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« Oui, aujourd’hui, il me faut demeurer dans ta maison »

(1)Étant entré dans Jéricho, il la traversa. (2) Et voici, un homme appelé du nom de Zachée ; et c’était un chef des publicains, et un riche. (3) Et il cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait pas à cause de la foule, parce qu’il était petit de taille. (4) Et ayant couru en avant, il monta sur un figuier afin qu’il le voie, parce qu’il devait passer par là. (5) Et lorsqu’il vint à l’endroit, Jésus, ayant levé le regard, lui dit : « Zachée, hâte-toi de descendre. Oui, aujourd’hui, il me faut demeurer dans ta maison. » (6) Et, il se hâta de descendre et le reçut en se réjouissant. (7) Ce qu’ayant vu, tous murmuraient en disant : « Chez un homme pécheur, il est entré loger ! » (8) Debout, Zachée dit à l’adresse du Seigneur : « Voici, la moitié de mes biens, Seigneur, je la donne aux pauvres. Et si j’ai payé quelqu’un avec des figues, je lui donne en retour le quadruple. (9) Jésus dit à son adresse : « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham. (10) Oui, le fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.



Luc XIX, 1-10

Voir et autrement que voir

Sauf à être aveugle, quelque peine qu’on doive dépenser, on a toujours des moyens pour voir. Il suffit pour cela de se démener, de triompher, comme ici, de l’obstacle de la foule ou de sa disgrâce physique en inventant des expédients. On peut toujours parvenir à se constituer un observatoire, un point de vue.

Quoi qu’il en soit, on ne voit jamais qu’en restant à distance et même sans guère se compromettre, puisqu’on peut voir sans être vu. On peut ainsi échapper à l’étreinte de la réciprocité. Car quiconque voit l’emporte sur ce qu’il voit, le domine, l’enveloppe de son regard. Il ne coûte rien de voir, ou si peu. Voir est voisin du degré zéro de la communication.   Bref, voir, ne faire que voir, si du moins c’est possible, c’est être et rester spectateur.

Mais il arrive que tel soit pris qui croyait prendre. C’est toujours ce qui peut arriver quand ce qu’on voit est quelqu’un. Voir semble alors non pas produire mais, au moins, permettre un événement d’un autre ordre : on cesse d’être seulement en posture d’observateur et, surtout, c’en est fini de toute maîtrise. Même dans le silence de toute parole, on est pris dans un entretien. Une histoire devient possible entre celui qui voit et celui qui es vu. Tout se passe comme si advenait un temps commun à celui qui voit et à celui qui est vu. Et l’espace lui-même se transforme. Il n’est plus neutre, indifférent, il n’est plus un pur milieu transparent à la vue. Chacun occupe un lieu qui lui est propre mais qui est ouvert à l’autre. Pourquoi, dès lors, chez moi, dans ma maison, là où je réside, ne viendrait pas demeurer celui qui a vu que je le voyais et qui, maintenant, tacitement encore, me parle ?

L’hospitalité réciproque

Tout dépend de moi désormais. Car je peux secrètement décider d’en rester là, de ne pas aller plus loin, de faire comme si je n’entendais pas la demande exprimée par celui qui n’est plus seulement vu mais écouté, donc déjà, virtuellement, reçu.

Et, lorsqu’il vint à l’endroit, Jésus, ayant levé le regard, lui dit : « Zachée, hâte toi de descendre. Oui, aujourd’hui, il me faut demeurer dans ta maison… »

Je mesure ainsi la différence qui existe entre voir ou être vu et, d’autre part, recevoir ou être reçu. Voir n’engage à rien. Il n’en va pas de même quand la demande d’être reçu a été adressée. Par l’obligation de répondre où je suis placé par cette demande, je réside déjà dans le désir de celui qui s’adresse à moi. Il s’agit toujours, de quelque façon et malgré les apparences, d’un appel à une hospitalité réciproque. L’un demande toujours à loger chez l’autre.

Or, cette hospitalité réciproque peut être jugée inconvenante, déplacée, non pas impossible, puisqu’elle se réalise, mais intolérable et donc interdite, en dépit de sa réalisation effective.

