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Oui, Dieu aima tant le monde...

«Oui, Dieu aima tant le monde qu'il donna son fils, seul engendré, afin que quiconque croit en lui ne pérît pas mais eût une vie éternelle. Oui, Dieu n'envoya pas le fils dans le monde pour que le monde fût jugé mais pour que le monde fût sauvé par lui. Celui qui croit en lui n'est pas jugé. Mais celui qui ne croit pas déjà a été jugé, parce qu'il n'a pas cru au nom du fils, seul engendré, de Dieu.»


Jean III, 16-18

Relevons certaines formules : «quiconque croit», «celui qui croit», «celui qui ne croit pas, «parce qu'il n'a pas cru»». Si j'attire votre attention sur ces formules, c'est parce qu'elles nous permettent tout de suite de saisir le point de vue à partir duquel il sera important que nous restions placés. En d'autres mots, nous sommes invités à reconnaître ce qui arrive quand on croit. Et, si l'on parle de qui ne croit pas, ce n'est pas pour statuer sur le cas de ceux qui ne croient pas, c'est pour comprendre, par différence, ce qui arrive à celui qui croit.

C'est un point de vue plus difficile à prendre que nous ne le pensons. Spontanément, en effet, nous avons une position de sociologue : il y a les gens qui croient et il y a les gens qui ne croient pas.

Or ce n'est pas, me semble-t-il, le point de vue auquel nous sommes invités à nous placer. Il nous faut essayer de réaliser, de rendre réel en pensée, ce que c'est que croire ce qui nous arrive quand nous croyons.

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Qu'est-ce qui arrive ? Arrêtons-nous sur la toute première phrase. «Oui, Dieu aima tant le monde qu'il donna son fils, seul engendré». Un événement est mentionné. J'ai tenu à le rendre en utilisant en français, comme d'ailleurs me l'inspirait le texte original, le temps dont on se sert pour marquer un événement considéré en lui-même, le passé simple : «Dieu aima». Un peu plus loin, nous dirons : «Dieu n'envoya pas le fils». Evénement d'histoire. Or, et il y a là un caractère assez surprenant dans cette formulation, nous pressentons que cet événement, tout historique qu'il soit, nous pouvons et nous ne pouvons pas l'assimiler à un événement purement historique.

Pour me faire entendre, je prends un exemple : nous pouvons dire : «Napoléon gagna la bataille d'Austerlitz». Formellement, c'est le même temps qui est employé. Il est intéressant, d'ailleurs, que les deux événements soient présentés de la même façon. Cela signifie que tous les deux, nous les tenons pour vrais, vrais en eux-mêmes. Il est vrai que Napoléon gagna la bataille d'Austerlitz, mais nous disons aussi : «il est vrai que Dieu aima tant le monde qu'il donna».

Tous les deux sont vrais mais bien évidemment, ils ne sont pas vrais de la même façon. Celui qui est mentionné ici est autrement vrai, vrai d'une autre façon, et c'est cette autre façon que le travail sur ce texte va nous permettre de dégager. De quelle façon est-il vrai que Dieu aima tant le monde qu'il donna son fils ?

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Je peux d'ailleurs tout de suite essayer de répondre, par provision en quelque sorte, à cette question. Qu'est-ce qui fait que c'est vrai ? Cela peut se dire avec des mots très simples. Dieu aima tant le monde qu'il donna son fils, c'est moi qui vous le dis. Ou, si vous voulez, dépassons le point de vue individuel : c'est nous qui le disons. En d'autres mots, «Dieu aima tant le monde qu'il donna son fils» est une parole de foi et il n'est pas surprenant que, dans ce passage, avec une insistance marquée, à quatre reprises, croire se rencontre.

Parole de foi. Qu'est-ce que je vous propose d'entendre par là ? Pour ne pas rester dans le flou, je vous suggère d'entendre parole de foi au moins de trois façons.

D'abord, c'est une parole qui vient de la foi : c'est parce que je crois que je dis cela. C'est une parole qui vient, qui sort de la foi.

Mais on peut l'entendre aussi en une autre façon. La parole de foi est une parole qui dit l'objet de la foi, qui énonce ce en quoi je crois.

