precedent De ton livre fais de la foi. suivant

Esclaves inutiles

«Et les apôtres dirent au Seigneur : "Ajoute-nous de la foi." Le Seigneur dit : "Si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous pouviez dire à ce mûrier : 'Déracine-toi et plante-toi dans la mer', et il vous aurait obéi ! Qui d'entre vous, s'il a un esclave qui laboure ou garde les bêtes, lui dira quand il revient du champ : 'Viens tout de suite te mettre à table' ? Ne lui dira-t-il pas au contraire : 'Prépare-moi de quoi dîner ; ceins-toi, et me sers, jusqu'à ce que j'aie mangé et bu ; après cela, toi, tu mangeras et boiras' ? A-t-il de la reconnaissance pour l'esclave parce qu'il a fait ce qui avait été prescrit ? Ainsi de vous : lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : 'Nous sommes des esclaves inutiles : ce que nous devions faire, voilà que nous l'avons fait '!"»


Luc XVII, 5-10

*

Nous commencerons par exprimer l'étonnement que ce texte peut susciter en nous.

Un premier aspect par lequel ce texte nous étonne, nous pouvons le reconnaître dans son caractère disparate. Il commence par une conversation entre les apôtres et celui qui est appelé le Seigneur. Les apôtres adressent une demande : "Ajoute-nous de la foi." Le Seigneur fait une réponse qui peut nous laisser perplexes sur sa portée : "Si vous avez de la foi  comme un grain de sénevé,  vous pouviez dire  à ce mûrier : 'Déracine-toi et plante-toi dans la mer', et il vous aurait obéi !" Est-ce qu'il faut entendre cette réponse comme une fin de non recevoir ? Ils viennent de demander une rallonge, si j'ose employer ce mot familier : "Ajoute-nous de la foi", et le Seigneur semble dire qu'il n'est pas besoin qu'il y ait beaucoup de foi. Veut-il laisser entendre qu'ils en ont déjà assez ou qu'ils n'ont même pas peu de foi ? En tout cas, s'ils en avaient même très peu, ils étaient en situation de tenir un propos qui relève d'une sorte de folie, au point que l'ordre des choses se trouvait bouleversé : "vous pouviez dire à ce mûrier : 'Déracine-toi et plante-toi dans la mer', et il vous aurait obéi !" Donc, dès le début, nous sommes devant une apparente incohérence.

Mais ce caractère disparate ne s'arrête pas là. On ne voit pas bien le rapport qui existe entre les propos du début et ceux qui suivent. Ce texte est vraiment composé de pièces et de morceaux, difficilement assemblables.

Deuxième remarque. Il y a quelque chose de violent dans ce passage. Vous avez pu observer que nous sommes devant une série d'interrogations ou, plutôt, l'interrogation dominante est la note générale du propos : "Qui d'entre vous, s'il a un esclave qui laboure ou garde les bêtes, lui dira quand il revient du champ : 'Viens tout de suite te mettre à table' ? Ne lui dira-t-il pas au contraire...". Si je dis que c'est un peu violent, ce n'est pas d'abord parce que l'attitude du maître paraît rude, mais, plus profondément, c'est en raison de l'évidence que celui qui parle tend à nous insinuer. Nous savons bien que la pire des violences n'est pas celle qui commande, mais celle qui essaie de séduire.

Enfin, troisième observation, il  y a quelque chose de paradoxal dans certains propos et, notamment, dans l'expression qui apparaît à la fin : "Nous sommes des esclaves inutiles : ce que nous devions faire, voilà que nous l'avons fait !" L'expression "esclaves inutiles" paraît forte, tellement forte et, en quelque sorte, contradictoire, que bien des traductions l'effacent. En effet, l'esclave n'a pas été si inutile. Il a rendu les services qu'on attendait de lui. C'est sans doute pour cette raison que beaucoup de traductions écartent le terme d'esclave et lui substituent celui de serviteur, et, surtout, évitent le choc entre le mot "esclave" et l'adjectif qui lui est joint, "inutile".

*

Essayons cependant d'aller plus loin. Puisque nous lisons ce texte du début jusqu'à la fin, nous nous mettons en devoir, non pas seulement de le lire, mais de le lier. Je veux dire par là que nous avons la charge de détecter les liens qui, malgré les apparences et au risque de nous surprendre, existent entre chacune de ces phrases. Voilà comment je voudrais engager la lecture.

