Celui qui peut perdre et âme et corps ?
«N'allez donc pas avoir peur d'eux. En effet, rien n'est voilé qui ne sera dévoilé, et caché qui ne sera connu. Ce que je vous dis dans la ténèbre, dites-le dans la lumière, et ce que vous entendez dans l'oreille, clamez-le sur les terrasses. Et n'ayez pas peur de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme. Mais craignez plutôt celui qui peut perdre et âme et corps dans la géhenne. Est-ce que deux moineaux ne se vendent pas un as ? Et pas un d'eux ne tombera à terre sans votre Père. Et vous, même les cheveux de votre tête sont tous comptés. N'ayez donc pas peur : vous êtes différents, vous, d'une multitude de moineaux. Quiconque donc se déclarera d'accord avec moi devant les hommes, je me déclarerai moi aussi d'accord avec lui devant mon Père, celui qui est aux cieux. Mais quiconque me renie devant les hommes, je le renierai moi aussi devant mon Père, celui qui est aux cieux.»
L'insistance est mise sur la peur. «N'allez donc pas avoir peur d'eux», puis, un peu plus bas, «Et n'ayez pas peur de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme», et puis, comme en conclusion : «N'ayez donc pas peur : vous êtes différents, vous, d'une multitude de moineaux». Si l'on détourne de la peur, c'est parce que, sans doute, ou bien la peur est là ou bien elle peut venir. La peur, nous pouvons d'entrée de jeu la regarder comme l'autre face, la face dont on doit se détourner, opposée à tout ce que ce passage va produire en nous : tout autre chose que de la peur.
Ceci nous amène à entendre que tout ce qui sera dit, nous pourrons le comprendre à la fois comme ce qui peut engendrer la peur, mais aussi comme ce qui donne raison de n'avoir pas peur.
Appliquons tout de suite cela aux tout premiers mots de ce passage : «N'allez donc pas avoir peur d'eux». Pourquoi pourriez-vous avoir peur d'eux ? Mais c'est qu'«en effet, rien n'est voilé qui ne sera dévoilé, et caché qui ne sera connu». Nous pouvons être pris de peur devant la manifestation de quelque chose qui ne faisait peut-être pas de mal aussi longtemps que c'était caché, voilé, mais qui, une fois dévoilé, risque de faire peur, d'effrayer.
Mais nous pouvons aussi entendre l'explication qui est avancée par le «en effet» comme ce qui rassure. «N'allez donc pas avoir peur d'eux. En effet, rien n'est voilé qui ne sera dévoilé, et caché qui ne sera connu.» Donc si vous avez peur parce qu'il y a quelque chose qui est encore secret, sachez que ce qui va apparaître a de quoi enlever la peur. Nous sommes là, d'entrée de jeu, au début de ce passage, devant une sorte d'oscillation devant l'ambiguïté fondamentale de toute expérience humaine : ou bien la peur conçue comme un sentiment bien motivé (on a raison d'avoir peur de la révélation de ce qui est caché) ou bien la peur qu'il n'y a pas de raison de maintenir, puisque ce qui est voilé sera dévoilé, ce qui est caché, connu, et qu'ainsi tout sera clair !
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Avançons un peu plus. «Ce que je vous dis dans la ténèbre, dites-le dans la lumière, et ce que vous entendez dans l'oreille, clamez-le sur les terrasses.» Qu'est-ce qui peut justifier la peur et aussi en même temps détourner de la peur ? C'est d'avoir été atteint par une parole. Alors nous sommes requis par elle. La parole, ce n'est pas comme un objet qui existe de toute façon dans la ténèbre ou dans la lumière : que nous soyons là ou que nous ne soyons pas là, l'objet est là. La parole, ça n'est pas la même chose. Elle existe dans l'oreille, elle existe dans celui qui la reçoit. D'avoir été atteint par une parole, ça change un homme. Désormais, il en est le dépositaire, elle n'a pas d'autres lieux, la parole, que l'oreille qui l'a entendue et que la langue qui va la dire, la faire passer à d'autres. D'où la peur d'être saisis par la parole qui nous a atteints mais aussi l'extrême joie qui peut venir de ce fait. Maintenant, je qui ne suis pas simplement le dépositaire de la parole reçue, mais celui qui transmet, celui qui la fait passer.
