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Aucun prophète n'est accueilli dans sa patrie

«Et tous témoignaient pour lui et étaient étonnés des paroles de la grâce qui sortaient de sa bouche, et ils disaient : "Celui-ci n'est-il pas le fils de Joseph ?" Et il dit envers eux : "Sûrement, vous me direz ce proverbe : Médecin, soigne-toi toi-même. Tout ce que nous avons entendu [dire] qui est arrivé à Capharnaüm, fais-le ici, aussi, dans ta patrie." Il dit : "Amen, je vous dis qu'aucun prophète n'est accueilli dans sa patrie. En vérité je vous dis, il y avait beaucoup de veuves aux jours d'Elie en Israël, lorsque le ciel fut fermé pendant trois ans et six mois, quand arriva une grande famine sur tout le pays, et ce n'est à aucune d'elles que fut envoyé Elie, mais à Sarepta de Sidon, à une femme veuve. Et il y avait beaucoup de lépreux en Israël sous Elisée le prophète, et aucun d'eux ne fut purifié, mais Naaman le Syrien." Et tous furent remplis de fureur dans la synagogue, ayant entendu cela. Et, s'étant levés, ils le jetèrent hors de la ville et ils le conduisirent jusqu'à un escarpement de la montagne sur laquelle leur ville était bâtie, de manière à le lancer en bas. Lui, ayant passé au milieu d'eux, allait son chemin.»


Luc IV, 22-30

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Vous avez sans doute été frappés par le retournement de la situation. Du début à la fin, les mêmes sont là. "Tous témoignaient pour lui", nous dit-on au début et, vers la fin, "Et tous furent remplis de fureur dans la synagogue, ayant entendu cela. Et s'étant levés, ils le jetèrent hors de la ville et ils le conduisirent jusqu'à un escarpement de la montagne sur laquelle leur ville était bâtie, de manière à le lancer en bas. Lui, ayant passé au milieu d'eux, allait son chemin." Si la fin est d'une extrême clarté, tout commence dans l'ambigu‹té, voire dans la confusion.

"Tous témoignaient pour lui", mais aussitôt nous apprenons qu'ils "étaient étonnés des paroles de la grâce qui sortaient de sa bouche". Mais quelle est la portée de cet étonnement ? Est-il admiratif ? Est-il déjà soupçonneux ? Nous savons, en tout cas, sur quoi il porte. Ils ont entendu "des paroles de la grâce". Cette expression peut nous servir d'indicateur sur le débat qui va s'ouvrir. Ce qui les surprend, c'est que quelqu'un qui est là au milieu d'eux, avec un corps, et donc capable de parler puisqu'il a une bouche, puisse proférer des paroles qui disent la grâce. Que la grâce soit corporellement présente, en personne, c'est cela qui à la fois trouve chez eux approbation, mais aussi étonnement.

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Nous en apprenons un peu plus lorsque nous continuons à lire :«et ils disaient : "Celui-ci n'est-il pas le fils de Joseph ?"» Ce qui les étonne, c'est que "ces paroles de la grâce" puissent se voir assigner une origine qu'ils connaissent : "Celui-ci n'est-il pas le fils de Joseph ?"

La confusion et l'ambiguïté se précisent. En posant cette question, qui attend manifestement une réponse positive, ils commencent à rabattre Jésus, en quelque sorte, sur son origine. Ils confondent Jésus avec le site qui lui a donné naissance : "n'est-il pas le fils de Joseph ?" C'est cela que Jésus va entendre.  Jésus retient l'effort qu'ils font pour le ramener à une origine connue et, plus largement, à lui-même, en quelque sorte.

Jésus enchaîne. «Et il dit envers eux : "Sûrement, vous me direz ce proverbe : Médecin, soigne-toi toi-même".» Jésus va au-devant. Il insiste sur cette identification qu'ils sont en train de faire entre lui et lui, si je puis dire. "Médecin, soigne-toi toi-même."

Jésus suppose qu'ils vont renchérir : que Jésus n'innove pas ! Que lui-même reste ce qu'il est pour eux ! qu'aucune fissure n'advienne dans ce monde ! "Tout ce que nous avons entendu [dire] qui est arrivé à Capharnaüm, fais-le ici, aussi, dans ta patrie." Le mot est lâché. Ils le rapatrient. Dans patrie, vous entendez le mot père : tout à l'heure on l'avait nommé le "fils de Joseph". Capharnaüm, ce n'est pas ici, mais il faut du moins que ce qui s'y est produit se reproduise ici.

Jésus a pris la balle au bond. On a dit : "celui-ci n'est-il pas le fils de Joseph ?" Il fait l'exégèse de cette parole, une exégèse profonde, qui nous conduit loin : l'important est qu'aucune altérité n'intervienne ; il faut que la même chose se reproduise que ce qui s'est passé.

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Après avoir dégagé la portée de l'intervention qu'il avait entendue, Jésus reprend la parole. «Il dit : "Amen, je vous dis qu'aucun prophète n'est accueilli dans sa patrie".» Il énonce une maxime. Il y a contradiction entre le fait de parler au nom d'un autre, et singulièrement au nom de Dieu, et ce rapatriement qu'on lui impose. Jésus suggère que le prophète est toujours en rupture avec l'origine qu'on peut toujours lui assigner.

"En vérité je vous dis, il y avait beaucoup de veuves aux jours d'Elie en Israël". Il illustre cette maxime à partir de deux événements arrivés à ces deux prophètes : Elie et Elisée. Lisons de très près cet appel à l'histoire fait par Jésus.