Pour me justifier de procéder ainsi, j'attire votre attention sur quelque chose qui apparaît au début, et qui, si nous sommes attentifs, revient à la fin. Dès le début, dans la conversation entre le Seigneur et les apôtres, nous lisons : "vous pouviez dire à ce mûrier : 'Déracine-toi et plante-toi dans la mer', et il vous aurait obéi !" Ainsi, dès le début, est évoquée une situation de maîtrise : vous n'avez qu'à dire, "'Déracine-toi et plante-toi dans la mer'" et, aussitôt dit, aussitôt fait, en vertu du lien qu'il y a entre vous et ce mûrier, il vous aurait obéi. Or, vers la fin, je ne prétends pas que revienne le terme d'obéissance, mais à deux reprises, nous lisons ce mot : "prescrit". "A-t-il de la reconnaissance pour l'esclave parce qu'il a fait ce qui avait été prescrit ? Ainsi de vous : lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites". En d'autres mots, vers la fin, nous retrouvons quelque chose qui n'est pas sans évoquer une situation de dépendance.

Bien sûr, la différence est considérable entre le début et la fin. Si, au début et à la fin, il y a un rapport d'obéissance, et donc aussi de maîtrise, au début, la maîtrise est attribuée à ceux auxquels le Seigneur s'adresse ("il vous aurait obéi") : ils sont les maîtres. En revanche, à la fin, ce sont les interlocuteurs  du Seigneur  qui sont placés  en position servile : "il a fait ce qui avait été prescrit... lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit". Il y a là un retournement assez étrange.

*

"Les apôtres dirent au Seigneur : "Ajoute-nous de la foi.". Ils demandent un plus, ils demandent d'avoir davantage. C'est bien d'ailleurs ainsi que le Seigneur l'entend puisqu'il dit "Si vous avez de la foi". Il se place dans la position de quelqu'un qui veut avoir, qui veut posséder, et posséder plus, posséder quelque chose qu'il a peut-être déjà mais qu'il juge insuffisant.

Or, le Seigneur met ses interlocuteurs devant la situation folle dans laquelle ils se trouveraient, au cas où ils auraient de la foi comme un grain de sénevé. Ils seraient capables de tout et de n'importe quoi. C'est, au moins, la première observation que nous pouvons faire. Notamment, ils seraient capables de chambouler l'ordonnancement du monde.

Mais, tout en restant attachés à cette déclaration du Seigneur, si nous la lisons dans sa lettre, nous observons qu'il s'agit de commander à un arbre qui a déjà des racines, et de lui commander d'aller se planter là où, de toute évidence, il ne pourra pas prendre racine. "'Déracine-toi et plante-toi dans la mer', et il vous aurait obéi !" L'obéissance ne conduit pas seulement au déracinement : elle va jusqu'à réaliser une nouvelle implantation en un espace tout à fait autre qui ne semble pas fait pour recevoir des racines. Est-ce qu'il n'y aurait pas des racines qui pourraient pousser même dans la mer ?

Est-ce que la foi, si minime soit-elle, dont ils demandent l'augmentation, n'est pas comparable à un déracinement fécond ? Tel serait l'effet de la foi.

Mais, après ce que je vous ai dit tout à l'heure, nous pouvons nous dire : est-ce que ce qui est présenté comme un effet de la foi ne serait pas une expression de la foi chez celui qui obtient un peu plus de foi qu'il n'en avait ? Au fond, est-ce que cet ordre, qui est donné, ne serait pas un ordre qui revient sur celui qui croit ? Est-ce que celui qui croit n'est pas le premier à réaliser en lui-même ce déracinement et cette transplantation réussie ?

Pourquoi je vous dis cela ? A cause de la suite. Elle ne porte pas sur le pouvoir miraculeux que le croyant pourrait exercer sur le monde, mais sur le pouvoir (si encore on peut garder ce mot) qu'il exerce, quand il croit.

