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 Ceux qui sèment dans les larmes 

«Quand IHVH faisait retourner les retournés de Sion,
Nous étions comme des gens réconfortés.
Alors s’emplissait de rire notre bouche,
Notre langue de cris de joie.
Alors ils disaient dans les nations:
''Il a fait grand, IHVH, pour agir avec eux!
Il a fait grand, IHVH, pour agir avec nous,
Nous étions dans l’allégresse.
Fais retourner, IHVH, nos captifs,
Comme les torrents dans le Négueb.
Ceux qui sèment dans les larmes,
Dans des cris de joie moissonnent.
Il va, il va, et il pleure,
Portant le poids de la semence.
Il vient, il vient dans des cris de joie,
Portant ses gerbes''.»


Psaume CXXVI

D’abord, bien entendu, parce que c’est un poème et un poème lyrique, qui ne raconte pas une histoire, qui est fait de la réunion d’un certain nombre d’émotions, de sentiments. Il est donc plus malaisé que lorsqu’il s’agit d’un récit de traverser ce passage avec la prétention d’y tracer un chemin. Nous sommes volontiers portés, devant un poème comme celui-ci, à retenir d’emblée une idée d’ensemble. Nous sommes enclins à lui donner un titre, par exemple: la joie du retour. Par suite, tout ce que nous lirons dans ce poème, nous le recevrons comme autant de variations sur la joie du retour. Il nous semble même presque un peu déplacé de discerner ici une avancée. C’est pourtant ce que nous allons essayer de faire.

Mais, il y a peut-être une difficulté plus radicale. Tout, en effet, semble nous parler de ce qu’on peut bien appeler le retour. Or, nous allons découvrir, en travaillant ce texte, que rien n’est peut-être plus difficile à penser que le retour. La difficulté de la pensée du retourtient à ceci: le retour nous semble une démarche décevante. Retourner, revenir, c’est faire comme si le chemin qui a été parcouru devait être annulé. Il y a en nous certainement une résistance à applaudir au retour. Et cette résistance est d’autant plus forte que, par un autre côté de nous-mêmes, nous aimons retourner là où nous étions.

Qu’il suffise d’évoquer une notion proche de celle du retour: la restauration. Aussitôt notre pensée éprouve un malaise. Pourquoirestaurer ce qui n’était plus, ou n’était plus intact ? Est-ce que ce n’est pas la négation de l’innovation, que le temps apporte, quand ce n’est pas l’expression d’une volonté réactionnaire?

Si je tenais à évoquer ces pensées, c’est pour que nous n’exaltions pas d’emblée le fait de revenir, pour que nous ayons, sur l’idée du retour, un regard critique. Regard critique, d’ailleurs, auquel une lecture attentive de ce passage va nous obliger. Car il n’est pas sûr du tout qu’au terme de la traversée de ce passage nous retrouvions ce qui avait été présenté au départ.

*

Il y a des difficultés dans l’établissement du texte lui-même. Je vous ai proposé de lire: «Quand IHVH faisait retourner les retournés de Sion, nous étions comme des gens réconfortés». Plusieurs traductions nous invitent à lire: «quand le Seigneur faisait retourner les captifs de Sion». De fait, un peu plus loin, dans ce passage, nous trouverons: «''fais retourner, Seigneur, nos captif''s». Or, dans certaines éditions, on maintient le terme qui signifie «retourner», même s’il est très proche de celui qu’il faudra lire un peu plus bas et traduire par «captif». L’expression est sans doute étrange, encore que dans bien des langues se rencontrent de ces tournures avec complément d’objet interne.

