Ils seront dépouillés, premiers des dépouillés
«Malheur à ceux qui sont tranquilles dans Sion
Et en sécurité sur la montagne de Samarie,
Notables de la première des nations,
Et la maison d'Israël va vers eux !
Passez à Kainé et voyez,
Et de là allez à Hamath la Grande,
Et descendez à Gad des Philistins.
Sont-ils mieux que les royaumes,
Leur territoire est-il plus grand que votre territoire ?
Vous écartez le jour du malheur,
Et vous faites approcher le règne de la violence !
Ils sont couchés sur des lits d'ivoire
Et vautrés sur leurs divans.
Ils mangent les agneaux pris dans le troupeau
Et les veaux du milieu de l'étable.
Ils braillent sur la bouche de la harpe,
Comme David, ils s'inventent des instruments pour chanter.
Ils boivent le vin dans de larges coupes,
Ils s'enduisent d'huile de première qualité,
Et ils ne sont pas malades de la fracture de Joseph !
C'est pourquoi maintenant ils seront dépouillés, premiers des dépouillés,
Et c'en sera fait de l'orgie des vautrés !»
*
Nous recevons ce texte comme une attaque violente contre une certaine façon de vivre. Il est vrai que ce sont les moeurs de certaines personnes qui sont mises en cause. Nous avons été certainement sensibles à cette description qui commence vers le milieu de ce passage :
"Ils sont couchés sur des lits d'ivoire
Et vautrés sur leurs divans.
Ils mangent les agneaux pris dans le troupeau
Et les veaux du milieu de l'étable.
Ils braillent sur la bouche de la harpe,
Comme David, ils s'inventent des instruments pour chanter.
Ils boivent le vin dans de larges coupes,
Ils s'enduisent d'huile de première qualité".
Voilà un tableau de moeurs.
Nous comprenons très vite comment ce tableau est traversé par une contestation :
"Malheur à ceux qui sont tranquilles dans Sion
Et en sécurité sur la montagne de Samarie".
Cette tranquillité, cette sécurité, sont rendues sensibles par la description de cette vie opulente, luxueuse, que nous lisons un peu plus bas.
Si j'insiste sur cette première impression, c'est parce que nous risquons d'en rester là, et de nous dire que nous sommes en face d'un texte de forte densité éthique, qui s'en prend à une façon de vivre, jugée répréhensible.
Essayons ici, sans du tout laisser de côté, bien sûr, cet aspect de diatribe, de traiter ce texte à la foi.
*
Je vous propose d'entrer dans ce texte avec la pensée que ce texte cache quelque chose que notre lecture devra faire apparaître.
Qu'est-ce qui nous est présenté ? L'attitude d'hommes qui sont tout entiers arrêtés, fixés.
"Ils sont couchés sur des lits d'ivoire
Et vautrés sur leurs divans."
Ces hommes sont en train de se repaître de ce qu'il y a de meilleur :
"Ils mangent les agneaux pris dans le troupeau
Et les veaux du milieu de l'étable."
Rien ne leur manque, il y a même le luxe de l'art, et d'un art qui s'autorise des plus hauts et saints exemples :
"Ils braillent sur la bouche de la harpe,"
(j'ai tenu à rendre la littéralité brutale de l'hébreu ; bien sûr, il vaudrait mieux dire : ils braillent au son de la harpe)
"Comme David, ils s'inventent des instruments pour chanter."
Ils se soûlent et ils se parent, se protègent, s'enduisent :
"Ils boivent le vin dans de larges coupes,
Ils s'enduisent d'huile de première qualité,"
Qu'est-ce qu'il y a de mal, si mal il y a, dans cette conduite ?
Cette conduite détourne de penser à autre chose. Nous en avons un indice à la fin de cette évocation : "Et ils ne sont pas malades de la fracture de Joseph !"
Voilà, pour parler familièrement, qui doit nous mettre la puce à l'oreille. Nous venons de lire un tableau bien lisse. Nous venons d'être placés devant un ensemble d'hommes "tranquilles" et "en sécurité". Or, cette sécurité, cette tranquillité sont une sorte de cache-misère, comme ce qui évite d'être sensible à la maladie. "Ils ne sont pas malades de la fracture de Joseph !" Prenons au sérieux cette évocation de la maladie oubliée, écartée.
Qu'est-ce que c'est que la "fracture de Joseph" ? Quand on lit un texte, il faut partir avec cette idée que tout ce qui peut éclairer le texte est dans le texte. Alors, la fracture de Joseph, où est-elle ? Mais elle est mentionnée, elle est dès le début.
"Malheur à ceux qui sont tranquilles dans Sion
Et en sécurité sur la montagne de Samarie,"
Sion, Samarie : deux villes, deux lieux. La sécurité des gens qui sont là, que ce soit à Sion ou à Samarie, est une sécurité trompeuse, parce qu'elle témoigne d'une fracture : Sion d'un côté, Samarie de l'autre. Il y a une situation initiale de brisure, qui inscrit dans l'espace une rupture. Elle est malheureuse, et d'autant plus qu'elle est ratifiée, confirmée, par les chefs, ceux qui sont établis pour s'opposer à un tel état de fait.
"Malheur à ceux qui sont tranquilles dans Sion
Et en sécurité sur la montagne de Samarie,
Notables de la première des nations,
Et la maison d'Israël va vers eux !" Les autorités de la première des nations scellent, ratifient cette situation de rupture.
