Ce que Dieu a attelé ensemble
«Et, s'étant avancés, les Pharisiens l'interrogeaient pour savoir s'il était permis à un homme de délier une femme. C'était le mettre à l'épreuve. Répondant, il leur dit : «Que vous a commandé Moïse ?» Ils dirent : «Moïse a laissé le soin d'écrire un billet d'éloignement et de délier.» Jésus leur dit : «C'est eu égard à votre dureté de coeur qu'il a écrit pour vous ce commandement. Mais dès le commencement de la création, mâle et femelle Il les fit. A cause de cela, l'être humain quittera son père et sa mère et les deux deviendront une seule chair. De sorte qu'ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Donc, ce que Dieu a attelé ensemble, qu'un être humain ne le sépare pas.» Une fois venus à la maison, de nouveau les disciples l'interrogeaient là-dessus. Et de leur dire : «Quiconque délie sa femme et en épouse une autre commet l'adultère envers elle ; et si c'est elle qui, après avoir délié son homme, en épouse un autre, elle commet l'adultère.»
Et on lui présentait des petits enfants pour qu'il les touchât, mais les disciples les rabrouèrent. Ayant vu, Jésus s'indigna et leur dit : «Laissez les petits enfants venir vers moi, ne les empêchez pas ; car c'est à leurs pareils qu'appartient le royaume de Dieu. En vérité je vous dis : quiconque n'accueille pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n'y entrera pas.» Et, les ayant serrés dans ses bras, il les bénissait en posant les mains sur eux.»
A propos d'un texte bien différent de celui que nous venons de lire, quelqu'un écrivait : «Tout ce qui est dit est clair mais semble à la merci de quelque chose qui n'a pas été dit». C'est ce quelque chose qui n'a pas été dit que je voudrais faire apparaître.
Vous avez observé comment j'ai tenu à introduire dans la traduction, avec une sorte de brutalité, certains mots : homme, femme. Par eux-mêmes, certes, ces mots n'ont rien de vulgaire. Mais si j'ai tenu à les employer quand ils s'imposaient, c'est pour ne pas les employer quand ils ne s'imposaient pas. Ainsi, un peu plus loin il y a cette étrange tournure, qui ravira ceux d'entre nous qui sont féministes : «à cause ce cela, l'être humain». Vous savez la disgrâce de notre langue : quand nous disons homme, en français, ou bien nous pouvons désigner le mâle, ou bien nous pouvons désigner tout être qui relève de l'espèce humaine. D'autres langues ont la possibilité de distinguer les deux, la nôtre non. D'où cette lourdeur dont j'ai bien conscience : l'être humain, mais qui laisse entendre que ce n'est pas de l'homme en tant que distinct de la femme qu'il est question ici : c'est de l'être humain.
Autre surprise encore : l'emploi de mots qui sont restés très proches de leur sens premier. Ainsi le verbe délier. Je l'ai préféré au verbe répudier qui est, d'une certaine façon, la version institutionnelle du verbe délier. De même vous avez sûrement été surpris par la brutalité de l'expression : «ce que Dieu a attelé ensemble».
Enfin, nous sommes tous surpris par la dualité des sujets traités dans ce passage. En effet, si nous nous arrêtons au thème, c'est-à-dire à ce qui est posé là dans le texte, nous sommes en présence de deux thèmes très clairs : d'un côté, si nous avions à mettre un titre, nous pourrions écrire : le mariage et son indissolubilité ; et ensuite nous pourrions porter : Jésus accueille les petits enfants. Mais ce faisant, nous ne serions pas sensibles à «quelque chose qui n'a pas été dit». Et pour nous y rendre sensibles, je vous propose maintenant que, pas à pas, nous traversions le texte comme on avance dans un passage. C'est en faisant ce parcours que, progressivement, nous verrons peut-être pointer ce qui n'a pas été dit et qui nous est laissé, à nous, à dire.
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«Et s'étant avancés, les pharisiens l'interrogeaient pour savoir s'il était permis à un homme de délier une femme. C'était le mettre à l'épreuve». L'interrogation porte sur une conduite à tenir. Et une conduite qui est laissée à la discrétion de ceux qui relèvent d'une certaine législation. Ils voulaient savoir «s'il était permis à un homme de délier une femme». On interroge sur une conduite portant sur la séparation de deux êtres qui sont déjà unis. Car on ne délie que ce qui est déjà lié. Vous observerez, d'ailleurs, que l'interrogation ne porte que sur la faculté qu'a un homme, et non pas sur la faculté qu'aurait la femme. Mais on nous prévient que c'est une épreuve. Une épreuve, bien sûr, pour celui à qui la question est adressée, mais puisque nous autres, nous sommes en train de lire ce texte, voulez-vous que nous acceptions que ce soit aussi une épreuve pour nous ?
