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Ton père… te donnera en retour

«Appliquez-vous à ne pas pratiquer votre justice devant les hommes, pour leur être en spectacle. Sinon, certes, vous n'avez pas de salaire devant votre Père, qui [est] dans les cieux. Quand donc tu pratiques l'aumône, ne claironne pas devant toi, comme pratiquent les comédiens dans les synagogues et dans les rues, en sorte qu'ils soient glorifiés par les hommes. En vérité, je vous dis, ils reçoivent leur salaire. Toi donc, quand tu pratiques l'aumône, que ta gauche ne sache pas ce que pratique ta droite, en sorte que ton aumône soit en secret. Et ton Père qui regarde dans le secret, te donnera en retour. Et quand vous priez, vous ne serez pas comme les comédiens, parce qu'ils aiment prier debout dans les synagogues et aux coins des places, en sorte qu'ils soient vus des hommes. En vérité, je vous dis, ils reçoivent leur salaire. Toi, quand tu pries, entre dans ta dépense et, ayant fermé ta porte, prie ton Père, qui [est] dans le secret, et ton Père, qui regarde dans le secret, te donnera en retour.»


Matthieu VI, 1-6

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J'attire tout de suite votre attention sur une série de termes.

Le premier qui se présente à nous est celui de justice. "Appliquez-vous à ne pas pratiquer votre justice". Le deuxième, c'est le terme de salaire : "Sinon, certes, vous n'avez pas de salaire devant votre Père". Et c'est encore ce terme qui apparaît un peu plus bas : "En vérité, je vous dis, ils reçoivent leur salaire".

J'ajouterai, aux termes précédents, celui d'aumône, qui n'est sans doute pas du tout de l'ordre du salaire, mais qui n'est pas sans rapport avec l'argent. "Quand tu pratiques l'aumône,... en sorte que ton aumône soit en secret". Dans la même ligne, non seulement nous voyons la réception du salaire réapparaître, mais surtout nous voyons quelque chose qui n'est pas sans rapport avec tous les termes que nous venons d'associer. Nous rencontrons l'expression : "ton Père,... te donnera en retour". Cette expression reviendra encore, alors même que l'on ne traitera plus de l'aumône, c'est-à-dire de ce que l'on donne, mais  de ce que l'on demande, puisque aussi bien la fin de ce passage traite de la prière.

Si j'ai tenu à mettre en rapport cette série de termes, c'est pour nous faire pressentir ce que je voudrais vérifier dans la lecture que nous allons faire. Dans ce passage, c'est une certaine situation d'échange qui est traitée par Jésus, et le traitement de cette situation le conduit à parler de celui qu'il appelle "le Père".

En somme, nous sommes invités à faire l'hypothèse que le Père n'est pas étranger à une situation commerçante. En nous donnant cette hypothèse, il me semble que nous sommes en cohérence avec le texte, puisque aussi bien, il s'agit de pratiquer une certaine justice, une conduite où nous recevions autant que nous avons mis. Or, dans cette pratique de justice, le Père a quelque chose à voir.

Maintenant, traversons ce passage pas à pas, pour découvrir comment Jésus traite la question.

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"Appliquez-vous à ne pas pratiquer votre justice devant les hommes, pour leur être en spectacle". Etre en spectacle, c'est se considérer comme un acteur, comme quelqu'un qui joue un rôle, qui est sur scène et dont toute la consistance tient au fait qu'il est soit entendu, soit vu. Il ne serait rien d'autre que cet être vu ou entendu sur scène.

Or, ajoute aussitôt Jésus, si nous ne prenons pas garde à éviter cette comédie, nous sommes floués, nous ne recevons pas, comme salaire, ce que nous serions en droit d'attendre : "Sinon, certes, vous n'avez pas de salaire devant votre Père, qui [est] dans les cieux". Il n'est pas exclu que nous soyons payés. Mais ce qui nous est donné appartient à l'ordre où nous nous sommes situés, c'est-à-dire, à l'ordre, merveilleux, sans doute, de l'imaginaire. C'est de l'ordre du théâtre. Un salaire nous revient peut-être, mais ce salaire ne viendrait pas du Père.

