Ensemble...
«Un rejeton sortira du tronc de Jessé,
Et de ses racines un drageon fructifiera.
Sur lui se posera le souffle de IHVH :
Souffle de sagesse et de discernement,
Souffle de conseil et de vaillance,
Souffle de connaissance et de crainte de IHVH.
Son souffle, la crainte de IHVH.
Ce n'est pas sur ce que voient les yeux qu'il jugera
Et ce n'est pas sur ce qu'entendent les oreilles qu'il décidera.
Il jugera les faibles avec justice
Et il décidera avec droiture pour les humbles du pays.
Il frappera le pays du bâton de sa bouche,
Du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant.
La justice, ceinture de ses reins
Et la fidélité, ceinture de ses flancs.
Le loup séjournera avec l'agneau,
Le léopard se couchera avec le chevreau.
Le veau, le lionceau, le buffle, ensemble,
Un petit garçon les conduira.
La vache et l'ourse paîtront,
Ensemble se coucheront leurs progénitures.
Le lion, comme le boeuf, mangera de la paille.
Le nourrisson jouera sur le repaire de l'aspic,
Et sur le trou de la vipère
Le nouveau-sevré mettra la main.
Ils ne nuiront pas, ils ne détruiront pas
Sur toute la montagne de mon sanctuaire,
Car le pays sera rempli de la connaissance de IHVH
Comme les eaux couvrent la mer.»
Avant de faire de ce passage la trame qui peut soutenir notre foi, je voudrais attirer votre attention sur le fait qu'il y a au moins deux façons d'entendre le futur.
Il y a ce que je vous propose d'appeler le futur portant sur l'avenir. Quand nous l'employons, nous disons ce qui sera, nous l'annonçons. Et puis, il y a un autre futur, il y a le futur de la loi. Si vous y réfléchissez bien, ce futur, nous l'employons assez communément, nous le trouvons même au bas de certains formulaires : «On voudra bien... on sera tenu à... On fermera la porte...». Ce futur de la loi dit ce qui doit être. Il n'annonce pas ; ce futur de la loi commande. Deux futurs donc : un futur qui annonce et un futur qui commande.
Or, quand nous employons ou quand nous entendons employer ces futurs-là, notre position n'est pas la même. Le futur de l'avenir, même si cet avenir nous impressionne, nous attire ou nous fait peur, nous laisse relativement en dehors de lui. Nous le disons comme d'un temps qui viendra. A la limite, nous pourrions presque dire que nous sommes des spectateurs.
Il en va tout autrement du futur de la loi. Car ce futur-là nous implique, nous saisit. Nous sommes pris dans ce futur lorsque quelqu'un s'adresse à nous en l'employant. Nous comprenons qu'il y a quelque chose que nous devrons faire ou supporter. Et nous sommes aussi intérieurs à ce futur de la loi lorsque c'est nous qui l'employons, lorsque nous l'adressons aux autres.
Si j'ai tenu à attirer votre attention sur ces deux façons de s'exprimer, c'est parce qu'elles nous permettent de rapprocher l'une de l'autre deux expériences que nous croyons volontiers disjointes, séparées. Peut-être que tout à l'heure, quand nous avons lu ce passage, nous avons pensé que tout ce que nous lisions nous parlait de quelque chose qui arriverait. Autrement dit, peut-être avons-nous lu et entendu ce passage sur le mode du futur de l'avenir. Mais peut-être aussi avons-nous compris que ce futur de l'avenir s'adressait à nous, que c'était une sorte d'ordre qui nous était adressé.
*
«''Un rejeton sortira du tronc de Jessé,''
''Et de ses racines un drageon fructifiera''.»
D'emblée, nous sommes invités à reconnaître un mouvement de sortie et de poussée. D'emblée, nous prononçons ces mots qui ne sont pas indifférents : tronc, racine. Ils expriment à la fois, simultanément, l'origine mais aussi la pauvreté de l'origine. Le tronc, ce ''nest que l'origine et la racine, ce ''nest que la racine. Oui, ensemble, l'origine et ce qui lui manque encore : au tronc manquent l'arbre et sa feuillure, à la racine manquent le tronc lui-même, et la tige, et tout le reste. Nous disons donc que, si pauvre soit le tronc, surtout si l'arbre a été tronqué, s'il ne reste plus que le tronc, il y a assez pour que pousse un rejeton, pour que sorte un drageon. Si loin que l'on creuse dans la pauvreté, dans l'indigence de l'arbre, il y a encore la possibilité d'un avenir. Ce qui va sortir, fructifier, vient de ce qu'il y a de plus pauvre.
