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 C’est lui que nous espérions 


«IHVH Sebaot fera
Pour tous les peuples, sur cette montagne,
Un festin de viandes grasses,
Un festin de vins vieux,
De viandes grasses, moelleuses,
De vins vieux, décantés.
Il engloutira sur cette montagne
Les faces du voile qui voilait tous les peuples
Et la couverture qui couvrait toutes les nations.
Il engloutira la mort pour toujours.
Le Seigneur IHVH effacera les larmes
De dessus toutes les faces,
Et la flétrissure de son peuple, il l'écartera
De dessus toute la terre,
Oui, IHVH a parlé.
On dira en ce jour-là :
"Voici notre Dieu.
C'est lui que nous espérions :
Il nous sauvera.
C'est IHVH. C'est lui que nous espérions.
Exultons, réjouissons-nous dans son salut".»


Isaïe XXV, 6-9

Je voudrais élaborer avec vous les outils qui nous serviront à travailler le texte que nous venons de lire.

Ainsi, je vous invite à distinguer deux temps ou, plutôt, deux façons de traiter le temps.

Il y a d'abord le temps dont nous parlons. Nous pouvons parler du présent, du passé ou du futur : je fais, j'ai fait, je ferai.

Mais il y a une autre manière d'envisager le temps. Il s'agit du temps auquel nous parlons. J'entends par cette expression introduire la question suivante : quel temps habitons-nous quand nous parlons ? Or, maintenant, nous ne pouvons plus répartir le temps comme tout à l'heure entre un présent, un passé et un futur. Le temps auquel nous parlons, c'est toujours, invariablement, le présent. Ou bien nous parlons ou bien nous ne parlons pas. Mais si nous parlons, c'est toujours actuellement, présentement. Je peux dire : je fais, j'ai fait ou je ferai. Implicitement, dans ces propos, il y a : "je dis que je fais, je dis que j'ai fait, je dis que je ferai".

*

Allons plus loin dans l'élaboration de ces outils. Qui donc parle au présent ? Pour peu que nous y réfléchissions, nous découvrons que c'est toujours quelqu'un qui pourrait dire "je", ou qui pourrait dire "je" au pluriel, c'est-à-dire "nous". Dans le temps auquel nous parlons, il y a toujours présent, c'est le cas de le dire, mais oublié, caché, un "je" ou un "nous", une première personne.

Ainsi, quand "je" ou quand "nous" parlent, et parlent au présent, ils parlent toujours comme quelqu'un d'autre que "je" et que "nous", même lorsqu'ils disent "je fais, j'ai fait, je ferai", puisqu'il y a sous entendu "je dis que je fais, je dis que j'ai fait, je dis que je ferai". Le "je" qui est dans la proposition complétive peut renvoyer à celui qui parle. En vérité il est un autre "je".

Bref, "je" et "nous", quand ils parlent, au présent, parlent toujours comme de quelqu'un d'autre que "je" et "nous" dont ils parlent. S'ils parlent de "je" et "nous", ils parlent de "je" et "nous" en un autre temps que le temps auquel parle un sujet présent, caché.

*

Allons encore plus loin. Le "je" et le "nous" du présent, ce temps auquel nous parlons, ce "je" et ce "nous", reçoivent le choc en retour de ce qu'ils disent. Ils sont affectés par le temps dont ils parlent. Supposez que je dise : j'ai fait. Je le décompose en disant : "je dis que j'ai fait". Qu'est-ce que ce "je" caché, dissimulé, qui toujours parle au présent ? Je vous propose tout simplement de dire qu'il se souvient. Il se rappelle ce qu'il a fait ou il rappelle ce qu'il a fait.

Le "je", qui parle au présent, ce temps auquel nous parlons toujours, est ainsi, par une sorte d'effet rétroactif, marqué par ce qu'il dit. Et s'il parle au passé, voilà que ce "je" se souvient.  Il peut parler au futur : "je ferai". Entendons : "je dis que je ferai". A ce moment-là il annonce, il attend, il désire.

Supposons que cette fois-ci, il ne dise plus ni "j'ai fait", ni "je ferai", mais qu'il dise "je fais". A ce moment-là, le "je dis que je fais" exprime une sorte d'engagement, au présent, dans ce qu'il dit, engagement dans le fait de faire. Il est pris au mot, pris à la parole qu'il prononce : parlant au présent, il est engagé.

*

Maintenant, nous allons nous servir de ces outils pour traverser le texte.

Ce "je" et ce "nous", qui sont liés au temps auquel nous parlons, c'est-à-dire au présent, je les ai qualifiés tout à l'heure de cachés, d'oubliés, et pourtant ils sont là. Ils ne sont pas prononcés, ce "je" et ce "nous", et pourtant ils sont présents. Par là ils sont semblables à un imprononcé, à un imprononçable. J'ai dit, dès le début : "Le Seigneur Sebaot fera". J'ai honoré ainsi le caractère imprononçable de ces quatre consonnes, IHVH, puisque je leur ai substitué ce nom de Seigneur.

Ainsi, il y a comme une affinité entre ce "je" et "nous", toujours au présent, et, d'autre part, l'imprononçable, présent dans ce texte. Comme lui, ils ne sont pas prononcés, mais comme lui, ils parlent.

Lisons, par exemple, « Pour tous les peuples, sur cette montagne, un festin de viandes grasses, un festin de vins vieux, de viandes grasses, moelleuses, de vins vieux, décantés. » Chaque fois que ces mots sont prononcés, ce "je" ou ce "nous", caché mais présent, est là. C'est comme s'il y avait : c'est moi qui le dis ou c'est nous.

