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Deux hommes montèrent au Temple...

«Et il dit à l'adresse de certains qui se fiaient sur eux-mêmes de ce qu'ils étaient justes et qui tenaient pour rien le reste [des gens] la parabole que voici : «Deux hommes montèrent au Temple pour adresser leur prière, l'un, un Pharisien, l'autre, un publicain. Le Pharisien, s'étant placé en s'adressant à lui-même, adressait sa prière comme voici : O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, [qui sont] rapaces, injustes, adultères, ou même comme le publicain que voici. Je jeûne deux fois la semaine, je paie la dîme de tout ce que j'acquiers. Le publicain, placé loin de là, ne voulait même pas lever les yeux vers le ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant : O Dieu, sois favorable à moi, le fautif. Je vous dis, celui-ci descendit justifié dans sa maison, à la différence de celui-là, parce que quiconque se hausse lui-même sera abaissé, et quiconque s'abaisse lui-même sera haussé.»


Luc XVIII, 9-14

Je voudrais attirer votre attention sur quelque chose d'assez simple mais qui peut nous introduire d'une bonne façon à ce passage. Je voudrais que nous nous rappelions que chacun d'entre nous, où qu'il soit, est toujours quelque part. Où que nous soyons, nous occupons une place, et, de la place que chacun d'entre nous occupe, nous pouvons, d'une certaine façon, nous échapper. Nous pouvons échapper à la place que nous occupons en regardant dans une certaine direction. Encore une fois, nous sommes toujours quelque part mais, de là où nous sommes, nous pouvons diriger notre regard dans un certain sens et ce pouvoir que nous avons de diriger notre regard est une façon de rester là où nous sommes, sans doute, tout en en sortant.

Allons plus loin et reconnaissons que nous pouvons regarder vers le haut. Nous pouvons aussi regarder vers les côtés. Nous pouvons aussi regarder vers le bas ou encore nous pouvons regarder vers le lieu où nous sommes nous-mêmes placés. Voilà quatre directions que, de là où nous sommes, nous pouvons prendre.

Ces quelques observations sont très simples mais peut-être déjà pressentez-vous qu'elles ne sont pas tellement étrangères au passage que nous avons à lire ce soir.

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«Et il dit à l'adresse de certains qui se fiaient sur eux-mêmes de ce qu'ils étaient justes». Celui qui parle donne à sa parole une direction. Il dirige ce qu'il dit vers «certains qui se fiaient sur eux-mêmes», qui regardaient vers eux-mêmes pour prendre assurance et fermeté. Et ce qui les assurait en eux-mêmes, c'est qu'ils étaient justes. Ils étaient dans le droit.

Est-ce parce qu'ils étaient dans le droit qu'ils avaient l'attitude qu'on va voir ? Et tout cas, en même temps, ils «tenaient pour rien le reste [des gens]». En d'autres termes, quand ils regardaient sur les côtés, sur le même plan où ils étaient eux-mêmes situés, il y avait bien quelqu'un mais ces gens n'étaient que des restes par rapport à eux-mêmes, et des restes tenus pour zéro.

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«Deux hommes montèrent au Temple pour adresser leur prière». Deux hommes accomplissent le même geste, et ce geste est un geste de montée. Ils vont vers le haut, ils se dirigent physiquement vers le haut. Vers un haut qui est tout de suite qualifié comme une hauteur sainte. Ils quittent le lieu où ils sont, ils quittent leur maison et ils vont vers l'espace sacré. Et pourquoi ? Pour que, dans l'espace sacré, ils fassent de leur parole une prière qui elle-même est dirigée. C'est pourquoi j'ai tenu à traduire : «pour adresser leur prière».

Ces deux hommes ont quelque chose de commun : ils montent pour faire une prière qui est elle-même une montée. La seule différence c'est que l'un est Pharisien, l'autre publicain. Attendons de l'histoire qui va venir de découvrir ce que peut bien signifier Pharisien, ce que peut bien signifier publicain.

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«Le Pharisien, s'étant placé en s'adressant à lui-même». Comme tout le monde le Pharisien occupe une place, il est quelque part. De la place qu'il occupe, quelle direction prend-il ? La direction lui-même. Rappelons-nous que cette parabole est adressée à «certains qui se fiaient sur eux-mêmes». Donc, de sa place, il se dirige vers l'emplacement qu'il occupe et, tout en s'adressant à lui-même, il adresse cependant sa prière. Quelle prière ?

«O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, [qui sont] rapaces, injustes, adultères, ou même comme le publicain que voici». Il s'adresse à Dieu. Et quel est son mode de discours ? Il rend grâce, ou plus exactement, il dit qu'il rend grâce. Si j'apporte cette précision, ce n'est pas pour le soupçonner d'être menteur. Non ! Après tout, pourquoi ne rendrait-il pas grâce effectivement ? Oui, sans doute, il rend grâce, mais, et il importe de le noter, il dit aussi qu'il rend grâce. Et de quoi rend-il grâce ? Il rend grâce, non pas de ce qu'il est, mais de ce qu'il n'est pas : «de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes». Autrement dit, dans son action de grâce, il se rapporte latéralement à ceux qui sont sur les côtés, il regarde sur le côté. Et il regarde sur le côté pour se distinguer de ceux qui sont sur le côté.

