Il ouvrit leur intelligence à comprendre les Ecritures
«Tandis qu’eux s’entretenaient de ces choses, il se tint, lui, au milieu d’eux. Effrayés et apeurés, ils pensaient voir un esprit. Et il leur dit : «Pourquoi êtes-vous troublés et pourquoi des raisonnements montent-ils dans votre cœur ? Regardez mes mains et mes pieds, que c’est moi, moi-même. Palpez-moi et regardez qu’un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai. » Et, ayant dit cela, il leur montra les mains et les pieds. Comme, de joie, ils étaient encore sans croire et demeuraient étonnés, il leur dit : «Avez-vous ici quelque chose à avaler ?» Ils lui donnèrent en retour un morceau de poisson grillé. Et, l’ayant pris, devant eux, il mangea. Il dit à leur adresse : «Telles sont mes paroles dont je me suis entretenu à votre adresse, étant encore avec vous : il faut que soit rempli tout ce qui a été écrit dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes, à mon sujet.» Alors il ouvrit leur intelligence à comprendre les Ecritures. Et il leur dit : «Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et se lèverait d’entre les cadavres le troisième jour, et que seraient proclamés en son nom retournement d’intelligence et rémission des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. C’est vous qui êtes témoins de ces choses».»
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Comme nous allons avoir à travailler sur ce texte de façon assez précise dans quelques instants, je me propose, en ouverture, de formuler trois questions. Elles peuvent nous révéler l’importance d’un passage comme celui-ci.
Est-ce que le plus important c’est que Jésus soit réellement présent après sa mort, qu’il soit vivant, alors qu’il est passé par la mort ? Première question.
Ou bien, est-ce que le plus important ne serait pas que les Ecritures, au sujet du Christ, soient remplies, que, de vides qu’elles étaient, elles soient devenues pleines ?
Ou bien, enfin, est-ce que le plus important n’est pas que les disciples croient à sa réelle présence, en tant que celle-ci remplit les Ecritures ?
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Nous pouvons distinguer deux grands moments dans le texte. On se demande du reste pourquoi ces deux moments sont réunis l’un à la suite de l’autre. Il y a un temps pendant lequel Jésus nous est présenté dans son corps. Alors, ce qui l’emporte, c’est la réelle présence, au sens le plus fort de ce mot simple, la présence physique. Les disciples ont à reconnaître cette présence physique. Ils pensent d’abord voir un esprit, quelque chose comme un souffle, et ensuite, l’insistance de Jésus est manifeste, il fait tout pour qu’on le saisisse par la vue, voire par le toucher, dans ses mains et dans ses pieds, et même, c’est le point culminant de ce moment, il demande à se nourrir, et il se nourrit effectivement.
Il y a une seconde partie. Alors, ce n’est plus du corps physique de Jésus qu’il est fait état, mais de l’Ecriture. A trois reprises, nous voyons le mot revenir : « il faut que soit rempli tout ce qui a été écrit dans la Loi de Moïse… il ouvrit leur intelligence à comprendre les Ecritures. » Et enfin, « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et se lèverait d’entre les cadavres le troisième jour ».
Donc, deux moments dont le thème semble très différent : un moment où le physique l’emporte, un autre où c’est l’écrit qui l’emporte.
Je vous propose cependant de lier ces deux moments au moyen d’un des mots qui apparaît ici : « il faut que soit rempli tout ce qui a été écrit. » On dirait que l’écrit est quelque chose qui existe mais qui est vide. Mais déjà, dans le premier temps, pendant lequel le mot remplir n’apparaît pas, il y va peut-être de quelque chose qui ressemble à un remplissement, puisque tout commence par la pensée d’une présence vide : « ils pensaient voir un esprit ». Toute la stratégie de Jésus consiste à dissiper ce sentiment qu’ils sont devant du vide, pour laisser entendre qu’il y a du plein.
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Après ces précautions d’ouverture, entrons dans la traversée de ce passage.
« Tandis qu’eux s’entretenaient de ces choses, il se tint, lui, au milieu d’eux. » Nous pouvons nous concentrer sur cette première phrase. Nous y voyons d’abord une opposition marquée entre eux et lui et nous apprenons que tandis qu’eux sont, en quelque sorte, absents (« Tandis qu’eux s’entretenaient de ces choses »), lui est là, non pas devant eux seulement, mais au milieu d’eux, à l’intérieur de l’ensemble qu’ils forment.
Il est avec eux, mais nous pourrions dire qu’ils ne sont pas avec lui. Ils vident le lieu de sa présence. Ils ne sont remplis que de peur et de raisonnements. « Effrayés et apeurés, ils pensaient voir un esprit. Et il leur dit : « Pourquoi êtes-vous troublés et pourquoi des raisonnements montent-ils dans votre cœur ? » Une disposition affective les occupe. Ils en sont prisonniers. Il y a aussi quelque chose qu’il faut attribuer à l’intelligence, puisqu’il s’agit de raisonnements. Ils sont donc très pleins. Jésus attaque cette plénitude dont ils sont captifs.