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«Et n'ayez pas peur de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme.» Ici nous atteignons quelque chose de plus profond encore. Une parole reçue, ça n'est pas une information captée : c'est toujours une prise en gage de celui qui la reçoit, c'est toujours quelque chose sur quoi on va avoir à s'engager. Les paroles, dans la mesure où nous ne les entendrons pas comme de simples informations, mais comme des paroles données et crues, qui nous sont livrées et auxquelles nous nous livrons, un jour ou l'autre, ces paroles vont nous dévorer.
Il faut, je crois, pour bien entendre ce type de pensée, renoncer à une distinction qui paraît commode et qui, à la réflexion, est fort superficielle. Dans notre tradition, nous disons volontiers : ce qui compte, ce ne sont pas les paroles, ce sont les actes. C'est vrai jusqu'à un certain point. Car nous savons aussi que certaines paroles que nous avons dites nous ont engagés à agir d'une certaine façon. Finalement, une parole entraîne le corps de celui qui parle, et un jour ou l'autre, il a à se compromettre, à s'exposer. D'où l'insistance de Jésus à dire : «Et n'ayez pas peur de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme». L'âme, ici, dans ce passage, c'est ce qui a été dit, et qui est là, devenu nous-même et qui ne peut plus périr. On pourra faire périr le réceptacle de la parole mais, une fois la parole entrée dans quelqu'un, elle est ce qui fait vivre et, à la limite, qu'importe si la vie s'en va. Ce terme d'âme, j'ai beaucoup hésité à le traduire par souffle. J'ai finalement gardé le mot âme. Mais, en tout cas, c'est bien ce qui fait vivre. Or ce qui fait vivre, l'âme, le souffle, c'est précisément la parole reçue, acceptée, donnée, qui instaure dans une nouvelle vie, impérissable.
«Et n'ayez pas peur de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme. Mais craignez plutôt celui qui peut perdre et âme et corps dans la géhenne». Le texte original porte le même verbe, «n'ayez pas peur». Si je l'ai traduit autrement, c'est parce que ce même verbe n'est pas construit de la même manière. Les deux fois où nous avons rencontré «n'ayez pas peur», ensuite venait : «n'ayez pas peur de», n'ayez pas peur de ceux qui tuent le corps, n'ayez pas peur en vous éloignant, en vous protégeant de ceux qui tuent le corps et ne peuvent pas tuer l'âme. En revanche, maintenant, c'est le même verbe, en effet, mais sans cette préposition, que j'appellerais volontiers préposition de détournement, «Mais craignez plutôt celui qui peut perdre et âme et corps dans la géhenne». Craindre, ici, est aux antipodes de la peur : craignez, vénérez, honorez, respectez, j'irais presque jusqu'à dire : aimez, croyez celui qui peut perdre âme et corps dans la géhenne. Oui, il a ce pouvoir-là, ce pouvoir de faire qu'il ne restera rien de vous, que vous serez maudits, exclus, jetés dans ce lieu, la géhenne, où, autrefois, on faisait des sacrifices d'enfants. Il y a quelqu'un qui peut cela. Celui-là, craignez-le.
Mais comment se conduit-il, celui-là ? Que fait-il ?
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«Est-ce que deux moineaux ne se vendent pas un as ? Et pas un d'eux ne tombera à terre sans votre Père.» Quel est le nom de celui qui peut perdre et âme et corps dans la géhenne. Il se nomme le Père. Il le peut ! Oui, mais qu'est-ce qu'il fait ?
