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« Et lumière fut. . . »

(I) En un commencement (les) Elohîm créa les ciels et la terre. (2) Et la terre était tohu-et­-bohu, et une ténèbre sur les faces de l'abîme, et le souffle d(es)'Elohîm planait sur les faces des eaux. (3) Et (les) Elohîm dit: « Que lumière soit ! ». Et lumière fut. (4) Et (les) Elohîm vit la lumière : quel bien ! Et (les) Elohîm sépara entre la lumière et entre la ténèbre. (5) Et (les) Elohîm cria à la lumière : jour ! Et il cria à la ténèbre : nuit ! Et fut un soir et fut un matin. Jour un.



Genèse I, 1-5

Acceptons de poser une question naïve à propos de ce passage. Comme on pourra bien vite s'en convaincre, il est tout à fait exceptionnel.

Comment le narrateur peut-il nous donner à lire un tel récit, alors que, de toute évidence, ni lui ni personne n'a pu ni voir ni entendre raconter ce qu'il nous raconte, puisque ni lui-même ni personne n'existait encore lors des événements qu'il relate ?

Ce qu'il y a de sûr, pourtant, c'est que le narrateur parle et qu'il écrit. Pour parler et pour écrire, il utilise nos mots, il recourt à un langage, le nôtre. À ce titre, il est de plain-pied avec nous, il est le contemporain de quiconque l'écoute ou le lit. Or, de là nous vient une leçon importante.

Ainsi, en effet, apprenons-nous que, pour parler, il n'est nul besoin d'appuyer ce que l'on dit sur quelque chose qui serait là déjà et qu'on ferait ensuite passer dans la parole. En avançant cette affirmation nous ne prétendons pas que le monde extérieur n'existe pas en dehors de nos énoncés sur lui. Il y aurait quelque paradoxe à soutenir une telle opinion alors qu'il s'agit ici d'un récit de création du monde. Nous entendons seulement donner toute sa force à la question suivante : puisque les objets de son discours n'existent pas encore alors que cependant il en parle comme s'ils existaient déjà, puisqu'il va jusqu'à leur donner des noms qui ne viendront que lorsqu'ils existeront, le narrateur ne parlerait-il pas d'autre chose que les choses, quelles qu'elles soient, qui en effet existent, sont là devant nous, hors de nous ? De quoi donc parle-t-il en l'absence du monde, dans le moment même où il narre la genèse de celui-ci ?

Sans risque de se tromper, on pourrait répondre ceci : en se référant à un monde qui n'existe pas encore, qui advient, le narrateur parle en fait « de » lui-même et de la relation qu'il entretient avec nous. Mais cette préposition « de » est à entendre ici en un double sens. En effet, le narrateur parle « à partir de » et aussi « au sujet de » En bref, il n'y a rien d'autre que notre entretien qui, sûrement, soit déjà là. Le reste est en train de naître. En revanche, le locuteur ou le scripteur et l'auditeur ou le lecteur appartiennent ensemble à une situation de communication, on ne peut pas en douter, et c'est elle qui est première, immanente à tout récit et, plus généralement, à tout texte. Ici, en tout cas, elle se présente à l'état pur en quelque sorte, puisqu'elle est dégagée de tout étayage sur l'existence d'une réalité à laquelle on pourrait se référer.

Mais comment pourra-t-on atteindre à cette situation première et immanente à tout énoncé sur les choses ?

Nous n'avons pas d'autre moyen que d'analyser l'énoncé lui-même et de l'entendre comme une figure de l'énonciation qui le soutient, de la communication dont il est la manifestation et le vecteur. Si l'on s'accorde là-dessus, on accepte alors de tenir les énoncés qu'on va lire pour une parole adressée et reçue, pour ce que nous pouvons nommer un message. C'est vrai de tout discours et donc aussi des discours qui racontent, des récits, mais ici plus que jamais.

Voilà où nous sommes conduits par la question naïve qui était soulevée tout à l'heure. Ici donc c'est par l'analyse du récit de la création que pourrons dégager en quoi consiste la communication elle-même, c'est-à-dire l'envoi et la réception d'un message.

Commencement

En un commencement (les) Elohîm créa les ciels et la terre.

