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Passons à l'autre rive

«Et il leur dit, ce jour-là, le soir venu : «Passons à l'autre rive». Et, laissant la foule, ils le prennent comme il était dans le bateau ; et il y avait d'autres bateaux avec lui. Survient une violente bourrasque, et les vagues se jetaient dans le bateau, de sorte que déjà le bateau s'emplissait. Et lui, à la poupe, sur le coussin, dormait. Et ils l'éveillent et lui disent : «Maître, cela ne te fait rien que nous périssions !» Et, s'étant réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : «Tais-toi ! Reste en silence !» Et le vent tomba, et il se fit un grand calme. Et il leur dit : «Pourquoi êtes-vous si peureux ? Comment n'avez-vous pas de foi !» Et ils furent saisis d'une grande crainte, et ils se disaient entre eux : «Qui donc est-il, celui-là, que même le vent et la mer lui obéissent !»»


Marc IV, 35-41

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«Et il leur dit, ce jour-là, le soir venu : "Passons à l'autre rive. D'emblée, nous savons qu'il s'agit d'une traversée, d'un passage, et d'un passage qui se fait lorsque la journée est finie, lorsque le soir est venu. Des traversées, nous en faisons sans cesse. Nous allons pouvoir observer ce qui arrive quand nous passons, le soir venu, à l'autre rive.

L'initiative en revient à celui qui parle - et nous savons qui il est. Mais il ne dit pas : «passez à l'autre rive», ni : «que je passe à l'autre rive». Il dit : «passons», passons ensemble.

«Et, laissant la foule, ils le prennent comme il était dans le bateau». Entendons que les voilà embarqués ensemble : ils font cause commune. Il n'y en a pas un qui serait à meilleure enseigne que les autres. La seule distinction, et elle est de taille, c'est que ceux qui sont dans le même bateau que lui vont vivre, à la différence de la foule qui est laissée sur la rive, les mêmes événements que lui et lui va connaître le même sort qu'eux. Ils le prennent comme il était. Il n'est pas apprêté.

«Et il y avait d'autres bateaux avec lui.» Tout, dans cette histoire, insiste pour montrer qu'il y en a d'autres. Bien sûr, il n'est pas dans tous les bateaux, il ne peut être que dans un seul, mais c'est une flottille. «Il y avait d'autres bateaux», vous observerez : non pas avec eux, mais «avec lui». Il est dans un seul bateau. Mais tous les bateaux sont avec lui !

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«Survient une violente bourrasque, et les vagues se jetaient dans le bateau, de sorte que déjà le bateau s'emplissait.» La traversée est marquée par un combat qui est à la vie, à la mort. La traversée n'est pas une promenade, ce n'est pas une croisière, c'est une lutte.

Or, en contraste avec ce déchaînement, lui, il fait exception. Alors que les éléments se déchaînent, «lui, à la poupe, sur le coussin, dormait.» Il est à part, et pourtant il est dans la tourmente. Il dort. Or qui va le faire sortir de son sommeil ? Ce n'est pas le déchaînement des éléments. Nous pourrions le penser, après tout. Nous pourrions penser qu'il y a eu un coup de vent un peu plus fort, que sais-je ? et qu'il s'est enfin éveillé !

Non ! il s'éveille à la demande de ceux qui sont embarqués avec lui. «Ils l'éveillent». Ils le font se redresser, ils le font sortir de son sommeil. Et pour lui dire quoi ? Une parole très étrange, dont je ne voudrais pas déflorer le mystère.

«Maître, cela ne te fait rien que nous périssions !» Essayons de ne retenir que la plus faible signification de cette parole. Ils constatent que leur maître n'a cure de leur perte. Ils ne pensent d'ailleurs qu'à la leur, pas à la sienne avec eux : «Maître, cela ne te fait rien que nous périssions !», que nous, nous périssions. Ils lui décernent le titre de Maître, donc ils lui reconnaissent une certaine puissance, une certaine autorité en tout cas, mais il y a aussi de l'impertinence : alors, ça ne te fait rien que nous périssions ! Etrange composé de dépendance et de familiarité !

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«Et s'étant réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : "Tais-toi ! Reste en silence ! Il ne leur répond pas. Il s'adresse à plus forts qu'eux : au vent et à la mer. Qu'est-ce qu'il dit ? «Tais-toi !» et «Reste en silence !» Le vent, la mer s'étaient déchaînés, lui dormait. Le voilà réveillé, les éléments eux aussi s'étaient réveillés. Lui à son tour se réveille, sort de son sommeil. Que fait-il ? D'une autre façon, il fait ce que faisaient le vent et la mer : il engage le combat. Un combat qui n'est pas un combat physique : un combat avec des paroles. Ce qui ne veut pas dire que c'est un combat verbal, qui n'aurait que la consistance de ce qui passe à travers les lèvres.