«Répondant, il leur dit : "Que vous a commandé Moïse ?" Ils dirent : "Moïse a laissé le soin d'écrire un billet d'éloignement et de délier"». La conduite en question est une conduite codifiée. Mais cette codification est-elle de l'ordre de la prescription, du commandement qui oblige, ou bien est-elle une latitude laissée, une disposition établie au cas où l'on voudrait... ? C'est là toute la différence entre ce que Jésus dit et ce que les Pharisiens répondent. Jésus interroge sur le commandement. Les Pharisiens, logiques d'ailleurs, d'une certaine façon, avec la question qu'ils avaient posée («est-il permis à un homme ?») disent : «Moïse a laissé le soin d'écrire un billet d'éloignement et de délier». Jésus, lui, continue en en appelant aux commandements. Il avait interrogé en disant : «que vous a commandé Moïse ?». Avec une certaine continuité dans le propos, il revient au commandement.
«Jésus leur dit : "C'est eu égard à votre dureté de coeur qu'il a écrit pour vous ce commandement"». En d'autres termes : vous pouvez écrire un billet d'éloignement, la latitude vous en est laissée. Mais Jésus en appelle à une autre écriture : «C'est eu égard à votre dureté de coeur qu'il a écrit pour vous ce commandement». En effet, il l'a écrit, ce commandement, il est bien de lui, mais ce commandement est consécutif à l'infléchissement de votre conduite. Votre coeur est dur, et c'est eu égard à cette dureté de coeur qu'il y a eu une sorte de dérogation.
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Prolongeant son propos, Jésus en appelle à une autre écriture. Lisons ces trois versets : «Mais dès le commencement de la création, mâle et femelle Il les fit ; à cause de cela, l'être humain quittera son père et sa mère, et les deux deviendront une seule chair. De sorte qu'ils ne sont plus deux mais une seule chair». Jésus va en amont de la dureté de coeur, qui est quelque chose qui est arrivé, quelque chose de survenu. «Dès le commencement de la création, mâle et femelle il les fit». En d'autres termes, au commencement, il y a ce que nous appellerions aujourd'hui de la différence, de la différence inscrite dans les corps, manifestée sensiblement dans la constitution sexuelle. En bref, dès le commencement de la création, ce n'est pas homme et femme, encore moins mari et épouse qu'Il les fait. C'est «mâle et femelle».
Or, peut-être, vous a-t-il échappé tout à l'heure qu'il y avait quelque chose d'étonnant dans ce qui suit : «à cause de cela, l'être humain quittera son père et sa mère». Pourquoi, sous prétexte qu'il y a «mâle et femelle», faut-il que - «à cause de cela» - l'être humain quitte son père et sa mère ? Qu'est-ce qui est impliqué dans le fait qu'il y a «mâle et femelle» ? Il y a une différence, mais pourquoi, à cause de cette différence, faut-il que l'être humain quitte ceux qui lui ont donné de naître, son père et sa mère ? En tout cas, c'est bien ce qui est proposé par le texte : «à cause de cela», l'être humain est appelé à abandonner ceux qui le souderaient à son origine. Il est appelé à exister par lui-même et non pas par son père et par sa mère.
Ceux d'entre vous qui connaissent bien l'Ecriture se sont peut-être demandés si je n'avais pas caviardé le texte de la Genèse. Non, non ! Dans la Genèse, en effet, il est écrit : «à cause de cela l'être humain quittera son père et sa mère et il s'unira à sa femme». Aussi bien, d'ailleurs, le texte de la Genèse ne dit-il pas «l'être humain», mais il dit, lui aussi, «l'homme». Or le texte que nous avons ici laisse tomber le «et il s'unira à sa femme». Vous me direz : c'est bien normal car, puisqu'il s'agit de l'être humain, pourquoi privilégier la femme plutôt que l'homme ? Sans doute, mais avec ce terme d'être humain, ce qui est écarté, c'est le discours fondé sur la seule différence sexuelle : l'être humain n'est pas moins être humain d'être femme que d'être homme.
«Et les deux deviendront une seule chair, de sorte qu'ils ne sont plus deux mais une seule chair». Nous voilà conduits, après l'abandon de l'origine, après l'avènement à une existence pour soi-même, à une union. Autrement dit, l'union est au cahier des charges, l'union n'est pas ce dont on part : ce dont on part, c'est la différence des sexes (mâle et femelle), c'est ensuite, pour l'être humain, l'abandon de son origine, et on aboutit à une union. Elle va, sans doute, supprimer la dualité, «les deux deviendront une seule chair», mais elle va en même temps aboutir à une unicité, «de sorte qu'ils ne sont plus deux mais une seule chair». Donc l'union, s'unir, voilà ce qui est poursuivi par la création au commencement, l'union à faire, qui va supprimer la dualité, supprimer la solitude aussi de chacun, mais non pas l'unicité. Et pour cela il faudra à tout prix en passer par le rejet de toute confusion avec l'origine.