Le commencement a pour fonction de contenir, de faire aller ensemble en lui ce qu'on pourra y mettre. Il est un contenant : quelque chose peut être en lui.

Ainsi, quoi qu'il en soit du sens qu'on peut reconnaître à créer en consultant un dictionnaire, on peut considérer le commencement, indépendamment même de la spatialité ou de la temporalité, comme un réceptacle, comme ce qui peut recevoir et qui, en recevant, tient en soi, contient.

Or, voilà qu'apparaît quelqu'un, (les) Elohîm : la forme de son nom relève du pluriel mais il est considéré comme un singulier quant aux actions qui lui sont attribuées par des verbes. Il fait se, tenir en un commencement deux réalités bien définies, distinctes l'une de l'autre, puisque chacune est désignée par un nom différent : les ciels et la terre. Certes, pour nous maintenant, ces noms renvoient à des réalités que nous pouvons définir et auxquelles nous pouvons assigner une place dans l'univers. Mais, pour le moment, retenons que l'une des deux, les ciels, porte la marque du pluriel, à la différence de la terre, qui porte celle du singulier. Ajoutons à cela que les ciels appartiennent au genre masculin, la terre au genre féminin.

Au point où nous en sommes, ne pouvons-nous pas découvrir la signification première, élémentaire, du verbe créer ? Il semble bien. Créer, c'est faire se tenir ensemble, en un commencement qui les réunit, des réalités multiples qui sont, littéralement, hétéroclites, déclinées différemment les unes des autres.

Et la terre était tohu-et-bohu,

La terre constitue une réalité qui a sa consistance, son autonomie : elle est autre que les ciels ! Mais, si on la considère dans sa composition, elle est faite de l'association de réalités dissemblables ou, plutôt, presque semblables - une lettre seulement distingue tohu de bohu ! Cette association n'est-elle pas plutôt une confusion ?

Et une ténèbre sur les faces de l'abîme,

Sur les faces. L'expression employée ici nous signale que si proches que soient l'une de l'autre ténèbre et abîme, quelle que soit au demeurant la nature de ces deux réalités, elles ne se mêlent pas l'une à l'autre. Elles sont situées de telle façon qu'elles se limitent mutuellement : l'une est sur l'autre.

Et le souffle d(es) 'Elohîm planait sur les faces des eaux.

Une fois encore les faces sont mentionnées. Elles désignent maintenant la limite offerte par les eaux au souffle d(es)'Elohîm. Là encore un singulier, le souffle, celui d(es)' Elohîm, est distingué d'un pluriel, les eaux, dont on ne sait rien, sinon qu'elles sont nommées là où précédemment était nommé l'abîme, de même que le souffle d(es)'Elohîm vient à la place où était une ténèbre. Ici, toutefois, outre le nom personnel, celui d(es) 'Elohîm, un verbe apparaît, planait, qui signale un certain mouvement. Ainsi donc, alors qu'une ténèbre était placée, immobile, sur les faces de l'abîme, le souffle d(es)'Elohîm, en revanche se meut, se détache, manifeste une certaine autonomie.

Voilà ce que contient en lui un commencement. Il s'agit d'un état permanent, non d'une action avec des moments distincts, même si le mouvement du souffle d(es) 'Elohîm dessine en lui des différences : celles-ci se répètent comme l'indique l'imparfait, planait, qui traduit un participe présent hébreu. Ce souffle, s'il apparaît comme la toute première esquisse d'un frémissement, n'est pas l'agent d'un ébranlement. Des réalités distinctes sont présentes, sans doute, mais elles sont moins associées l'une à l'autre que juxtaposées dans une stabilité que rien ne trouble, surtout pas un événement qui viendrait s'ajouter, comme une nouveauté, à la création elle-même, à cet acte qui est situé, lui aussi en un commencement : en un commencement (les) Elohîm créa...

L'état qui vient d'être décrit n'est pas antérieur à l'acte de créer. Il est l'effet ou le résultat de cet acte, tel du moins qu'il apparaît quand il est encore contenu, retenu à l'intérieur d'un contenant, qui est le commencement même.