Qui sont, quoi donc ? «[qui sont] rapaces, injustes, adultères, ou même comme le publicain que voici.» Ainsi, il se distingue en se comparant à des hommes qui sont reconnus par lui comme enfreignant la justice par rapacité, par injustice tout court ou par cette autre forme d'injustice qui consiste à prendre la femme d'autrui. Mais il se distingue encore de quelqu'un de singulier, de quelqu'un vers lequel il pointe le regard : «ou même comme le publicain que voici.»

Ayant ainsi établi un rapport avec un être singulier qui est là, proche de lui, il continue, mais pour enfin dire sur lui-même quelque chose de positif : «Je jeûne deux fois la semaine, je paie la dîme de tout ce que j'acquiers.» Donc non seulement on ne peut pas le prendre en défaut par rapport à une règle, mais encore il en rajoute : «deux fois la semaine, je paie la dîme de tout ce que j'acquiers.» Ce Pharisien, au sens le plus simple du mot, c'est quelqu'un qui se distingue, quelqu'un de distingué. Pharisien signifie donc, dans l'histoire que nous lisons, celui qui se met de côté, qui se sépare, qui se distingue.

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Le publicain, comme son nom l'indique, est beaucoup plus commun. Il porte la banalité dans son nom, quoi qu'il en soit par ailleurs de son métier. Comme le Pharisien, il occupe une place. Il est «placé loin de là». D'une certaine façon, lui aussi est à part, lui aussi est séparé.

«Placé loin de là, ne voulait même pas lever les yeux vers le ciel». Placé là où il est, il reste aussi en lui-même, mais pas de la même manière que l'autre. Il reste en lui-même dans la mesure où il redoute de regarder vers en haut, de prendre la direction verticale du ciel. Il est tellement, lui aussi, tassé sur lui-même qu'il se frappe la poitrine. En d'autres mots, lui aussi se retourne, comme l'autre, mais non pas tant vers lui-même que vers son corps, en le battant, en l'accablant.

Et que dit-il ? Car il parle aussi, comme l'autre : «O Dieu, sois favorable à moi, le fautif.» Tout à l'heure le Pharisien remerciait et, vous vous en souvenez, je vous faisais observer qu'il disait qu'il remerciait. Toute autre est la parole du publicain. Il ne dit pas ce qu'il fait. Il fait ce qu'il dit. Et c'est tout différent. Cette différence reconnue, il reste que ses paroles vont dans la même direction «O Dieu». Et à ce Dieu il parle à l'impératif. «Sois favorable à moi». Il parle donc en commandant, peut-être en suppliant. En tout cas, la supplication passe par les mêmes voies que la souveraineté, s'exprime par le même impératif : «sois favorable à moi, le fautif». Oui, j'ai préféré traduire le fautif plutôt que le pécheur. Je m'en explique ou je m'en excuse, comme vous voudrez : dans ce terme de fautif, conformément d'ailleurs au terme original, s'exprime l'idée que la cible que l'on visait, que l'on devait viser, a été manquée. Le fautif, c'est celui qui a failli.

Par différence, nous voyons que le Pharisien n'est pas seulement celui qui se sépare, mais c'est aussi - pourquoi pas ? - celui qui a été jusqu'au bout de son propos, c'est le parfait. Le Pharisien s'est accompli et même, s'étant accompli, a dépassé les limites de l'accomplissement. Le Pharisien, c'est l'homme achevé. Le publicain, c'est l'homme déficient. Le publicain, c'est celui qui reconnaît son défaut et qui met en avant cette déficience pour parler en direction de Dieu : «O Dieu, sois favorable à moi», le pécheur. Son titre pour demander la faveur de Dieu, c'est le manquement qui caractérise ce qu'il est.

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Continuons : «Je vous dis, celui-ci descendit». Tout à l'heure on montait ; maintenant, on prend la direction du bas.

«Celui-ci descendit justifié». Cette petite histoire évoque quelque chose comme un procès. Voilà que le procès est terminé et que le jugement est rendu.

«Celui-ci descendit justifié dans sa maison, à la différence de celui-là». Mais celui-là pourtant s'appuyait sur une justice dont rien ne nous laissait supposer qu'elle était illusoire.

C'est donc que le procès s'est produit à l'intérieur de cette prière même, dans la manière de prier. C'est en priant, chacun comme il l'a fait, que le Pharisien, de son côté, a perdu la justice qu'il avait peut-être (après tout, pourquoi pas ?) et que le publicain est devenu le justifié qu'assurément il n'était pas.

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Ces deux hommes sont devenus autres qu'ils n'étaient d'après la façon dont ils ont prié. Que devenons-nous quand nous prions ? Quand nous prions, nous devenons ce que nous n'étions pas. Voilà au fond la formule que nous pouvons dégager. Oui ! Mais comment se produit ce devenir ?