Jésus introduit cette question : «Est-ce que deux moineaux ne se vendent pas un as ?» Un moineau, ça ne vaut rien. Il en faut deux pour qu'un moineau commence à avoir du prix. Nous commençons à apprécier le moineau quand il y en a deux, et alors, nous sortons la plus petite pièce de monnaie qui soit. Le Père, lui, il y regarde de plus près : «pas un d'eux ne tombera à terre sans votre Père». Le moineau tombera. La chute, si j'ose dire, c'est dans l'ordre. Choir n'est pas exclu. Donc le moineau tombe à terre, mais le Père est là, et pour un seul !
«Et vous, même les cheveux de votre tête sont tous comptés». On vient de parler du moineau considéré dans son unicité. Maintenant, ce n'est pas simplement l'unicité de chacun qui est envisagée : c'est l'ensemble des unicités, si l'on peut dire, dont chacun est constitué : «même les cheveux de votre tête sont tous comptés». Donc n'allez pas croire que vous ne valez rien, sous prétexte que vous tombez, mais dites-vous que vous avez du prix, et un prix qui s'évalue.
Et Jésus continue : «N'ayez donc pas peur : vous êtes différents, vous, d'une multitude de moineaux.» Tout à l'heure, il n'y en avait que deux. Nous avons appris que pas un d'eux ne tombera à terre sans votre Père. Alors si votre Père fait ça pour des moineaux, vous, il va vous considérer dans ce qu'il y a de plus singulier en vous. Du coup, vous valez plus, vous êtes différents d'une multitude de moineaux. Il n'en faudrait pas seulement un, ni même deux pour faire une comparaison avec ce que vous êtes, vous : il en faudrait une multitude. Car vous, chacun de vous, vous dépassez infiniment la multitude. Vous, chacun de vous, vous êtes d'un autre ordre que ce qui peut se compter.
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En manière de conclusion encore (encore un nouveau «donc», après celui que nous venons de lire) : «Quiconque donc se déclarera d'accord avec moi devant les hommes, je me déclarerai moi aussi d'accord avec lui devant mon Père, celui qui est aux cieux». Se déclarer d'accord avec lui devant les hommes, ceci pourra conduire très loin : jusqu'à ce que le corps soit tué. Si l'on prend au sérieux la parole dont on a été atteint, il n'est pas exclu qu'on soit conduit à en perdre son propre corps. Oui, mais «je me déclarerai moi aussi d'accord avec lui devant mon Père, celui qui est aux cieux». Jésus assure qu'on peut perdre la vie, mais il y a aussi la possibilité de ne pas perdre ce qui fait vivre. C'est lui qui déclare cela, qui introduit cette vérité parmi nous.
Jésus ajoute : «Mais quiconque me renie devant les hommes, je le renierai moi aussi devant mon Père, celui qui est aux cieux.» Il est très important de comprendre ce que nous faisons quand nous lisons un passage comme celui-là. Nous ne le lisons pas pour apprendre ce qui se passe, ou ce qui s'est passé ou ce qui se passera. Si nous le lisons ainsi, nous risquons de nous dire : ah ! voilà une parole de trop ! Il faut nous rappeler que, quand nous lisons l'Evangile, nous le lisons comme une mise en demeure, comme une sommation, comme un appel. A vous de choisir ! Mais le choix est là, la possibilité de choisir est offerte. C'est le moment de prendre la décision.
Et qui suis-je, moi qui vous parle ? pourrait dire Jésus. Je suis celui qui vient de vous déclarer que vous valez mieux qu'une multitude de moineaux. Donc, en quelque sorte, ça y est, c'est acquis, vous valez mieux qu'une multitude de moineaux puisque je vous le déclare. Alors à vous de voir si vous voulez vivre en fonction de ce que vous valez devant le Père. Jésus est en train d'interpeller ceux qui l'écoutent, ceux aussi qui le lisent, sur la façon qu'ils choisissent de vivre : est-ce qu'ils veulent vivre en cohérence avec le prix inestimable qui est le leur, ou est-ce qu'ils veulent vivre sans faire entrer en ligne de compte la valeur qui est la leur ?