Car le Père apparaît comme le payeur, celui qui donne en échange de ce que nous avons offert comme prestation. Or, une prestation théâtrale n'est pas honorée par le Père. Je précise bien : ça ne signifie pas que, dans l'ordre du spectacle il n'y a pas de salaire, mais c'est un salaire qui est homogène au spectacle, de même nature que cet ordre dans lequel nous nous sommes situés. Et, d'autre part, oui ! le Père paie. Mais pas dans ce cas là.

Et ce Père qui paie est aussitôt qualifié comme quelqu'un qui est ailleurs qu'ici : "votre Père, qui [est] dans les cieux".

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Après cette affirmation générale concernant la justice, que l'on est appelé à pratiquer, nous entrons dans deux applications. On peut tout de suite les regarder non seulement comme très distinctes, mais presque comme contraires : dans l'aumône, on donne ; dans la prière, on attend de recevoir.

"Quand donc tu pratiques l'aumône, ne claironne pas devant toi, comme pratiquent les comédiens dans les synagogues et dans les rues, en sorte qu'ils soient glorifiés par les hommes. En vérité, je vous dis, ils reçoivent leur salaire." Quand tu pratiques l'aumône, évite toute publicité qui célébrerait cette aumône. Je dis bien qui célébrerait ; peut-être est-il difficile de cacher l'aumône. Ce sur quoi Jésus attire l'attention, c'est sur l'illustration tapageuse de cette aumône. La célébration de l'aumône, non seulement déborde de publicité dans les lieux où l'on se rassemble (c'est ce que signifie la synagogue), dans les lieux où l'on passe (ce sont les rues), mais surtout cette célébration nous situe au niveau qui est le nôtre. Nous n'allons pas changer de niveau, nous recevrons de la gloire, de l'éclat identique, proportionné à ce que nous avons pu produire.

Nous sommes glorifiés par les hommes et ceux qui agissent ainsi, "En vérité, je vous dis, ils reçoivent leur salaire". Ils sont en train de recevoir leur salaire, ils n'ont plus à l'attendre, ils le touchent.

Le comédien, c'est celui qui, non seulement à la fin du spectacle par les applaudissements, mais dans la jouissance même qu'il a à se montrer et à se voir lui-même vu et à s'entendre entendu reçoit une satisfaction, un salaire. "En vérité, je vous dis, ils reçoivent - ils sont en train de recevoir - leur salaire", par ces prestations publiques qu'ils font d'eux-mêmes. Une fois terminée la pièce, c'est fini : tout s'est joué dans le jeu même.

Qu'en est-il de celui auquel Jésus s'adresse ? "Toi donc, quand tu pratiques l'aumône", c'est-à-dire, quand tu te dépenses, quand tu donnes de toi-même sous les espèces de ta fortune, "que ta gauche ne sache pas ce que pratique ta droite", ne t'installe pas dans une situation de spectacle. Jésus semble nous laisser entendre que le théâtre n'est pas seulement quelque chose qui arrive en public : le théâtre existe du seul fait de cette scission interne, dont nous sommes capables, et grâce à laquelle tour à tour, c'est la gauche qui regarde la droite ou la droite qui regarde la gauche. Bref, il y a toujours un regard vu ; non seulement, on est connu ou su, mais on connaît ce regard, on le voit. On passe à côté de ce qui est d'un tout autre ordre que le regard regardé, que l'écoute écoutée par soi. On est à mille lieues de ce qui s'appelle ici le secret.

Le secret, c'est ce qui échappe non seulement au regard et à ou‹e mais ce qui échappe au regard et à l'ou‹e réfléchis, se réfléchissant. Dans le secret, on se perd au sens le plus simple de cette expression. Dans le secret, on ne se retrouve pas. "En sorte que ton aumône soit en secret", que ton aumône soit véritablement perdue, que ton aumône ne soit pas conservée alors même que par ce que tu dépenses de ton bien, tu donnes à d'autres.

