Avec lui
«Si Dieu pour nous, qui contre nous ? Lui qui n'a pas épargné son propre fils, mais pour nous l'a livré, comment aussi avec lui ne nous accordera-t-il pas en grâce toutes choses ? Qui en appellera contre des élus de Dieu ? Dieu, celui qui fait juste ! Qui celui qui condamnera ? Christ Jésus, celui qui est mort, plutôt qui a été réveillé, lui qui aussi est à la droite de Dieu, lui qui intercède pour nous !»
Ce texte bref, vous le soupçonnez, n'est pas sans difficultés. Et, d'abord, les difficultés que nous rencontrons sont des difficultés de lecture, au sens le plus simple du terme.
Il était relativement facile de reconnaître les moments où il y allait d'une interrogation. Il suffisait qu'on lise une phrase où un mot interrogatif se rencontrait : «Si Dieu pour nous, qui contre nous ?» ou encore : «Qui celui qui condamnera ?», «Qui en appellera contre les élus de Dieu ?»
Mais il était plus difficile d'entendre sur quel ton il fallait prononcer les autres phrases, celles, notamment, qui, dans le texte que nous lisons, sont suivies d'un point d'exclamation. On pouvait aussi bien les entendre comme le prolongement de l'interrogation qui précède. Par exemple : «Qui en appellera contre les élus de Dieu ? Dieu, celui qui fait juste ?» Est-ce que c'est Dieu, celui qui fait juste, qui va en appeler contre les élus de Dieu ? On pouvait aussi entendre tout simplement une affirmation : «Qui en appellera contre les élus de Dieu ? Dieu, celui qui fait juste.» Et puis, on pouvait aussi comprendre, comme la ponctuation que vous avez sous les yeux nous y invite, une exclamation. Si j'ai choisi cette troisième solution, c'est parce qu'elle est médiane entre les deux précédentes. Elle n'exclut ni l'interrogation, ni non plus l'affirmation. Une exclamation, c'est une affirmation, mais qu'on peut entendre comme porteuse d'une interrogation. Donc, pour avoir le bénéfice des deux extrêmes, j'ai choisi de mettre un point d'exclamation, mais je vous accorde qu'il n'est pas lisible dans le texte original, pour la bonne raison qu'il n'y a pas de ponctuation.
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Allons plus loin. Nous pouvons facilement observer que ces quelques lignes nous placent dans la situation d'un procès. Et, plus exactement, dans la situation d'un procès que l'on s'applique à défaire, à démonter. Non seulement la situation est celle d'une sorte de tribunal où on semble entendre l'accusation et où la défense, elle aussi, se laisse entendre, mais plus on avance, plus on peut observer que c'est la situation de procès qui se trouve être ruinée. Elle est présente au départ, et plus on avance, plus elle se décompose, en quelque sorte.
On peut aussi d'ailleurs observer qu'en tout cela le même fait les demandes et les réponses. Cette dernière remarque n'est pas sans intérêt parce que, si c'est le même qui fait les interrogations et qui ensuite leur apporte une réponse, cela signifie qu'il y a chez le même, éventuellement chez vous ou chez moi, cette capacité à se reconnaître en état d'être accusé. Et chez le même, chez vous comme chez moi, il y aurait aussi la capacité de démonter l'accusation, de triompher de la situation de procès.
Cette remarque n'est pas sans importance, car nous pouvons nous demander si le trajet que nous allons faire n'est pas celui que tout homme peut être amené à faire lui aussi. Au fond, ces quelques lignes, nous pouvons les lire comme le traitement de l'état dans lequel nous nous trouvons chaque fois que nous craignons d'être attaqués, chaque fois que nous avons peur d'être exposés à l'attaque qui nous démonterait complètement, parce que cette attaque, qui triompherait de nous, viendrait de celui que nous appelons Dieu. Il y aurait une situation de vulnérabilité maximale : se trouver en face d'une accusation qui serait portée par Dieu. A ce moment-là, non seulement il y aurait motif d'avoir peur, mais il y aurait certitude d'être défait. Et, c'est dans cette situation que nous sommes placés. A chacun de décider si, un jour ou l'autre, cette situation ne lui arrive pas, comme à tout le monde.
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«Si Dieu pour nous, qui contre nous ?» Le texte original était fait de phrases qu'on appelle nominales. J'ai essayé de rendre la brutalité du raisonnement en ne mettant pas en français non plus le verbe être.
«Si Dieu pour nous, qui contre nous ?» Le présupposé, c'est que la puissance de Dieu est extrême. Et qu'en dehors de cette puissance, toute autre est vaine. Mettons-nous dans l'hypothèse où Dieu est pour nous. Y a-t-il encore quelqu'un qui puisse être contre nous ? Ce qui est requis, dès le départ, c'est d'admettre que la puissance de Dieu est tout entière mobilisée pour nous, alors même que nous sommes attaqués. Soit ! Nous sommes attaqués. D'où ? Peu importe, d'une certaine façon. Mais si, lors de cette attaque, il y a Dieu et si Dieu a pris parti pour nous, alors, qui donc est encore contre nous ?