Quant à celui qui agit, (les) Elohîm, il n'était pas dans ce commencement, puisque c'est lui qui le créa et, de ce fait, le remplit. Cependant, il n'en était pas absent absolument, puisque parmi tout ce qui était là se trouvait son souffle, qui planait sur les eaux. (Les) Elohîm était donc tout à la fois en dehors et en dedans de ce qu'il créa, en un commencement. Mais, en tant qu'il était à l'intérieur de ce qu'il créa, il n'y était pas lui-même, en personne, si l'on peut dire, mais par quelque chose de lui, par son souffle.

Maintenant, avant d'aller plus loin dans la lecture, nous devons nous demander si c'en est fini de la création ou si les actions d(es) 'Elohîm qui vont venir la continuent, la poursuivent. La création consiste-t-elle seulement dans la production des ciels et de la terre ou bien inclut-elle le traitement que (les) Elohîm va appliquer aussitôt aux produits de son action créatrice ?

La portée que nous reconnaissons aux premiers mots de ce passage, en un commencement, décide de la réponse que nous donnerons à ces questions.

On peut considérer que le commencement enferme en lui les seuls effets de l'action créatrice dont on a relevé les traits. Mais on peut estimer que ce commencement comprend aussi en lui les opérations ultérieures d(es) 'Elohîm. Comment choisir entre ces deux positions ?

Revenons sur une observation que nous avons faite. (Les) Elohîm, avons-nous remarqué, est tout à la fois intérieur et extérieur à ce qu'il créa. Précisons mieux encore cette observation. Il est extérieur à la création, si l'on prête attention à l'acte même de créer : il s'en distingue comme un sujet, dans une phrase, se distingue du verbe dont il est le sujet. Mais (les) Elohîm est intérieur à la création si l'on envisage l'état dans lequel se trouve ce qui est créé, puisque quelque chose de lui, son souffle, qui n'est pas créé, planait sur les faces des eaux. Dès lors, si des opérations nouvelles, attribuées à Elohîm, viennent s'ajouter à l'action créatrice, à vrai dire, elles la modalisent, elles l'affectent, la diversifient de l'intérieur, elles ne s'en distinguent pas réellement.

Parole et lumière

Et (les) Elohîm dit: « Que lumière soit ! » Et lumière fut.

Nous pouvions ne pas parvenir à définir la création, qu'il s'agisse de l'acte lui-même ou de l'état, le créé. Nous pouvions nous borner à la décrire. Il n'en va pas de même avec la parole. Pourquoi ? Mais parce que nous en faisons usage quand nous parlons nous-mêmes, quand nous écoutons, quand nous écrivons et quand nous lisons.

Ce n'est pas, du reste, pour nous faciliter la tâche, ici du moins. En effet, nous sommes légitimement étonnés d'apprendre que (les )Elohîm partage avec nous la propriété de communiquer, de s'entretenir. Et (les) Elohîm dit. Faut-il discerner là une suite de la présence de son souffle qui planait sur les eaux et qui lui permettait ainsi de prendre une voix ? Peut-être. En tout cas, s'il parle, il s'adresse à quelqu'un et ce qu'il dit mérite certainement la plus grande attention.

À qui s'adresse (les) Elohîm, quand il n'y a personne encore qui puisse l'entendre et lui répondre, sinon à lui-même ? Et pour quoi dire ?

(Les) Elohîm parle en demandant. Relevons, en effet, que la première proposition d(es 'Elohîm consiste en un vœu. « Que lumière soit ! » En s'exprimant à l'optatif il manifeste ainsi son désir qu'advienne quelque chose qui manque. D'ailleurs, (les) Elohîm connaît le nom de ce qui manque et il prononce ce nom : lumière.

Mais il y plus encore dans l'expression parlée du vœu d(es)'Elohîm. La surprise du lecteur réside en effet en ceci que demander la lumière suffit pour qu'elle advienne. Et lumière fut. Tout se passe donc comme si parler à l'optatif était la même chose que créer. Ce n'est pas peu. Car si, jusqu'à présent, créer restait pour nous énigmatique, si nous prononcions ce verbe sans trop savoir ce que nous disions, il n'en va pas de même, en revanche, avec la parole, puisque nous en faisons un usage habituel. Mais peut-être ignorions-nous que la parole pût créer ce qu'on désire. Voilà, en tout cas, de quoi nous détourner de réduire la parole à la fonction de montrer ou même de nommer, du moins quand c'est (les) Elohîm qui parle! Mais pourquoi ne serait-ce pas vrai de nous aussi, puisque comme (les) Elohîm nous parlons, même si nous ne parlons pas comme lui ?

