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« Sur le lampadaire »


«(13) Vous êtes, vous, le sel de la terre. Mais si le sel s’affadit, avec quoi sera-t-il salé ? Il n’a plus aucune force que, jeté dehors, être piétiné par les hommes. (14) Vous êtes, vous, la lumière du monde. Une ville ne peut être cachée, placée en haut d’un mont. (15) Ils n’allument pas non plus une lampe et ne la mettent pas sous le boisseau, mais sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux (qui sont) dans la maison. (16) Qu’ainsi brille votre lumière devant les hommes, en sorte qu’ils voient vos belles œuvres et glorifient votre Père (qui est) dans les cieux !»


Matthieu V, 13-16

Une double déclaration d’identité

Le trajet que nous faisons en lisant ce passage s’achève sur un vœu concernant des interlocuteurs : Qu’ainsi brille votre lumière… Or, il s’agit d’eux déjà, dans tout ce qui précède l’énoncé de ce vœu, puisqu’ils sont désignés d’emblée par le vous. Les destinataires du message sont donc constamment présents, du début à la fin.

Avant qu’on en vienne à formuler ce vœu certains faits ont été mentionnés. Ils ont été énoncés au présent, comme des vérités d’expérience, soit sur le mode négatif soit sur le mode affirmatif : le sel…n’est plus bon qu’à…une ville ne peut être cachée…on n’allume pas non plus une lampe…et elle brille. Ces propos viennent eux-mêmes en conséquence d’une déclaration d’identité qui a été adressée par deux fois, et emphatiquement, aux destinataires, mais chaque fois en des termes différents : Vous êtes, vous, le sel de la terre…Vous êtes, vous, la lumière du monde. Le futur n’apparaît qu’une fois, et sur le mode de l’interrogation, à la suite d’une supposition : Si le sel s’affadit, en quoi sera-t-il salé ?

Ainsi la déclaration d’identité est-elle au départ du trajet tout entier. Mais il y a un premier départ et un  second départ, un départ initial et un départ intérieur au parcours, puisque les destinataires de ce message sont d’abord tenus pour le sel de la terre (13) et, ensuite, pour la lumière du monde (14). Ainsi donc leur identité, d’abord affirmée métaphoriquement dans le registre du sel, l’était ensuite, métaphoriquement encore, dans celui de la lumière.

Pour décider s’il s’agit d’une pure redondance, si la deuxième déclaration n’ajoute pas du nouveau à la première, il convient d’observer d’abord de quels développements celle-ci est suivie, comment elle est traitée.

L’avenir du sel

D’emblée, c’est l’avenir du sel qui est pris en considération. Or, cet avenir peut ne pas correspondre à ce qu’on attend du sel du fait de sa nature et des effets qu’il produit en conséquence de cette nature. Mais si le sel s’affadit, avec quoi sera-t-il salé ?

Ainsi la propriété qui caractérise le sel, qui le fait ce qu’il est, est-elle aussi ce qui décide de son existence. S’il perd cette propriété, il ne peut pas continuer de subsister. C’est donc son avenir qui, à la lettre, est mis en question. Et pourquoi, sinon parce qu’il est unique en son genre - il n’y a pas d’autre sel que le sel ! - et parce qu’il ne tient son être et sa nature de rien d’autre que de lui-même ? Rien ne semble pouvoir le saler. Il a donc de la force en lui, la force même d’être ce qu’il est, mais celle-ci peut lui manquer. Ainsi sa spécificité saline n’est-elle pas assurée contre le dépérissement. Que celui-ci survienne, et alors que reste-t-il du sel qu’il est ou, plutôt, qu’il était ?  Car subsiste-t-il encore, s’il ne peut plus saler ?  Dénaturé qu’il est, il n’a plus que le destin d’un banni, d’un exclu, de quelqu’un qui serait jeté dehors - hors de quoi ? hors de lui-même ? - et qui ne serait encore présent dans le monde humain que pour y être écrasé, sinon détruit, pour y être piétiné par les hommes.

Si vous êtes, vous, le sel de la terre, vous êtes donc exposés. Car, si uniques et singuliers que vous soyez - l’emphase du vous semble bien distinguer les destinataires parmi beaucoup d’autre ! - vous pouvez faillir. En bref, si l’on peut dire, la salinité, l’essence, ne garantit pas l’existence. L’existence disparaît avec l’identité, comme si le fondement de l’être se confondait avec la raison d’être et que celle-ci n’était autre que la capacité d’exercer une certaine fonction, à savoir : saler. Que cette capacité soit absente et c’en est fini de l’existence même de ce qui en était le support. Car ceux-là mêmes qui pouvaient tirer profit du sel pour leur propre alimentation, les hommes,le détruisent s’il ne peut plus leur rendre les services qu’ils attendaient de lui.

