Cette veuve, qui est pauvre
«Et, s'étant assis en face du Trésor, il regardait comment la foule jetait du cuivre dans le Trésor. Et beaucoup de riches en jetaient beaucoup. Et, étant venue, une unique veuve, pauvre, jeta deux leptes, c'est-à-dire un quart d'as. Et, ayant appelé à lui ses disciples, il leur dit : "En vérité, je vous dis que cette veuve, qui est pauvre, a jeté plus que tous ceux qui jettent dans le Trésor. Car tous, c'est de leur superflu qu'ils ont jeté, mais elle, c'est de sa privation : tout ce qu'elle avait, elle l'a jeté, sa subsistance entière".»
Avant d'engager la traversée de ce passage, je tiens à mentionner deux interprétations qui peuvent nous venir à l'esprit. Je les évoque tout de suite, non pas parce qu'elles sont mauvaises, encore moins parce qu'elles seraient interdites, mais pour que nous puissions, tout à l'heure, les rapprocher de ce que nous serons amenés à découvrir.
Première interprétation : Jésus, dans cette page d'Evangile, insiste moins sur la matière que nous pouvons donner, que sur notre intention quand nous donnons.
Deuxième type d'interprétation. Nous pouvons dire : l'important, c'est de donner quelque chose. Les uns donnent beaucoup, les autres peu, mais qu'importe ? Donner un peu, c'est presque mieux que donner beaucoup.
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Je veux tout de suite vous signaler une difficulté qui est au beau milieu de ce passage. Si j'insiste lourdement pour vous la signaler, c'est parce que, quand je l'ai découverte, je n'en revenais pas moi-même.
Figurez-vous que tout à l'heure, je vous ai lu ceci, qui est dans le texte : «je vous dis que cette veuve, qui est pauvre, a jeté plus que tous ceux qui jettent dans le Trésor». Eh bien ! nous pouvons nous dire : mais alors, est-ce que cette veuve, qui est pauvre, fait partie de l'ensemble de ceux qui ont jeté dans le Trésor ? Pourquoi pouvons-nous nous poser cette question ? Mais parce qu'on nous dit qu'elle a jeté plus que tous ceux qui ont jeté. Or si elle a jeté plus que tous ceux qui ont jeté, c'est qu'elle ne fait pas partie de ceux qui ont jeté. On ne nous dit pas que, parmi tous ceux qui ont jeté, elle est celle qui a jeté le plus. Ce n'est pas la même chose. On nous dit qu'elle a jeté, on ne nous dit d'ailleurs pas qu'elle a jeté dans le Trésor, vous le remarquerez : elle a jeté plus que tous ceux qui ont jeté dans le Trésor. D'où la question que je me suis posée, en lisant ce texte : mais alors, fait-elle partie ou ne fait-elle pas partie des gens qui ont jeté dans le Trésor ?
Cette question va nous travailler pendant cette lecture. Elle peut vous paraître, peut-être, bien subtile. Vous devez vous dire : c'est une véritable lecture rabbinique qu'il est en train de faire. Soit, si vous voulez, j'en accepte l'accusation, si tant est que ce soit une accusation. Faisons une lecture de rabbin, si en lisant à la façon d'un rabbin, nous sommes amenés à découvrir les difficultés fécondes du texte que nous lisons !
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A l'évidence, il y a deux moments dans ce passage. Nous sommes passés, en effet, d'un moment où ce qui l'emportait, c'était l'observation - «Et, s'étant assis en face du Trésor, il regardait comment» - à un temps d'explication, d'enseignement - «Et, ayant appelé à lui ses disciples, il leur dit : "En vérité, je vous dis..."»
Traversons d'abord le premier temps, le temps d'observation. Et laissons-nous guider par un mot qui vient tout de suite, dès la première ligne, et qui reviendra encore deux fois dans le texte : le mot «Trésor». Quand nous lisons ce mot de «Trésor», notre pensée s'établit sur le registre de la valeur : qui dit «Trésor», dit quelque chose qui a trait à ce qui se compte, ce qui vaut. Un trésor, c'est un endroit où sont rassemblées des choses qui ont de la valeur.
