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Comme un homme que sa mère réconforte


«Réjouissez-vous avec Jérusalem
Et exultez en elle, vous tous qui l'aimez,
Soyez en liesse avec elle, liesse !
Vous tous qui êtes en deuil pour elle.
Pour que vous tétiez et soyez rassasiés
De la mamelle de ses consolations,
Pour que vous suciez et vous délectiez
Du plein de sa gloire.
Car ainsi parle IHVH :
Me voici qui étends vers elle, comme un fleuve, la paix
Et, comme un torrent débordant, la gloire des nations.
Et vous téterez, sur le côté vous serez portés
Comme un homme que sa mère réconforte,
Ainsi moi je vous réconforterai
Et en Jérusalem vous serez réconfortés.
Vous verrez, votre coeur sera en liesse
Et vos os comme gazon fleuriront
Et la main de IHVH se fera connaître de ses serviteurs
Et sa colère de ses ennemis.»


Isaie LXVI, 10-14

Je vois au moins deux ordres de questions qui nous viennent lorsque nous lisons ce texte.

La première : pourquoi donc faut-il que nous soyons joyeux ? Pourquoi la joie n'est-elle pas facultative ? «Réjouissez-vous... exultez... soyez en liesse... votre coeur sera en liesse.» Décidément, il semble que nous n'ayons pas le choix. La joie, l'allégresse sont commandées. Si nous pouvons retenir cela comme une question, c'est évidemment parce que d'ordinaire nous sommes plutôt portés à dire que, s'il y a quelque chose qui ne se commande pas, c'est la joie. Il semble qu'il n'y a pas moyen d'imposer une telle manière d'être ou alors, comme nous disons, ce sera une joie de commande. Or le passage que nous venons de lire est impératif. La joie, nous ne pouvons pas y couper, si j'ose dire. Alors, pourquoi ?

Deuxième série de questions. De qui donc s'agit-il dans un passage comme celui-ci ? Je veux dire : à qui s'adresse celui qui parle ? Quel est ce «vous» ? «Réjouissez-vous... vous tous... Vous tous qui êtes en deuil'' » ? Qui est donc le vous à qui s'adresse celui qui parle et qui n'hésitera pas, à un moment, à dire «moi, je» : «''Ainsi moi je vous réconforterai». De qui s'agit-il ? Que deviennent ces gens auxquels on s'adresse, auxquels il s'adresse, auxquels «je» s'adresse en leur disant «vous» ?

Et puis encore, autre question du même ordre : Qui est donc Jérusalem ? Qu'est-ce que signifie Jérusalem ?

Et aussi ce «je» qui parle, qui est-il ? Que fait-il, surtout ? Quelle est son oeuvre ? En quoi consiste son ouvrage ? Son ouvrage pour ceux auxquels il s'adresse ? Son ouvrage pour Jérusalem ?

Voilà les questions par lesquelles je vous propose que nous soyons habités, tandis que nous allons maintenant pas à pas avancer dans ce passage.

*

«Réjouissez-vous avec Jérusalem... exultez... Soyez en liesse». On dirait que si la joie est commandée, c'est peut-être - faisons cette hypothèse - parce que la joie dit quelque chose. La joie parle, si je puis dire. La joie est une manière de parler. Nous en avons déjà l'expérience dans notre vie. Nous savons bien que si nous manifestons notre joie, c'est pour dire quelque chose, et parfois pour le dire plus et mieux qu'avec les mots que nous pourrions employer. Alors, que dit donc la joie ici ?

Très vite, nous l'apprenons : «Réjouissez-vous avec Jérusalem et exultez en elle, vous tous qui l'aimez». Si la joie est commandée, c'est parce que cette joie est l'expression d'un amour. Nous avons à nous réjouir avec Jérusalem parce que nous l'aimons. La joie n'est pas du toc, ou alors il faudrait dire que l'amour que l'on porte à Jérusalem (nous verrons tout à l'heure ce que peut être Jérusalem), c'est de la frime. Si l'amour que nous avons pour Jérusalem est vrai, alors, il ne peut produire en nous que de l'allégresse.