« Et il leur dit : « Pourquoi êtes-vous troublés et pourquoi des raisonnements montent-ils dans votre cœur ? Regardez mes mains et mes pieds, que c’est moi, moi-même. Palpez-moi et regardez qu’un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai. » » Il les invite à abandonner le raisonnement, à quitter l’émotion et, en deçà du raisonnement et de l’émotion, à percevoir. Ils peuvent avoir un contact, par la vue et par le toucher, avec sa présence.
Bref, ils sont invités par lui à le saisir. Une des phrases les plus importantes, est sans doute celle-ci : « Regardez mes mains et mes pieds, que c’est moi, moi-même ». J’ai tenu à rendre la brutalité du propos, qui est à la limite de la cohérence grammaticale, je vous l’accorde : regardez avec vos yeux, et il n’en faudra pas plus pour que vous en puissiez conclure que c’est moi, mais vous allez regarder aussi que c’est moi, moi-même. L’insistance se fait encore plus forte quand il dit : si le contact des yeux ne vous suffit pas, « Palpez-moi et regardez qu’un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai. »
Quoi qu’il en soit, en tout cela, le mouvement va d’eux vers lui. Regardez, palpez, voyez. Or, ce mouvement auquel il les invite, il leur permet de l’accomplir en présentant les mains et les pieds : « ayant dit cela, il leur montra les mains et les pieds. » A ce moment-là, le mouvement va de lui vers eux. Il y a une rencontre comme s’ils ne pouvaient pas faire ce qu’il les invite à faire, à savoir regarder, voir, palper, si rien n’était montré. On dirait qu’il accepte que sa seule présence parmi eux ne suffise pas. Ils sont dans la peur parce qu’ils pensent voir un esprit, un fantôme. Il ne suffit pas qu’il soit là. Encore faut-il qu’il se montre.
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« Comme, de joie, ils étaient encore sans croire et demeuraient étonnés, il leur dit : « Avez-vous ici quelque chose à avaler ? » » Je vous disais qu’au départ il était avec eux tandis qu’ils n’étaient pas avec lui. Ils ne lui sont pas présents, maintenant encore, au point de croire en sa présence, de s’y livrer.
« Comme, de joie, ils étaient encore sans croire et demeuraient étonnés ». La joie est encore une émotion, sans doute d’un autre ordre que l’effroi ou la peur, mais une émotion qui les retient encore, les empêche de croire et les maintient simplement dans l’étonnement. Cet ordre de l’émotion, Jésus veut le dépasser. Ils ne seront croyants que s’ils lui donnent quelque chose qui est de chez eux et qui puisse être ingéré, avalé par lui.
On dirait qu’à ce moment-là, un pas de plus a été franchi. Pour les remplir de sa présence, pour les assurer que sa présence est pleine, il a besoin de se remplir de quelque chose qui vienne d’eux. Ainsi, entre eux, il y a comme un échange. Disons les choses autrement : Jésus fait ce qu’ils ont à faire. Il demande, par le biais de quelque chose qui serait à avaler, de les accueillir en lui, alors qu’ils devraient l’accueillir dans leur monde, dans ce monde où ils sont, eux.
Ils répondent par un don, un don qui va les nourrir. « Ils lui donnèrent en retour un morceau de poisson grillé. » Ils ne lui donnent pas quelque chose qui n’aurait pas été traité : ils ne lui donnent pas du cru, mais du cuit. Ainsi, d’une certaine façon, ils le rapatrient dans l’ordre où ils sont, dans l’ordre où l’on mange de la nourriture élaborée. Ils le traitent comme un vivant, mais comme un humain vivant, et non pas comme un esprit.
« Et, l’ayant pris, devant eux, il mangea ». Il se tint au milieu d’eux : c’est ainsi que tout avait commencé. Nous voyons maintenant que c’est devant eux qu’il absorbe le don qu’ils lui ont fait. C’est plus que voir et que palper, c’est ingérer, importer en soi-même quelque chose qui permet de se nourrir, de croître.
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La suite, apparemment étrangère à ce qui vient de se produire, éclaire en fait l’événement. « Il dit à leur adresse : « Telles sont mes paroles dont je me suis entretenu à votre adresse, étant encore avec vous : il faut que soit rempli tout ce qui a été écrit dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes, à mon sujet. » » Ce n’est pas tant peut-être la réalité physique pure et simple de sa présence qui importe, mais que soit rempli l’écrit, ce qui, jusqu’à présent, existait, mais vide : l’écriture.
Pour bien me faire entendre, je me permets de vous suggérer une analogie. Entre l’écrit et ce qui est en train de se passer, n’y aurait-il pas la même différence qu’entre une page de musique écrite et, non pas, comme nous disons, son interprétation mais, son exécution. Je précise. Pourquoi écarter le mot interprétation ? Parce qu’une interprétation ne s’oppose jamais qu’à une autre interprétation, tandis qu’une page de musique écrite, qui pourra être interprétée de multiples façons par un artiste, se distingue, fondamentalement, de son exécution. C’est la même chose, mais autrement. Qu’est-ce qui fait le lien entre les deux ? C’est l’exécutant. Aussi longtemps que nous lisons une page notée, elle n’est pas exécutée. C’est elle qui va être exécutée mais elle ne l’est pas, et elle ne le sera que s’il y a un exécutant, qui est à la fois celui qui joue et celui qui entend ce qui est joué. Car l’exécutant n’est pas seulement le virtuose capable de faire passer l’écrit au sonore, mais il est aussi celui qui écoute ce qui est exécuté.