Un mot apparaît, d'ailleurs, dès le début, qui n'est pas sans importance. Nous venons de lire "Notables de la première des nations". Cette notion de priorité ou de primauté va revenir dans notre texte. Nous la rencontrons plus bas : "Ils s'enduisent d'huile de première qualité". C'est encore avec cette primauté ou priorité que nous allons terminer : "C'est pourquoi maintenant ils seront dépouillés, premiers des dépouillés". Ce qui se joue dans cette tranquillité, sécurité de Sion ou de Samarie, c'est une fracture, une fracture qu'on dissimule. Si c'est particulièrement grave, c'est parce la tête est complice ! A vrai dire, il aurait fallu traduire, non pas par "premier", mais par "en tête" : notables de la nation qui est en tête : ils s'enduisent d'huile qui est en tête ; ils seront les en tête des dépouillés.
Ce qui rend la situation grave, c'est qu'ils sont les premiers et peut-être les seuls à pouvoir faire apparaître ce que cache le calme. Ils sont en tête, en effet, pour faire apparaître qu'il n'y a rien de mieux que la situation d'alliance et rien de pire que la rupture de la situation d'alliance.
On va pouvoir faire des comparaisons :
"Passez à Kainé et voyez,
Et de là allez à Hamath la Grande,
Et descendez à Gad des Philistins.
Sont-ils mieux que les royaumes,
Leur territoire est-il plus grand que votre territoire ?"
Que l'on réponde par oui ou par non à cette interrogation, peu importe ! Dans la rupture entre Sion et Samarie, dans cette fracture de Joseph, il y a quelque chose d'incomparable à quoi que ce soit. Il y a une rupture d'alliance qui ne peut pas être mise en parallèle avec quelque autre. Alors, ces villes "Sont-ils mieux que les royaumes, Leur territoire est-il plus grand que votre territoire ?" Oui. Non. Qu'importe : vous êtes les premiers. En n'oubliant pas votre excellence propre, on va faire apparaître la misère, elle aussi hors pair, dont vous souffrez.
*
"Vous écartez le jour du malheur,
Et vous faites approcher le règne de la violence !"
Au fond, la situation que vous vivez essaie de mettre de côté le jour du malheur. Mais, en voulant l'écarter, vous faites approcher le jour de la violence, car la violence est là, déjà. La violence est là, dans la fracture. Vous vous employez à la masquer. Mais, en écartant le jour du malheur, vous ne faîtes qu'approcher de vous le règne de la violence. Je vous invite à entendre ce verbe écarter, comme aussi bien ce verbe approcher à la manière de déplacements spatiaux. Vous écartez, comme on déplace quelque chose, pour le mettre de côté. En fait, vous réalisez l'inverse : vous faites approcher le règne de la violence.
S'il en est ainsi, comment guérir ? Comment être soigné et éventuellement être guéri ? Pensez bien que cette question est très importante, après ce que nous venons de dire. Le mal, c'est la fracture, la fracture de quelqu'un qui est appelé Joseph. Vous savez ce que veut dire Joseph. Le mot est entendu de deux façons contradictoires. Joseph signifie : Dieu a enlevé et, aussi, signifie : Dieu a ajouté, selon le verbe dont on fait dériver le mot. Par un côté, Dieu enlève quelque chose, et par un autre, il ajoute. "Ils ne sont pas malades de la fracture de Joseph !" de Dieu enlève ajoute, de Dieu ajoute enlève.
"C'est pourquoi maintenant ils seront dépouillés, premiers des dépouillés,
Et c'en sera fait de l'orgie des vautrés !"
Ils seront dépouillés, premiers des dépouillés. Ils ne perdent pas leur priorité. Ils gardent leur excellence. Ils ont excellé dans la violence, ils ont excellé à masquer la rupture. Dépouillés qu'ils seront, ils vont manifester encore leur excellence. Car ils ont beau être un territoire assimilable à d'autres : ils sont les témoins d'une alliance exceptionnelle.
*
Je crois que nous avons beaucoup de peine à lire ce texte, parce que nous risquons toujours de le lire comme s'il traitait d'une vérité générale. Il ne serait qu'un commentaire amplifiant du proverbe : "qui sème le vent récolte la tempête".
Or nous lisons ici ce texte comme le témoignage porté sur un événement, qui peut se répéter. La singularité d'un événement, c'est cela que nous sommes invités à entendre dans ce texte.
Nous lisons ce texte pour découvrir ce que cache une certaine sécurité. La sécurité est une vérité générale. Il y a des moments de tranquillité, il y a des moments de paix. Mais que cache une certaine sécurité, la sécurité de ceux qui sont tranquilles dans Sion et en sécurité sur la montagne de Samarie ?
Nous apprenons que le luxe, ici, dissimule une fracture. Or, cette fracture travaille intérieurement la situation dans laquelle ils se trouvent. Comme un ver dans un bois, la violence est à l'oeuvre à proportion même de l'effort qui est fait pour écarter le jour du malheur. Tel est le traitement que, dans la foi, nous reconnaissons. Ainsi, ce qui à la fin va apparaître comme l'exil (à mon avis, il vaut mieux comprendre dépouillement, ce qui fait qu'on est dévêtu de ce qui vous couvrait ; ils ont été dévêtus de la terre qui était leur lieu). L'exil sera à la fois violent et libérateur. Non pas parce qu'il finira - oui ! il finira, il durera un certain nombre d'années, on reviendra -, mais, par lui-même, comme ces cautères qui, à la fois, brûlent et guérissent la plaie.
L'exil est le moment de l'extrême violence et de l'extrême libération : libération du mensonge dans lequel ils étaient à vouloir masquer la fracture, la rupture de l'alliance. L'exil est ouvrier de vérité.