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«''Sur lui se posera le souffle de IHVH : ''
''Souffle de sagesse et de discernement,''
''Souffle de conseil et de vaillance,''
''Souffle de connaissance et de crainte de IHVH''.»
Sur ce rejeton et sur ce drageon, voilà que s'adjoindra quelque chose d'aussi ténu, d'aussi inconsistant, serions-nous tentés de dire, qu'un souffle. Et un souffle qui vient de celui qui n'est pas saisissable. On dirait donc qu'il y a deux insaisissables : l'insaisissable de l'origine et l'insaisissable propre au Seigneur, à IHVH. L'insaisissable par défaut, l'insaisissable par excès. Voilà ce qui se rencontre sur le rejeton, sorti du tronc, sur le drageon, portant fruit à partir de la racine. Or ce souffle fait de ce rejeton et de ce drageon quelque chose qui est d'un autre ordre que cette nature dont ils viennent. Le rejeton vient du tronc, le drageon vient des racines : le souffle apporte quelque chose que nous formulons avec des termes que nous allons appeler spirituels, relevant du souffle : sagesse, discernement, conseil, vaillance, connaissance, crainte.
«Son souffle, la crainte de IHVH.»
Il sera tout entier crainte du Seigneur. Intérieurement à lui-même, habitera en lui comme une sorte de déférence et de distance par rapport à celui qui repose sur lui.
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«''Ce n'est pas sur ce que voient les yeux qu'il jugera ''
''Et ce n'est pas sur ce qu'entendent les oreilles qu'il décidera''.»
Tout à l'heure nous étions partis des réalités de la nature. Nous partons maintenant de réalités très proches de nous, naturelles aussi, mais physiques et corporelles. «Ce n'est pas sur ce que voient les yeux qu'il jugera» Le jugement s'élèvera à partir de l'expérience des sens. Dégagement là aussi, sortie. «Ce n'est pas sur ce qu'entendent les oreilles qu'il décidera.» Le jugement, la décision : à leur façon, ils nous renvoient à ce que nous avions dit tout à l'heure : sagesse, discernement, conseil, vaillance, connaissance, crainte.
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«Il jugera les faibles avec justice»
Ce qui va pousser, c'est quelque chose, on ne sait pas quoi, qui va réunir avec ce qu'il y a de faible. Nous avions lu : «Sur lui se posera le souffle de IHVH». Maintenant, puisque sur lui s'est posé le souffle du Seigneur, il juge lui-même les faibles avec justice. De même que le souffle du Seigneur ne l'a pas écrasé, mais habité, de même, se tournant vers les autres, il se conduit avec justice. «Et il décidera avec droiture pour les humbles du pays.» «Son souffle, la crainte de IHVH». En conformité avec ce qui fait sa respiration même, dans le pays où il est, sur la terre où il se trouve, il institue la distance qui s'appelle droiture, respect.
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«''Il frappera le pays du bâton de sa bouche,''
''Du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant''.»
Tout à l'heure, c'étaient les yeux, les oreilles. Peu à peu le corps de celui dont on parle est en train de se composer. «Il frappera le pays du bâton de sa bouche». Sa bouche sera comme une sorte de sceptre, de tige qui frappe, enlève ce qu'il y a à enlever. Voilà finalement ce que devient à ce moment le tronc, la racine. Ils avaient donné tout à l'heure un rejeton, un drageon. Maintenant il y a une rupture par rapport à tout ce qui serait le mal.
Lorsque la distance est prise par rapport à ce qui est mal, c'est la grande et joyeuse célébration de la vie ensemble, de l'existence où nous sommes les uns avec les autres.