Nous sommes en train de nous demander : est-ce que l’écriture ne serait pas déjà le corps de Jésus, mais sans sa présence. Son corps en attente de sa présence, son corps auquel manque sa présence. Sa présence y viendra, y arrivera par l’exécution de quelqu’un qui va faire entendre, voir, toucher, qui remplira les oreilles de qui écoutera. Mais cette présence ne viendra que s’il y a des mains qui touchent, des yeux qui voient, des oreilles qui entendent.
« Alors il ouvrit leur intelligence à comprendre les Ecritures ». En eux, dont j’ai dit tout à l’heure qu’ils étaient très pleins, pleins d’émotion, pleins de raisonnement, il y a un vide à faire. Quelque chose en eux est simultanément fermé et vide. Jésus ouvre donc leur intelligence pour qu’elle comprenne, pour qu’elle prenne vraiment ce qu’il y a dans les Ecritures. Il faut les ouvrir, dans leur esprit même, pour qu’ils saisissent ce qu’il y a dans l’Ecriture, et s’en emplissent
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« « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et se lèverait d’entre les cadavres le troisième jour ». La réalité qui nous avait occupés au début de ce passage est importante. Nous la voyons revenir avec la souffrance, avec la mort. Mais ce n’est plus la réalité de la personne présente de Jésus, c’est la réalité de son histoire. « « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et se lèverait d’entre les cadavres le troisième jour ». Ce qui importe, ce n’est pas qu’il soit là, présent, au point que l’on pourrait le saisir, le toucher, le voir et même le nourrir. L’important c’est qu’il soit là, saisi dans la trajectoire qu’il a accomplie dans le temps, dans ce même temps dans lequel ils sont ici avec lui, qu’ils peuvent compter comme lui. C’est pourquoi la mention des trois jours n’est pas indifférente.
Tout commençait par l’espace dans lequel se trouve le corps, le corps visible, le corps palpable, le corps à nourrir. Tout maintenant se prolonge par le temps : le troisième jour. Et c’est cette histoire réelle (nous étions partis de la réelle présence) qui a maintenant à se changer en parole. Il était « écrit que le Christ souffrirait et se lèverait d’entre les cadavres le troisième jour, et que seraient proclamés en son nom retournement d’intelligence et rémission des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. » L’histoire réelle se change en paroles, en proclamation, et en une proclamation qui va tout changer pour le monde entier. Il y a un point de départ à cette parole, sans aucun doute, car Jérusalem est aussi dans l’espace, comme le corps de Jésus est dans l’espace. Mais cette parole appelle à un retournement d’intelligence et déclare la rémission des péchés à toutes les nations. Ce qui était à changer, c’était l’intelligence, la façon de comprendre.
«C’est vous qui êtes témoins de ces choses. » » En définitive, c’est leur réalité à eux qui est changée par le fait que maintenant, ayant à parler, ils sont remplis comme seul peut l’être un témoin. Car une fois que quelque chose est arrivé, à quoi tient ce qui est arrivé, à quoi tient l’événement qui s’est produit ? Au témoignage qui est porté sur lui. La réalité devient vraie par le témoignage qui est porté sur elle.
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Je vous rappelle les questions par lesquelles nous avions commencé. Qu’est-ce qui est le plus important ? La présence brute de Jésus vivant après sa mort ? Ou bien que les Ecritures au sujet du Christ, de celui qui est attendu, le Messie, soient remplies ? Ou bien que les disciples croient à sa réelle présence en remplissement des Ecritures ?
Nous sommes invités à intégrer au temps même de la vie la souffrance et la mort et aussi, dans le cours de ce même temps, donc déjà, dès à présent, la sortie de la mort. Il ne s’agit donc pas d’attendre une sortie de la mort une fois que le temps s’est achevé, mais d’introduire dans ce temps de la vie où l’on souffre et où l’on meurt, déjà, la sortie de la mort. Or, un tel événement se manifeste dans une transformation de la pensée, par une véritable conversion. Il faut penser tout autrement le temps même dans lequel nous vivons. Y faire une place pour « les trois jours après ». Cette conversion consiste très exactement en la foi. Or, cette foi se manifeste, chez les croyants, dans leur liberté à l’égard de leurs fautes. Ainsi, la vie, plus forte que la mort, devient présente dans le temps et avec elle. Ainsi est présente, dans le temps, l’innocence. Celle-ci découle de la foi en la présence, dans le temps, d’une histoire où il y a la souffrance, où il y a la mort, et où il y a, sans discontinuité avec ce temps, la résurrection. Au fond, jusqu’à présent, c’était écrit. Maintenant c’est toujours écrit. La différence, c’est que c’est exécuté, c’est-à-dire à la fois joué, comme une musique, si j’ose dire, et entendu, proclamé aux oreilles de ceux en qui cela va devenir vrai.