«Tout m’a été livré par mon Père»
(25) En ce temps-là, en réponse, Jésus dit : « Je déclare mon plein accord avec toi, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché cela à des sages et à des intelligents, et l’as révélé à des enfants. (26) Oui, Père, parce que tel a été ton bon plaisir. (27) Tout m’a été livré par mon Père, et personne ne reconnaît le Fils si ce n’est le Père, personne non plus ne reconnaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler. (28) Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous ferai reposer. (29) Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi, parce que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes. (30) Car mon joug est commode et mon fardeau léger.
Description du discours de Jésus
À qui s’adresse la réponse de Jésus ? On ne le sait pas. Toutefois ne peut-on pas supposer avec quelque raison qu’il est mis en demeure de défendre le Père, Seigneur du ciel et de la terre ou, en tout cas, d’affirmer son accord avec lui ? Ce qui est en cause, c’est la façon dont celui-ci s’y est pris pour opérer une révélation. Car il a procédé à une révélation. Mais qu’a-t-il donc révélé ? On ne le sait pas davantage. En revanche, on connaît quels ont été les destinataires de sa révélation. Ce sont des enfants.
Ces enfants ne sont pas désignés par ce nom en raison de leur âge. En effet, ils sont distingués d’autres individus qui, eux, sont qualifiés de sages et d’intelligents. Or, à ces derniers, le contenu de la révélation non seulement n’a pas été communiqué mais il a été caché. Si donc nous sommes dans l’ignorance sur ce contenu, du moins pouvons-nous soupçonner que, pour l’accueillir, ni la sagesse ni l’intelligence ne sont requises, mais seul l’état d’enfant qui, du coup, s’en trouve transformé. Or, si l’on peut avancer cette conclusion, c’est seulement en considération de ce qui s’est passé. C’est l’événement qui en a décidé ainsi, et un événement qui n’a d’autre motif que le bon plaisir du Père. En effet, sagesse et intelligence ne sont pas disqualifiées en elles-mêmes.
Jusqu’à présent les paroles de Jésus sont adressées à celui qu’il avait désigné d’emblée comme Père, Seigneur du ciel et de la terre. S’il lui donne son plein accord, on peut estimer qu’il s’incline devant sa souveraineté, celle qui lui vient de ce qu’il est Père et aussi Seigneur du ciel et de la terre. Toutefois ce second titre n’apparaissait plus, mais seulement celui de Père, lorsque Jésus affirmait que la révélation telle qu’elle s’est produite était l’effet du bon plaisir.
Désormais, d’ailleurs, Jésus cesse de parler à un destinataire identifiable comme il le faisait précédemment quand il déclarait au Père, Seigneur du ciel et de la terre, son plein accord avec lui. Il affirme maintenant que le Père est (son) Père et qu’il lui a tout livré : tout m’a été livré par mon Père. Quant au nom de Fils, il l’emploie en laissant entendre qu’il lui revient. Cependant, il saisit l’occasion pour énoncer, à la façon d’une loi ou d’une maxime, la reconnaissance réciproque à laquelle Père et Fils sont soumis. Enfin, il déclare la compétence du seul Fils dans la révélation qu’il peut faire du Père à d’autres. En effet, c’est bien le Père, son existence autant que son identité de Père, qui semble être l’objet sur lequel porte directement cette révélation.
Ainsi, avec ce concept de révélation, se retrouve une situation qui s’était déjà rencontrée dès le début du discours de Jésus. Mais alors, disait-il lui-même, la révélation s’était produite du fait du Père, Seigneur du ciel et de la terre, et au bénéfice d’enfants, sans qu’on puisse formuler son objet. Maintenant, c’est lui seul, Jésus, le Fils, qui en a l’initiative et, si elle se produit, elle porte sur le Père.
Quels sont les destinataires de la révélation opérée par Jésus ? On ne le sait pas, sauf à entendre en lieu et place des enfants, ceux auxquels Jésus maintenant s’adresse, c’est-à-dire tous ceux qui peinent et ploient sous le fardeau. En effet, c’est à eux et pour eux qu’il parle jusqu’à la fin de son propos.
Sa parole prend la forme d’un appel qu’il dirige vers eux et, simultanément, d’un engagement de lui-même à leur égard en même temps que d’une assurance qu’il leur donne. Tout se passe, en effet, comme s’il était qualifié pour les faire reposer. Non pas d’ailleurs parce qu’il les délierait de tout joug ou les déchargerait de tout fardeau. Mais, en apprenant de lui, en prenant sur eux (son) joug, ils cesseraient de peiner et de ployer sous le fardeau car il est lui-même doux et humble de cœur et (son) joug est commode et (son) fardeau léger. Bref, les notions mêmes de peine, de fardeau et de joug se trouvent transformées, elles ne sont plus associées seulement à celles de fatigue et de désagrément mais aussi à celle de repos.
Qui révèle quoi à qui ?
