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 Il vivra, il vivra, il ne mourra pas 

«Vous dites : "Il n'est pas régulier, le chemin de IHVH." Ecoutez donc, maison d'Israël ! Est-ce mon chemin qui n'est pas régulier ? Est-ce que ce ne sont pas vos chemins qui ne sont pas réguliers ? Quand le juste retourne de sa justice et accomplit le forfait et meurt en eux, c'est dans le forfait qu'il a accompli qu'il meurt. Et quand le criminel retourne du crime qu'il a accompli et accomplit droit et justice, il fait vivre son âme. Il a vu, et il est retourné de toutes ses fautes qu'il avait accomplies : il vivra, il vivra, il ne mourra pas. »


Ezechiel XVIII, 26-28

Ce passage traite de chemins. ""Il n'est pas régulier, le chemin de IHVH."... Est-ce mon chemin qui n'est pas régulier ? Est-ce que ce ne sont pas vos chemins qui ne sont pas réguliers ?" C'est une invitation à traverser ce texte lui-même comme un chemin.  

""Il n'est pas régulier, le chemin de IHVH."" : voilà ce que vous dites ! Le chemin du Seigneur : il semble bien qu'il n'y en ait qu'un seul. En effet, lorsqu'il s'agira encore de "chemins", non plus de ceux du Seigneur mais des chemins de ses interlocuteurs, on passera au pluriel. Singulier donc d'un côté, pluriel de l'autre. Nous aurons tout à l'heure à nous demander ce que nous pouvons faire de cette observation.

Tout porte, en tout cas, sur la question de savoir où est l'irrégularité. Est-ce mon chemin qui n'est pas régulier ? Est-ce que ce ne sont pas plutôt les vôtres, qui ne sont pas réguliers ? Ce qui est en question, c'est l'irrégularité, non pas la régularité. Le Seigneur répond à des gens qui prétendent que son chemin à lui n'est pas régulier. Il s'agit de savoir quel est le chemin qui n'est pas régulier, comme si l'irrégularité allait de soi. On ne dit pas qu'il y aurait un chemin régulier !

*

"Ecoutez donc, maison d'Israël !" Ceux qui parlent en soutenant ce qu'ils viennent d'avancer ont à tendre l'oreille, parce qu'il n'est peut-être pas évident qu'ils aient raison.  Ils ont à apprendre quelque chose : "Ecoutez donc". Et ils sont appelés : "maison d'Israël". Si ce nom d'Israël a jamais eu une signification, c'est bien là. Ce nom d'Israël veut dire : il lutte avec Dieu. Voici une contestation avec quelqu'un qui porte, gravé dans son nom, l'esprit de contestation, Israël.

"Est-ce mon chemin qui n'est pas régulier ? Est-ce que ce ne sont pas vos chemins qui ne sont pas réguliers ?" Je vous faisais observer qu'il y a l'opposition du singulier et du pluriel. Essayons d'entendre ce que peut signifier cette opposition.

Quoi qu'il en soit du tracé que l'on pourra reconnaître à chaque chemin, l'un d'eux est unique. Il n'est peut-être pas régulier, mais il est unique : "mon chemin". En revanche, ceux auxquels le Seigneur s'adresse, présentent cette irrégularité essentielle d'avoir plusieurs chemins : "vos chemins". L'irrégularité n'aurait-elle pas sa racine dans la pluralité ?

Allons plus loin. Nous observons que le juste, et aussi bien le criminel, ne suivent pas un chemin régulier. "Quand le juste retourne de sa justice ... Et quand le criminel retourne du crime qu'il a accompli". Ceux auxquels le Seigneur s'adresse ont la possibilité d'avancer au moins sur deux chemins. Mais, là où ils avancent, ils peuvent rebrousser chemin. La non régularité ne consiste donc pas seulement en ce qu'ils auraient une pluralité de chemins, mais en ce que leur chemin peut devenir courbe.

*

Que se passe-t-il quand le chemin devient courbe ? Arrêtons-nous sur la première hypothèse invoquée : "Quand le juste retourne de sa justice et accomplit le forfait et meurt en eux, c'est dans le forfait qu'il a accompli qu'il meurt."

La phrase est étrange. Nous nous demandons à quoi renvoie ce "en eux". Nous sommes amenés à dire que cette mort est une mort dans la justice dont on est revenu et dans le forfait que l'on a accompli.  