Or de même que tout à l'heure, alors que les éléments étaient déchaînés, il était à la poupe sur le coussin et dormait, voilà que c'est la nature ambiante qui s'apaise et s'endort. «Et le vent tomba, et il se fit un grand calme.» Tout à l'heure, le calme, la paix résidaient dans le sommeil de Jésus. Voilà que maintenant le calme, la paix enveloppent l'univers dans lequel ces hommes embarqués, et lui avec eux, se trouvent. «Le vent tomba et il se fit un grand calme». La paix n'a pas quitté Jésus, mais elle s'est étendue, elle s'est étalée.

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«Et il leur dit : "Pourquoi êtes-vous si peureux ? Comment n'avez-vous pas de foi !» Ce n'est pas aux éléments qu'il s'en prend. Mais il s'en prend à l'effet des éléments sur ceux qui sont avec lui.

Pour me faire entendre, je vais évoquer le souvenir d'un événement tout récent. Dimanche dernier, l'un des amis de Saint-Bernard m'a conduit tout en haut de la Tour Montparnasse. J'ai regardé vers le sol autant qu'on le pouvait, à travers les vitres, et j'ai été pris de vertige. Or, je me suis dit ceci, en pensant à l'entretien que nous aurions ce soir : au fond, ce n'est pas l'altitude qui est mauvaise, c'est le vertige : le vertige, qui est l'effet de l'altitude en moi. Et s'il y a quelque chose à vaincre, ce n'est pas l'altitude. S'il y a quelque chose à vaincre - à moins qu'il faille s'habituer à vivre avec - c'est la peur. «Pourquoi êtes-vous si peureux ? Comment n'avez-vous pas de foi !». Le contraire de la foi, ce n'est pas le doute. Le contraire de la foi, ça vous prend aux tripes, pas à la tête. Le contraire de la foi, c'est la peur. Il faut être très intellectuel pour que ça devienne le doute, et il n'est pas sûr qu'alors même le doute ne soit pas un masque de la peur. «Comment n'avez-vous pas de foi !»

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Nous n'en avons pas fini avec cette traversée, «Ils furent saisis d'une grande crainte, et ils se disaient entre eux : "Qui donc est-il, celui-là, que même le vent et la mer lui obéissent ? Qu'est-ce qui fait leur crainte quand ils n'ont plus de motif d'avoir peur ? Ce qui fait leur crainte, c'est d'être avec lui. «Qui donc est-il, celui-là, que même le vent et la mer lui obéissent ?» La crainte, c'est précisément d'être avec lui. Alors nous découvrons que nous sommes avec un autre, et avec un autre qui nous laisse avec notre peur et qui, en même temps, traite cette peur. Car il n'est pas sûr que nous en finissions d'avoir peur, mais ce qui est sûr, c'est que, avec ou sans la peur, il y a Jésus qui est là, dans le même bateau que nous. C'est lui qui nous impressionne, que nous craignons, parce qu'il n'est pas sûr que nous n'aimions pas avoir peur. Car ce n'est pas seulement dans les romans, c'est aussi dans la vie que les gens chérissent leur peur, l'entretiennent, la cultivent, alors que la présence de Jésus devrait les apaiser !

Ce qui empêche la traversée, ce n'est pas la tempête, c'est notre peur. Et c'est notre peur que nous avons à traverser. Mais qu'est-ce qui va permettre de traverser la peur ?

Ce qui permet de traverser la tempête-peur, la peur appelée tempête, ou la tempête appelée peur, ça a un nom, dans ce passage, ça s'appelle la foi. Mais en m'entendant dire «ce qui permet la traversée de la peur c'est la foi», quelqu'un a peut-être envie de dire «mais qu'est-ce que c'est que la foi ?» Et ça n'est pas une si mauvaise question. Aussi bien, d'ailleurs, cette page d'Evangile nous permet et de former cette question, et de lui apporter une réponse.

Notre foi, c'est quelqu'un. Notre foi, c'est Lui quand Il dort, quand nous Le réveillons et quand Il Se réveille. Qu'est-ce que c'est donc que n'être plus peureux, qu'est-ce que c'est qu'avoir de la foi ? Cette page nous le dit : c'est être avec Lui, dans le même bateau que Lui, quand Il dort, c'est Le réveiller et c'est reconnaître qu'en effet, Il se réveille et qu'Il fait la paix, qu'Il fait le calme en nous et autour de nous.

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En définitive, nous découvrons que nous ne faisons qu'un avec Lui, comme Il ne fait qu'un avec nous, comme on dit qu'on ne fait qu'un avec quelqu'un qui est sur le même bateau que nous. Comme on dit qu'on ne fait qu'un avec qui court les mêmes dangers que nous. C'est dans le danger que l'on se reconnaît frères, ce n'est pas par beau temps. Alors on l'oublie plutôt. Et Sa force, Sa puissance de Maître, Il ne la garde pas pour Lui, Il nous la donne. Et c'est ça qui s'appelle la foi. La foi, c'est Sa puissance devenue nôtre.

L'autre rive à laquelle, sans cesse, au long des jours, et jusqu'au dernier, nous passons, cette autre rive, nous l'atteignons quand notre foi touche à un peu de paix, avant la paix éternelle. Car vous avez bien compris que dans tout cela, dans ce sommeil et dans ce réveil, il s'agissait de mourir, il s'agissait de se réveiller, de ressusciter.

16 juin 1994

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