La réponse est donnée tout de suite : «parce que quiconque se hausse lui-même sera abaissé». J'ai préféré traduire par «se hausser» car le verbe «lever» était déjà présent un peu plus haut : il s'agissait de lever les yeux et cette fois-ci, ce n'est pas le même verbe qui est employé.

«Quiconque se hausse lui-même sera abaissé». Celui qui n'est pas justifié, qui perd éventuellement la justice qu'il avait, il la perd de s'être monté, de s'être haussé lui-même, d'avoir agi sur lui-même - l'autre aussi a agi sur lui-même - mais dans le sens de la hauteur. Comme si aller vers le haut ou aller vers le bas, c'était quelque chose qui ne peut se faire qu'à deux. Celui qui se hausse sera abaissé. Comme aussi d'ailleurs celui qui s'abaisse sera haussé. On peut faire quelque chose sur soi, mais la suite, chacun ne peut l'accomplir tout seul.

D'une certaine façon, tous les deux, quoique de façon bien différente, collaient à eux-mêmes, ne faisaient qu'un avec eux-mêmes : l'un se fiait sur lui-même de ce qu'il était juste, et l'autre, quand il disait «moi», se définissait comme le fautif. Donc la différence entre eux n'est pas dans l'assise qu'ils prennent sur eux-mêmes. Elle est dans la direction. L'un prend appui sur lui-même pour se hausser. Ayant ainsi pris cette direction, il ne peut qu'être abaissé et c'est la meilleure des choses qui puisse lui arriver car, étant maintenant abaissé, il pourra être élevé. Quant à l'autre, qui s'est abaissé, il sera haussé par un autre.

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Au fond, il y a deux cas de figure. Ils ont ceci en commun que, dans l'un et l'autre cas, on regarde vers le haut. Mais, dans le premier cas, que se passe-t-il ? Nous regardons vers le lieu où nous sommes placés. Nous regardons vers les côtés mais en tenant pour rien ceux qui s'y trouvent : quand nous les comparons à nous-mêmes, nous faisons le vide. Et enfin, troisième trait, nous remercions et nous disons que nous remercions celui qui est en haut non pas de nous avoir faits, non pas de nous avoir rendus tels que nous sommes, mais de n'être pas comme ceux que nous tenons pour rien.

Or, dans ce cas-là, quand nous descendons chez nous, c'est-à-dire dans la vie tout court, non pas dans l'espace sacré où nous pouvons croire que nous nous donnons le change, quand nous revenons à la maison, nous sommes disqualifiés par celui que réellement - il n'y a pas de raison d'en douter - nous avons voulu prier.

Et pourquoi cela ? Parce que nous nous sommes mis en haut, et de nous-mêmes, sans y avoir été conduits. Et c'est pourquoi nous ne pourrons avoir la chance d'être qualifiés qu'en étant abaissés. C'est notre seule chance de qualification !

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Considérons maintenant l'autre cas de figure. Nous regardons vers le lieu où nous sommes placés, mais pour nous taper dessus. Nous ne regardons pas vers les côtés. D'une certaine façon, nous sommes presque plus obsédés de nous-mêmes que dans le cas précédent, au point de nous frapper. Nous regardons bien vers celui qui est en haut, mais sans oser lever les yeux, seulement pour lui parler et non pas pour dire que nous lui parlons. Et cette fois-ci ce n'est plus une action de grâce, c'est une demande : pour lui demander de se montrer bienveillant pour le fautif, le déficient, que nous reconnaissons que nous sommes.

Or, dans ce cas-là, quand nous descendons chez nous, nous sommes qualifiés devant celui qui est en haut. Et pourquoi ? Parce que notre place, elle est en haut. Notre place n'est pas dans le défaut, la déficience. Notre place n'est pas dans les coups que nous pouvons diriger vers nous-mêmes. Notre place nous attend, puisque nous avons presque, mais pas tout à fait, désespéré de pouvoir l'occuper, puisque nous ne l'avons pas prise de notre propre chef.

Sans doute, cette deuxième situation est très dangereuse. D'une certaine façon, elle est plus dangereuse que l'autre. Oui, le publicain n'est sauvé de ce presque désespoir, de cette quasi-destruction de lui-même que par le mince filet de voix d'une prière qui ne se recourbe pas sur elle-même pour reconnaître ce qu'elle fait, qui ne dit pas ce qu'elle fait, mais qui fait ce qu'elle dit : une prière dans laquelle nous nous sauvons, nous nous réfugions en disant : «O Dieu, sois favorable à moi, le fautif». Alors, en effet, nous prenons la place qui nous attend, qui était vide, mais qui ne pouvait devenir nôtre, cette place en haut, que si elle nous était donnée. Personne ne prend la place qui lui revient en la ravissant s'il veut recevoir le nom qu'il mérite. La vraie faute, la vraie déficience, c'est de prendre soi-même, de ravir cette place d'en haut. Mais, assurément, c'est une position périlleuse que d'occuper la place d'en bas, parce qu'on risque toujours de s'y maintenir si on n'y prononce pas la prière que nous avons entendue, celle du publicain.

26 octobre 1995

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