Ils supportent tout
«Supposé que je parle les langues des hommes et aussi des anges, mais que je n’aie pas d’amour, je suis passé à l’état d’airain sonnant ou de cymbale retentissante. Et supposé que j’aie de la prophétie et que je sache les mystères, tous, et toute la connaissance, et supposé que j’aie toute la foi, à en déplacer des montagnes, mais que je n’aie pas d’amour, je ne suis rien. Et supposé que je mette toutes mes propriétés en morceaux et que je livre mon corps pour que je sois brûlé, mais que je n’aie pas d’amour, je n’ai aucun profit. L’amour prend patience, il se rend utile, l’amour, il ne jalouse pas, il n’est pas frivole, il ne s’enfle pas, il ne manque pas de tenue, il ne cherche pas ce qui est à lui, il ne s’exaspère pas, il ne calcule pas avec le mal, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il se réjouit avec la vérité, il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. L’amour jamais ne tombe. Qu’il s’agisse des prophéties, elles deviendront inopérantes. Qu’il s’agisse de langues, elles cesseront. Qu’il s’agisse de connaissance, elle deviendra inopérante. Car c’est partiellement que nous connaissons et c’est partiellement que nous prophétisons. Mais quand viendra l’achevé, le partiel deviendra inopérant. Quand j’étais petit enfant, je parlais en petit enfant, je pensais en petit enfant, je calculais en petit enfant. Quand je suis passé à l’état d’homme, j’ai rendu inopérant ce qui était du petit enfant. Pour le moment, en effet, nous regardons en passant par un miroir, en énigme, mais alors, face à face; pour le moment, je connais partiellement, mais alors je reconnaîtrai selon que j’ai été moi-même reconnu. Présentement, demeurent foi, espérance et amour, ces trois-là; mais, plus grand qu’eux, l’amour.»
On peut discerner comme trois grands moments dans ce passage. Il y a d’abord un temps marqué par des suppositions. «Supposé que je parle les langues des hommes… Et supposé que j’aie de la prophétie... Et supposé que je mette toutes mes propriétés en morceaux». Trois suppositions successives.
Il y a un deuxième moment, vers le centre de ce passage, pendant lequel l’amour est présenté comme une personne. Il est le sujet de l’ensemble des phrases qui viennent, alors que précédemment il était en position d’objet: on l’avait ou on ne l’avait pas. Maintenant, il est comme quelqu’un. Il est aussi précédé de l’article, alors qu’il était indéfini dans les phrases qui précèdent. Il a une certaine conduite: «L’amour prend patience, il se rend utile, l’amour». Finalement, «L’amour jamais ne tombe».
Vient un troisième moment qui se caractérise par différentes manières de parler. Il y a d’abord une façon de parler déjà rencontrée qui n’est pas sans évoquer ces fameux «supposé que je parle,… supposé que j’aie de la prophétie… supposé que je mette toutes mes propriétés en morceaux». C’est le moment où l’on dit «qu’il s’agisse de prophéties,… qu’il s’agisse de langues,… qu’il s’agisse de connaissance». Manière de parler qui rappelle quelque chose, que nous avions déjà entendu, et qui est relativement neutre. Mais cette neutralité disparaît vite dans ce troisième moment. Le texte est écrit en «nous», et même en «je»: «Car c’est partiellement que nous connaissons et c’est partiellement que nous prophétisons.» Ce «nous» reviendra avant que nous ne sortions de ce texte mais, après que nous soyons passés par une première personne du singulier: «Quand j’étais petit enfant, je parlais en petit enfant, je pensais en petit enfant». Le «je» par lequel nous étions entrés dans ce passage(«Supposé que je parle les langues des hommes et aussi des anges, mais que je n’aie pas d’amour…»), ce «je» revient. Vers la fin, de nouveau, nous lisons le mot amour, avec les deux emplois qu’il avait précédemment, tantôt sans l’article, tantôt avec lui: «Présentement, demeurent foi, espérance et amour, ces trois-là; mais, plus grand qu’eux, l’amour».