Ce qu’ayant vu, tous murmuraient en disant : « Chez un homme pécheur, il est entré loger ! »

Si, cependant, quoique indigne en effet, j’accepte de recevoir l’hôte que je ne devrais pas pouvoir recevoir, qui ne devrait surtout pas s’inviter lui-même chez moi, alors j’entre dans un nouveau régime d’existence.

Comment le qualifier ? Comme on va l’observer, c’est un bien étrange régime.

Le salut ou la joie de la dépense.

Je découvre alors qu’est finie l’époque où les choses avaient un prix dont je pouvais me jouer à ma guise, éventuellement même en rusant, en trompant les autres et moi-même. Ce n’est pas, pourtant, que désormais règne la loi stricte du donnant-donnant. Tant s’en faut ! Commence maintenant l’ère de la prodigalité somptuaire.

Pourquoi en est-il ainsi ?

C’est que, par le fait, en payant avec des figues, c’est-à-dire en fraudant ou, au contraire, en étant régulier dans mes relations avec les autres, j’étais encore engagé dans une existence réellement sans vérité. Quoi qu’il arrive, elle était inauthentique. Elle pouvait être juste ou mensongère, selon les jours. Elle n’était en rien sauvée, puisqu’elle était toujours exposée soit à la condamnation soit à la satisfaction. Elle était donc étrangère à la simple joie de recevoir et d’être reçu interminablement.

L’existence, en effet, atteint à son bon aloi, à sa pureté – Zachée signifie « pur » ! – lorsque l’on n’en revient pas de recevoir et d’être reçu, chacun dans sa maison, en dépit du statut de pécheur qu’on peut légitimement mériter. Dès lors, comment peut-on mieux témoigner qu’on relève désormais de cette existence-là sinon en imitant, autant que faire se peut, ce qui en est le principe même ? « …je donne la moitié de mon bien aux pauvres, et si j’ai payé quelqu’un avec des figues, je lui donne en retour le quadruple. »

Ainsi la conduite de Zachée est-elle, au sens propre du mot, une révélation : elle fait apparaître ce qui lui est arrivé.

Ce qui était perdu, en définitive, ce n’était donc pas l’intégrité, l’absence de faute ou de défaut : c’était, très précisément, la profusion dans le don, non pas la générosité vertueuse qui n’y regarde pas et qui, pour n’être pas en reste, en rajoute, mais la dépense interminable, qui se confond avec la simple joie d’exister.

Aussi sauver ce qui était perdu ne pouvait-il pas consister en une morne restitution de la norme, en une correction de la défaillance, pas plus, bien entendu, qu’en une indulgence envers la faiblesse ou une absolution de l’injustice commise. La seule image tant soit peu approchante du salut, on est invité à la discerner, paradoxalement, dans la conduite gratuite, gracieuse, de Zachée, le pur, qui dépense tout son bien en pure perte, qui ne se garde que ce qu’il faut pour pouvoir se dépenser lui-même encore.

C’est cela qui était perdu et que le fils de l’homme est venu chercher et sauver.

Faut-il choisir entre Jésus et Abraham ?

La présence de Jésus dans la maison n’est pas étrangère à une telle existence, pure de tout intérêt. C’est une telle présence qui exerce en Zachée son rayonnement, depuis qu’il reçut en se réjouissant celui que, naïvement encore, il prétendait d’abord seulement voir et qui s’est invité chez lui en déclarant : « Zachée, hâte-toi de descendre. Oui, aujourd’hui, il me faut demeurer dans ta maison. »

Sans doute. Mais, si tel est l’effet produit par Jésus, on est surpris de l’entendre lui-même déclarer à propos de Zachée : « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham » On se demande qui est au principe de ce salut : Jésus, l’interpellation qu’il a adressée à Zachée, ou bien Zachée lui-même, l’accueil qu’il a réservé à son hôte et, en définitive, la foi qui est à l’œuvre en ce fils d’Abraham ?

Mais faut-il choisir entre Jésus et Abraham ? Ne sont-ils pas l’un et l’autre, chacun autrement que l’autre, mais inséparablement l’un de l’autre et alternativement, l’un qui demande à l’autre l’hospitalité, l’autre qui la lui l’accorde, et non pas équitablement ni même généreusement mais gratuitement, gracieusement ?

C’est peut-être cet indicible, cet impensable que suggère la lecture de ce bref récit.  

Clamart, le 30 novembre 2007


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