Le dernier et le serviteur de tous
«Et, étant allés hors de là, ils passaient à travers la Galilée, et il ne voulait pas qu'on le sût. Car il enseignait ses disciples et il leur disait : ''Le Fils de l'homme est livré à des mains d'hommes, et ils le tueront et, une fois tué, après trois jours, il se lèvera''. Mais eux ne comprenaient pas la parole, et ils craignaient de l'interroger. Et ils allèrent à Capharnaüm. Et, ayant été dans la maison, il les interrogeait : ''De quoi raisonniez-vous en chemin ?'' Eux se taisaient, car entre eux ils avaient discuté de qui était le plus grand. Et, s'étant assis, il appela les Douze, et de leur dire : ''Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier et le serviteur de tous.'' Et, ayant pris un petit enfant, il le plaça au milieu d'eux et, l'ayant pris dans ses bras, il leur dit : ''Celui qui accueille en mon nom un de tels petits enfants, c'est moi qu'il accueille et celui qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais celui qui m'a envoyé.''»
«Et, étant allés hors de là, ils passaient à travers la Galilée, et il ne voulait pas qu'on le sût.» Il s'agit de Jésus et d'autres qui sont avec lui. Lui, avec eux, sort, laisse le lieu où ils étaient. Cette sortie est suivie d'un passage : «ils passaient à travers la Galilée». Ce passage a bien lieu, mais lui, d'une volonté arrêtée, demande qu'il ne soit pas connu.
Pourquoi cette volonté de clandestinité ou de secret ? Si nous posons cette question, nous pouvons observer qu'aussitôt une réponse lui est donnée. «Il ne voulait pas qu'on le sût. Car il enseignait ses disciples et il leur disait». Il y a un rapport entre la volonté de Jésus de garder secret ce passage et, d'autre part, ce qu'il fait pendant ce passage. Il semblerait que celui-ci d–t être secret parce que l'enseignement que Jésus donne à ses disciples exige cette ombre. Nous y reviendrons. Est-ce que cette ombre ne porterait pas aussi sur le message délivré au cours de ce passage ? Est-ce qu'il n'y aurait pas une affinité entre la clandestinité du passage et le contenu du message ?
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Que dit-il à ses disciples ? «Le Fils de l'homme est livré à des mains d'hommes, et ils le tueront et, une fois tué, après trois jours, il se lèvera». Celui qui est né de l'homme, le Fils de l'homme, est livré à des mains d'hommes, il connaît, lui aussi, un passage. Il est transmis, il est livré (avec toute l'équivoque que nous pouvons reconnaître à cette expression) à ce qui représente la puissance : à des mains.
Que vont en faire ces hommes qui l'ont en main ? A leur façon, ils vont prolonger sa sortie : ils le supprimeront et l'expédieront, si j'ose dire, dans la mort, par meurtre.
Mais le passage ne s'arrête pas là. «Une fois tué, après trois jours, il se lèvera». Le Fils de l'homme est transmis au pouvoir d'hommes. Ils continuent la passation de ce Fils de l'homme, mais ils ne sont plus les maîtres de cette transmission. A l'intérieur même de ce temps où les uns et les autres vivent, le Fils de l'homme se redresse. Il leur échappe par la mort même qu'ils lui donnent.
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«Mais eux ne comprenaient pas la parole, et ils craignaient de l'interroger». C'est un message que Jésus vient de faire passer. Il l'adresse aux disciples. De même que tout à l'heure il passait à travers la Galilée pour aller ailleurs, les mots qu'il vient de prononcer, il les a dirigés vers eux.
J'aurais aussi bien pu traduire : mais eux ne comprenaient pas la chose, l'événement car, dans le texte original, le mot qu'on y lit signifie aussi bien la réalité que la parole. Ainsi, l'événement dont il leur parlait ne leur parvient pas, comme si quelque obstacle empêchait que ce qui vient d'être dit fût compris. Pourquoi ?
Car ils sont possédés, non pas par ce qui leur arrive, par ces paroles, mais par la crainte. C'est elle qui les empêche de s'ouvrir, d'interroger. Car interroger, c'est aller vers du nouveau. Or, prisonniers qu'ils sont de leur crainte, ils sont entravés. Ils ne peuvent pas accomplir ce qui les aurait ouverts.
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Le texte que nous avons à lire continue. «Et ils allèrent à Capharnaüm. Et ayant été dans la maison, il les interrogeait». Ils restent ensemble, ils sont même encore davantage ensemble. En effet, ils s'arrêtent quelque part, alors que tout à l'heure ils traversaient la Galilée. Maintenant ils vont à Capharnaüm et, qui plus est, il se trouve, lui, dans la maison, avec eux. Plus nous avançons dans ce texte plus nous voyons se créer une sorte de convivialité, de compagnonnage entre lui et eux.
Maintenant c'est lui qui pose une question. Il prend l'initiative de les provoquer, à la différence de ce qu'ils ont fait, eux, qui restaient à l'abri de cette ouverture qu'aurait été une question. «"De quoi raisonniez-vous en chemin ?" Eux se taisaient, car entre eux ils avaient discuté de qui était le plus grand.» Nous autres, lecteurs, nous découvrons que, ce qui les bloquait et, littéralement, les occupait, c'était ce qu'ils avaient en commun dans la tête. «De quoi raisonniez-vous ?» On pourrait dire que, sans doute, ils faisaient route, ils marchaient, mais il y avait comme un obstacle à leur marche, et cet obstacle était constitué par ce qu'ils mettaient en commun de leur pensée. C'était là le bouchon. Le sujet de leur conversation les vouait au mutisme.