Or, qu'apprenons-nous dans ce texte ? Vers la fin, nous lisons : « Oui, IHVH a parlé. » Mais je vous ferai remarquer que lorsque nous disons : « Oui, IHVH a parlé », c'est encore nous qui le disons. Je dis : « Oui, IHVH a parlé », mais je dois analyser cet énoncé en disant : je dis : Oui, IHVH a parlé.

*

De quoi s'agit-il dès le début ? De ce que fera le Seigneur. Aussi bien vous pouvez observer que la dominante de ce passage est au futur. Mais il est insuffisant de dire qu'il fera un repas. Car le repas, ici, n'a pas pour objectif de seulement alimenter. Ce repas est un festin, c'est une fête. On n'y va pas pour manger, même si l'on y mange. Les mets qui sont servis sont succulents : « Un festin de viandes grasses, un festin de vins vieux, de viandes grasses, moelleuses, de vins vieux, décantés.» Bref, tout indique que la jouissance l'emporte sur l'alimentation. Même si les gens qui sont invités à ce festin sont nourris, ils sont surtout réjouis.

C'est par cette note que commence ce texte. C'est par cette même note qu'il s'achève, et au présent, et au présent pressant, au présent de l'ordre, du commandement ou de l'appel : « Exultons, réjouissons-nous dans son salut. » Or, si nous rabattons cette dernière ligne par laquelle nous quittons ce passage sur les premières, peut-être pouvons-nous entendre quel est le motif de ce festin.

Si nous avons à exulter, à nous réjouir, si une bonne table nous est servie, c'est parce que nous célébrons une délivrance. C'est la fête de la liberté !

*

De quoi sommes-nous libérés ?

Avançons dans la lecture de ce passage. « Il engloutira sur cette montagne les faces du voile qui voilait tous les peuples et la couverture qui couvrait toutes les nations. » Nous lisons "engloutir". J'ai voulu éviter "dévorer", "avaler" et pourtant, tel est bien le sens du verbe qui est employé ici. Il s'agit d'une opération de bouche. Il avalera ce qui cachait « les faces du voile qui voilait tous les peuples et la couverture qui couvrait toutes les nations ». Il absorbera en lui-même, non pour s'en nourrir mais pour les détruire, ce voile, cette couverture qui cachaient.

Pourquoi va-t-il avaler, engloutir tout ce qui cache ? C'est parce qu'il n'y aura plus rien à cacher. Car, il ne se sera pas contenté d'avaler ce qui enveloppait, mais aussi ce qui était enveloppé. La mort elle-même passera par son gosier. « Il engloutira la mort pour toujours ». Elle ne refera plus surface.

Aussi bien, d'ailleurs, « Le Seigneur IHVH effacera » cette autre couverture, les larmes, qui sont comme un torrent pour faire oublier par le deuil. Plus besoin de cette couverture, ou de ce voile des larmes, qui coulent et inondent toutes les faces, puisque aussi bien il aura englouti ce qui était caché : la mort.

« La flétrissure de son peuple, il l'écartera de dessus toute la terre ». Il y a là un singulier. Tout à l'heure, nous avions lu : "tous les peuples", c'est par là que tout avait commencé.

Tout se passe comme si  la traversée de ce texte nous dirigeait vers un foyer. Le peuple est ce foyer. Il est à la fois le bénéficiaire et le lieu de l'engloutissement de quelque chose qui contaminait la terre tout entière.

*


«Oui, IHVH a parlé.
On dira en ce jour-là :
"Voici notre Dieu.
C'est lui que nous espérions :
Il nous sauvera.
C'est IHVH. C'est lui que nous espérions.
Exultons, réjouissons-nous dans son salut".»

C'est un véritable festival de temps.  

«Oui, je dis que : IHVH a parlé ». Je restitue ce "je dis que". Je dis que «On dira en ce jour-là». La montagne est oubliée, et, avec elle, l'espace, au profit d'un jour : «ce jour-là». C'est le temps qui est exploité pour désigner ce que j'appelais tout à l'heure le foyer. «On dira en ce jour-là». Comprenons : je dis, nous disons qu'on dira.

On dira en ce jour-là : «Voici notre Dieu.» Ce n'est plus cette montagne, ce n'est plus ce jour-là, ce n'est plus son peuple. Ceux qui parlent, sont happés par ce qu'ils disent. «Voici notre Dieu. C'est lui que nous espérions : Il nous sauvera». J'ai tenu à rendre la brutalité de l'expression. Dans sa rapidité, la syntaxe de ce passage commente en quelque sorte le "nous espérions". En quoi consistait notre espoir ? Il consistait à dire : «Il nous sauvera». Il y a comme une adéquation entre «lui» et «il nous sauvera», une adéquation qui est réalisée par le «nous espérions.» L'espérance passée, que nous avions, a établi une sorte de communication entre «lui» et «il nous sauvera».

«C'est IHVH». Ce n'est même plus "voici notre Dieu", ce n'est même plus "celui qui nous sauvera, c'est lui". Tout se concentre dans le : "c'est le Seigneur".

*

«C'est lui que nous espérions». Voilà la formule développée, après la formule contractée, «c'est IHVH».

Nous reconnaissons le présent de la joie et de l'exultation. Et un présent pluriel, un présent à la première personne du pluriel. Nous retrouvons le passé, le passé de la parole du Seigneur, mais aussi le passé de l'espérance d'un futur, qui est le salut.

Le futur, dont nous parlons, est là, ici même dans le présent auquel nous parlons. Nous ne pouvons jamais parler au futur, nous ne pouvons que parler de lui. Or, ce futur dont nous parlons est ici dans le présent auquel nous parlons, oui, mais à une condition. Cette présence du futur dans le présent auquel nous parlons n'est vraie, si je puis dire, que si nous disons que Dieu a parlé, en nous y engageant tout entiers.

7 octobre 1999

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