Jésus est attentif à ce que tous font - la foule - sans distinction aucune. Or, qu'est-ce que fait la foule ? Elle jette «du cuivre dans le Trésor». Arrêtons-nous sur ce verbe «jeter», comme il y a un instant sur le mot «Trésor», d'autant que ce verbe va revenir très fréquemment. Jeter, c'est lancer quelque chose que, jusqu'alors, on avait en main. Jeter, c'est se séparer d'une possession. Voulez-vous que, jusqu'à la fin de cette lecture, nous entendions, quand nous lirons «jeter», le verbe perdre : nous perdons ce que nous jetons. Ce n'est plus à nous.
La foule perd quelque chose qui a de la valeur, elle perd du cuivre qu'elle jette dans le Trésor. Ne nous demandons pas si le cuivre a moins ou plus de valeur que l'argent ou l'or. Le problème n'est pas là. Retenons seulement que la foule perd quelque chose qui a de la valeur.
Oui, mais aussitôt, nous voyons apparaître deux classes de jeteurs. Il y a la classe des riches (nous verrons tout à l'heure comment qualifier l'autre classe). Elle est nombreuse : «beaucoup de riches». Je vous ferai observer qu'on ne nous en donne pas le nombre, on ne nous dit pas combien ils sont. Mais on nous dit qu'elle est abondante et qu'elle est généreuse. «Beaucoup de riches en jetaient beaucoup». On ne nous dit pas combien ils jetaient, si c'était telle somme élevée, ou telle autre somme, elle aussi élevée. Ça n'est pas nombré. Vous verrez tout à l'heure pourquoi j'insiste sur ces notations.
Quant à la classe des pauvres, le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle n'est pas abondante. «Et, étant venue, une unique veuve». La veuve, on la compte. Les riches, on ne les a pas comptés. La classe des pauvres est réduite à l'unité. Et, chose plus étrange encore, cette classe des pauvres est représentée par quelqu'un qui, déjà, est dans une situation, je ne dis pas de pauvreté, au sens économique du terme, mais de privation. C'est «une veuve». Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'une veuve, dans tous les dictionnaires du monde, est une femme qui, ayant été mariée, a perdu son mari, qui est mort. Donc, la pauvre, qui est seule, est représentée par quelqu'un qui se trouve dans une situation de manque par rapport à quelqu'un à qui elle était liée. Elle est privée de, ce qui n'est pas tout à fait pareil qu'être pauvre. Autrement dit, par ce terme de «veuve», nous voyons apparaître un aspect qui n'est pas de l'ordre de ce qu'on peut donner ou garder, qui est de l'ordre de ce que l'on vous a pris. Une veuve, c'est une personne à qui, sans qu'elle ait à le donner, quelque chose a été enlevé. Cette veuve, qui est unique, est aussi seule.
Or cette veuve jette quelque chose qui peut se compter. «Elle jeta deux leptes». Ne nous demandons pas si deux leptes c'est beaucoup ou peu. Comparons deux leptes à ce qui a été dit tout à l'heure : «beaucoup de riches jetaient beaucoup» et observons que la veuve, qui est pauvre, jette quelque chose qui peut se compter, deux leptes, et non seulement quelque chose qui peut se compter, mais quelque chose qui peut se dire autrement encore, se traduire. «Deux leptes, c'est-à-dire, un quart d'as».
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Quand nous passons à l'explication, il y a un maître. Et s'il y a un maître, il y a des disciples. Le maître est censé détenir la vérité sur l'événement : il en dégage le sens. Et chaque fois que nous prenons ce mot «sens», n'oublions jamais qu'il signifie la direction dans laquelle nous allons, lorsque nous prenons au sérieux l'événement. Autrement dit, donner le sens d'un événement, c'est agir à la façon de qui lance une flèche et la dirige dans... un certain sens.