Leur entretien porte sur la différence, mais pas n'importe quelle différence : la différence qui exalte, qui fait qu'on l'emporte, que l'on est en tête, la différence qui fait que l'on tranche sur les autres, que l'on sort de la condition commune.
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«Et, s'étant assis, il appela les Douze et de leur dire : "Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier et le serviteur de tous".» Peut-être faut-il comprendre que le secret révélé tout à l'heure aux disciples se renforce encore dans la mesure où il ne s'agit plus seulement des disciples mais des Douze. En tout cas, nous observons que Jésus prend la position du maître. Il s'assied. Il siège ! Il appelle à lui les Douze, comme s'il voulait se les adjoindre, ne faire qu'un avec eux.
«Et de leur dire : "Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier et le serviteur de tous."» Jésus embraye sur le sujet de la conversation. Il ne dit pas qu'ils avaient tort de discuter sur la différence. Il ne dit pas qu'il aurait fallu ne pas parler ensemble de ce qui permet d'être exceptionnel. «Si quelqu'un veut être le premier» : il n'y a pas de mal à cela. Accordons que quelqu'un veuille être le premier. Pourquoi pas ? Mais nous observons que tout en acceptant le thème de la conversation, Jésus le transforme.
«Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier et le serviteur de tous.» Ils avaient discuté de qui était le plus grand. Jésus, lui, ne reprend pas exactement les mêmes termes. Il ne parle pas du plus grand, mais du premier. Or, si vous dites premier, si vous dites aussi bien dernier, vous ouvrez une série par le début ou par la fin. Jésus ajoute : «il sera le dernier et le serviteur de tous». On pouvait penser qu'en discutant pour savoir qui sera le plus grand, on en conclurait que le plus grand dépasserait les autres, sortirait du rang. Il y a, en revanche, une position qui laisse dans le rang : c'est la position de dernier et de serviteur. Car une propriété est attachée à cette place ultime : le dernier, le serviteur fait partie d'une série ouverte à tous. C'est par cette position de dernier et de serviteur qu'il s'ouvre à l'universalité, qu'il devient fraternel par le fond avec tout le monde et avec n'importe qui.
Jésus a opéré un travail sur l'identité du premier. Qu'arrive-t-il au premier ? D'être seul ! Premier ou, comme on dit, excellent ! Le dernier, lui, est en communication avec tous. Le plus grand restait seul. Le dernier est le foyer d'une série ouverte, et ouverte sans limite.
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«Et, ayant pris un petit enfant, il le plaça au milieu d'eux. Et l'ayant pris dans ses bras, il leur dit». Jésus se confond avec le dernier venu dans la série des générations : le petit enfant. D'une certaine manière, il fait corps avec lui. C'est ce qui nous arrive quand nous embrassons quelqu'un. Nous le prenons dans nos bras. Mais Jésus ne s'en tient pas là. Il le place au milieu d'eux. Il ne se contente pas, lui, personnellement, de ne faire qu'un avec ce dernier venu dans les générations humaines, il le place au milieu du groupe, pour qu'il en soit en quelque sorte le centre générateur, le foyer.
Le commentaire qu'il donne permet d'aller encore beaucoup plus loin : «il leur dit : "Celui qui accueille en mon nom un de tels petits enfants, c'est moi qu'il accueille"». Il vient de prendre avec lui-même et pour lui-même et aussi, d'une certaine manière, pour eux, qui sont là, en le mettant au milieu, la personne, le corps physique d'un enfant. Il a pris pour lui et pour eux l'être de ce petit enfant. Ainsi quelque chose comme une transmission se produit encore. En prenant l'être du petit enfant, il lui donne quelque chose, il lui communique son identité : «en mon nom». La réalité de cette petitesse physique reçoit une identité, la sienne.
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Alors commence une série d'accueils, de transformations, une série de passages : «Celui qui accueille en mon nom un de tels petits enfants, c'est moi qu'il accueille». Mais on ne va pas s'arrêter là ! «Et celui qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais celui qui m'a envoyé.» On passe du petit à lui et de lui, si j'ose dire, à l'expéditeur.
Je vous disais tout à l'heure, en commentant les premières lignes, qu'il y avait bien transmission. Celle-ci devient maintenant accueil, ou réception, comme vous voudrez. Je vous disais que, dans cette transmission, il échappait. Vous vous souvenez : «Le Fils de l'homme est livré à des mains d'hommes, et ils le tueront et une fois tué, après trois jours, il se lèvera». Quand est-ce que ça se passe ? Quand est-ce que ça a lieu et date ? Nous l'apprenons à la fin.
Il y a une zone obscure, une zone d'ombre. C'était, au commencement, le meurtre et la mort. C'est aussi, mais à la fin, le passage par la toute petitesse, le passage par la toute petite enfance. Dans ce passage, il y a quelque chose d'analogue à la mort. Le dernier, le petit, de façon paradoxale, fait passer non seulement à cet autre qu'est Jésus mais à celui que j'ai appelé tout à l'heure l'expéditeur. Vous me permettrez de ne pas lui donner un autre nom. Il n'y en a pas d'autre dans ce passage : «celui qui m'a envoyé.» Dans sa vigueur, ce passage nous permet de définir cet autre avec une force extrême puisque nous le saisissons dans le geste même d'envoyer, d'établir un lien, une communication entre lui et celui qu'il envoie, lui et ceux auxquels il l'envoie.