Plus difficile est ce qui suit «Nous étions comme des gens réconfortés». La plupart des traductions disent: «nous étions comme en rêve» ou, plutôt, «nous étions comme des gens qui rêvent». Nous sommes devant une racine hébraïque qui a les deux sens. Les uns sont portés à entendre: «nous étions comme des gens qui rêvent, qui ne croient pas ce qui leur arrive, tant ils sont émerveillés». Mais il se trouve que les commentateurs qui connaissaient la langue originale, parce qu’ils la parlaient eux-mêmes, ont été dans le sens que j’ai exprimé ici: «nous étions comme des gens qui étaient rendus plus forts». Certains pensent même qu’il faut absolument écarter le premier sens, qui relève d’une interprétation moderne. En effet, quand nous disons: «comme des gens qui rêvent», nous autres, modernes, nous évoquons le côté illusoire du rêve. Or, soutiennent ceux qui choisissent le sens que j’ai retenu, tout à l’opposé, pour les écrivains d’Israël, bien loin que le rêve soit fallacieux, trompeur, il révélait des réalités importantes, venant de Dieu.

Si j’ai évoqué ce débat, c’est pour illustrer sur un exemple particulier que je me garde d’arrêter le sens. Un texte n’a pas un sens, il n’en a même pas plusieurs: il en a trop. Qu’importe, d’une certaine façon, que nous traduisions «comme des gens réconfortés», ou «comme des gens qui rêvent»! Pour mettre tout le monde d’accord, proposons: «comme des gens réconfortés par leur rêve». Ce qu’il y a de commun à l’une ou à l’autre des traductions, c’est ceci: nous n’étions pas dans l’illusion, nous n’étions pas «refaits», comme on refait quelqu’un en le trompant, mais nous étions rendus à une force que nous avions perdue. Nous retrouvions notre force. Le retour était un retour à la vérité, non pas au songe.

Pour attester que nous ne sommes pas dans l’illusion, dans le mensonge, ce qui suit en rajoute: «Alors s’emplissait de rire notre bouche, notre langue de cris de joie.» Nous n’avions même pas la parole. Nous avions ce qui peut paraître moins que la parole, des cris, le rire, mais ce qui peut aussi s’entendre comme une sorte d’excès sur la parole. Il faudra que l’on nous souffle à l’oreille les mots qu’il convient de dire. C’est ce qui va d’ailleurs se produire. Nous étions tout entiers plongés dans l’événement, il nous remplissait tout entiers, et ce dont nous étions ainsi remplis ne pouvait qu’éclater dans des signes comme le rire ou le cri de joie.

Mais ce qui nous arrivait avait un sens. Les mots, pour dire ce sens, nous viennent des autres: «Alors ils disaient », on disait, ailleurs que chez nous, «dans les nations: "Il a fait grand, IHVH, pour agir avec eux!" Voilà ce qui était observé par les gens du dehors (c’est dire si nous sommes à mille lieues d’un monde de rêve):«Il a fait grand». C’est presque une confession de foi, sur les lèvres des autres, des étrangers. Que faire d’autre sinon, en écho, reprendre les mots qui disent la vérité de ce qui s’est passé. ''«Il a fait grand, IHVH, pour agir avec nous ».'' L’événement, dans lequel nous étions pris au point de ne pouvoir rien dire, prend son sens du fait que nous attribuons au Seigneur l’opération dont nous sommes les bénéficiaires. Cette confession de foi, qui nous vient du dehors, nous la faisons nôtre, et c’est elle qui explique que nous soyons dans l’allégresse: «Nous étions dans l’allégresse.»

Manifestement, au point où nous en sommes, un premier moment de ce passage se termine. Qu’est-ce qui le caractérise? Pas seulement le fait que ceux qui parlent disent «nous» - nous allons voir, en effet, que cette manière de parler se prolonge encore un peu -, mais que tout ce moment évoque un événement passé. Ce passé, nous ne le retrouverons plus dans la suite du poème. C’est comme une autre voix qui va maintenant se faire entendre.

