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 Le commandement que j’ai pris de mon Père 

«Moi, je suis le berger, le beau. Le berger, le beau, pose sa vie pour ses brebis. Le mercenaire et qui n’est pas un berger, dont les brebis ne sont pas la propriété, voit le loup venir et laisse les brebis et s’enfuit - et le loup les ravit et les disperse - parce qu’il est mercenaire et n’a point souci des brebis. Moi, je suis le berger, le beau, et je connais les miens et les miens me connaissent, comme le Père me connaît et que moi, je connais le Père, et je pose ma vie pour les brebis. Et j’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet espace. Celles-là aussi il faut que je les conduise, et elles écouteront ma voix, et il y aura un seul troupeau, un seul berger. Voilà pourquoi le Père m’aime, parce que je pose ma vie, afin de la prendre à nouveau. Personne ne me l’enlève, mais c’est moi qui la pose de moi-même. J’ai pouvoir de la poser, et j’ai pouvoir de la prendre à nouveau. Tel est le commandement que j’ai pris de mon Père.»


Jean X, 11-18

Une autre expression revient : poser sa vie. J’ai tenu à rendre le texte aussi servilement que possible. Sans doute le mot pouvait nous orienter vers «exposer», vers «déposer», mais le verbe, très simple, présent dans le texte original, signifie «poser». Nous lisons d’abord : «poser sa vie pour ses brebis» et puis «je pose ma vie pour les brebis», et encore: «parce que je pose ma vie» et, enfin, «j’ai pouvoir de la poser».

Ainsi, «moi», «poser», «la vie» sont là comme une toile de fond. Or, plus ces mots reviennent, plus il est important d’essayer de saisir d’abord s’ils reviennent toujours de la même façon et s’il n’y en a pas d’autres qui, eux, viennent et s’en vont.

C’est cette deuxième catégorie que je voudrais essayer de mettre en évidence maintenant. Dès le début, nous pouvons observer qu’il y a les brebis, le berger et le mercenaire. Mais, assez vite, le mercenaire disparaît. Les brebis et le berger demeurent, et apparaît le Père. «Moi, je suis le berger, le beau, et je connais les miens et les miens me connaissent, comme le Père me connaît et que moi, je connais le Père ». Vers la fin, il n’est plus fait état ni du mercenaire, ni des brebis, ni même du berger. En revanche, le Père vient au premier rang. Nous pressentons donc, à observer simplement l’anatomie de ce passage, qu’il est plus complexe qu’il ne paraît.

Cette complexité, nous pouvons la pressentir encore par une autre observation. Il est vrai que «poser sa vie» revient fréquemment. Mais, lorsque l’expression vient pour la première fois, nous la lisons sous la forme suivante: «Le berger, le beau, pose sa vie pour ses brebis.» Vers le milieu du passage, nous lisons: «je pose ma vie pour les brebis». Lorsque l’expression revient vers la fin, nous lisons seulement: «Voilà pourquoi le Père m’aime, parce que je pose ma vie».

Ces quelques observations nous invitent à laisser de côté l’idée que le texte n’avance guère ou qu’il avance fort lentement. Je voudrais au contraire tenir la gageure de vous faire apparaître qu’un travail important se produit entre le début et la fin de ce texte.

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«Moi». C’est un mot décisif. Bien sûr, nous pensons qu’en disant moi, quand nous lisons ce texte, c’est en fait un autre que nous que nous désignons. En effet, nous ne faisons que reprendre les propos que tient quelqu’un, Jésus. C’est vrai. Mais il n’empêche qu’en reprenant ce mot «moi» et en l’attribuant à Jésus, nous avons prononcé un mot, moi, qui d’abord renvoie à nous qui parlons. Aussi bien n’est-il pas du tout déplacé de supposer que ce texte fait apparaître ce qui arrive à «moi»: ce qui arrive à moi, qui parle. Puisque «moi» est le mot qui désigne Jésus et que je l’utilise aussi pour me désigner moi-même, nous pouvons nous demander: Qu’est-ce qui m’arrive, à moi? Dans quelle histoire, dans quelle aventure suis-je engagé en endossant les propos de Jésus?

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«Moi, je suis le berger, le beau». L’expression revient aussitôt: «le berger, le beau». Nous sommes habitués à entendre: le bon berger ou le bon pasteur. Pourquoi pas? Mais l’adjectif du texte original est mieux traduit par beau. C’est un berger qui mérite attention, si toutefois l’attention se dirige vers quelqu’un qui se signale par sa beauté.

Or, ce berger-là, que fait-il? Il «pose sa vie pour ses brebis.» Le mot «pour», en français, est équivoque. Bien entendu, nous n’allons pas entendre d’abord: il pose sa vie «à la place de» ses brebis, encore que «pour», en français, signifie cela aussi. Mais nous entendons bien sûr plutôt «en faveur», «au bénéfice», «pour le bien» de ses brebis. C’est évidemment vers cette deuxième acception que nous sommes dirigés quand nous lisons les phrases qui suivent.

Le beau berger se distingue d’un autre qui est le mercenaire et qui n’est pas un berger. Le mercenaire ne relève pas de la gratuité du beau. Le mercenaire est payé. Or, le beau n’a pas de prix. Vous entendrez cela comme vous voudrez. Ou bien vous comprendrez que le beau ne vaut rien, ou que le beau dépasse toute appréciation. En tout cas, il n’y a pas de berger laid ou, s’il y en a un, il ne mérite pas le nom de berger, c’est «le mercenaire, qui n’est pas un berger et dont les brebis ne sont pas la propriété.» Il s’agit d’affirmer clairement que les brebis font partie du propre du berger. Les brebis tiennent au berger autant qu’il tient à elles.