*

Quel est donc le pouvoir de déracinement et de transplantation que va exercer le croyant ?  La suite nous le dit : "Qui d'entre vous, s'il a un esclave qui laboure ou garde les bêtes, lui dira quand il revient du champ : 'Viens tout de suite te mettre à table' ? Ne lui dira-t-il pas au contraire : 'Prépare-moi de quoi dîner ; ceins-toi, et me sers, jusqu'à ce que j'aie mangé et bu ; après cela, toi, tu mangeras et boiras' ?" Le maître s'adresse à l'esclave en lui disant : est-ce que tu ne crois pas que le lien qui te lie à moi te rend capable de travailler plutôt que d'avoir. Ce n'est plus d'avoir qu'il est question, c'est de travailler, et de travailler au plus près de la nature : labourer, garder les bêtes.

Le maître dit : est-ce que tu ne crois pas ? Mais si ! tu crois, ça va de soi ! Je vous rappelle ce que je vous disais tout à l'heure sur la portée étrange de ces interrogations. Tu es bien d'accord pour reconnaître que le lien qui te lie à moi, qui te lie au maître que je suis, t'amène à admettre que tu travailles et que non seulement, quand tu as travaillé, tu n'arrêtes pas, mais que tu es aussi capable d'aller jusqu'à nourrir ton maître, engraisser celui qui te donne l'ordre ? Est-ce que par hasard la situation d'esclave dans laquelle tu te trouves, ne te rend pas assez fort pour accomplir tout cela ?

Je vous disais tout à l'heure qu'il y a un retournement. Est-ce que l'esclavage qui est le tien ne fait pas de toi un maître ? Oui ! Tu es peut-être plus fort que tu ne crois, capable de travailler et de voir différer le moment où, à ton tour, tu nourriras ton corps.

Allons plus loin. Tu es capable d'obtempérer à l'ordre qui te sera donné, "'Prépare-moi de quoi dîner ; ceins-toi, et me sers, jusqu'à ce que j'aie mangé et bu". Tu es capable de reconnaître que, si tu as un maître, c'est toi qui le fabriques, c'est toi qui l'entretiens, au sens le plus élémentaire de l'expression. Tu es capable de t'y retrouver après et d'entendre le maître te dire : après cela, c'est toi qui mangeras et boiras. Tu es assez souverain, avec le presque rien de foi que tu as, pour ne pas attendre de la reconnaissance de ton maître. Et oui ! Tu ne vas tout de même pas, esclave souverain que tu es, attendre qu'il te remercie. "A-t-il de la reconnaissance pour l'esclave parce qu'il a fait ce qui avait été prescrit ?"

*

Eh bien ! "Ainsi de vous". Enfin le Seigneur répond aux disciples. Il leur répond sans oublier la maxime folle par laquelle il avait accueilli leur demande, mais en la leur appliquant à eux. Quand vous, au lieu de faire tout et n'importe quoi, "vous aurez fait ... ce qui vous a été prescrit, dites : 'Nous sommes des esclaves inutiles". Ce n'est pas ce que nous avons fait qui sert à quelque chose. Oui, "ce que nous devions faire, voilà que nous l'avons fait !" Mais nous n'allons tout de même pas penser que c'est ce que nous avons fait qui nous permet cette situation de foi dans laquelle nous sommes, dont nous demandons un accroissement. La foi, si minime soit-elle, triomphe de l'aliénation  et elle transforme cette aliénation en souveraineté. Le croyant accepte mais dépasse la condition d'esclave dans laquelle il serait initialement par rapport à son Dieu. Peut-être que toute histoire croyante commence par cette situation d'esclavage. Mais le grain de moutarde de la foi permet de retourner la situation d'esclavage. Quand nous croyons, il s'agit bien d'un déracinement et il s'agit bien d'aller se planter en pleine mer et, merveille ! nous y sommes plantés comme un arbre.

Vous voyez comment la fin n'est pas si étrangère au commencement. La foi, c'est ce qui rend capable d'aller d'abord jusqu'à tenir Dieu pour ce qu'il n'est pas, pour ce qu'il ne peut pas être, un maître exigeant. Au fond, la foi amène à croire en Dieu, mais cette foi en Dieu est plus forte que l'idée qu'on se fait d'abord de lui. Elle passe par cette idée qu'on se fait de lui, mais, à la fin, elle rit souverainement de cette idée d'esclavage. Dans ce qui l'a lié à ce Dieu, le croyant a découvert sa véritable souveraineté.

1er octobre 1998

imprimer suivant