Dans les deux cas, il s'agit de prophètes : on le dit expressément quand il s'agit d'Elisée. Dans les deux cas, les prophètes agissent dans des situations qui sont matériellement différentes. Mais elles ont un même trait commun. Dans les deux cas, il s'agit de détresse, de manque. Or, dans les deux cas, s'applique la maxime énoncée tout à l'heure. C'est un fait que c'est ailleurs qu'ici, ailleurs qu'en Israël que le prophète est envoyé. "ce n'est à aucune [des veuves d'Israël] que fut envoyé Elie, mais à Sarepta de Sidon, - et on précise - à une femme veuve". Et de même "il y avait beaucoup de lépreux en Israël sous Elisée le prophète, et aucun d'eux ne fut purifié, mais Naaman le Syrien."

Autrement dit, un secours est porté à la détresse de la veuve, comme à celle du lépreux, mais l'important n'est pas que le secours ne manque pas : c'est qu'il soit reçu. Et vous sentez bien que la maxime initiale prend toute sa force : "aucun prophète n'est accueilli dans sa patrie." Ce qui est important n'est pas que le secours soit envoyé ! Mais y a-t-il encore secours s'il n'y a pas réception? Or, semble-t-il, pour qu'il y ait réception, il faut qu'il y ait de l'étranger.

Il y a bien une situation qui appelle un secours, mais le secours, c'est un fait, n'est envoyé et accueilli que ailleurs. Que signifie cet ailleurs ? Elie et Elisée sont bien présentés comme des prophètes, donc des hommes du pays, de la patrie. Mais entre eux et ce pays, pour que soit reçu ce qu'ils ont à donner, il faut passer par l'étranger. Il faut en quelque sorte que le secours perde son origine, pour être reçu.

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C'est précisément cela, le passage par l'étranger, qui n'est pas reçu. Car ce discours, si explicite, de Jésus trouve aussitôt sa confirmation. C'est un des aspects les plus ironiques de cette scène que de nous présenter réalisé, illustré par l'événement, ce qui vient d'être dit. C'est comme si l'événement commentait le propos de Jésus et ajoutait un troisième exemple.

Celui-ci est cependant différent des deux premiers, qui manifestaient que le secours était envoyé ailleurs. Maintenant, nous voyons que, lorsqu'il est adressé d'ici à ici, le secours n'est pas reçu. "Et tous furent remplis de fureur dans la synagogue, ayant entendu cela."

Ils passent de la disposition intérieure à ses effets : "s'étant levés, ils le jetèrent hors de la ville". D'une certaine façon, les auditeurs de Jésus lui donnent raison. Ils appliquent la maxime qu'il vient de leur présenter : "aucun prophète n'est accueilli dans sa patrie". C'est bien vrai ! Maintenant, nous pouvons revenir aux premiers mots : ils témoignent pour lui. Non pas du tout au sens, encore obscur et confus, ambigu, que nous avions reconnu quand nous entrions nous-mêmes dans le texte. Les voilà qui, en acte, portent témoignage de la vérité de son propos.

"Ils le jetèrent hors de la ville et ils le conduisirent jusqu'à un escarpement de la montagne sur laquelle leur ville était bâtie". Ils avaient d'abord reconnu Jésus bâti, fondé, sur une généalogie, sur Joseph. Maintenant, non seulement on le déracine de sa famille, mais on l'extrait de la cité même dans laquelle il se trouve, et mieux encore, du lieu sur lequel leur ville était bâtie, de manière à l'en éjecter, à le lancer en bas.

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"Lui, ayant passé au milieu d'eux, allait son chemin." Il fend la foule, ce monde qui voulait rester étroitement fermé sur lui-même, un monde dans lequel on ne ferait que du pareil au même. Lui, à sa façon, fait ce qu'ils viennent eux-mêmes de faire : ils l'ont éjecté, il se conduit en fendeur, si j'ose dire. Il est comme le coin introduit dans cette société close, et il ratifie la maxime ("aucun prophète n'est accueilli dans sa patrie") et aussi l'histoire antérieure qui a déjà donné raison à cette maxime et, pour finir, ce qu'il y a de vrai (mais autrement qu'ils ne le pensent eux-mêmes) dans la conduite qu'ils ont adoptée, dans leur fureur. Il confirme tout cela en passant au milieu d'eux et en allant son chemin.

Au terme de la traversée de ce passage, nous pouvons comprendre ce que nous lisions à la toute première ligne : "tous témoignaient pour lui et étaient étonnés des paroles de la grâce". Entre le rapatriement et, d'autre part, l'éjection vers les autres, Jésus introduit une conduite qui est la sienne propre : il sauve la grâce. La grâce est à entendre ici comme ce qui résiste à la tentative du rapatriement, ce qui passe par l'éjection. La grâce est  faite toujours du refus de la captation par l'origine et,  d'autre part, d'un accueil qui ne peut venir que de ce qui n'est pas la souche. Ce n'est pas à dire qu'il n'y avait pas en Israël des hommes et des femmes qui avaient besoin d'être graciés : des veuves, des lépreux. Mais, pour que la grâce arrive, il faut qu'elle passe par l'étranger. Et que celui-là même qui la porte, et qui la porte en venant de là où elle est donnée, devienne étranger. Il faut qu'il soit constitué en condition d'étranger et tout ce qui, au contraire, l'identifierait à ce qu'il est nativement, n'a rien à voir avec le prophète qu'il est ni avec la fonction qu'il est appelé à remplir.

29 janvier 1998

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