«Le mercenaire et qui n’est pas un berger, dont les brebis ne sont pas la propriété, voit le loup venir et laisse les brebis et s’enfuit». Il n’a pas de peine à s’en aller, à délaisser les brebis, puisqu’elles ne sont pas son propre, ne font pas partie intégrante de lui-même. Il est distinct des brebis. Il peut voir la menace que le loup fait planer. Il peut laisser les brebis s’enfuir. Le loup les ravit, les disperse. Non seulement il n’y avait pas d’unité entre le mercenaire et les brebis mais l’unité elle-même que formait le troupeau se trouve désagrégée. Le troupeau est mis en pièces.

Et pourquoi le mercenaire fait-il cela? L’explication est d’une importance considérable: « parce qu’il est mercenaire et n’a point souci des brebis». En somme, le mercenaire n’a que sa vie. Il n’a que sa vie à vendre pour vivre. Il sauve donc sa vie et, aussi, le prix de sa vie en se sauvant, en partant. Sinon, il n’aurait plus rien à mettre en circulation dans le système d’échanges qui lui permet de vivre. Car il vit de se vendre et d’être acheté. Il est à mille lieues de faire corps avec les brebis, d’avoir souci d’elles. S’il avait souci des brebis, c’est finalement de lui-même qu’il aurait souci, s’il est vrai que les brebis font partie du propre du berger. Mais il n’est pas berger. Il laisse donc le loup ravir les brebis, parce que, s’il tient à quelque chose, c’est à sa vie. Or, sa vie se distingue des brebis, alors que le berger, le beau, tient aux brebis, ne fait qu’un avec elles.

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«Moi, je suis le berger, le beau, et je connais les miens et les miens me connaissent». Ce qui fait le beau berger, c’est la relation de connaissance entre lui et ce qui est à lui.

«Je connais les miens et les miens me connaissent, comme le Père me connaît et que moi, je connais le Père, et je pose ma vie pour les brebis». Pour entendre ce lien du berger à ce qui lui est propre, il faut se référer au rapport du Père à moi qui parle et de moi qui parle au Père. Pour saisir l’importance de cette comparaison, je suggère de penser que le rapport aux brebis, si intime qu’il soit, pouvait encore s’entendre de façon latérale: les brebis sont sur le même sol que le berger. Avec le Père, il y va d’un autre ordre, qui n’est plus latéral. C’est un rapport plus vertical qu’horizontal. Or, pour bien entendre le rapport latéral lui-même, il est important de le mesurer d’après le rapport que je vous propose d’appeler, pour faire vite, vertical.

« Comme le Père me connaît et que moi, je connais le Père, et je pose ma vie pour les brebis». Du fait de cette intimité avec les brebis, et du fait que cette intimité est mesurée par le rapport de connaissance mutuelle entre le Père et moi, je peux poser là ma vie, la déposer comme on dépose un vêtement, l’exposer comme on s’expose à un danger. Au fond, déclare Jésus, le moi que je suis peut s’affirmer lui-même, comme Fils, et, dans le même temps se donner, comme berger.

L’affirmation que Jésus vient de faire de lui-même, comme Fils et comme berger, le délie de toute restriction, qui le limiterait. Il ajoute donc: «J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet espace». Les brebis ne sont pas celles-ci plutôt que celles-là. Simplement, il y en a d’autres. Le rapport aux brebis n’est pas sélectif. «Celles-là aussi il faut que je les conduise, et elles écouteront ma voix, et il y aura un seul troupeau, un seul berger». Rappelons-nous que ce qui avait été abîmé, c’était l’union du berger et des brebis, et aussi la cohésion du troupeau.

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«Voilà pourquoi le Père m’aime, parce que je pose ma vie, afin de la prendre à nouveau.». Cette phrase est très complexe. Un sens nous vient, qui semble s’imposer d’abord: «Voilà pourquoi le Père m’aime», parce qu’il est content de moi, parce que j’ai bien mérité de lui et que ma conduite le porte à m’aimer. Rien n’empêche de lire ainsi. Je dirais même: tout porte d’abord à lire ainsi.

Mais il y a peut-être autre chose encore à comprendre. Nous entendrons alors: la preuve que le Père m’aime, vous l’avez là, sous les yeux, dans le fait que je peux poser ma vie. Le Père m’aime, et la preuve qu’il y a relation d’amour du Père à moi, c’est que je pose ma vie. La preuve que le Père m’aime, c’est que je dispose souverainement de ma vie. Je suis un moi Fils. Or, d’être moi Fils me fait souverain. Je pose ma vie afin de la prendre à nouveau c’est-à-dire de la recevoir encore. Nous sommes devant l’extrême équivoque d’un verbe grec qui donne beaucoup de peine aux traducteurs: prendre est aussi recevoir.

Quelque chose nous est dit sur ce qu’est le rapport d’un moi à l’instance paternelle. C’est un rapport de liberté, parce que c’est un rapport de réception. Il n’y a pas contradiction entre recevoir une vie qu’on a la liberté d’exposer, dont on a la disposition, que personne ne peut enlever («Personne ne me l’enlève») et, d’autre part, la puissance du Père. Tout cela relève de la loi de l’amour qui existe entre Père et Fils et, aussi, entre le berger et ce qui est intégré à sa propriété, les brebis. C’est tout un. «Tel est le commandement que j’ai pris de mon Père.» Telle est la façon d’exister que j’ai reçue comme la loi de mon être le plus singulier, de «moi».

11 mai 2000

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