Enfin, la parole de foi est aussi une parole dans laquelle le croyant reconnaît ce qui lui arrive. Elle exprime ce dans quoi le croyant lui-même est engagé. Sans doute, cette parole de foi dit quelque chose qui est arrivé, mais - et ceci est tout à fait important - elle dit aussi ce qui se grave, en quelque sorte, dans le geste de croire. Tout à l'heure, ce dernier aspect apparaîtra plus clairement. Mais je tenais à dégager d'emblée ces trois acceptions de l'expression, très simple : parole de foi.

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Qu'est-ce que nous pouvons dire maintenant en allant plus loin, en nous arrêtant non pas simplement sur le fait qu'un événement est mentionné mais en nous attachant à la nature de l'événement ?

«Dieu aima tant le monde qu'il donna son fils». Il y a Dieu et il y a le monde. Et ça reviendra d'ailleurs dans la deuxième phrase : «Dieu n'envoya pas le fils dans le monde». Nous apprenons que le monde n'est pas seul. Le monde n'est pas une réalité qui se suffirait à elle-même, qui serait laissée à elle-même, éventuellement abandonnée à elle-même. Le monde, aussi bien l'univers physique ou historique que les réalités les plus simples qui font notre vie, nous-mêmes d'ailleurs, le monde n'est pas quelque chose qui serait compact, serré sur soi-même. Le monde est en relation avec quelqu'un auquel on donne le nom de Dieu. Le monde n'est pas tout seul. Dieu non plus d'ailleurs.

Et puis, plus précisément, le rapport qu'il y a entre Dieu et le monde s'énonce par le verbe aimer. «Dieu aima tant le monde». Profitons-en pour essayer de nous mettre un peu au clair sur ce que peut signifier le verbe aimer. Mais en nous laissant instruire par ce passage-ci. Nous savons bien que ce verbe est un peu une auberge espagnole : chacun y trouve ce qu'il y apporte et ce qu'il y met. Or, ici, il n'y a qu'à lire pour que nous entendions ce que veut dire le verbe aimer : «Dieu aima tant le monde qu'il donna son fils, seul engendré». Aimer est rapproché d'un autre geste, simple, d'une certaine façon moins abstrait, si j'ose dire qu'aimer : donner. Qu'est-ce qu'on fait quand on donne ? On abandonne, éventuellement, on perd ce qu'on avait. En tout cas, on le donne, on ne l'a plus à soi. Ici aimer se situe dans la ligne de donner. «Dieu aima tant le monde qu'il donna» et qu'il donna quoi ? «son fils, seul engendré». Il donna quelque chose de lui-même, quelqu'un de lui-même, ce qui était lui-même encore, mais différent de lui.

«Son fils, seul engendré». Il n'y en avait pas d'autres qui fût sorti de lui. Autre façon de signaler que c'était lui encore, Dieu, qui se donnait. Car s'il y avait une multitude de fils, ce qu'il y a de propre à Dieu, d'unique, se diluerait. Engendré nous rappelle encore l'extrême réalité, quasi physique, qu'il y a entre l'un et l'autre. Je vous signale toutefois qu'il donna son fils, non pas son enfant. C'est-à-dire que ce seul engendré, c'est celui aussi qu'il reconnaît comme fils : celui en qui il se reconnaît et qu'il reconnaît comme fils, un autre que lui.

Voilà, en première approche, ce qui nous est proposé sur le rapport entre Dieu et le monde : c'est un rapport d'amour, et d'un amour entendu comme don. Faut-il aller jusqu'à dire que ce don équivaut à une perte ? à un abandon ? En tout cas, ce qui est sûr, c'est que ce qui est donné, c'est quelque chose d'unique, qui tient à la personne même qui donne, à Dieu, lui-même et autre qui lui.

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Quel est le but poursuivi par l'établissement de ce rapport, par l'événement de cet amour «Dieu aima tant le monde» ? Ce but est d'abord exprimé avec des mots qui, eux aussi, relèvent d'une certaine façon de l'ordre génésique. «Afin que quiconque croit en lui ne pérît pas mais eût une vie éternelle». Périr, nous savons bien que c'est ce qui attend tout vivant. Donc mettre l'un à côté de l'autre périr, et, d'autre part, la vie et la vie éternelle, c'est évoquer tout de suite un ordre, celui de la vie exposée à disparaître, mais ici relayée par une vie qui ne disparaît pas.