Vous sentez bien que tout ce qui va suivre s'effondre si le lecteur présuppose que Dieu n'est pas pour nous. En revanche, si nous accordons que Dieu est pour nous, il n'y a plus d'adversaire.
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La suite, nous pouvons la lire comme ce qui nous justifie d'admettre que Dieu est pour nous. Mais c'est là que commencent les véritables difficultés. Car l'affirmation du parti pris de Dieu pour nous pose beaucoup plus de questions qu'elle n'en résout.
Je sais bien qu'une certaine lecture, que j'appellerais de piété facile, pourra dire : comment en douter ? «Lui qui n'a pas épargné son propre fils, mais pour nous l'a livré, comment aussi avec lui ne nous accordera-t-il pas en grâce toutes choses ?» Vous savez bien que c'est la lecture que peut-être nous sommes portés à faire spontanément, et il faut une certaine interrogation critique, à laquelle la culture à laquelle nous appartenons nous a habitués, pour trouver cette justification difficile à admettre.
Car enfin, en quoi pouvons-nous être rassurés d'avoir pour nous quelqu'un qui n'a pas épargné son propre fils ? Je sais bien qu'une piété facile dit : question interdite ! Mais nous sommes ici pour faire une lecture selon la foi. En quoi n'avoir pas épargné son propre fils habilite-t-il Dieu à être reçu par nous comme le défenseur incontesté, incontestable ? Car ne pas épargner son propre fils, est-ce que c'est là quelque chose qui recommande Dieu à être notre défenseur ? Voilà la question posée. Et je voulais la rendre très sensible pour pouvoir aller beaucoup plus profond encore que nous n'irions si nous en restions à une piété facile.
Donc, accordons que ce titre qu'on avance, et qu'on met au crédit de Dieu, soit un titre douteux.
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«Lui qui n'a pas épargné son propre fils, mais pour nous l'a livré». Nous avançons déjà d'un pas car nous découvrons que cette violence paternelle de Dieu se justifie par une préférence. Il n'a pas épargné son propre fils, pourquoi ? Parce que ne pas l'épargner était une façon de témoigner une faveur. A qui ? A nous. Autrement dit, Dieu n'a pas été sans amour. Mais à l'intérieur de son amour, il y a eu conflit. Qui aimerai-je le plus ? Qui aura la préférence de mon amour ? Mon fils ou nous autres ?
Vous voyez comme l'abandon de ce que j'appelle la piété facile nous fait avancer, mais en ajoutant encore à notre perplexité. Car qu'est-ce que c'est que ce conflit d'amour en Dieu ? Entre l'affection qu'il peut avoir pour son fils et celle qu'il pourrait avoir pour nous ?
Allons plus loin. «Lui qui n'a pas épargné son propre fils, mais pour nous l'a livré, comment aussi avec lui ne nous accordera-t-il pas en grâce toutes choses ?» Et c'est ici que tout se décide. Dans ces deux petits mots «avec lui». Oui, comment «avec lui», qu'il nous livre, voilà la première signification de ce «avec lui». Mais aussi - autre signification -, comment, avec lui, d'accord avec lui, en accord avec lui, ne faisant qu'un avec lui, n'ayant avec lui qu'une même pensée, avec lui, si j'ose dire, comme complice, de connivence avec lui «comment... avec lui ne nous accordera-t-il pas en grâce toutes choses ?»
Paul nous invite à supposer qu'il pourrait y avoir quelqu'un qui viendrait faire pièce à Dieu, quand Dieu est pour nous. Or, celui qui pourrait faire obstacle à la bienveillance de Dieu pour nous, ce serait son fils. C'est cela que Paul balaie immédiatement, comme s'il nous laissait entendre - et la suite va nous le faire comprendre - que ce serait faire fausse route que d'imaginer son fils comme venant là en accusateur. Car son fils est en accord avec lui. C'est cela que, d'emblée, présuppose Paul. Comment aussi avec lui, avec lui qu'il nous donne - premier sens, j'y reviens : il nous l'a livré - comment, dans cet ensemble qu'il nous donne en nous donnant le fils, comment avec lui ne nous accorderait-il pas en grâce toutes choses, c'est-à-dire comment en union avec lui, à l'accord avec lui - second sens -, ne nous accorderait-il pas toutes choses ?
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C'est cette pensée que Paul va maintenant forer. «Qui en appellera contre des élus de Dieu ?» Qui pourra faire appel, voilà une expression qui, typiquement, révèle la situation de procès. Qui pourra faire appel contre des gens que Dieu a choisis ?
En réponse vient cette fameuse réponse exclamative qui, encore une fois, je vous le rappelle, comporte en elle aussi bien l'interrogation que l'affirmation. Entendons d'abord l'affirmation. Qui en appellera contre des élus de Dieu ? Il n'y a que Dieu qui peut le faire. «Dieu, celui qui fait juste». Donc il faudrait supposer une sorte de contradiction interne en Dieu lui-même, contradiction entre l'élection, le fait de choisir, et d'autre part la déclaration à nous adressée : tu es un juste, tu es quelqu'un de juste. Il faudrait supposer une sorte de conflit en Dieu. Alors là, oui, il y aura quelqu'un qui en appellera contre des élus de Dieu.