Notons en passant que, si l’aptitude à l’exercice effectif de la fonction décide ici de l’existence, celle-ci, l’existence du sel, considérée maintenant en elle-même, indépendamment des aléas qui surviennent dans l’exercice de la fonction qu’elle peut remplir, n’est cependant pas déclarée vaine, tant s’en faut. Que l’utilité du sel soit seule envisagée ne signifie pas que cette utilité soit la seule raison de son existence. Il semblerait plutôt que l’existence du sel  soit quelque chose qui vient sans doute s’ajouter à la terre mais comme un supplément qui va de soi, qu’on attend presque pour que la terre soit elle-même.

L’identité lumineuse  est-elle traitée de la même façon ?

 

 

Le propre de la lumière

Rien ici n’est dit du futur. Tous les énoncés sont au présent. Si des propositions comportent des négations, c’est pour faire état de ce qui, justement, n’arrive pas et même ne peut pas arriver à ceux qui sont identifiés comme la lumière du monde. Tout le monde semble devoir convenir, comme il arrive quand les choses vont de soi, de ce qui est dit de la lumière. Les déclarations qui portent sur elle semble correspondre à une expérience commune contre laquelle personne ne s’élèvera.

Or, il est remarquable que la métaphore lumineuse soit aussitôt prolongée par un commentaire qui invite à entendre la lumière autrement que comme un élément naturel, tel qu’est le sel, par exemple, mais comme une certaine forme d’organisation sociale, comme une ville. On lit, en effet : Vous êtes, vous, la lumière du monde. Une ville ne peut pas être cachée, étant placée en haut d’un mont. La notion de villeplacée en haut d’un mont et celle de lampe fusionnent en quelque sorte l’une avec l’autre. La pluralité socialement structurée de la ville se fond avec la simplicité naturellement lumineuse de la lampe.

Plus précisément encore, la lampe trouve sa raison d’être exposée à la vue de tous dans le fait que la ville, par elle-même en quelque sorte, en raison de son identité de ville, ne peut pas être cachée, étant placée en haut d’un mont. Non que toute ville soit placée en haut d’un mont. Mais, si elle l’est, alors elle ne peut pas être cachée. Ainsi, lorsqu’on passe de la considération de la ville à celle de la lampe, semble-t-il évident que jamais celle-ci ne sera placée sous le boisseau mais toujours sur le lampadaire et que sa luminosité ne sera jamais étouffée. Sinon, comment comprendrait-on qu’elle brille pour tous ceux (qui sont) dans la maison ? Or, tel est bien la fonction de la lampe.

Allons plus loin, On ne mentionne l’occultation de la lampe- sous le boisseau - que pour l’écarter, à la façon d’une éventualité aberrante qui n’a pas lieu de se produire. Bien plus, la lampe, quand elle est sur le lampadaire - et elle y est donc toujours ! - n’est pas sélective dans le rayonnement de la lumière : celle-ci atteint tous ceux (qui sont) dans la maison. En bref, la pensée d’un échec possible est moins présente avec la lumière qu’avec le sel : seule est envisagée l’heureuse réception sociale de la lumière, dans la ville, dans la maison tout entière, l’une et l’autre étant traitées comme des espaces de vie commune qui ne peuvent soit qu’éclairer - c’est le cas de la ville - soit qu’être éclairée - tel est le cas de la maison.  

La succession des métaphores et son enseignement

Le contraste avec la métaphore toute minérale du sel est assurément fort sensible. Cependant, on ne peut oublier que le sel et la lumière sont employés pareillement pour proposer une définition active de l’identité de vous, des destinataires du message qui est envoyé. Pareillement, oui, mais successivement.

Que peut-on apprendre de cette succession ? Que suggère-t-elle qui intéresse la condition et l’histoire des destinataires des propos  qui sont tenus ici ?

En assimilant, comme on l’a fait, le vous au sel de la terre on manifeste clairement que rien n’est joué d’avance et qu’il est toujours possible de perdre la partie, d’échouer, alors pourtant que le sel n’a, comme la lumière, qu’à développer sa virtualité propre pour gagner, c’est-à-dire pour remplir sa fonction, et subsister.

Quand le vous est identifié à la lumière du monde, l’attention se porte sur le développement effectif d’une histoire qui ne peut qu’aller heureusement du virtuel à l’actuel et donc réussir. Ce qui ne revient pas à soutenir qu’une destination quasi fatale à bénéficier certainement de la lumière serait présente, en devenir, latente, mais infailliblement active, dans le monde, parmi les hommes ou, pour parler autrement, chez tous ceux (qui sont) dans la maison. En effet, supposer qu’il en est ainsi, que les jeux sont faits, serait méconnaître que l’histoire est le temps du vœu. Or, le vœu, s’il est formulé, comme c’est le cas ici, désigne une fin mais « pour » qu’on y atteigne : il énonce cette fin sur le mode du désir, de ce qui manque encore. Tel est le sens des propos qui terminent ce discours.

 

« Votre lumière », « vos belles œuvres » et « votre Père (qui est) dans les cieux »

Qu’ainsi brille votre lumière devant les hommes, en sorte qu’ils voient…On se méprendrait sur la portée du vœu qui est ici formulé si l’on négligeait d’observer que c’est un impératif qui le rend présent et qui le dirige vers les destinataires du message.  Bref, c’est un vœu qui est aussi un commandement.