Et (les) Elohîm vit la lumière : quel bien !

Faut-il vraiment s'étonner que (les) Elohîm puisse voir maintenant qu'il y a de la lumière ? Ainsi du moins en jugeons-nous, nous autres qui appartenons à un monde où nous savons ce que signifie lumière et quels sont ses effets. En tout cas, à en rester où nous sommes en lisant ce passage, nous pouvons supposer que voir a quelque rapport avec lumière, puisque voir se produit maintenant que lumière est là. Mais, surtout, on retiendra le jugement que (les )Elohîm lui-même porte sur elle et l'admiration qu'il lui voue. Jusqu'alors nous n'avions lu aucune appréciation ni sur l'acte de création ni sur le créé.

Séparation

Une question peut nous aider à recevoir la suite de la narration.

Au fond, dire et voir, si précieux qu'ils soient, comme la lumière, sont encore fragiles et précaires. Dès lors, ne faudrait-il pas ancrer dans les choses mêmes, la victoire sur le tohu-et­-bohu et sur la ténèbre dans les choses mêmes, dans l'espace et dans le temps, tels que nous les connaissons maintenant, dans ce qui nous enveloppe et qui nous contient et ainsi placer dans la réalité elle-même des signes sensibles de la création en un commencement ?

Et (les) Elohîm sépara entre la lumière et entre la ténèbre.

C'est donc à la ténèbre, déjà rencontrée, présente dans la confusion initiale, qu'il convient de rapporter la lumière. D'être reliées l'une à l'autre elles perdent chacune leur indétermination. D'ailleurs, on ne lit plus ténèbre mais la ténèbre, on ne lit plus lumière mais la lumière.

Mais, surtout, voilà qu'il y a de l'entre, un intervalle, que l'hébreu, traduit ici très littéralement, rend très sensible : il n'y a plus seulement du en, comme lorsqu'on lisait en un commencement, ni du sur, comme lorsqu'on lisait sur les faces. Il y a ce qu'on peut nommer, comme on voudra, de la distance, de l'écart, de la différence, de la distinction, du discernement ou, mieux encore et plus simplement, de la séparation.

Comment faire pour donner consistance à cet entre, à cette séparation ?

Il faut trouver quelque chose qui reste un nom, quelque chose qu'on dise, qu'on prononce et même qu'on appelle, comme quand on fait signe à quelqu'un en criant son nom, mais aussi quelque chose qui ne soit pas seulement lié à la nomination, bref, quelque chose qui existe, un peu à la façon du commencement qui contient mais qui, maintenant, inscrive dans le réel lui-même, celui que nous situons hors du langage, la séparation même.

Une nouvelle action d(es) 'Elohîm vient répondre à cette requête.

Et (les) Elohîm cria à la lumière : jour ! Et il cria à la ténèbre : nuit !

L'événement correspond bien à ce qu'on pouvait en attendre. Il consiste en un acte élémentaire de parole, en un cri, et ce cri est expressément adressé, et il fait naître autrement qu'il n'existait déjà celui qui est interpellé : de la lumière il fait du jour et de la ténèbre il fait de la nuit. Or, jour et nuit sont des réalités qui, en elles-mêmes, ont chacune une qualité propre et qui sont à ce point distinctes l'une de l'autre qu'elles ne peuvent pas être présentes en un même moment.

Ainsi, notons-le au passage, comme précédemment pour l'avènement de lumière, la parole d(es) 'Elohîm est efficace :

Et fut un soir et fut un matin. Jour un.

Avec le jour un ce que nous nommons l'unité de mesure du temps arrive à l'existence. Sans doute. Mais il convient surtout d'observer comment se réalise un tel avènement.