Le maître fait entendre que veuvage et pauvreté ne sont plus, comme il y a un instant, des caractéristiques qui seraient sur le même plan et qui s'ajouteraient l'une à l'autre pour faire une description. Voyez le texte : «En vérité, je vous dis que cette veuve», et il la montre, «qui est pauvre, a jeté plus que...». Autrement dit, la pauvreté, prend maintenant sa signification à partir du veuvage, à partir de la perte de ce qu'on avait et qu'on n'a plus. A partir de la perte qui est survenue, qui n'a pas été décidée, choisie. Et c'est d'ailleurs ce qui fait le statut paradoxal qu'occupe la veuve. Elle fait partie et elle ne fait pas partie, cette veuve qui est pauvre, de l'ensemble de ceux qui jettent quelque chose. Par un côté, elle a jeté plus que tous ceux qui jettent dans le Trésor (encore que, je vous le fais remarquer, on peut se demander si elle a jeté dans le Trésor, car le texte nous dit : «elle a jeté plus que tous ceux qui jettent dans le Trésor»). Mais par un autre côté, elle n'est pas du nombre de ceux qui ont jeté dans le Trésor quelque chose qui a de la valeur. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Je ne veux pas dire par là que deux leptes n'ont pas de valeur, mais que ce plus qu'elle a jeté est d'un autre ordre que ce qui se peut compter, et enfin que ce plus qu'elle a jeté est signifié par ces deux leptes, elles-mêmes développées par un «c'est-à-dire». Si l'on peut dire qu'elle a jeté plus, c'est parce qu'elle a jeté autre chose encore que ce qui se peut compter, tout en jetant quelque chose qui peut se compter. Autrement dit, ce quelque chose, qui peut se compter, est le signe d'autre chose. Cette veuve, à ce titre, se distingue, non pas de la foule, dont je vous ferai remarquer qu'elle fait partie, mais de tous. C'est par rapport à tous qu'elle est unique. Essayons de comprendre cela.
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Tous jettent, tous perdent et même, si nous comprenons bien, tous jettent et perdent beaucoup. Mais tous ont perdu quelque chose qui n'est pas comptabilisé. Beaucoup, ce n'est pas un compte. En d'autres mots, tous ont perdu beaucoup, sans doute, jeté beaucoup, mais puisque ce beaucoup n'est pas comptabilisé, ils ont jeté quelque chose qui ne compte pas, et c'est pourquoi, en jetant beaucoup, ils ont moins jeté que ce que l'on jette quand on y regarde, comme on dit, quand on fait attention et que l'on compte ce que l'on va jeter, quand on sait ce que représente ce qu'on va jeter.
Oui, ils ont moins perdu que celle qui y a regardé, qui a jeté quelque chose qu'on pouvait compter, qui comptait pour elle, parce qu'elle jetait ce qui lui restait pour vivre. Elle jetait ce qui était encore là, alors qu'elle avait déjà perdu quelque chose. Allons plus loin : si, comme le dit Jésus avec la dernière clarté, la veuve donne plus que ceux qui jettent dans le Trésor, et cela sans appartenir à la classe des gens qui jettent, c'est parce que ce qu'elle jette dans le Trésor signifie quelque chose. Ce qu'elle jette dans le Trésor, c'est ce qui lui manque, ça nous est dit noir sur blanc : les uns, les riches, «c'est de leur superflu qu'ils ont jeté», elle, c'est de quoi ? «C'est de sa privation».
Vous pensez bien que cette parabole ne nous raconte pas l'histoire banale qui consisterait à dire, en guise de moralité : il faut distinguer le superflu et le nécessaire. On ne nous parle pas du nécessaire. Cette parabole, étrangement, nous parle du superflu et de la privation. Que ce soit beaucoup ou pas beaucoup, le problème n'est pas là. Les deux leptes, elles sont prises sur quoi ? Sur son veuvage. Autrement dit, elle jette dans le Trésor, non pas beaucoup, non pas même peu, mais quelque chose qui est son manque même : elle jette son dénuement.
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Maintenant, si j'avais à vous faire une homélie de deux minutes, pas plus - les plus courtes sont les meilleures -, je terminerais tout simplement en disant ceci : "Qui sommes-nous pour croire que nous avons à donner ou beaucoup ou peu ? Ce que nous avons à donner, c'est précisément ce qu'il y a en chacun d'entre nous, qui est l'équivalent d'un veuvage, et nous sommes tous des veufs, même ceux qui n'ont pas été mariés, même ceux qui, ayant été mariés, et l'étant encore, ne sont pas veufs. Etre veuf, veuve, c'est être amputé. Nous avons à jeter dans le Trésor nos amputations, nos manques, nos faiblesses, non pas nos forces, élevées ou petites."