«Soyez en liesse avec elle, liesse ! Vous tous qui êtes en deuil pour elle.» Si la joie doit venir, c'est parce que la joie vient après le deuil. La joie qui est commandée exprime non seulement un amour, mais le deuil par où est passé notre amour. Notre amour a connu l'épreuve : la joie dit notre amour attristé de la mort de Jérusalem.

*

Qu'est-ce qui se dit dans ce mot de «Jérusalem» ?

Jérusalem, si nous sommes tristes à son sujet, c'est parce qu'elle était devenue vide de ce qui la remplit. C'est parce que Jérusalem était devenue le contraire de ce que signifie son nom. «Me voici qui étends vers elle, comme un fleuve, la paix et, comme un torrent débordant, la gloire des nations.» Jérusalem, si vous voulez, jusqu'à la fin de cette traversée, je l'appellerai toujours Jérusalem-la-paix. Ce qui décevait notre amour, c'est que Jérusalem-la-paix ne méritât plus son nom. Or nous reconnaissons que si Jérusalem manque à la paix, si la paix n'est plus en Jérusalem, autrement dit si la paix n'est plus une réalité aussi sensible, aussi concrète qu'une ville au milieu du monde, eh bien ! nous sommes dans le deuil. Mais qu'au contraire, la paix soit une chose sociale, si j'ose dire, au milieu du monde, et voilà que nous avons à laisser monter en nous la liesse.

Je ne sais si vous avez été sensibles à la façon dont les choses sont dites dans le début de ce passage. Peut-être que nous ne l'aurions pas écrit comme cela. Peut-être aurions-nous dit : soyez en liesse avec elle, vous tous qui êtes en deuil pour elle, parce que vous téterez et serez rassasiés. Or ça n'est pas cela qui est dit. «Réjouissez-vous ... Pour que vous tétiez et soyez rassasiés de la mamelle de ses consolations». Vous vous souvenez que nous nous demandons, tout au long de cette traversée, pourquoi il faut être joyeux. S'il faut être joyeux, c'est parce que la joie, en l'occurrence, sera le signe de notre amour de naître. Elle sera le signe que nous sommes heureux d'être des commençants, qui vivent, s'alimentent, se nourrissent de ce qu'est Jérusalem-la-paix. Si nous ne nous réjouissons pas, c'est qu'en définitive, nous allons chercher notre nourriture ailleurs. Il y a, paraît-il, des bébés anorexiques. Or nous pouvons être des anorexiques de la paix. Nous pouvons ne pas vouloir téter, ne pas vouloir être rassasiés de ce que Jérusalem apporte avec elle : Jérusalem-la-joie, Jérusalem-la-paix. Pour que nous naissions, pour que nous prenions notre nourriture dans Jérusalem-la-paix, soyons dans la joie : non pas parce que, mais pour que. Sous les espèces de la joie se manifeste notre amour de la paix. «Pour que vous suciez et vous délectiez». Tout cela tient à notre être le plus charnel, le plus sensible, le plus corporel.

*

La joie doit être en nous. Mais pourquoi ?

Parce que la paix, l'accord à l'unisson de toutes les nations sont en train d'advenir. «Car ainsi parle le Seigneur : me voici qui étends vers elle, comme un fleuve, la paix... comme un torrent débordant, la gloire des nations.» Si, il y a un instant, nous étions invités à déborder de joie, c'est parce que quelqu'un, celui qu'on n'ose pas nommer, que je vous propose de désigner sous ce nom de Seigneur, est à l'oeuvre, et que la joie va venir, comme on dit en musique, en accompagnement de cette oeuvre. En avant-coureur, mais déjà en harmonie avec cette paix et cette gloire qui sont en train d'arriver. «Me voici qui étends vers elle, comme un fleuve, la paix et, comme un torrent débordant, la gloire des nations.» Il faut que la joie soit à l'unisson d'un événement qui, comme un fleuve, comme un torrent, est en train d'arriver et de grossir.

