Pourquoi déliez-vous ?
«Et ayant dit cela, il avançait devant, montant à Jérusalem. Et il y eut que, quand il approcha de Bethphagué et de Béthanie, près du mont appelé «des Oliviers», il envoya deux des disciples, en disant : «Allez au village en face et, en y avançant à l'intérieur, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s'est jamais assis ; et après l'avoir délié, amenez-le. Et si quelqu'un vous demande : Pourquoi déliez-vous ? vous direz ceci : C'est que le Seigneur en a besoin.» Etant partis, ceux qui avaient été envoyés trouvèrent selon qu'il leur avait dit. Tandis qu'ils déliaient l'ânon, ses seigneurs dirent à leur adresse : «Pourquoi déliez-vous l'ânon ?» Ils dirent : «C'est que le Seigneur en a besoin.» Et ils l'amenèrent à Jésus et, ayant jeté leurs manteaux sur l'ânon, ils firent monter Jésus. Tandis qu'il avançait, ils étendaient leurs manteaux sur le chemin. Comme déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers, toute la multitude des disciples, dans sa joie, commença à louer Dieu d'une voix forte pour tous les actes de puissance qu'ils avaient vus, en disant :
"Béni celui qui vient,
le Roi, au nom du Seigneur !
Dans le ciel paix,
et gloire dans les hauteurs !"
Et certains des Pharisiens de la foule dirent à son adresse : «Maître, rabroue tes disciples.» Et, ayant répondu, il dit : «Je vous dis : Si eux se taisent, les pierres crieront».»
C'est un passage qui nous est raconté. Un passage dont le lieu et la direction sont bien déterminés. Le lieu : «le mont appelé "des Oliviers"». Ce lieu, vers la fin, Jésus le quitte : «Comme déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers». Voilà pour le site.
La direction, c'est Jérusalem. «Et ayant dit cela, il avançait devant, montant à Jérusalem.» Mais, quand il a franchi le mont des Oliviers, ce qu'il rencontre, à l'approche immédiate de Jérusalem, c'est la multitude des disciples, les Pharisiens et... les pierres : «la multitude des disciples... commença à louer Dieu»... «certains des Pharisiens de la foule dirent à son adresse : "Maître, rabroue tes disciples."»... «Je vous dis : Si eux se taisent, les pierres crieront.»
Une traversée donc, mais une traversée que Jésus ne fait pas seul, à laquelle il associe les disciples. «Il envoya deux des disciples, en disant : "Allez au village en face et, en y avançant à l'intérieur"». Ils ont à avancer comme lui avançait : «il avançait devant». Mais vers la fin de la traversée, il continue à avancer : «Tandis qu'il avançait». Mais cette fois-ci, les disciples aménagent ce chemin : «ils étendaient leurs manteaux sur le chemin».
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Sur cette route, pendant cette traversée, quelque chose se passe. «Allez au village en face et, en y avançant à l'intérieur, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s'est jamais assis ; et après l'avoir délié, amenez-le.» Un ânon attaché : un être vivant entravé, mais disponible. Il est là en réserve, intact. Il doit être délié. Au centre de cette traversée, il y a la libération de l'ânon. «Après l'avoir délié, amenez-le.»
Tout nous laisse entendre que ce qu'il y a de surprenant, c'est le geste même par lequel l'ânon sera détaché. «Et si quelqu'un vous demande : Pourquoi déliez-vous ?» On n'interroge pas sur le fait qu'on prend l'ânon, qu'on le conduit, qu'on l'amène à Jésus, mais on interroge sur le fait qu'on délie, qu'on libère.
Quant à la raison de cette libération, elle est donnée : «vous direz ceci : C'est que le Seigneur en a besoin.» Aussi bien d'ailleurs, lorsqu'ils délient l'ânon, ses maîtres interrogent les disciples. Car cet ânon a des maîtres - des seigneurs ! - et c'est une question de maître, de possesseur qui vient : «Pourquoi déliez-vous l'ânon ?», et les disciples disent ce qu'ils ont appris : «C'est que le Seigneur en a besoin.» Et ils accomplissent la mission : «ils l'amenèrent à Jésus».
L'ânon change de maître. Il est pris à ceux qui le possédaient et, en jetant leurs manteaux sur cet ânon, les disciples en deviennent les nouveaux maîtres ou plutôt ils préparent une nouvelle maîtrise : «Ils firent monter Jésus».
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«Comme déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers, toute la multitude des disciples, dans sa joie, commença à louer Dieu d'une voix forte pour tous les actes de puissance qu'ils avaient vus». Cette traversée, on est tenté de la regarder comme une percée victorieuse. Après les actes de puissance qu'ils ont vus, voilà la confession. Elle vient de la bouche des disciples. C'est le commencement d'autre chose. Jusqu'alors, c'était le chemin, le travail, le geste qui délie. Maintenant, c'est la victoire. Maintenant que Jésus est intronisé, en quelque sorte, sur l'ânon délié, c'est aux disciples de dire ce que signifie tout cela.
Quelque chose commence qui est de l'ordre de la louange et qui renvoie à une action qui n'est pas celle des disciples. Ce qui s'est passé a son origine ailleurs que dans les acteurs. Que disent-ils, en effet ? «Béni celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur !» Ces paroles sont des paroles anciennes, car c'est une citation : «Béni celui qui vient... au nom du Seigneur» Paroles apprises, paroles sues. Paroles qui viennent de la mémoire, mais paroles qui s'accomplissent.