Mais il ne suffit pas de reconnaître l’anatomie d’un texte. La lecture que nous faisons ici est aussi commandée par la physiologie, c’est-à-dire par l’étude du fonctionnement interne de ce corps.
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Je vous faisais observer, il y a un instant, que tout commence par «je» et que le texte s’achève en «je». Voilà une indication qui nous est donnée pour traverser ce passage.
«Supposé que je parle les langues des hommes et aussi des anges, mais que je n’aie pas d’amour, je suis passé à l’état d’airain sonnant ou de cymbale retentissante». Faute d’amour, le «je» que je suis se trouve transformé, et pas en n’importe quoi. Il est transformé en bruit. Le «je» que je suis parle, c’est de la parole de «je» qu’il est fait état d’emblée «Supposé que je parle les langues des hommes (Pour faire bonne mesure, on mentionne aussi les langues de ceux qui apportent des messages, les anges)mais que je n’aie pas d’amour''»,'' alors je suis transformé en ce que je n’étais pas: «je suis passé à l’état d’airain sonnant ou de cymbale retentissante». Ma parole s’est transformée dans le bruit que font des matériaux. Suis-je encore «je»?
Mais laissons de côté l’ordre de la parole, abordons celui du savoir, sous ses différents aspects. «Et supposé que j’aie de la prophétie et que je sache les mystères, tous, et toute la connaissance, et supposé que j’aie toute la foi, à en déplacer des montagnes, mais que je n’aie pas d’amour, je ne suis rien». Il faut admettre que le fil qui unit prophétie, mystère, foi, est celui du savoir, un savoir varié, certes, à l’intérieur duquel il y a des différences, mais tout semble bien relever de la connaissance! Or, «supposé que j’aie» beaucoup de possession en matière de savoir mais qu’il me manque une certaine possession, «que je n’aie pas d’amour», je ne suis pas seulement transformé en quelque chose qui fait du bruit, «je ne suis rien». Je n’existe pas.
Avançons. «Et supposé que je mette toutes mes propriétés en morceaux et que je livre mon corps pour que je sois brûlé, mais que je n’aie pas d’amour, je n’ai aucun profit.» Après la communication, après le savoir, la dépense, et une dépense complète de tout ce que je peux posséder: je le mets en morceaux. Dépense aussi de ce à partir de quoi je peux dire «je». Car nous ne pouvons dire «je» qu’à partir de notre corps, pas sans lui. Supposé donc que je livre mon corps «pour que je sois brûlé». Or, même dans le cas de cette extrême dépense, rien ne m’en revient, si je n’ai pas d’amour. Dépense en pure perte!
Telle est la situation dont on part. Elle est faite de suppositions. Tout nous indique que seul l’amour permet d’être, de subsister, de survivre.
Mais nous nous demandons, au terme de cette série de déclarations: pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi le défaut d’amour va-t-il s’attaquer au «je» que je suis?
Autre question, encore plus importante peut-être: qu’est-ce que c’est donc qu’exister si nous n’existons pas sans l’amour? Qu’est-ce que c’est que cette existence qui ne tient que par la présence de l’amour, puisque même avec beaucoup d’autres choses, je m’effondre, faute d’amour?
Voilà les questions qui surgissent pour peu qu’on s’attache à la lecture attentive de ces premières lignes. Continuons la traversée et entendons la suite comme un acheminement vers la réponse aux questions que je viens d’évoquer.