"C'est dans le forfait qu'il a accompli qu'il meurt." L'insistance est très forte. Elle laisse entendre que ce retournement et cet accomplissement du forfait ont fait arriver quelque chose qui n'était pas là. Cette chose qui n'était pas là, c'est mourir. Mourir arrive. Mourir survient du fait de la justice dont on s'est détourné et du forfait que l'on a accompli. On est alors fixé dans le forfait, et on y rencontre la mort.

Or, abandonner la justice, accomplir le forfait, c'est une conduite, une manière de faire. Quel rapport une manière de faire, une façon de se conduire, peut-elle donc entretenir avec le fait de mourir, de ne plus pouvoir rien faire ? On dirait que l'abandon de la justice et l'accomplissement du forfait ont essoufflé celui qui s'était conduit de cette façon. C'est dans le forfait accompli qu'il perd son souffle. Mais s'il le perd, c'est que ce souffle, il l'avait.

Pour que nous puissions entendre ce qui va suivre, je vous invite à réfléchir à ceci. Nous disons volontiers : la mort est le contraire de la vie, et rien ne nous paraît aussi évident. Tellement évident que nous sommes prêts à dire : la vie est aussi le contraire de la mort. Or, est-ce bien sûr ?

Ce que nous venons d'apprendre, c'est qu'assurément il y a une façon d'user de la vie qui conduit à sa suppression, à sa mort. Ainsi, de fait, la mort apparaît bien comme le contraire de la vie, comme sa négation. Mais est-il sûr que la vie, elle, soit le contraire de la mort ? Pour bien me faire entendre, je vous invite à évoquer la surprise qui vous viendrait si je vous disais ceci : avant d'être conçu, avant d'être né j'étais mort et, en étant conçu, et, à plus forte raison, en naissant, j'ai quitté la mort pour entrer dans la vie. Vous en seriez très surpris car vous vous diriez : mais non ! la mort, c'est quelque chose qui arrive à la vie. Il faut être vivant pour pouvoir mourir, la conception et la naissance ne sont pas une négation d'une mort antécédente.

Vous voyez donc que la proposition que j'évoquais tout à l'heure n'est pas tellement absurde. Oui, la mort contrarie la vie. Mais est-ce que la vie est le contraire de la mort ?

*

"Quand le criminel retourne du crime qu'il a accompli". Entre la fin de la phrase précédente et le début de celle-ci, il y a comme un terrain commun. En effet, ce moment du crime accompli, dont on se détourne, n'échappe pas à la vie, d'une certaine façon : il faut être tant soit peu vivant pour retourner du crime qu'on a accompli.

Sans doute, allez-vous dire, mais il y a deux cas qu'il faut mettre l’un à côté de l'autre. Il y a le cas du juste qui abandonne sa justice, accomplit le forfait, et meurt et puis, à côté, parallèlement, il y a le cas du criminel qui retourne du crime qu'il a accompli et qui accomplit droit et justice. Or, direz-vous, je suis en train de les traiter comme un seul et même personnage. Je suis en train de les mettre bout à bout, comme si ces deux cas se rencontraient sur un même chemin. C'est vrai, j'en conviens. Ne vous ai-je pas dit tout à l'heure, en commençant, que nous lirions ce texte en le suivant comme un chemin ?

Après avoir entendu ce qui arrive au juste qui abandonne sa justice, nous apprenons ce qui arrive au criminel qui laisse son crime de côté. C'est vrai, les deux évocations se suivent. Or, puisqu'elles se suivent, je les soude l'une à l'autre. Je me contente de reconnaître que sur nos chemins, qui ne sont pas les chemins du Seigneur, il y a toujours une brisure. Il n'y a que des chemins marqués par un rebroussement. Pas de chemin rectiligne !

Mais, surtout, il y a ce lieu du crime accompli. Lieu de mort, mais où la vie est tout de même assez présente pour qu'on sorte de la mort, puisque aussi bien le criminel n'est pas entièrement prisonnier de son crime. Le juste, assurément, meurt dans le forfait qu'il a accompli. Mais le lieu du forfait n'est pas un lieu sûr, j'entends : sûr pour la mort. La mort n'y trouve pas un asile tranquille et assuré. Et ceci, parce que le criminel, si attaché au crime qu'il soit, n'y est pas mort définitivement. Le lieu de la mort où l'on arrive est un lieu dont on peut sortir, comme si la mort n'avait pas le dernier mot. Mais la vie, elle, est d'un autre ordre que la mort et elle n'est pas telle qu'on pourrait la tenir comme son contraire.

Telle est la découverte que nous sommes en train de faire.