Précisons, pour mieux entendre encore ce qui est en cause ici. Dieu, en aimant le monde, et en montrant son amour par le don du fils seul engendré, fait un geste en quelque sorte inverse de l'objectif qu'il poursuit. Quel objectif poursuit-il ? Que quiconque ne périsse pas mais ait une vie éternelle. Or, pour qu'il n'y ait pas cette perte, pour qu'il y ait au contraire vie, et vie éternelle, Dieu, lui, donne, en acceptant de ne plus avoir ce qu'il a, de l'abandonner, de le laisser aller, de le laisser partir.

Je voudrais souligner tout de suite l'arrivée de ce verbe croire. C'est le moment de rappeler ce qu'est la parole de foi. Un tel discours ne peut tenir que parce qu'il vient de la foi. Mais la foi se nourrit en quelque sorte d'un tel discours : le contenu de la foi, c'est cela. Mais je vous disais aussi qu'il y avait un troisième aspect. La foi, qui tient ce discours, reconnaît aussi, en tenant ce discours, que quelque chose arrive à celui qui croit, et quelque chose qui est l'inverse de ce que fait Dieu. A la limite, on pourrait dire que Dieu lâche quelque chose et que celui qui croit, au contraire, se maintient, ne périt pas, a la vie éternelle. Voilà ce qui arrive à celui qui croit.

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Il peut nous sembler que la suite dit à peu près la même chose. Mais, si nous lisons attentivement, nous nous apercevons que quelque chose d'autre est ajouté. D'abord, il ne s'agit plus d'aimer, il s'agit d'envoyer, d'expédier, de faire sortir, de faire aller. «Oui, Dieu n'envoya pas le fils». Sans doute, c'est bien toujours son fils, mais cette fois-ci il n'est plus marqué que c'est le sien. Il «n'envoya pas le fils». D'une certaine façon, il reste sien mais Dieu ne le possède plus. Le fils appartient maintenant, à l'espace, au champ dans lequel il est envoyé. «Dieu n'envoya pas le fils dans le monde».

Tout à l'heure, l'objectif poursuivi s'exprimait en termes relevant de la vie et de la mort. Cette fois-ci la formulation est bien différente. Non «pour que le monde soit jugé mais pour que le monde soit sauvé par lui». Le but poursuivi est formulé en des termes et avec un vocabulaire qui rejoignent ce qui nous arrive tous les jours. Tous les jours, personne n'y échappe, nous jugeons et nous sommes jugés. Chaque jour, aussi longtemps que nous vivons, il n'y a pas seulement le risque de périr ou de vivre, mais il y a le risque d'être apprécié, évalué, jugé, éventuellement condamné, ou, au contraire, la possibilité d'échapper au danger redoutable du jugement, d'être sauvé.

Cette formulation rabat l'événement qu'est l'amour de Dieu pour le monde à l'intérieur de la vie du monde. Quand nous lisions : «afin que quiconque croit en lui ne pérît pas mais eût une vie éternelle», sans doute, il s'agissait de la vie en ce monde, mais de la vie en ce monde envisagée en tant qu'elle peut s'interrompre. Ici, c'est la vie en ce monde en tant qu'elle est exposée à être disqualifiée par un jugement : dans ce monde nous pouvons, tout en continuant à vivre, n'avoir pas en définitive la vie vraiment sauve. Or, «Dieu n'envoya pas le fils dans le monde pour que le monde fût jugé mais pour que le monde fût sauvé par lui» : pour que le monde atteigne à l'état non de jugement mais de salut, pour que le monde, aussi longtemps qu'il court, continue mais non jugé, mais sauvé.

Vous voyez comment la formulation de l'événement initial est approfondie. Nous participons à une sorte de forage de cette première affirmation.