*

«Fais retourner, IHVH, nos captifs, comme les torrents dans le Négueb.» Voici un moment de demande. L’impératif apparaît. Le même verbe, qui ouvrait le poème, revient. Fais retourner ceux qui sont des nôtres, qui étaient des nôtres, mais qui étaient partis. Leur départ est maintenant entendu comme une privation de liberté. Ils ont quitté le lieu où ils étaient et, en allant ailleurs, ils n’ont pas seulement abandonné un site: ils ont perdu leur liberté. En demandant qu’ils retournent, et en le demandant au Seigneur, nous demandons qu’ils retrouvent quelque chose dont ils ont été privés. Ainsi, un travail se fait sur la notion de retour. Ce n’est pas la pure et simple idée de revenir, de reprendre la place qu’on occupait. Revenir, c’est retrouver, sans doute, mais c’est aussi perdre la captivité.

Maintenant apparaît quelque chose de très important. «Fais retourner, IHVH, nos captifs, comme les torrents dans le Négueb.» Le Négueb, c’est la région sud du pays, c’est le Midi, souvent compris comme le lieu du désert. Dans le Négueb, il n’y a pas de torrents, ou, s’il y en a, ils sont momentanés: ils surgissent, mais aussitôt la sécheresse rend la terre inhabitable. C’est donc un vrai miracle que nous demandons, mais un miracle dont nous avons une sorte d’approche dans ce qui se passe sur le sol qui est le nôtre. Car de tels faits se produisent. Ce retour, si rare qu’il soit, si miraculeux, si merveilleux qu’il paraisse, se produit quelque part, dans notre pays.

*

«Ceux qui sèment dans les larmes, dans des cris de joie moissonnent.» Jusqu’à la fin de ce poème se dessine l’opposition entre deux moments: celui des semailles et celui de la moisson. Le moment des semailles est associé à celui de la peine, des larmes, des pleurs. En revanche, celui de la moisson nous fait retrouver ces cris de joie qui avaient été évoqués dans la première partie du poème.

Tout ceci est au présent. J’ai beaucoup hésité à ne pas traduire par le futur. Mais dans l’un et l’autre cas, la portée de l’observation que je fais resterait identique. Ou bien c’est le futur qui se répètera, si l’on emploie le futur, ou bien c’est le présent de constance, si je puis dire.

En tout cas, c’est un temps autre que celui auquel nous avions été introduits. Au commencement, il s’agissait d’un événement. En adressant cette prière au Seigneur, nous évoquions le pays que nous connaissons: les torrents dans le Négueb. Or, maintenant le thème de notre chant est pris dans ce qui arrive partout du fait du retour des saisons.

Faut-il dire que c’est la consécration de l’idée de retour? Oui et non! Certes, le retour est inscrit dans le temps. Le temps est fait de semailles douloureuses et de moissons heureuses. Le retour est aussi stable que le temps. La régularité du temps est marquée de ce retour. Donc, il s’agit bien de la consécration de la pensée du retour.

Mais si nous lisons attentivement la fin de ce passage, nous ne voyons pas qu’il y ait retour, sans plus. Il y a retour avec du fruit. «Ceux qui sèment dans les larmes, dans des cris de joie moissonnent». Les cris de joie sont le signe que quelque chose s’est ajouté. On est passé de la semence à la gerbe, comme on le dira pour finir. Il y a bien un retour dans le temps, mais ce retour est le retour d’une fructification. Ce n’est pas un retour à la semence. L’introduction de la métaphore agricole agit sur l’idée de retour. Ce qui, dans le retour, annulerait le départ est effacé. Le retour est accompagné de fruits!

Ceci est marqué à l’évidence par les verbes. Il n’est pas dit: il s’en va, il s’en va, et ensuite il revient, il revient ou il retourne. Mais nous lisons «Il va, il va», il ne cesse pas d’aller. Tel est le sens de cette répétition. Il ne cesse pas de partir, de partir en pleurs: «et il pleure, portant le poids de la semence.» Car la semence lui est lourde. Mais il sera chargé d’un autre fardeau quand il va venir, et non pas revenir. «Il vient, il vient dans des cris de joie». Et voici la trouvaille finale: «portant ses gerbes». Non pas portant les gerbes. Quelque chose lui est arrivé, lui échoit: les fruits sont ses fruits.

7 décembre 2000

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