De plus, on est passé de Vous êtes, vous, la lumière du monde à Qu’ainsi brille votre lumière…En d’autres termes, il ne s’agit plus de la définition d’une identité, celle de la lumière, mais de la capacité de la lumière que vous êtes, vous, à briller devant les hommes, c’est-à-dire non pas à être vus des hommes mais à les éclairer.

En vérité, il n’est pas question d’être vu ou de n’être pas vu. Seule importe la façon dont la lumière que vous êtes, vous, brille ou, mieux, éclaire les hommes, les fait voir, fait qu’ils voient clair. Telle est la portée du lien qui existe entre, d’une part, le ainsi de Qu’ainsi brille votre lumière et, d’autre part, le en sorte que de en sorte qu’ils voient. La publicité de vos belles œuvres n’est pas ici en cause, on ne songe ni à l’exiger ni à la proscrire. On ne considère que leur aptitude à diriger autrui au-delà de ceux-là mêmes qui les accomplissent.  En effet, vos belles œuvres sont là non point pour elles-mêmes, pour attirer le regard des hommes vers ceux qui les font, mais pour inspirer à ceux qui, en effet, les voient, un acte d’un tout autre ordre que l’admiration, par exemple, ou encore l’approbation ou la condamnation. Or, on sait en quoi consiste cet acte : …et qu’ils glorifient votre Père (qui est) dans les cieux.

Cette ultime fin ne devrait pas surprendre. On était préparé à la rencontrer. Il y allait, en effet, en tout ce discours, de la terre, des hommes, du monde, c’est-à-dire de l’universel. Dans ces conditions, comment l’intérêt pourrait-il s’attacher à des individus en raison de ce qu’ils présentent de traits particuliers auxquels il conviendrait de s’arrêter, de se fixer ? Les belles œuvres elles-mêmes, pour autant précisément qu’elles éclairent, ne font pas écran, pas même pour que se réfléchisse en elles une figure quelconque qu’il faudrait imiter : elles sont plutôt comme des poteaux indicateurs qui se font oublier dès qu’on les a lus et qui conduisent le regard vers l’au-delà de tout ce qui peut tomber sous la vue, vers les cieux, et vers le Père, vers la reconnaissance et la glorification de ce Père, qui est commun à vous et aux hommes, à tous ceux (qui sont) dans la maison.

Au-delà de l’utilité et de la gratuité, le désintéressement

En définitive, les belles œuvres, ont bien une fonction, et il n’est pas indifférent  pour vous de les produire ou de les omettre, puisque, dans le premier cas, elles permettent et, dans le second, empêchent que les hommes…glorifient votre Père (qui est) dans les cieux. Par suite, non seulement agir mais encore agir d’une certaine façon, dans un certain sens, n’est pas laissé à la discrétion des destinataires du message.

Il y a plus encore. Il n’est pas indifférent mais, cette fois, pour la terre, pour le monde, pour les hommes, qu’ils glorifient votre Père (qui est) dans les cieux. Sinon autant dire qu’une terre sans sel serait équivalente à une terre salée ou qu’un monde plongé dans les ténèbres aurait la même valeur qu’un mondebrille la lumière.

Ainsi donc aussi bien vos belles œuvres que la glorification du Père par les hommes sont-elles en quelque façon utiles à ceux qui les accomplissent ou qui en bénéficient. Mais, puisqu’il s’agit du Père qui est dans les cieux, cette glorification et ces belles œuvres, n’ajoutent rien à ce qu’est ce Père. Par conséquent, elles sont, en ceux qui les produisent, proprement gratuites.  Entendons pas là non pas un don qu’ils Lui feraient par un excès de générosité, mais un don qu’ils reçoivent de Lui sans avoir rien fait pour le mériter, une grâce qu’Il leur accorde en leur permettant de donner du goût à la terre et de la splendeur au monde.

Mais sans doute convient-il de dépasser même l’opposition qu’on met facilement entre le fonctionnel, et donc l’utile, et, d’autre part, le gratuit. Pour y parvenir sans doute convient-il d’accorder toute sa place à l’événement du témoignage. Celui-ci engage ceux qui le portent comme ceux qui le reçoivent. Mais cet engagement lui-même n’est rien s’il ne s’accompagne, chez les uns comme chez les autres, du plus entier désintéressement.

Ainsi le sel et la lumière que nous sommes portent-t-ils témoignage. Faute de sel, quel goût aurait la terre et qui donc y prendrait goût ? Faute de lumière, le monde serait-il visible et qui donc le verrait ? Ainsi donc que la terre ait du goût et qu’on y prenne goût, que le monde soit visible et que nous le voyions, c’est là une  bonne nouvelle qui réjouit ceux qui l’annoncent et ceux qui la reçoivent, oui, assurément, mais comme on fait pour un cadeau qui dirige les cœurs non vers lui-même, vers la terre et le monde, mais vers Celui qui le donne, vers le Père.    

Clamart, le 9 octobre 2009

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