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La conclusion arrive maintenant et, avec la conclusion, nous retrouvons ce verbe croire, nous retrouvons la foi : «Celui qui croit en lui n'est pas jugé». Dans la foi, nous expérimentons non seulement que Dieu aime le monde, en envoyant son fils, mais aussi quelque chose qui peut se dire en des termes qui nous concernent. «Celui qui croit en lui n'est pas jugé», est étranger à l'ordre du jugement. Je vous rappelle à ce propos la remarque initiale que je vous avais faite. Dans ce texte, n'oublions jamais, quand nous le lisons, de nous situer au point de vue qu'il nous invite à adopter : prendre acte de ce qui arrive à celui qui croit en lui. Mais, encore une fois, il n'est pas question de dire ce qui arrive à ceux qui ne croient pas en lui. Car, lorsque, dans un instant, cet aspect sera évoqué, ce sera pour faire entendre encore ce qui arrive à celui qui croit en lui : que celui-ci réalise bien que cet état de jugement lui est devenu étranger. Il est passé à un autre état, à une autre manière d'exister. «Celui qui croit en lui n'est pas jugé».

«Mais celui qui ne croit pas déjà a été jugé». N'entendons pas : est jugé parce qu'il ne croit pas. En vérité, du point de vue de celui qui croit, celui qui ne croit pas, se trouve dans un état où le jugement empêche l'arrivée de l'histoire, si je puis dire. Qu'est-ce que j'entends par l'arrivée de l'histoire ? C'est l'arrivée de ce qui nous a été rapporté comme un événement : «Dieu aima tant le monde... Dieu n'envoya pas le fils dans le monde...». Celui qui ne croit pas est, si je puis dire, dans un état où il ne sera pas jugé, car, pour lui, le jugement est chose faite. C'est acquis, et pourquoi ? Non pas parce qu'il ne croit pas, non pas parce qu'il ne crut pas, mais parce qu'il n'a pas cru. Excusez ces précisions, mais elles sont importantes. Le passé composé, ce n'est pas la même chose que le passé simple et j'ai tenu à rendre dans le texte la force de l'original. Quand on évoque l'état négatif, on n'évoque précisément que des états déjà accomplis, que des états dans lesquels rien ne peut plus se passer, mais dans lesquels rien ne s'est non plus passé : des états sans histoire.

«Celui qui ne croit pas déjà a été jugé, parce qu'il n'a pas cru au nom du fils, seul engendré, de Dieu». Le fils de Dieu maintenant est présenté comme tel. Ce qui est en cause, c'est de n'avoir pas cru au nom du fils seul engendré de Dieu. Ne pas croire au nom du fils, c'est ne pas croire que le nom du fils a été donné, que le nom du fils, c'est précisément cela que le père a donné. Aussi, désormais, ceux qui croient sont des croyants parce qu'ils portent le «nom du fils, seul engendré de Dieu». Croire, c'est recevoir le nom du fils. Quand nous croyons, nous sommes engendrés fils, à la fois engendrés et reconnus, dans la mesure où ce terme de fils évoque toujours autre chose et plus qu'une simple réalité biologique. Nous sommes produits, et tenus, et salués, et sauvés, comme fils.

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Au terme de ce parcours, on peut observer que la foi, on peut la comparer à ce qui reçoit cette histoire. «Dieu aima tant le monde... Dieu n'envoya pas le fils dans le monde pour que...» C'est dans la foi et à la foi que cette histoire arrive. La foi parle d'elle-même, de ce qui la concerne, non pas de quelque chose qui serait en face, mais de quelque chose qui l'a attaquée, ou dans quoi elle se trouve engagée et, pour bien me faire entendre, je prends l'exemple que j'évoquais en commençant. Oui, il y a certainement moyen de savoir que Napoléon gagna la bataille d'Austerlitz. Il n'y a pas besoin pour autant d'y avoir été ; on peut certainement, par toutes sortes de documents, apprendre qu'il y a eu une bataille à Austerlitz et ce que fut cette bataille, quelle en fut l'issue. Il en va différemment de cette histoire, elle aussi pourtant arrivée, «Dieu aima tant le monde... Dieu n'envoya pas le fils dans le monde». Cette histoire est portée mais dans les archives de la foi présente. C'est dans la foi que réside cet événement et non pas comme quelque chose qu'on regarderait, qu'on apprendrait et qu'on saurait, mais comme quelque chose qui est la foi même. Car la foi, c'est précisément de pouvoir se dire : «Je peux bien être jugé, et je peux bien juger aussi. En croyant, du fait que je crois, je reçois un amour. Du fait que je crois, je suis fait fils. Je peux bien périr, et ça m'arrivera. Du fait que je crois, cet amour me fait passer à une vie qui, elle, ne périt pas.»

30 mai 1996

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