Que disent ces paroles ? Elles parlent d'une venue : «Béni celui qui vient». Mais il ne vient pas en son propre nom. Les disciples déjà étaient envoyés : «Il envoya deux des disciples». C'est même ce que l'on retient d'eux un peu plus bas : «ceux qui avaient été envoyés trouvèrent selon qu'il leur avait dit». Or lui aussi, il est envoyé : «Béni celui qui vient... au nom du Seigneur». Celui qui vient, c'est celui qu'on appelle le Roi, mais il y a plus que le Roi. Le Roi est là au nom du Seigneur. Et cette venue n'est pas seulement une percée localisable sur le mont des Oliviers, à l'approche de Bethphagué et de Béthanie, à proximité de Jérusalem, quand on descend du mont des Oliviers : cette venue n'a pas trop du ciel et de la terre : «Dans le ciel paix, et gloire dans les hauteurs !»
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Et que cet événement soit nouveau, c'est ce que les Pharisiens ont de la peine à entendre. Ils prennent Jésus non pas pour un Roi, mais pour un maître, pour un enseignant, comme si l'affaire était une question de doctrine : «Maître, rabroue tes disciples.» Il y a là un effort pour tout ramener à une interprétation défectueuse. La multitude des disciples vient de chanter, crier, hurler ce que nous venons d'entendre, et les Pharisiens souhaitent corriger la version, comme s'il y avait erreur : «Maître, rabroue tes disciples.»
«Et, ayant répondu, il dit : "Je vous dis : Si eux se taisent, les pierres crieront".» Les pierres. Non plus le ciel, ni même les hauteurs, mais ce qu'il y a de plus solide, de moins sensible, ce qui n'a pas de voix, comme si maintenant ce qui s'est passé était inscrit dans le monde. Les disciples ne peuvent plus que répéter, non pas simplement ce qui était écrit, ce que la mémoire avait transmis - «Béni celui qui vient... au nom du Seigneur !» - mais ce qui est en quelque sorte gravé sur les pierres.
En somme, ce que Jésus vient de faire, c'est d'introduire la liberté dans le monde. L'ânon n'a pas vraiment changé de maître. L'ânon est maintenant sans maître. Il a été délié, il reste délié, et le Roi qui le monte ne l'asservit pas. Jésus en tout cela se conduit comme quelqu'un qui rend la liberté. Il l'a introduite dans le monde sous la garantie de Dieu. «La multitude des disciples, dans sa joie, commença à louer Dieu».
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Revenons vers l'intérieur de ce passage. L'ordre de marche donné par Jésus insistait sur trois actes à poser. D'abord, il faut aller au village en face et y avancer. Deuxième partie de l'ordre : «vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s'est jamais assis». Au coeur du monde, qu'y a-t-il ? Un être ligoté mais pur, ligoté et pourtant sans maître : «un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s'est jamais assis». Quant au geste de le délier, il est indiqué mais comme en douce. Ce geste de libérer l'ânon, qui est pourtant si important, qui est l'événement central, est dit comme en passant : «après l'avoir délié, amenez-le». En effet, cet ânon, oui ! il était attaché, mais il était aussi disponible, il était aussi intact. Certes, il faut le délier, mais l'important, c'est d'aller le prendre, de le trouver et de l'amener.
Aussi bien d'ailleurs, lorsque l'événement va se produire, nous retrouverons cette série de gestes appliquée cette fois-ci, et non plus seulement commandée. «Etant partis, ceux qui avaient été envoyés trouvèrent selon qu'il leur avait dit. Tandis qu'ils déliaient l'ânon, ses seigneurs dirent à leur adresse : "Pourquoi déliez-vous l'ânon ?"» Au fond, la libération de l'ânon n'est une question que pour ses maîtres. L'important, c'est que les disciples aillent le trouver et qu'ils l'amènent à Jésus. Ce qu'ils font : «Et ils l'amenèrent à Jésus».
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Revenons encore sur tout cela. En traversant ce passage, avec Jésus nous traversons le mont des Oliviers. Mais l'objectif, c'est Jérusalem. Le sens de cette marche apparaît dans un événement. Il s'agit d'une libération, et d'une libération au nom de Dieu. Libération d'un être à la fois captif et disponible. D'un être en attente. Cette libération ne s'accomplit pas sans un affrontement. Alors qu'elle est présentée comme un épisode secondaire, elle est aussi vécue comme un chambardement par ceux qui sont les maîtres. Car on ne libère qu'en arrachant à des maîtres. La liberté n'advient pas sans que se produise un dissentiment entre ceux qui sont les maîtres et les partisans du libérateur. Mais le libérateur a pour lui Dieu lui-même et, d'autre part, tous ceux qui ne pourraient que se taire, les pierres elles-mêmes. Autrement dit, cette liberté introduite en plein monde fait lever, non pas un enthousiasme de sectaires, mais un chant qu'on pourrait appeler le chant du monde.
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Redisons les choses autrement, en impliquant davantage le lecteur que nous sommes. Plus nous allons loin, à l'intérieur, dans les profondeurs, plus aussi nous découvrons que nous sommes à la fois prisonniers et intacts. La rencontre, c'est notre libération. Mais la rencontre avec qui ? La rencontre avec celui qui est envoyé et qui lui-même envoie. Cette rencontre n'est pas quelconque. L'expéditeur, si j'ose dire, n'est pas là, c'est Dieu. Il n'y a que des messagers, Jésus, et les disciples. Et cet ânon attaché, puis délié, c'est nous-mêmes. Cet ânon, c'est son royaume, mais libéré, non pas de nouveau asservi. Dieu a triomphé par celui qui va au plus loin, au plus profond, à l'intérieur. C'est cela que nous apprenons. C'est cela que nous nous faisons passer les uns aux autres, et ce message est inscrit jusque sur les pierres. Il sort du monde lui-même.