En vérité, la lumière l'emporte sur la ténèbre. En effet, c'est elle dont on apprend, en premier, que le nom change, qu'il devient jour, avant que ne change le nom de la ténèbre, qui devient nuit. Mais, en outre, le nouveau nom qui lui est attribué, le nom de jour, a une triple valeur. Il vaut pour distinguer la lumière de la ténèbre. Il vaut aussi pour distinguer soir et matin qui, tout distincts qu'ils sont l'un de l'autre, forment un seul et même jour. Il vaut enfin pour ouvrir un compte du temps : le jour un est aussi le premier jour. Ainsi sans doute s'agit-il d'un jour qui sera suivi d'autres mais aussi, inséparablement, de l'union que produit le jour non pas entre la ténèbre et la lumière, qui sont à jamais séparées, mais entre le soir et le matin, qui sont la fin et le début, en chaque jour qui revient, d'un seul et même jour. Autrement dit, dans le jour se rencontre, sans détriment pour l'union, et même sur fond d'union, une distinction ou, si l'on préfère, ce qui reste de la séparation entre la lumière et la ténèbre.

Créer, dire, séparer

Quand nous avons rencontré (les) Elohîm, ce nom, sauf en une occurrence - le souffle d(es)'Elohîm - était en position de sujet dans des propositions : c'est lui qui créa, c'est lui qui dit, c'est lui qui vit, c'est lui qui sépara, c'est lui qui cria. Il est donc le foyer d'où surgit une action que nous énonçons en cinq verbes différents.

D'un bout à l'autre on est dans la création. Celle-ci est première et continue. Elle s'exprime en un deuxième moment dans un dire et celui-ci se manifeste, pour finir, par la séparation, à laquelle s'ajoute une variante du dire, un cri. On se gardera d'oublier que (les) Elohîm, en un retour, qui est une vision, sur l'effet de sa parole, juge cet effet et l'approuve, avant de l'inscrire dans la structure même du temps : quel bien !

Chacun de ces trois termes, créer, dire et séparer est inséparable des deux autres qui le commentent et qu'il commente. Leur succession dans le discours interdit de les détacher l'un de l'autre : ils sont les variantes une même signification, celle-ci se produit de trois façons mais chaque fois l'énoncé est en solidarité avec les deux autres.

Ainsi créer, c'est faire sans doute, mais le créé, même s'il est multiple et divers, est toujours d'abord confus, mélangé. Seule la parole introduit en ce qui est créé la distinction, non seulement du fait des mots et des phrases, qui sont des unités discrètes, mais, surtout, parce que, quand on dit, quelqu'un parle et un autre écoute et l'un est toujours séparé de l'autre.

Que dire, enfin, d(es)'Elohîm sinon qu'il est intégré à la structure qu'on vient de faire apparaître ? Qu'on le retire, et elle n'existe plus. Car elle n'est pas sans lui. Mais rien ne permet d'affirmer qu'il ne puisse être sans elle. Ce qui est sûr, c'est que nous ne pouvons pas l'isoler de cette structure : ce n'est jamais sans elle que nous l'atteignons.

On peut convenir de nommer création cette structure en acte à laquelle nous appartenons, dans laquelle nous sommes pris et qui donne forme à notre expérience. Mais on devra se garder d'oublier ses deux autres manifestations, dire et séparer, qui lui sont liées et en expriment la signification. Par le fait, c'est à partir de dire, à partir de la parole émise et reçue, toujours marquée de cette polarité, toujours affectée de cette distinction, que nous inférons ce que c'est que créer et que nous entendons créer comme un geste qui sépare.

La création : le franchissement d'un seuil

La lecture qu'on vient de faire est comparable au franchissement d'un seuil.

D'abord, bien sûr, parce que, dès les premiers mots, en un commencement, on quittait l'absence de tout signe, ce vide qu'on s'imagine précéder la venue de ces mots eux-mêmes. En outre, par le sens qu'il a pris, le terme de commencement évoque le partage entre une absence et une présence. Enfin, le récit lui-même est une narration au cours de laquelle, par la vertu toujours de l'imagination qui, pour le coup mérite bien d'être nommée créatrice, on se représente ce qui suit cette venue, ce en quoi elle est censée prendre réalité et se transformer pour, finalement, s'interrompre, au moins provisoirement : jour un.

