Heureux…
«Ayant vu les foules, il monta dans la montagne, et quand il se fut assis, ses disciples s'avancèrent vers lui. Et, ayant ouvert la bouche, il les enseignait en disant :
"Heureux les pauvres par l'esprit, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux ;
Heureux les doux, parce que ce sont eux qui hériteront de la terre.
Heureux ceux qui sont dans le deuil, parce que ce sont eux qui seront consolés.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce que ce sont eux qui seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, parce que ce sont eux qui obtiendront miséricorde.
Heureux ceux qui sont purs par le coeur, parce que ce sont eux qui verront Dieu.
Heureux les artisans de paix, parce que ce sont eux qui seront appelés fils de Dieu.
Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux.
Heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute et qu'on dit mensongèrement contre vous toute sorte de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et exultez, parce que votre salaire est grand dans les cieux ; car c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes d'avant vous".»
Devant cette page d'Evangile, plus, sans doute, que devant toute autre, nous sommes à la fois attirés et repoussés. C'est ainsi. Je n'entre pas dans les raisons de cet attrait ou de cette répulsion, chacun peut les reconnaître en lui-même.
En tout cas, en lisant cette page, il y a un instant, nous étions peut-être sensibles, avant tout, à la signification supposée des mots, des phrases. Nous y étions plus sensibles qu'au sens, je veux dire à la direction que cette page nous faisait prendre. C'est pourquoi, plus que jamais, il nous faut nous poser cette question : qu'est-ce que cette page d'Evangile nous fait dire et que nous ne savions pas, en la lisant, qu'elle nous faisait dire ? Non pas ce que nous avons, nous, à lui faire dire, mais ce qu'elle nous fait dire, et qui nous échappe toujours d'abord.
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«Ayant vu les foules, il monta dans la montagne». Les foules d'un côté, la montagne de l'autre. Il se distingue, mais en montant.
«Et quand il se fut assis, ses disciples s'avancèrent vers lui». Il s'arrête de monter. Alors seulement ses disciples peuvent l'atteindre, le rejoindre, quand il s'arrête de monter. Ils le rejoignent quand il est assis.
«Et ayant ouvert la bouche, il les enseignait en disant». Sur la montagne, il y a une bouche, sur ce sommet, il y a quelqu'un qui, en lui, porte une sorte de cratère. Quelque chose en sort qui établit entre lui et eux une communication. La montagne est forée.
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Mon intention est de procéder à une série d'incursions successives dans ce passage. Première incursion. Observons que nous passons, quand nous lisons ce texte, progressivement, d'un discours qui porte sur des gens dont on parle - «heureux les pauvres,... heureux les doux,... heureux ceux qui sont dans le deuil» etc....- à un autre, qui est adressé par Jésus à ceux à qui il parle. Le premier discours, bien sûr, était aussi adressé à ses auditeurs, mais cette fois-ci Jésus s'adresse à eux en parlant d'eux. «Heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute», et ainsi jusqu'à la fin. Bref, devant les disciples, Jésus parle d'abord de certaines gens et ensuite leur parle d'eux-mêmes et, inséparablement, de lui : «lorsqu'on dit mensongèrement contre vous toute sorte de mal, à cause de moi».
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Deuxième incursion. Nous pouvons observer que chacune des déclarations successives répond à une sorte de même rythme à trois temps. D'abord, il y a un geste par lequel Jésus met à part certaines personnes par rapport à d'autres. Ce geste réalise un discernement au présent : «heureux les pauvres par l'esprit... heureux les doux... heureux ceux qui sont dans le deuil...» Un deuxième temps suit ce premier geste. Chaque fois ceux qui sont ainsi mis à part sont aussi identifiés autrement qu'ils ne viennent de l'être. «Heureux les pauvres par l'esprit parce que c'est à eux..., heureux les doux parce que ce sont eux...». Retour sur la désignation pour dire autre chose encore. C'est au présent encore, mais ça ne va pas le rester longtemps. Car chaque fois arrive un moment où se trouve énoncé un retournement futur de la situation dans laquelle se trouvent les différentes catégories énumérées. J'ai dit futur, mais ça n'est pas toujours le cas. Ainsi : «parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux». Mais nous lisons aussi «heureux les doux, parce que ce sont eux qui hériteront de la terre».
Nous apprenons que les pauvres sont des possesseurs. Non pas que les pauvres deviennent des puissants, non pas que les pauvres deviennent maîtres à leur tour : il y a déjà un royaume pour les pauvres, et ce royaume c'est celui qui vient par l'esprit.