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Dans un passage comme celui-là, nous découvrons que nous sommes toujours atteints au plus secret, et que nous sommes toujours atteints par une parole. Tout commence par là, parce que la vie commence par la parole adressée à quelqu'un. Aussi longtemps que quelqu'un n'a pas entendu retentir une parole, il n'est pas vraiment quelqu'un, il est tout au plus un être vivant. Tout commence par la parole entendue, reçue, mais tout ne s'arrête pas là.
De vivre, d'appartenir à un monde où c'est la parole qui nous fait advenir, nous apprenons que nous sommes, de ce fait, exposés à perdre ce que nous étions quand nous n'étions pas encore touchés par elle : notre corps. Nous sommes appelés à devenir un autre, à nous détourner de protéger à tout prix notre propre corps au détriment du souffle qui anime ce corps. Devenus capables de donner notre parole et de répondre à une parole, nous découvrons que l'être que nous sommes n'est pas grand chose en regard de ce qui vient de commencer dans cette alliance où nous sommes pris. Nous découvrons, en bref, qu'il n'y a pas d'engagement véritable qui ne passe par la traversée de la mort. En définitive, croire, se fier à une parole entendue, n'être pas seulement son réceptacle, mais être celui par qui elle va vivre : croire, c'est mourir et c'est aussi, dans le même temps, aller déjà plus loin de la mort.
On comprend bien que, si telle est notre condition, la peur puisse nous envahir. Aussi, il nous est bon d'entendre dire que, pas plus que le moineau qui tombe à terre, nous n'éviterons nous aussi de choir, de tomber. Mais d'entendre dire aussi que tout comme lui, tout autrement que lui, nous avons du prix, et un prix qui nous échappe, et un prix que seul connaît celui qui lui aussi nous échappe et qui mérite bien son nom : le Père.
Or, nous ne pouvons accepter cela que si nous passons de la peur à la crainte, à une certaine crainte, qui n'est en définitive qu'un autre nom, plus pudique, de la foi. Car la foi, surtout dans notre tradition de pensée, risque toujours d'apparaître comme un savoir au rabais, mais un savoir encore, un savoir quand même. Mais si la foi est habitée par ce que nous entendons ici par crainte, elle prend une densité beaucoup plus sensible, plus humaine, beaucoup moins purement théorique.
En tout cas, ce que nous avons appris, en traversant ce texte, c'est qu'en croyant que mourir va avec croire et aussi que nous avons du prix devant le Père, en croyant cela, nous sommes en accord avec celui que nous appelons Jésus. Nous ne faisons qu'un avec lui. Pourquoi ? Mais parce que Jésus, c'est là le sens de son nom, Jésus c'est Dieu-sauve. Ainsi, Jésus n'est pas seulement l'objet de notre foi. Il n'est pas seulement celui sur lequel s'arrête, se termine notre foi. Jésus est le chemin sur lequel nous avançons en croyant. Jésus est le nom personnel de notre foi elle-même. Il est le passage qui se fait en nous, passage par la mort, traversée plus loin que la mort et assurance que nous valons plus qu'une multitude de moineaux. Etre d'accord avec Jésus, qu'est-ce que c'est ? C'est faire ce passage, c'est se tenir tout de suite, présentement, devant le Père, devant son Père et le nôtre, car vous avez observé qu'il commence par dire «votre Père» et ensuite il parle de «mon Père».
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La toute dernière phrase est comme une sorte de provocation. En effet, comment admettre que nous puissions sérieusement renier cet accord avec lui alors que nous avons été atteints au plus secret par sa parole ? Car enfin, que serait Jésus s'il nous reniait pour la seule raison que nous l'avons renié ? Est-ce que Jésus mériterait encore son nom ? Est-ce que Jésus mériterait de s'appeler Dieu-sauve ? Ça ne serait plus Jésus. Donc, s'il est celui qui nous a tenu sur le Père les propos que nous avons lus tout à l'heure, oui, nous pouvons en effet admettre que nous le renions mais, à l'encontre de sa parole matériellement prise, nous ne pouvons pas penser qu'il nous renierait, ou alors il ne serait plus lui-même !