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Et il lui donna la dîme de tout

«Et Melchisédech, roi de Salem, fit sortir du pain et du vin. Il était prêtre du Dieu Très-Haut. Il le bénit et dit :

"Béni Abram par le Dieu Très-Haut,
possesseur des cieux et de la terre !
Et béni le Dieu Très-Haut,
qui a bouclé tes oppresseurs entre tes mains!"

Et il lui donna la dîme de tout.»


Genèse XIV, 18-20

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C'est un roi et c'est un prêtre. Comme roi, il a du pouvoir. Comme prêtre, il accomplit un service qui a une signification religieuse. Le pouvoir religieux et le pouvoir politique, en quelque sorte, se trouvent rassemblés.

Que signifie cet apport de pain et de vin ? Est-ce pour signifier qu'il s'agit d'un banquet ? Est-ce pour signifier qu'il s'agit d'un sacrifice ? Rien ne permet de le dire. Tout au plus pouvons-nous dire que c'est un geste accompli par un roi-prêtre.

Il ne nous est pas interdit de presser la signification de ce nom, Melchisédech : mon-roi-est-juste. Au point où nous en sommes, nous pouvons dire tout simplement : cet homme, Melchisédech, ne déroge pas à son nom. Allons plus loin : il accomplit ce qui correspond à son nom, en apportant du pain et du vin. Il accomplit une oeuvre de justice.

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"Il le bénit et dit". Reconnaissons que cette parole fait quelque chose, quelque chose d'heureux : elle réalise ce qu'elle dit.

Alors, qu'est-ce donc qui est réalisé ? "Béni Abram par le Dieu Très-Haut, possesseur des cieux et de la terre !" Béni Abram peut s'entendre au moins de deux façons : ou bien, c'est une constatation, c'est un fait qu'Abram est béni ; ou bien, c'est un voeu : béni soit Abram ! Ou bien : Abram est béni ou bien : qu'Abram soit béni ! Moi qui parle, Melchisédech, je souhaite, je fais le voeu qu'Abram soit béni.

Pas par n'importe qui : "par le Dieu Très-Haut". Qui est le Dieu Très-Haut ? J'attends du texte qu'il nous dise quel est ce Dieu Très-Haut, non pas à quoi renvoie le Dieu Très-Haut, mais en quoi consiste l'éminence de ce Dieu.

Si je me pose cette question, je découvre qu'aussitôt la réponse lui est donnée. Il est Très-Haut, en tant qu'il est le "possesseur des cieux et de la terre".  Sa hauteur consiste en ce qu'il est le maître, celui qui a acquis et qui possède tout ce qui existe, si du moins nous comprenons les cieux et la terre comme une façon de désigner tout ce qui peut exister.

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"Et béni le Dieu Très-Haut, qui a bouclé tes oppresseurs entre tes mains !" Cette fois-ci, c'est une autre acception du verbe bénir que nous sommes invités à entendre, que certains pourront même traduire par loué. Ce n'est pas en raison de son identité, qu'il peut être béni, mais en raison de ce qu'il a fait. Mais il a fait quelque chose qui n'est pas sans rapport avec le titre qu'on lui a donné précédemment. On nous a dit précédemment qu'il était possesseur. Autrement dit, il était celui qui tenait les cieux et la terre entre ses mains. Vous sentez bien ce que je suis en train de faire. Je suis en train de comprendre la première déclaration par la deuxième et réciproquement. De même que ce Dieu Très-Haut boucle les cieux et la terre, de même, il a bouclé les forces internes aux cieux et à la terre, les forces du dedans qui s'étaient dressées contre cet Abram, auquel maintenant il s'adresse. Ce Dieu Très-Haut, dans un événement intérieur à l'histoire, a fait bénéficié Abram de la puissance qui est la sienne. Elle a été introduite à l'intérieur d'événements. Bien plus, elle a été accordée à Abram qui a bouclé "tes oppresseurs entre tes mains". Les mains d'Abram ont été, d'une certaine façon, les artisans de cette capture.

"Et il lui donna la dîme de tout." Qui donna la dîme de tout ? Est-ce qu'il a prolongé son discours en offrant la dîme sur tout ce qu'il possédait, lui, Melchisédech ? Ou bien faut-il comprendre, comme la plupart des lecteurs comprennent, qu'en réponse à ce qu'il vient d'entendre, Abram a entamé son patrimoine, n'a  pas gardé intact le tout qu'il possède.

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Nous sommes en train de nous acheminer vers quelque chose d'extrêmement fort. Nous allons comprendre ceci : il s'agit ici d'une transmission de la situation d'alliance indépassable dans laquelle se trouve le lecteur qui lit ce texte comme un texte qui lui parle de lui-même.

Lui-même, le lecteur, est, à la fois et inséparablement, celui qui s'entend dire et celui qui se dit la situation dans laquelle il se trouve. Or il se trouve dans une situation où ce qui lui est offert pour subsister, le pain et le vin, ne prend de sens pour lui que s'il y voit une faveur qui lui est accordée, et qui fait de lui quelqu'un de puissant, de fort, qui n'a plus rien  à craindre sur la terre et sous les cieux, qui est déjà maître de ce qui lui arrive, qui a reçu dans ses mains son propre destin. Et le signe que ça lui a été donné, c'est qu'il préfère perdre quelque chose de l'ensemble dans lequel il est pris, plutôt que d'en garder la totalité.

L'alliance plutôt que le tout. Mieux vaut être allié. Or, quand on est allié, on perd quelque chose, on est entamé dans sa suffisance. Mais on préfère l'alliance à la totalité. Etre allié de quelqu'un, c'est recevoir de lui le lien avec lui et donc c'est perdre. Mais perdre quoi ? Perdre ce qui empêcherait d'être allié. C'est perdre l'illusion d'être quelqu'un sans autre.

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Dans les propos tenus par Melchisédech, il y a probablement quelque chose qui fait un tout. Ce sont les cieux et la terre. Et puis, il y a quelqu'un d'autre qui tient dans ses mains, qui boucle dans ses mains l'ensemble de ses oppresseurs. Aussi bien le Dieu Très-Haut que cet Abram ne font pas partie du tout. Ils sont étrangers à l'ensemble puisque, d'une part, ce Dieu Très-Haut est plus haut que le tout et que, d'autre part, les oppresseurs sont maîtrisés par des mains qui les tiennent. Donc, nous sommes placés devant une certaine ressemblance entre Abram et le Dieu Très-Haut : l'un comme l'autre ne sont pas englobables, ne sont pas enfermables ; ce sont eux qui englobent, qui enferment.

11 juin 1998

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