*

"Et quand le criminel retourne du crime qu'il a accompli et accomplit droit et justice, il fait vivre son âme." Le pouvoir de faire vivre son âme lui est attribué. Il l'exerce. Il pratique ce qu'il n'avait pas pratiqué tout à l'heure, ce que n'avait pas exercé tout à l'heure le juste, quand il avait abandonné sa justice et accompli le forfait.  

"Il fait vivre son âme. Il a vu". Qu'est-ce qu'il a vu ? Il a vu ce que nous sommes en train, nous, de découvrir. Il a vu que si la mort peut nier la vie, la vie est plus forte qu'elle. Elle n'est pas sur le même plan. C'est cela qu'il a vu.

Ayant vu cela, "il est retourné de toutes ses fautes qu'il avait accomplies". Qu'est-ce qu'il obtient ? Il obtient de ne plus avoir d'accointance avec mourir. Ne prenons pas pour une redondance les mots qui terminent notre texte : "il vivra, il vivra". Ce redoublement de "il vivra" n'est pas indifférent.  Il signale une insistance.  Entendons : la mort ne pourra absolument plus exercer son pouvoir de contradiction, de négation. "Il vivra, il vivra, il ne mourra pas". Il sera entré dans un ordre dans lequel mourir n'a pas d'effet  possible. Il a vu ce qui se passait quand il avait agi et ayant vu cela, il a saisi qu'il y avait un ordre de la vie qui n'est pas exposé à la mort. Voilà ce qu'il a vu.

En somme, la mort est bien le contraire de la vie, oui. Mais la vie n'est pas le contraire de la mort. La mort survient quand la vie est déjà là. Elle l'interrompt. Mais, si j'ose dire, la mort n'a pas la vie aussi dure que la vie. Pourquoi ? Parce que le criminel peut sortir de son crime et de la mort même. Il peut faire vivre son âme. Ainsi, la vie triomphe.

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Ce passage nous instruit de ce qui peut arriver au juste et de ce qui peut arriver au criminel. Il nous convainc qu'il n'y a pas de routes sans régression possible. "Est-ce que ce ne sont pas vos chemins qui ne sont pas réguliers ?" Or, nous pouvons maintenant répondre : assurément, nos chemins ne sont pas réguliers.

Mais, est-ce que la preuve est faite que le chemin du Seigneur est régulier ? Rien n'est dit sur le chemin du Seigneur. Nous ne sommes pas informés sur la régularité ou la non régularité de son chemin.

Accordons que le chemin du Seigneur soit unique, et nous sommes bien obligés de l'accorder puisque c'est affirmé. Accordons même que le chemin du Seigneur soit cet unique chemin allant du juste qui abandonne sa justice, qui passe par la mort dans le forfait accompli, qui sort du crime accompli, qui passe au droit et à la justice, et, en définitive, aboutit à la vie. Accordons que le chemin du Seigneur soit ce chemin unique qu'on obtient en mettant bout à bout, et non pas côte à côte, les deux déclarations successives.

Nous voyons ainsi qu'à travers la dualité des chemins, il y a un unique chemin. Attribuons l'unité au Seigneur. L'unique chemin du Seigneur a été brisé par la mort, sans doute, mais il va de la vie à la vie.  

Régulier ? pas régulier ? Pas régulier, si nous observons qu'il y a eu la brisure de la mort. Régulier, si nous entendons par là qu'il est passé d'une vie, qui fait avec la mort, à une autre, où la mort est complètement écartée.

*

S'il y a des retournements, c'est parce qu'il y a un chemin. On ne peut pas se retourner si l'on n'est pas en route, si l'on n'est pas en mouvement. Une fois dit ceci, nous apprenons que les chemins, tels qu'ils sont tracés ici, conduisent à des retournements mais non pas à des aboutissements. J'entends par là que, normalement, un chemin conduit quelque part et, quand on l'a suivi, on arrive. Or, qu'est-ce qui est proposé ici ? Incontestablement, il y a un terme, mais ce terme sur le chemin qu'est le retournement, je ne peux pas l'appeler terme, je ne peux pas l'appeler aboutissement, puisqu'il va être lui-même dépassé.

Et, à quoi allons-nous aboutir à la fin ? A quelque chose qui est par-delà l'opposition du retournement et de l'aboutissement. Car la vie dont il est question à la fin, c'est une vie qui ne peut pas être pensée sur le mode de la mort, qui, elle, est un aboutissement et un achèvement. La vie à laquelle on accède pour finir est une vie qui va, puisque la mort n'est plus son contraire, et qu'elle-même n'est le contraire de rien. Vivre devient un chemin.

23 septembre 1999

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