Mais faisons apparaître l'interrogation. Très vite, elle virera à l'exclamation, en quelque sorte ironique. Dieu ? Celui qui fait juste ? Non, mais ça ne va pas ! L'interrogation répond à ce qu'il y aurait d'absurde dans l'affirmation. Dieu ? Celui qui fait juste ?
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S'il s'agit vraiment d'un procès, celui-ci comporte différentes phases : il y a le conflit ; il y a l'appel ; et puis il y a le verdict. «Qui celui qui condamnera ?»
Il y a bien quelqu'un qui peut condamner. C'est celui dont il avait été question au départ, sous le nom de fils. Or il a un nom de chez nous : «Christ Jésus». S'il y a quelqu'un qui peut se lever pour condamner, sans doute, c'est son fils, parce qu'il n'a pas été épargné. Mais qui est celui qui n'a pas été épargné ? Il a un nom humain : «Christ Jésus». C'est un homme qui n'a pas été épargné, son fils, sans doute, mais cette fois désigné par une titulature humaine : Christ Jésus.
Ainsi tout à l'heure le fils n'avait pas été épargné. Maintenant, il s'agit de Christ Jésus. En quoi a consisté pour lui le fait de n'être pas épargné ? Dans le fait d'être mort ? «Christ Jésus, celui qui est mort», Oui ! c'est lui qui pourrait condamner car en quoi une mise à mort peut-elle témoigner de la préférence d'un amour ? Voilà jusqu'où nous sommes conduits.
Mais les choses ne s'arrêtent pas là. «Plutôt qui a été réveillé». Sans doute, il a été livré. Maintenant, nous saisissons l'autre aspect de cet abandon. Il n'a pas été épargné. D'accord. Il est mort. Mais nous entendons maintenant : «il a été réveillé».
Qu'est-ce qui s'est donc passé, pour le fils ? En lui, la mort rencontrait son adversaire. Ce fils que Dieu nous a livré, il nous l'a livré comme quelqu'un qui triomphait de la mort, mais qui n'en triomphait qu'en passant par elle. Oui, il nous l'a abandonné, il nous l'a transmis, mais celui qu'il nous a transmis, c'est un mort réveillé. Il a mis au milieu de nous quelqu'un qui est sorti du sommeil de la mort. Mais pour en sortir, encore fallait-il qu'il y entrât !
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Et maintenant, où siège-t-il ? «Lui qui aussi est à la droite de Dieu» ? Ce Dieu, ici présenté comme celui qui aura à juger, à décider, a un assesseur dont il a été le bienfaiteur. Il l'a à sa droite, «avec lui». Ce Dieu a, à sa droite, quelqu'un d'autre que lui, sans doute, mais que sa toute-puissance à lui, Dieu, a rendu inoffensif contre nous. Et non seulement inoffensif contre nous - c'est encore insuffisant - mais associé à la bonté de Dieu, à l'amour de Dieu pour nous.
Celui qui est à la droite de Dieu n'y est pas pour condamner - «Qui celui qui condamnera ?» - il y est pour intercéder. En ce point, la situation semble se retourner. Au cas où ce Dieu, par impossible sans doute, changerait d'avis, au cas où ce Dieu ne serait pas pour nous, serait contre nous, voilà que c'est celui qu'il n'a pas épargné, qui est mort, qu'il nous a livré, mais qui a été réveillé, c'est celui-là qui prend fait et cause pour nous, à la limite contre Dieu, «qui intercède pour nous», à supposer que Dieu soit contre nous.
Le «qui intercède pour nous», sur lequel nous terminons la traversée de ces quelques lignes, répond aux tout premiers mots : «Si Dieu pour nous». Ces premiers mots, rappelez-vous comment je les avais commentés tout à l'heure. Il fallait admettre qu'il allait de soi que Dieu fût pour nous. Mais si tel n'était pas le cas, il restait à s'en remettre à un autre, il fallait créditer quelqu'un de plaider pour nous, et de gagner !
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Voilà le parcours de foi que nous sommes amenés à faire. Mais pour le faire, j'ai d– contester la facilité d'une lecture que j'appelais pieuse.
Dès que la foi intervient, aussitôt nous entrons sur un chemin où les justifications que nous pouvons apporter sont dans le même temps autant d'obstacles à dépasser. Dès le départ l'affaire semblait conclue. Mais sitôt que Paul engage une argumentation pour justifier sa pensée, à ce moment-là lèvent des difficultés, et celles-ci sont autant de difficultés que nous devons surmonter et qui nous font aller plus loin et plus profond.
Nous avons dû supposer une violence en Dieu qu'il exercerait contre son fils, en notre faveur. Mais le parcours que nous avons fait, nous montre comment cette violence se délite grâce à un alter ego de Dieu, qui, dans le même temps, est l'un d'entre nous, puisque aussi bien il s'appelle son fils et Christ Jésus.