«''La justice, ceinture de ses reins''
''Et la fidélité, ceinture de ses flancs''.»
Observons comment le corps est en train de se former. Maintenant voici les reins, les flancs, armés certes, mais de justice, de fidélité.
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Tout ce qu'il y a de contraire s'accorde. Ce drageon, ce rejeton est devenu alliance.
«''Le loup séjournera avec l'agneau,''
''Le léopard se couchera avec le chevreau.''
''Le veau, le lionceau, le buffle, ensemble''»
Ce mot «ensemble» nous l'entendrons un peu plus bas :
«''La vache et l'ourse paîtront,''
''Ensemble se coucheront leurs progénitures''.»
Ensemble ! Voilà le maître mot de ce passage !
Mais tout cela nous fait discerner, quoi donc ? La naissance d'un humain.
«''Le veau, le lionceau, le buffle, ensemble,''
''Un petit garçon les conduira''.»
Et comme si «petit garçon» disait encore trop pour désigner celui qui naît, dont le corps est en train de se former, nous allons remonter en deçà :
«''Le nourrisson jouera sur le repaire de l'aspic,''
''Et sur le trou de la vipère''
''Le nouveau-sevré mettra la main''.»
Etrangement, pour parler de la maîtrise la plus complète qui s'exerce sur la violence, on évoque non pas même le petit garçon, mais ce qui est en-deça du petit garçon, le nourrisson et même le nouveau-sevré. C'est lui qui triomphe finalement.
Après l'avènement d'une communauté entre ce qui est pourtant, par nature, contraire, et violemment contraire, arrive le moment merveilleux du jeu. Le moment où il n'y a même plus quelque chose comme un combat. Cette fois-ci, c'est le désintéressement du jeu, le moment de la gratuité, liée aussi à l'enfance.
*
Avançons encore, allons jusqu'au bout de la méditation proposée par ce passage.
«''Ils ne nuiront pas, ils ne détruiront pas''
''Sur toute la montagne de mon sanctuaire''»
Toujours le même mouvement. On commence par nier la destruction. C'est le moment où disparaît ce qui ferait disparaître. A ce moment-là, il y a ce mot qui vient pour la première fois :
«Sur toute la montagne de mon sanctuaire»
Qui donc parlait ? Quelqu'un parlait, puisqu'il dit «moi», puisqu'il dit «je». Quelqu'un parlait de ce qui allait arriver mais quelqu'un aussi entendait ce qui lui était enjoint. C'est le moment où l'auditeur et celui qui lui parle peuvent ensemble dire «je».
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«Car le pays sera rempli de la connaissance de IHVH»
De nouveau on parle de lui. Cette connaissance du Seigneur, c'était elle qui était évoquée aussi tout à l'heure : «Souffle de connaissance et de crainte de IHVH», avions-nous lu. La crainte, nous avons vu comment elle a disparu du fait de cette immense entente, de cette alliance entre ce qui est violemment opposé. Maintenant, plus loin que la crainte, la pénétration réciproque qu'apporte la connaissance, et une connaissance qui ne touche pas seulement un individu, une personne mais le pays tout entier. «Le pays sera rempli de la connaissance de IHVH»
Tout se termine par cette étrange image. Le prophète écrit : «Comme les eaux couvrent la mer.» On ne sait plus où est la mer, où sont les eaux. Bien sûr, la mer est faite d'eau. Mais, justement, les eaux couvrent l'espace de la mer et en font une mer.
*
En définitive, en cheminant à travers ce passage, nous apprenons que, dans la mesure même de notre acceptation de ce qu'il y a en nous de vide, de défectueux, de manquant, dans la mesure où nous rompons avec le mal, dans cette mesure même s'ajoute, mais venant d'ailleurs, ce qu'il y a d'excès, de surabondance. Plus le vide se creuse, plus l'excès, le débordement l'emplissent. Et le résultat de ce mouvement, c'est la paix, le bonheur d'être ensemble, comme le prophète nous y invite :
«''Le loup séjournera avec l'agneau,''
''Le léopard se couchera avec le chevreau.''
''Le veau, le lionceau, le buffle, ensemble,''
''Un petit garçon les conduira''.»