Mais, si l'on y prend garde, avant d'aller jusqu'à la fin de ce premier jour n'avions-nous pas déjà franchi un seuil, n'avancions-nous pas déjà sur un territoire où il était facile d'oublier qu'il avait commencé et qu'il aurait une limite ? Car rien n'est plus insaisissable qu'un seuil. La ligne par laquelle on le dessine, comme on fait pour les frontières sur une carte, est toujours trop épaisse. Ne faudrait-il pas tenter sans cesse de la réduire à sa plus simple manifestation ?

Oui, sans aucun doute, et ici notamment.

Le seuil ou, du moins, le récit de son franchissement est trop large si nous lui donnons toute l'étendue qui va de en un commencement jusqu'à jour un. Si l'on veut bien revenir sur le parcours qu'on a fait, on observera donc que dès qu'apparaissent des faces, situant ténèbre d'un côté et abîme de l'autre, ou encore le souffle d(es)'Elohîm d'un côté et les eaux de l'autre, dès ce moment le tohu-et-bohu était abandonné, au moins virtuellement, et le geste de la création manifestait comme une esquisse de séparation. Mais remontons encore. Cette séparation n'était-elle pas déjà acquise quand on nommait, en les unissant mais aussi en les disjoignant, les ciels et la terre ? à vrai dire, elle était présente, avec la force d'un seuil qui distingue et unit à la fois, dans ces mots (les) Elohîm créa, où un sujet, le même qui reviendra encore, se distingue d'un verbe. Il faut même aller jusqu'à l'orée du passage et, sans s'arrêter à un commencement, discerner dans le en le signe le plus ténu qui nous avertit qu'une ligne a été franchie.

Si l'on veut bien s'engager dans cette lecture régressive de Genèse I, 1-5, on n'aura aucune peine à discerner dans ces quelques versets la figure inaugurale d'une seule et unique opération. Celle-ci se disperse non seulement dans tout le livre, dans la Bible, mais jusqu'à nous aujourd'hui, et non seulement quand nous écrivons ou lisons, quand nous parlons ou écrivons, mais, plus simplement encore, quand nous existons. Et cette figure est celle de la création.

Nous excellons à la recouvrir au point de la rendre méconnaissable, tant elle revêt de diversité. En réalité, cette diversité de la création n'est pas capable de la faire oublier. En effet, comment la création ne serait-elle pas là, en action si l'on peut dire, pourvu que ce qui se produit soit tenu, chaque fois et interminablement, pour du nouveau ?

Ainsi le fragment que nous venons de lire, si bref qu'il soit, est-il encore trop long pour représenter le seuil qu'est la création elle-même. À vrai dire, il se prolonge, il s'étend au-delà de lui-même. II nous revient donc de le discerner dans les aspects divers qu'il prend, auxquels il s'incorpore et donne sa forme, celle d'un « passage », le bien nommé, l'aspect d'un seuil au-delà duquel rien n'est plus comme avant, à supposer même que quelque chose que ce soit ait existé dans ce que nous nommons maladroitement « avant ».

Récit de la création et discours de la foi

Tel est le message - car, rappelons-le, tout texte est un message ! - qui ouvre le premier livre de la Bible. Il peut être considéré comme la structure immanente à tout autre message. S'il n'est pas répété matériellement à l'identique, c'est parce que, étant créateur de nouveauté, il se manifeste toujours le même autrement. Ainsi donc quand nous recevons quelque message que ce soit, nous recevons en même temps, selon notre capacité de réception, ce même message liminaire mais chaque fois comme une nouveauté irréductible à ce qui a précédé comme à ce qui suivra. Et cette nouveauté n'est pas un vêtement dont serait recouverte une même, forme permanente : elle est vraiment, chaque fois, nouvellement, la présence et l'effectuation de la création elle-même.

Faut-il nommer religieux un tel message ?

Assurément, puisque nous l'accueillons et le formulons dans la culture qui est la nôtre et où se découpe une région que nous appelons « religion ». Ce nom, (les) Elohîm, qui peut évidemment être traduit par « Dieu », est l'indice de l'appartenance de ce message à une telle région. Telle est la réponse qu'on est porté à formuler spontanément.