La joie manifeste cette paix autant sinon plus qu'elle ne l'anticipe. La joie, c'est elle qui exprime notre adhésion enthousiaste à cet événement dont un autre que nous est l'ouvrier. Sans cette joie, les consolations et les délices qui comblent les nouveaux-nés ne pourraient pas nous venir. Nous négligerions qu'en fait, déjà maintenant et dans l'avenir, celui qui s'adresse à nous, d'une certaine façon, accomplit ce qu'il dit. S'il dit «réjouissez-vous..., exultez..., soyez en liesse», c'est parce qu'il cautionne sa parole : il garantit cet appel à la joie par une oeuvre, et celle-ci ne pourra atteindre son achèvement que si nous en sommes sensiblement, charnellement, affectés. «Vous téterez, sur le côté vous serez portés et sur les genoux vous serez choyés.»

*

Il y aura même davantage encore. Non seulement Jérusalem sera au milieu du monde la paix et, pour nous, comme une sorte de lieu nourricier - où se nourrir, où subsister, sinon de paix ? - mais il y aura plus encore car celui-là même qui parle s'engage à être lui-même pour nous semblable à une mère. Si vous lisez attentivement ce texte, vous observerez qu'en rigueur de lecture, jamais Jérusalem, ici du moins, n'est appelée mère. Elle est plutôt la nourrice, j'allais dire la réserve de paix alimentée sans cesse par le Seigneur. Mais le Seigneur se réserve la place de celui qui fait naître, qui crée. «Comme un homme que sa mère réconforte. Ainsi moi je vous réconforterai. Et en Jérusalem vous serez réconfortés.» Jérusalem, la réserve pleine, chargée comme un sein bien rempli. La source, Il se réserve de l'être.

*

Pour que nous n'en doutions pas, il y a cet admirable verbe tout simple «Vous verrez». Nous disons souvent : «tu verras» pour assurer que quelque chose arrivera. Quand ici nous lisons «vous verrez», je vous invite à entendre que tout cela est aussi vrai qu'existent les choses qui peuvent se voir : vous verrez, ce sera aussi incontestable que ce que l'on peut se mettre sous les yeux. Non seulement les yeux seront confirmés dans la vérité de cet événement, mais aussi l'intime, le secret, là où dans l'intérieur de nous-mêmes naissent nos sentiments et nos pensées, ce qu'on appelle le coeur. Le coeur aussi sera en liesse. «Vous verrez, votre coeur sera en liesse».

Et non seulement le coeur, mais ce qui fait notre charpente : «vos os comme gazon fleuriront». Autrement dit, cette joie qui, au départ, semblait commandée, et donc quelque peu extérieure, nous comprenons maintenant pourquoi nous avons à nous y livrer. C'est parce qu'elle monte de nous-mêmes, c'est parce qu'elle est en nous-mêmes ce qui nous fait vivre. Il y a comme une équivalence entre cette joie, cette paix et le plus intime et le plus concret de nous-mêmes : notre coeur, nos os.

Et pourquoi ?

Parce que celui qui parle est capable de faire. Il a une main. Ce «je» qui parle opère, ce «je» qui parle agit : «et la main du Seigneur se fera connaître de ses serviteurs». Il est à l'oeuvre pour s'unir à ceux qui servent le dessein qu'il est en train d'accomplir. Si les os fleurissent, si le coeur est en liesse, c'est parce qu'ils sont de connivence, en accord avec celui qui de sa main est en train de faire, de réaliser.

Dès lors, comment celui qui crée Jérusalem-la-paix, Jérusalem-la-joie, pourrait-il faire autrement que de détruire, que de brûler tout ce qui s'oppose à la paix, à la joie, à cet accord universel ?

*

La question sur laquelle nous pourrions rester en terminant, c'est celle-ci : mais comment donc peut-on s'opposer à un tel dessein ? Comment peut-on se refuser à mettre sa joie dans la paix ?

Vous vous souvenez que tout à l'heure, en commençant, nous nous demandions : pourquoi la joie ? Et notre réponse était : mais parce que la joie est une parole, parce que la joie dit notre amour attristé de la paix meurtrie, écrasée. Nous pouvons reprendre cette question avant d'en finir avec ce passage. L'énigme sur laquelle il nous laisse, la voici : comment peut-on s'opposer à un ouvrage de paix ? Comment peut-on se refuser à mettre sa joie dans une opération qui établit l'accord ?

7 juillet 1995

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