Les transformations successives du discours de Jésus affectent la révélation dont il fait état.
Lorsque la révélation est le fait du Père, Seigneur du ciel et de la terre, elle s’adresse à des enfants. Lorsqu’elle est le fait de Jésus, le Fils, elle s’adresse à vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau. Jamais elle ne concerne des sages et des intelligents.
Quant à l’objet de cette révélation, il consiste dans le passage de la peine au repos moyennant l’acceptation du joug de Jésus, c’est-à-dire de sa douceur et de son humilité de cœur. Or, ce passage n’est possible que parce que tout a été livré à Jésus par son Père. Plus radicalement encore, ce passage ne s’accomplit qu’en application de la loi ou de la maxime en vertu de laquelle personne ne reconnaît le Fils si ce n’est le Père, personne non plus ne reconnaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler.
Ainsi la révélation, quand elle est le fait du Fils, est-elle la suite ou la conséquence du régime de reconnaissance mutuelle selon lequel le Fils et le Père se rapportent l’un à l’autre. On observera qu’on lit reconnaissance et non pas « connaissance ». Quant à la condition d’enfant, on peut supposer qu’elle n’est rien d’autre que l’état dans lequel se trouve quelqu’un aussi longtemps qu’il n’a pas été reconnu comme Fils par un Père ou, équivalemment, aussi longtemps qu’il n’a pas lui-même reconnu quelqu’un comme son Père.
En lisant le discours de Jésus on est porté à établir un lien entre, d’une part, les enfants et, d’autre part, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau.
Sont enfants ceux qui ne sont pas reconnus par le Père ou ne reconnaissent pas le Père. L’absence de cette reconnaissance les établit et les maintient écrasés par la peine et sous un fardeau. Que survienne, au contraire, cette reconnaissance, et les voilà libres de toute servitude, entrés dans le repos. C’est la condition à laquelle les introduit la révélation faite par le Fils, par Jésus, quand ils répondent à l’appel qu’il leur adresse de venir à lui. Cependant, puisque demeurent encore un joug, si commode soit-il, et un fardeau, si léger soit-il, il faut admettre qu’en Jésus, le Fils, joug et fardeau, sans disparaître, ont perdu leur puissance d’écrasement.
Ainsi le discours de Jésus, présenté ici comme une réponse, pointe-t-il vers un événement qui, en effet, a été caché à des sages et à des intelligents mais qui a été révélé à des enfants. Et cette révélation ne se confond pas avec une information qu’il faudrait apprendre et comprendre : elle est une annonce, qui institue une communication d’existence entre lui, Jésus, le Fils, et tous ceux qui la reçoivent
« Je déclare mon plein accord avec toi… »
On peut estimer qu’à la façon d’une clé au commencement d’une portée musicale, le verbe qui ouvre ici le discours indique au lecteur quel acte de parole soutient tous les énoncés qu’on y déchiffre. C’est dire si la traduction, puisqu’il s’agit ici de passer du grec au français, n’est pas sans conséquence pour la compréhension de l’ensemble du passage.
La plupart des versions proposent de rendre en français le verbe du texte grec par « louer » ou « bénir », soit même encore par « remercier ». On peut donc être très légitimement surpris de lire je déclare mon plein accord avec toi.
Pour justifier le parti qu’on a pris on pourrait se contenter de faire observer qu’une telle traduction transcrit, quasi littéralement, le sens reconnu aux trois composants du verbe grec (exomologoumai). L’un (ex) signifie que l’action a été conduite à son achèvement, l’autre (homo) que cette action réalise une ressemblance. Quant au troisième, il est pris du radical dans lequel s’exprime le fait de dire (leg/log). Ainsi ce verbe peut-il être compris comme signifiant « dire la même chose » ou « s’accorder dans une même déclaration » ou même, plus simplement, « être d’accord ». Le témoignage des dictionnaires est probant sur ce point.
À cela s’ajoute le Oui, Père, parce que tel a été ton bon plaisir. La présence de la particule d’affirmation qui ouvre cette phrase ne peut-elle pas être entendue comme une façon de renchérir sur la déclaration précédente, comme une confirmation qu’il en est bien comme on vient de le dire et, surtout, comme l’expression de l’adhésion donnée par Jésus lui-même à ce qui a été fait ?
Enfin, par souci de fidélité à l’original, on a traduit un même verbe grec (épiginôskein) par reconnaître et non par « connaître ». La différence n’est pas mince. Car l’action désignée par ce dernier verbe relève du registre du seul savoir, celui qui convient tout à fait pour des sages et des intelligents. En revanche reconnaître n’est, certes, qu’une variante de « connaître » et reste dans la ligne du savoir mais regarde déjà vers l’appréciation, vers la décision, et même vers l’action qui institue, surtout quand il s’agit de Père et de Fils : cette action peut alors concerner des êtres qui, sans elle, resteraient, comme ici, dans la condition des enfants.