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Nous sommes devant une sorte de description des conduites de l’amour. Comme précédemment, mais avec beaucoup plus de fréquence encore, dans ce moment, les négations apparaissent très nombreuses. «L’amour prend patience, il se rend utile, l’amour, il ne jalouse pas, il n’est pas frivole, il ne s’enfle pas, il ne manque pas de tenue, il ne cherche pas ce qui est à lui, il ne s’exaspère pas, il ne calcule pas avec le mal, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il se réjouit avec la vérité, il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. L’amour jamais ne tombe»
Ces conduites, dans leur succession, nous font aller d’une sorte de retenue et de réserve à un mouvement d’abandon et de confiance. Pudeur, dirais-je presque, recul: «l’amour prend patience». Pour me faire entendre, j’ajouterai: il se contente de se rendre utile. «Il ne jalouse pas, il n’est pas frivole». Voilà le sens de toutes ces négations: il pourrait être plein d’enflure, il pourrait manquer de tenue, il ne le fait pas. «Il ne cherche pas ce qui est à lui, il ne s’exaspère pas, il ne calcule pas avec le mal». Il pourrait quitter sa réserve pour pactiser et calculer, devenir quelqu’un qui suppute et se faire l’allié du mal. Non! il se retire. «Il ne se réjouit pas de l’injustice». Enfin! nous passons à ce que permet ce retrait. «Il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il se réjouit avec la vérité.» Ce retrait lui donne le tout. «Il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout». Il y avait retrait, mais non pas chute. «L’amour jamais ne tombe».
L’amour se retire, en quelque sorte, de tout ce qui le gonflerait, et il se retire pour s’abandonner, pour se livrer. «Il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout». Supposez qu’au lieu de lire cette phrase dans ce texte, vous l’entendiez en quelque sorte absolument, hors contexte, vous pourriez dire: de quel innocent de village s’agit-il? de quel niais parle-t-on ?
Il nous est suggéré que l’amour, cet amour qui permet à «je» d’exister, de subsister, n’est pas, comme nous le pensons souvent, une force, mais une faiblesse. De même que nous disons couramment: «j’ai la faiblesse de croire que…», peut-être faut-il aussi que nous disions: «j’ai la faiblesse d’aimer». C’est l’engagement dans cette faiblesse qui permet à celui qui s’y livre de tenir le coup.
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Nous en venons au troisième moment. «Qu’il s’agisse des prophéties, – déjà mentionnées – elles deviendront inopérantes». Les prophéties ne pourront plus rien faire. Vous observez que maintenant, et maintenant seulement, tout va être structuré par le temps. La supposition régnait au début, et ensuite tout était dans une sorte de présent d’habitude.
«Qu’il s’agisse des prophéties, elles deviendront inopérantes. Qu’il s’agisse de langues, elles cesseront». Nous avions rencontré déjà la prophétie et la langue. «Qu’il s’agisse de connaissance, elle deviendra inopérante». Vous observerez qu’il n’est plus fait mention de la dépense. Non pas que la dépense soit passée à la trappe, mais elle s’est certainement transformée dans ce que nous venons de lire précédemment, dans ce mouvement de retrait qui consiste à se livrer, à tout croire, tout espérer, tout supporter.
Pourquoi donc y aura-t-il ce moment où tout ce qui avait été évoqué comme force n’a plus d’opération? Aussitôt vient un car: je m’explique. «Car c’est partiellement que nous connaissons et c’est partiellement que nous prophétisons». Autrement dit, il nous est suggéré que, avec l’amour, il y a déjà, ici, maintenant, quelque chose qui n’est pas partiel. Aussi longtemps que dure le temps, il y a des opérations qui ne sont que partielles. Mais il y en a une, celle de l’amour qui, déjà, introduit dans le temps du non partiel.
«Car c’est partiellement que nous connaissons et c’est partiellement que nous prophétisons. Mais quand viendra l’achevé, le partiel deviendra inopérant.» Si nous admettons qu’une fois le temps terminé, tout ce qu’il y avait en lui apparaîtra partiel, nous pouvons déjà nous tourner vers le temps dans lequel nous sommes et, dans ce temps où rien n’est achevé encore, y reconnaître de l’achevé, du plein.