Les doux sont héritiers. En d'autres termes, on ne s'empare pas de l'héritage par violence, on en hérite par droit d'héritage, de douceur.
Quant au deuil, on n'y reste pas. Le deuil n'est jamais le dernier mot, il constitue une sorte de certificat d'aptitude à la consolation.
La faim et la soif de justice : Jésus déclare qu'on n'en restera pas à en souffrir. Ce qui est juste, droit, ce qui est comme il convient, voilà ce qui va rassasier.
Ceux qui sont miséricordieux, qui aiment et qui pardonnent, ceux qui donnent à autrui, ceux-là donnent à autrui ce qui leur sera donné, à savoir, l'amour et le pardon. Ils trouveront miséricorde, ils trouveront ce qu'ils ont donné.
Le coeur ne restera pas pur, entendez vide, vacant. Ce vide, sera occupé. «Heureux ceux qui sont purs par le coeur, parce que ce sont eux qui verront Dieu». Dieu ne viendra pas boucher ou enténébrer la clarté vide du coeur pur : sa présence va avec la clarté, mais elle s'accommode du dénuement, car Dieu n'est rien des choses !
«Heureux les artisans de paix parce que ce sont eux qui seront appelés fils de Dieu». Ceux qui font la paix naîtront de ce qu'ils ont fait, et ce qu'ils ont fait, c'est, d'une certaine façon, quelque chose de Dieu lui-même. Les artisans de paix seront appelés fils de Dieu, fils de leurs oeuvres, comme si Dieu était dans leurs oeuvres, comme dans une source.
«Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux». Les voilà eux aussi déclarés, comme les pauvres par l'esprit, possesseurs, rois. L'acharnement dont ils sont l'objet, bien loin de les détruire, les conduit au royaume.
Enfin, ceux qui sont insultés, persécutés, calomniés, ceux-là, nous dit Jésus, leur salaire les attend déjà. Mais n'oublions pas le «à cause de moi». En eux, comme en Jésus, l'insulte, la persécution, le mensonge vont s'épuiser, se dépenser en pure perte. Oui, en pure perte, puisque le salaire attend dans les cieux.
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Autre incursion dans ce passage. Observons aussi comment nous passons progressivement, mais cette fois-ci insensiblement, d'un état, d'une situation à un événement. Au fond, en lisant ce texte, nous avons fait se dessiner une histoire.
«Heureux les pauvres par l'esprit, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux». Au départ, tout est état ou situation. Les pauvres ont la possession du royaume des cieux. Ensuite, «heureux les doux..., heureux ceux qui sont dans le deuil..., heureux ceux qui ont faim et soif de la justice..., heureux les miséricordieux..., heureux ceux qui sont purs par le coeur..., heureux les artisans de paix...» : l'état, la situation ne concerne que la première partie de la déclaration, le présent. Mais nous voyons poindre déjà, dans le second moment, ce que je vous propose d'appeler l'événement. «Heureux les doux parce que ce sont eux qui hériteront de la terre. Heureux ceux qui sont dans le deuil, parce que ce sont eux qui seront consolés».
Continuons à avancer. «Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux» : cette fois-ci, l'événement prend la première place, il arrive tout de suite - «Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice» - et c'est ce que j'ai appelé l'état, la situation, qui vient en deuxième position, «c'est à eux qu'est le royaume des cieux».
Pour finir, il n'y a plus que de l'événement, il n'y a plus que de l'histoire : «Heureux êtes vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute, qu'on dit mensongèrement contre vous...» Il y a même un avenir qui est, en quelque sorte, commandé : «réjouissez-vous, exultez». Je vous disais : événement, histoire, oui, puisque nous apprenons maintenant que ceux auxquels Jésus s'adresse s'inscrivent dans une tradition : «c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes d'avant vous».
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Autre incursion encore. Demandons-nous quel est le type de vérité dont relèvent les déclarations qui sont faites. Ces déclarations ne sont pas vraies comme est vrai ce que l'on peut dire parce qu'on le constate. Il ne s'agit pas d'une vérité dont tout le monde peut convenir au point qu'il n'y aurait, à la limite, pas même besoin de la dire. Ces déclarations sont vraies comme quelque chose est vrai parce qu'on le dit et parce qu'on a autorité pour le dire. En d'autres mots, ces déclarations sont bien des déclarations qui prétendent êtrem9cxbmzv.zip vraies, mais non pas d'une vérité de constat. Si je disais : «il y a quatre magnétophones sur cette table», vous diriez : «ça n'était pas la peine qu'il le dise, tout le monde le voit bien». Ce n'est pas ce type de vérité-là qui est présent dans ces déclarations. C'est une vérité qui appelle et même, d'une certaine façon, suppose la foi de ceux qui l'écoutent, qui la reçoivent.