Si l’on accepte les raisons qu’on vient d’avancer et donc la traduction proposée, on entendra alors le discours de Jésus comme une déclaration d’engagement. Il ne se satisfait pas d’enregistrer un fait ni même de le faire connaître : il s’y accorde sans réserve. Or, ici, le fait n’est autre que la révélation sous les modalités selon lesquelles elle a été faite par celui qu’il nomme Père, Seigneur du ciel et de la terre : pas à des sages et des intelligents mais à des enfants.
Il y a plus encore dans l’accord que donne publiquement Jésus. En effet, en s’engageant dans cet accord, il se conduit comme un Fils à l’égard d’un Père, de (son) Père. Et, du coup, pour peu qu’il soit attentif, le lecteur n’a plus qu’à recueillir les données qui lui manquaient encore sur la nature du cela qui est caché à des sages et révélé à des enfants.
Une révélation qui est une libération
Ce cela n’est pas autre chose que le passage même de l’état d’enfant à celui de Fils. Jésus proclame ici clairement qu’il est lui-même dans l’état, celui de Fils, qui est au terme d’un tel passage. Or, et c’est d’une suprême importance, il s’accorde à un tel événement, il le ratifie, si l’on peut dire, pour autant qu’il lui appartient de le faire. Car, pour que l’événement soit effectif, encore faut-il que la reconnaissance, effectuée par le Père à l’égard de l’enfant dont il fait son Fils, soit accueillie en retour par une reconnaissance analogue du Père, venant de l’enfant devenu Fils. Car il n’y a pas de reconnaissance ni pour le Père ni pour le Fils sans ce double mouvement.
Ainsi tout a été livré (à Jésus) par (son) Père. On peut commenter livré aussi bien par « abandonné » que par « transmis » ou « remis ». Quoi qu’il en soit, il revient au Fils de répondre. Or, s’agissant de Jésus, c’est chose faite, la réponse est donnée, elle est même présentement réitérée non sans emphase. Mais d’autres que lui ont encore à donner leur accord à la filiation ! Or, qui pourra leur révéler ce qu’ils ont à accueillir, à prolonger par leur propre accord, si ce n’est le Fils, celui qui proclame qu’il l’est, Jésus lui-même ?
Rien d’étonnant, dès lors, si Jésus lance un appel à venir à (lui) à l’adresse de tous ceux pour qui l’existence est insupportable. Car, eux aussi, ils peuvent passer à la condition de Fils. Jésus n’est pas le bénéficiaire exclusif d’un tel passage à la filiation à partir de l’état d’enfant. Venir à (lui), c’est donc partager son statut de Fils. Quant à (son) joug et (son) fardeau, ce ne sont pas des charges qu’il impose lui-même. N’est-il pas doux et humble de cœur ? Ces termes de joug et de fardeau désignent donc des servitudes qui sont supportées par lui mais sans parvenir à le détruire. Or, elles peuvent être aussi endurées par lui avec d’autres, tel un joug, sous lequel ils seraient attelés avec lui.
Mais, assurément, il est seul à pouvoir soutenir que (son) joug, celui qu’il porte, est commode, que (son) fardeau, celui dont il est chargé, ne pèse pas, est léger. Seul, il peut prétendre que ses leçons, quand on les suit, quand on les pratique, apportent le repos. Ceux qui l’écoutent et qui viennent à lui ne peuvent que le croire, comme on se fie à l’expérience de quelqu’un. Ici encore donc, mais cette fois c’est à lui, Jésus, au Fils, qu’un accord doit être donné, et non plus au Père, Seigneur du ciel et de la terre. Sera-t-il donné, cet accord ? En tout cas, pour convaincre ceux qu’il appelle à s’unir à lui, à apprendre de lui, il ne peut mettre en avant que sa douceur et son humilité de cœur.
Quoi qu’il arrive, il n’y a plus, virtuellement, que des fils. Mais tous croiront-ils d’une foi actuelle qu’en effet ils le sont ? L’événement de leur filiation restera-t-il à jamais caché à certains qui se tiendront éloignés de cela qui est révélé aux enfants, parce qu’ils persisteront à n’être que sages et intelligents ?
En définitive, pour apprécier dans sa vérité la portée de la révélation qui est ici en cause peut-être faut-il admettre qu’elle vient mettre un terme à une certaine oppression, l’oppression du Père, sous laquelle peinent et ploient ceux qui ne sont encore que des enfants et non pas des fils. Or, de cette situation ni la sagesse ni l’intelligence ne peuvent libérer personne. Et, pourtant, tous, n’importe qui, sont appelés à entrer dans la libre condition des fils, à ne plus tenir le Père pour une origine qui enferme mais comme un horizon qui délivre. Venir à Jésus n’a de sens que pour ceux qui accèdent à cette délivrance et, dégagés ainsi pour toujours des tourments de toute servitude, trouvent sans cesse le repos.
Clamart, le 4 décembre 2007