Si nous comparons le début de notre passage avec ce que nous venons de lire, nous observons que le premier temps de ce passage était tout entier légal, légal-moral, d'une certaine façon : il s'agissait de la codification de la conduite humaine. La suite du texte, par un certain côté, nous fait régresser, nous ramène à quelque chose qui de soi n'a rien d'humain, à quelque chose d'animal : mâle et femelle. Mais dans ce second moment, nous comprenons que sur cette différence va surgir l'humanité, «à cause de cela, l'être humain quittera son père et sa mère et les deux deviendront une seule chair». Autrement dit, l'humanité advient et elle est advenue quand, dans l'humanité, se fait de l'union, non pas de l'unité, encore moins de la fusion.
«Donc ce que Dieu a attelé ensemble, qu'un être humain ne le sépare pas» Etrange aussi, ce propos. Car, à vrai dire, ce n'est pas Dieu qui avait attelé ensemble. On avait lu : «mâle et femelle Il les fit». Or voilà que nous apprenons maintenant que cet attelage, qui a été, en fait, réalisé par l'être humain, Dieu y est à l'oeuvre. Lorsque l'humanité fait de l'union, si j'ose dire, Dieu est de la partie. «Ce que Dieu a attelé ensemble, qu'un être humain ne le sépare pas».
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C'est bien de l'institution matrimoniale que parle ce texte, si l'on envisage son objet. Mais après le parcours que nous venons de faire, nous observons qu'il en parle comme d'une institution qui fait signe vers autre chose qu'elle-même, qui pointe vers autre chose. Cette autre chose, pour reprendre les mots du début, est-ce qu'elle n'est pas dite ? Mais si, d'une certaine façon, elle est dite. Il suffit de lire.
Ce que nous apprenons, qui est tout à fait important, c'est que l'être humain se conduit en Dieu quand il s'unit. C'est pourquoi Jésus met finalement au compte de Dieu l'union que l'être humain a réalisée : «ce que Dieu a attelé ensemble qu'un être humain ne le sépare pas». Car l'être humain n'est plus qu'un être humain quand il sépare ce que Dieu a uni. L'être humain n'est plus alors qu'un être humain avec sa dureté de coeur. Il n'est plus qu'un être humain, pas une bête, pas un mâle et une femelle, non, il est un être humain, mais un être humain qui ne pousse pas l'institution dans laquelle il était entré, jusqu'à signifier l'union.
Qu'est-ce que l'adultère ici, dans ce passage ? C'est l'union devenue impossible parce qu'elle reposerait contradictoirement sur la rupture de l'union. Dieu avait laissé au mâle et à la femelle le soin de devenir humains en s'unissant, au point que cette action de s'unir était aussi la Sienne. Or, voilà que cette condition du devenir humain est enlevée.
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Que vient faire la suite ? La suite dit la même chose, mais autrement, sans prendre le mariage comme signe de la vocation à l'union : «Et on lui présentait des petits enfants pour qu'il les touchât, mais les disciples les rabrouèrent». On lui présente de petits enfants pour qu'entre les petits enfants et lui se réalise un contact, «pour qu'il les touchât». Or ce qui est marqué, c'est l'empêchement de ce contact : «les disciples les rabrouèrent». Autrement dit, l'approche qui va jusqu'à l'union est présentée comme une conduite interdite. Et interdite aux petits enfants, interdite à certains. Y a-t-il des gens, les petits enfants, que l'on va écarter de cette rencontre singulière qu'est l'union ?
L'équivalent de ce que Jésus avait dit quand il avait parlé de ce qui était au commencement de la création, nous l'entendons maintenant : «L'ayant vu, Jésus s'indigna et leur dit : «Laissez les petits enfants venir vers moi, ne les empêchez pas car c'est à leurs pareils qu'appartient le royaume de Dieu. En vérité je vous dis, quiconque n'accueille pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n'y entrera pas».»
L'approche de Jésus, qui est ici le signe de l'union, est offerte à tous. Il suffit pour cela qu'ils soient nés «petits enfants». Il suffit pour cela qu'ils soient en chemin de devenir des êtres humains, qu'ils aient quitté père et mère. Il suffit pour cela qu'ils aient encore à s'unir, que l'union soit une vocation, qui leur est heureusement imposée. C'est à cela qu'ils sont appelés et, à ce titre, ils sont les représentants de n'importe qui, de vous comme de moi. Or, dans cette approche de Jésus, il y va du royaume de Dieu, il y va de la façon que Dieu a de se conduire à l'égard des êtres humains. Et, pour finir, nous voyons comment l'approche, qui est revendiquée d'abord verbalement par Jésus, est réalisée effectivement par lui : «les ayant serrés dans ses bras, il les bénissait en posant les mains sur eux».
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En définitive, ce passage traite du mariage. Mais il en traite comme d'une institution qui fait signe vers autre chose qu'elle-même. Quelle est cette autre chose ? Le mariage, en tant qu'union instituée entre un homme et une femme, dirige vers l'union, quels que soient les êtres qui s'unissent, qu'il s'agisse des êtres humains entre eux, qu'il s'agisse surtout des êtres humains avec Celui qui est de la partie dans toute union. Le mariage fait signe vers l'Alliance..., mais l'Alliance ne se réduit pas au mariage !