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Autre traversée encore de ce passage. Nous observons que certains sont désignés comme des témoins. La situation dans laquelle ils se trouvent témoigne à elle seule de ce qu'ils seront : les pauvres, les doux, ceux qui sont dans le deuil, et les autres, sont, dans le monde, déclarés signes d'un futur. Ces témoins ne témoignent pas d'un passé, ils annoncent, ils sont pour nous des messagers.
Deuxième observation encore concernant ces gens. Ils nous sont désignés comme des gens heureux. Leur bonheur consiste en ce qu'ils vivent, sous les espèces présentes, de ce que je vous propose d'appeler un dénuement actif. Voilà en effet le trait commun à ces pauvres, à ces doux, à ces endeuillés, à ces affamés, à ces assoiffés et aux autres.
Précisons encore : ils vivent d'abord en étrangers, en exclus, en indésirables, en gens qui sont attaqués. Qu'est-ce qu'ils vivent ? Rien moins que leur appartenance à un royaume : c'est à eux qu'est le royaume des cieux.
Troisième observation concernant cet état assez singulier. La vérité de ce bonheur leur est cachée et est cachée à tous. Cependant, dans cette déclaration, cette vérité d'existence qui est vécue comme cachée, et cachée à ceux même qui la vivent, voici qu'elle est révélée à ceux qui ont rejoint sur la montagne celui qui s'est assis et qui a ouvert la bouche. Elle est révélée présentement à ceux qui écoutent ce discours. Mais attention ! Elle ne leur est pas révélée comme un professeur peut apprendre quelque chose à ses élèves : elle est révélée à ceux qui, dans leur propre vie, endurent la condition d'étranger, d'exclu du royaume, et qui la vivent par fidélité à celui qui a institué, parmi les hommes, dans le monde, la vérité de ce bonheur. Si j'insiste tant sur ce terme de vérité, c'est parce que, vous l'avez entendu tout à l'heure, il y a le mot «mensongèrement» - «on dit mensongèrement contre vous toute sorte de mal, à cause de moi» -. Oui, ce bonheur est vrai, on ne peut le refuser qu'en mentant, et il est vrai en vertu de la déclaration que Jésus en fait, par promulgation : il n'est pas vrai par nature.
Ainsi les Béatitudes ne signifient pas que, par une sorte d'alchimie étrange et douteuse, le bonheur sortirait de la décomposition de l'humain. De grâce, que les chrétiens ne passent pas une heure de peine à repousser et à détruire cette perversion des Béatitudes ! Ne perdons pas notre temps à liquider notre ressentiment d'avoir peut-être souffert d'une telle perversion. Nous avons mieux à faire !
Mais revenons à l'essentiel. La vérité de ce bonheur ne peut apparaître qu'à ceux qui prennent au sérieux cette promulgation. Elle n'est pas vraie, cette vérité, sans l'oreille, et sans le coeur, et sans l'adhésion de ceux qui en entendent la déclaration, l'institution. Et quand prennent-ils au sérieux cette vérité ? Quand il leur arrive d'être attaqués. Mais, dirons-nous, il ne leur arrive peut-être pas toujours d'être attaqués... à moins peut-être que chacun puisse discerner qu'il est toujours attaqué, dès qu'il prend pour lui les Béatitudes !
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J'en termine en faisant observer que les disciples, c'est-à-dire, si nous le voulons, vous et moi, sont institués à la fois destinataires d'une révélation et décrypteurs de cette révélation.
Les disciples sont institués destinataires d'une révélation qui s'incarne dans leur propre chair : «heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute et qu'on dit mensongèrement...» Ils la reçoivent, ils l'encaissent, pourrait-on dire, cette révélation, si le mot n'avait pas une signification à la fois financière et vulgaire. Mais ils en sont aussi, au milieu du monde, les décrypteurs, car ils ne sont pas les seuls destinataires de cette révélation. Il y en a beaucoup d'autres qui la reçoivent, qui l'encaissent, mais sans être appelés à la décrypter. Les disciples sont de ceux qui sont montés sur la montagne, avec Jésus. De ce fait, sans eux, elle resterait scellée en tous ceux qui, pourtant, comme eux, éventuellement plus durement ou autrement qu'eux-mêmes, vivent ce que j'ai appelé tout à l'heure le dénuement actif.