"En sorte que ton aumône soit en secret. Et ton Père qui regarde dans le secret, te donnera en retour." Voici qu'apparaît le Père. Le Père, décidément, il n'est pas du même ordre que celui qui, en se donnant en spectacle, rencontre des semblables et reçoit d'eux gloire et reconnaissance, ou se donne à lui-même, par leur médiation, gloire et reconnaissance. Le Père est d'un autre ordre, il est celui qui, à supposer qu'on en fasse encore un spectateur, regarde dans le secret. Regarde là où l'on ne peut distinguer aucune forme, regarde dans le caché, aurait-on pu aussi bien traduire. Cette expression est assez étrange, assez paradoxale, car elle signifie que dans ce secret, hors de tout ce qui est visible, il y aurait quelque chose encore à voir, mais qui n'est visible que de celui qui est appelé le Père.

Et alors, que fera-t-il ? D'abord, insistons sur ce futur. Il fera. Alors que, vous l'avez observé tout à l'heure, celui qui se donne en spectacle reçoit un salaire immédiatement, du seul fait de la jouissance de ce spectacle  qui lui vient. Chaque fois que nous en viendrons à parler du Père, nous nous trouvons devant un futur : "et ton Père, qui regarde dans le secret, te donnera en retour." En d'autres termes, avec le Père, l'affaire n'est pas terminée avec la prestation que tu auras pu faire. Dans le cas du comédien, une fois le spectacle terminé, c'est fini. Si il y a une jouissance, et qui est forte, elle ne déborde pas le temps du spectacle. Ici, au contraire, nous nous trouvons situés dans une tout autre perspective : "et ton Père, qui regarde présentement dans le secret, te donnera en retour". Je veux insister sur la bienheureuse attente dans laquelle nous nous trouvons établis. Nous ne nous confondons plus avec la durée du spectacle que nous avons pu donner : au-delà de ce que nous avons pu dépenser, s'ouvre un temps d'attente.

Alors, arrêtons-nous sur cette expression : "te donnera en retour". Il ne suffit pas, semble-t-il, d'observer, ce qui serait déjà beaucoup, que Jésus ne parle pas ici de salaire que donnerait le Père. Tout à l'heure, c'est vrai, il avait dit : "vous n'avez pas de salaire devant votre Père, qui [est] dans les cieux" et il n'excluait pas ce fait que le Père p–t verser un salaire. Quoi qu'il en soit, le mot ne revient pas et nous lisons : "te donnera en retour".

Au fond, le Père nous paie en retour de ce que nous ne nous sommes pas donnés nous-mêmes à nous-mêmes, voilà la formule sur laquelle je voudrais faire quelques variations. Oui, le Père nous paie, mais de quoi ? Il nous paie en retour, comme s'il nous devait, de ce que nous ne nous sommes pas donnés à nous-mêmes. Et d'ailleurs, nous serions-nous donné quelque chose à nous-mêmes, cela aurait encore relevé de l'illusion comique, l'illusion propre au théâtre. Car, si nous nous donnons une satisfaction par les applaudissements qui nous viennent ou par le plaisir de jouer qui nous comble, elle n'a que la durée de la représentation. Ici, il en va tout autrement, le Père nous paie, non pas de ce que nous avons donné, dépensé, mais de ce que nous ne nous sommes pas donnés à nous-mêmes, ce qui est tout autre chose.

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Application du même axiome, si je puis dire, à propos de la prière : "quand vous priez, vous ne serez pas comme les comédiens, parce qu'ils aiment", parce qu'ils mettent leur amour à prier "debout dans les synagogues et aux coins des places, en sorte qu'ils soient vus des hommes." Le seul salaire qu'ils poursuivent, c'est d'être vus, c'est d'être dans les yeux des autres et d'ailleurs, du même coup, dans leurs propres yeux, car je le répète, ils se voient vus, et vus dans la position triomphale, comme une colonne qui se dresse.