Pourquoi devons-nous penser ainsi ? Mais à cause de ce qui suit. A cause de la métaphore que prend l’auteur. «Quand j’étais petit enfant, je parlais en petit enfant, - voilà pour l’ordre de la communication - je pensais en petit enfant, - voilà pour l’ordre du savoir et de la connaissance - je calculais en petit enfant - voilà ce que nous avons appelé la dépense -. Quand je suis passé à l’état d’homme, - au lieu de passer à l’état d’airain sonnant ou de cymbale retentissante - j’ai rendu inopérant ce qui était du petit enfant.» En d’autres mots, ce passage à l’achevé s’est réalisé dans ces conduites chétives qui ont été évoquées au milieu de notre traversée du texte: «l’amour prend patience, il se rend utile…il croit tout, il espère tout, il supporte tout.» C’est là que l’achevé se donnait, c’est alors que nous devenions des adultes.
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Mais il est bien vrai que cette transformation de nous-mêmes, qui se fait par l’amour, dans le temps, va aussi avec cette transformation de nous-mêmes qui nous fait regarder le temps tout entier comme un moment. «Pour le moment, en effet, nous regardons en passant par un miroir, en énigme, mais alors, face à face».
Pourquoi maintenant évoquer la connaissance, alors qu’elle a été sinon humiliée, ou même dépréciée, en tout cas reléguée? Mais parce que justement il ne s’agit plus de la connaissance: « ''pour le moment, je connais partiellement, mais alors je reconnaîtrai selon que j’ai été moi-même reconnu.''» Lorsqu’il y a de l’amour, il ne porte pas avec lui de la connaissance, mais de la reconnaissance, il fait que je reconnais comme j’ai été reconnu. Autrement dit, l’amour est l’élément de la rencontre. C’est pourquoi, il est là déjà. Ne reléguons pas l’amour dans la plénitude pour plus tard. «Présentement, demeurent foi, espérance et amour, ces trois-là».
La finale, je l’ai traduite aussi littéralement que possible. Il ne faut pas lire : «mais le plus grand des trois, c’est l’amour» (superlatif), mais, plutôt, avec le comparatif: «mais, plus grand qu’eux''» plus grand que la série, plus grand que l’amour lui-même quand il est en série avec foi, espérance et amour''. Il reprend son article: «l’amour.» Il est plus grand, alors que pourtant il s’associe à croire et à espérer. Mais dans cette série, «croire, espérer, aimer», il l’emporte: c’est lui le plus grand car, c’est lui et lui seul qui permet à «je» de tenir.
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De quoi nous parle ce texte? De l’amour sûrement, des effets de l’amour, oui, bien sûr.
«Il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout». Avons-nous bien réalisé que l’amour est une faiblesse? Oui, nous avons la faiblesse d’aimer, comme aussi de croire et d’espérer. L’amour est aussi faible que la vie, car la même vie est présente dans l’enfant et dans l’homme fait. Mais quelle fragilité chez l’enfant! Pourtant, cette fragilité peut se comparer à un fruit qui déjà mûrit. Notre amour est à l’état d’enfance, il y restera toujours. Il ignore toute arrogance, et c’est pourquoi nous pouvons dire avec l’apôtre Paul: «l’amour prend patience, il se rend utile,…»
Ainsi, quand nous acceptons de faire nôtre la réalité chétive de l’amour, nous entrons dans une nouvelle manière de vivre pour maintenant et pour toujours car «l’amour jamais ne tombe». Mais, à la différence de nos vies qui, parvenues à l’âge adulte, souvent se durcissent et font de leur vigueur un prétexte à dominer, à asservir les autres, l’amour, quand il grandit, reste tendre. Il garde les vertus de son enfance, il les renforce même et il les pousse à l’extrême. Le fruit dernier en lequel il s’épanouit n’est autre que le bonheur de la rencontre. C’est assez dire qu’il ignore toute violence. L’amour, si vulnérable, nous fait déjà exister avec les autres et avec l’Autre aussi. Pour se rencontrer, ni Dieu ni les humains n’ont trouvé de meilleur chemin que l’amour. Ainsi, Dieu et nous tous aussi, nous tenons à l’amour comme à une promesse qui grandit vers son accomplissement. «Pour le moment, en effet, nous regardons en passant par un miroir…»