout autre chose que de la situation évoquée par la question qui était initialement posée. En effet, il n’est plus fait état ni de disciples ni même de jeûne. Il s’agit d’un événement nuptial, d’un mariage. Les auditeurs de Jésus peuvent cependant comprendre au moins ceci : à la place des disciples viennent maintenant les fils de la chambre des mariés ou, comme on traduit souvent, ‘les compagnons de l’époux’ et, à la place du jeûne l’absence de tout deuil.
Mais Jésus procède à autre chose encore qu’une substitution de termes et même qu’une transformation de situation. En effet, en quittant le registre de l’enseignement - disciples - pour adopter celui des noces - fils de la chambre des mariés - il passe insensiblement de la considération d’un état, à l’affirmation d’un événement, d’une certaine histoire. Or, l’histoire, semble-t-il, ne convient qu’au registre des noces. En effet, on est ou on n’est pas disciple. Si on l’est, on occupe un certain statut et celui-ci ne dépend pas de la survenue d’un événement quelconque. En revanche, si l’on est fils de la chambre des mariés et, surtout, si le marié n’est là que pour un temps avec eux - tant que le marié est avec eux - c’est que du devenir intervient et interviendra encore : un événement s’est produit qui a conféré à certaines personnes une identité qu’elles n’avaient pas et celle-ci désormais est liée à cet événement, à la noce et à la présence du marié.
Ainsi la réponse de Jésus a-t-elle pour effet d’attirer l’attention de ses auditeurs sur l’histoire dans laquelle se trouvent ceux qui étaient tenus pour ses disciples. Accordons qu’ils le soient. Mais, s’ils ne jeûnent pas, c’est parce que, fils de la chambre des mariés, sans échapper au temps qui passe, ils ont été introduits dans une durée propre, qui leur interdit toute manifestation de deuil. Or, le jeûne en serait une.
Mais cette histoire se présente sous un aspect qui a de quoi surprendre. Il n’est pas dit, par exemple, que l’événement auquel participent les disciples de Jésus ait mis un terme à un temps passé pendant lequel le deuil et le jeûne auraient été à leur place. Mais, ce qu’il y a de sûr pourtant, c’est que deuil et jeûne seront de saison dans l’avenir. En d’autres termes, seul le présent est un temps nuptial : c’est maintenant que les fils de la chambre des mariés ont le marié avec eux. L’événement n’est pas mesuré par un certain laps de temps qui lui imposerait une limitation : il n’est ni limité ni illimité, il se signale seulement par sa qualité, par la noce qui s’y célèbre.
« Viendront des jours… »
…Viendront des jours où le marié leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. »
Ainsi donc le deuil et le jeûne sont-ils encore à venir, du moins pour les disciples de Jésus et seulement si l’on prend en considération non pas la durée, à laquelle la noce confère sa qualité, mais le cours du temps qui passe. Cette conclusion peut déconcerter. Elle étonnera, par exemple, quiconque envisage le passé comme une époque de douleur dont le présent nous dégagerait peut-être, mais encore imparfaitement et en ouvrant, éventuellement, sur un avenir qui apportera avec lui le bonheur. En bref, la déclaration de Jésus invite à considérer à nouveau frais ce qu’on peut convenir de nommer l’expérience du temps, cette expérience que Jésus enseigne à ses disciples de façon tout à fait originale en faisant d’eux des fils de la chambre des mariés.
Ainsi, en définitive, tout repose sur l’expérience que font les disciples quand, vivant comme ils vivent, ils s’estiment à jamais contemporains de Jésus. Sans doute sont-ils alors comme à l’école. Mais, paradoxalement, rien ne leur manque. Non qu’ils possèdent déjà - sous quelle modalité ? - tout le savoir qu’ils sont en train d’apprendre. Par le fait, il ne s’agit pas d’acquérir un savoir mais d’entrer, dès à présent et pour toujours, dans une condition à laquelle ils ont accédé en devenant disciples de Jésus.
Or, cette condition, obtenue à un certain moment de leur vie, est sans au-delà d’elle-même. Elle ne les extrait pas du temps qui continue et dans le cours duquel ils en éprouveront pourtant sensiblement la privation réelle, au point d’avoir alors à porter le deuil. Mais d’être devenus une fois les fils de la chambre des mariés les a établis non moins réellement, quoique de façon non sensible, non pas dans l’éternité, hors du temps, mais dans une durée qui sans cesse se renouvelle.
Certes, viendront des jours où le marié leur sera enlevé. Mais il ne suffit pas d’ajouter que cet enlèvement lui-même ne sera pas définitif. En vérité, si effectif et cruel qu’il soit, il sera impuissant à leur imposer la pensée qu’ils n’appartiennent plus à l’alliance nuptiale à laquelle ils ont pris part tant que le marié était avec eux.
Au reste, doivent-ils même parler au passé de cette participation et de ce compagnonnage ? Le langage les y oblige certes, puisque grâce à lui ils peuvent découper le temps en époques qui se succèdent sans se ressembler et ainsi ne pas abandonner la réalité toujours nouvelle de la durée pour se perdre dans un néant d’éternité. Mais le discours au passé comme aussi bien au futur les tromperait si, en l’employant, ils devaient en conclure qu’ils n’ont pas eu ou qu’ils ont perdu ou qu’ils n’auront plus ce qui une fois leur a été donné.
Clamart, le 12 mars 2009