"En vérité, je vous dis, ils reçoivent leur salaire." Nous sommes dans une situation commerciale, où la question est de savoir comment nous allons être payés de ce que nous faisons. Ils reçoivent leur salaire, celui-ci a la consistance et en même temps la fragilité de la vision.

"Toi, quand tu pries", quand tu entres non pas dans la situation de celui qui peut être généreux (c'est le cas de l'aumône), mais dans celle du suppliant, "Toi, quand tu pries, entre dans ta dépense". Nous savons tous ce que c'est qu'une dépense : un coin où il y a des vivres en réserve, que le génie de la langue appelle dépense. Je vous assure que ce mot de dépense est celui qui rendrait le mieux le terme grec.

"Entre dans ta dépense et, ayant fermé ta porte, prie ton Père, qui [est] dans le secret, et ton Père, qui regarde dans le secret, te donnera en retour." Rajoutes-en sur le secret : "ayant fermé ta porte". Nous sommes à l'opposé de la situation de spectacle, de la visibilité qui était évoquée tout à l'heure. Peut-être, faut-il maintenant rapprocher deux épithètes qui sont donnés du Père : le Père, au début, était dans les cieux. Maintenant, avec insistance, il est dans le secret. Les cieux sont une autre version du secret ou le secret constitue une autre version des cieux. Dans les deux cas, on n'y voit goutte. D'un côté, par excès d'azur, si je puis dire, de l'autre, par excès de nuit, d'obscurité, mais ici et là, c'est même invisibilité.

"Ton Père, qui regarde dans le secret, te donnera en retour." De nouveau, nous retrouvons le futur. Aussi bien cette aumône que par cette prière, nous pourrons survivre et au temps de l'aumône, et au temps de la prière elle-même. Puisque aussi bien cette aumône, comme cette prière, s'accomplit devant le Père, nous ne sommes plus identifiés, confondus avec ce que nous avons fait, qu'il s'agisse de générosité ou de supplication. Nous sommes débordés, si je puis dire. Nous sommes dépassés et  ce dépassement est ici affirmé par ce terme de Père, de Père qui voit dans le secret, de Père qui est aux cieux, et de Père qui, fort heureusement pour nous, ne nous donne pas immédiatement, de Père qui nous donne un futur, un avenir.

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La force de ce texte est de nous laisser entendre ce que Père signifie. Père, j'ai essayé de l'approcher par un certain nombre d'avenues. Père, vous disais-je, c'est celui qui nous paie en retour. Alors, qu'est-ce qu'il donne ? En quelle monnaie paie-t-il ? Il paie de ce que nous ne nous sommes pas donnés nous mêmes à nous-mêmes et de ce que nous ne pouvions pas nous donner à nous-mêmes. Tout au plus pouvons-nous nous donner, comme un comédien, la reconnaissance d'autrui dont nous jouissons nous-mêmes. C'est d'ailleurs ce qui rend le théâtre si merveilleux. Cela concerne notre existence en tant qu'elle joue un rôle mais non pas en tant qu'elle a à être maintenue, à avoir un avenir. Il nous paie d'un avenir, d'un futur. Entre le Père et l'espérance, il y a un lien très fort, qui est exprimé dans ce texte, par la différence du présent au futur. Vous avez le présent de continuité quand on lit : "ils reçoivent leur salaire", ils sont en train de le recevoir. Au contraire, il te paiera en retour. Il y a une sorte d'humour  dans "donner en retour". Il te fera un don en retour ! Mais tu n'as rien donné ! Tu ne pouvais rien donner, tu ne pouvais que tout au plus te donner à toi-même la satisfaction d'être vu et entendu. le Père paie, mais il paie en donnant, et en donnant en retour quelque chose que nous n'avons pas donné, que nous n'avons pas pu donner, que nous ne pouvons pas donner.

18 février 1999

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