À la réflexion, cependant, on est plus circonspect. On sait, en effet, que l'emploi du concept de création n'est pas confiné au domaine tenu habituellement pour religieux. On observe la présence d'un tel concept en d'autres régions de notre culture et, par exemple, dans l'art. Or, il est associé là aussi à la nouveauté et il ne s'y rencontre pas nécessairement avec le concept de Dieu.

Dès lors, on se demandera ce qui conduit à considérer Dieu comme à un acteur présent à la création et cependant autre qu'elle. En d'autres termes, si Dieu intervient dans la création est-il un terme nécessairement relatif à celle-ci et donc dépendant d'elle ou est-il autonome, existant en soi, tel un absolu ?

Pour avancer que Dieu n'est pas lié nécessairement à la création alors même que la création, elle, n'est pas sans lui, peut-être faut-il admettre que rien n'est plus gratuit que la création et que, si paradoxal que ce soit à première vue, si nous la disons gratuite au plus haut point, c'est précisément parce que Dieu ne peut en être séparé. Ainsi, par delà l'opposition du relatif et de l'absolu, Dieu est-il le nom que nous prononçons, toujours gratuitement, pour confesser la gratuité de tout ce qui est.

En recourant à la gratuité, ainsi qu'on vient de le faire, on avance une notion sur laquelle il faut s'expliquer.

On peut certes estimer que Dieu devait nécessairement créer le monde et donc qu'il n'était pas libre de ne pas le créer. Mais, dans ce cas, pourquoi retenir encore la notion de création ? Dieu et la création ne sont-ils pas alors en passe de ne faire plus qu'un ? Si, en revanche, on les tient pour distincts, il est difficile alors de ne pas recourir à la notion de gratuité pour comprendre ce qu'est la création. C'est elle qui sauvegarde la liberté de Dieu. Du coup, d'ailleurs, sauf à assimiler Dieu à un joueur qui parie, il n'est pas possible de confondre le gratuit avec l'aléatoire et, encore moins, avec l'arbitraire ou l'absurde.

Mais alors, si la gratuité caractérise positivement la relation entre Dieu et le monde, pourquoi n'affecterait-elle pas le geste même par lequel nous affirmons la création ? Pourquoi serions-­nous portés par une quelconque nécessité à confesser la création ?

À vrai dire, la gratuité de la relation de Dieu au monde préside aussi à l'affirmation par laquelle nous reconnaissons qu'il en est ainsi. Par suite, quand nous déclarons que le monde a été créé gratuitement, librement, nous posons, nous aussi, un geste gratuit, nullement arbitraire ni absurde, un geste libre, de la liberté qui est celle-là même de Dieu, comme l'avait si profondément reconnu Descartes dans la Quatrième des Méditations Métaphysiques. « Il n'y a que la volonté seule ou la seule liberté du franc arbitre, écrivait-il, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue. En sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu. »

Rappelons-nous, que (les) Elohîm, tout distinct qu'il soit du créé, est intérieur à celui-ci de par son souffle : Et le souffle d(es) ' Elohîm planait sur les faces des eaux. Or, n'est-ce pas la présence d'un tel souffle à l'intérieur de la créature qui nous invite à penser que Dieu crée librement, gratuitement une créature qui lui ressemble précisément en ceci que, comme lui, librement, gratuitement, elle est créatrice ?

Oui, sans doute, nous sommes invités à penser cela, mais à le penser sur le mode de la foi. Mais entendons-nous bien sur cette foi. Il s'agit de celle qui est présente lorsqu'on adresse et reçoit un message. Cette foi, ici, est portée à sa plus haute puissance, parce que celui qui appelle à croire n'est rien moins que Dieu.

Pourquoi cette précision ?

Parce que créer est un acte qui, ainsi qu'on l'a vu, peut être figuré et même raconté et décrit dans ses diverses péripéties. Croire, en revanche, est un acte aussi, mais on le pose sans pouvoir ni le décrire ni en faire une narration : il est la modalité d'une énonciation, il n'est pas un énoncé. Par suite l'énonciation en quoi consiste croire est à chercher dans l'énoncé lui-même, qui en propose une figure.

Ainsi donc, pour nous autres lecteurs, tout s'est passé comme si nous avions dû vider d'abord le monde des éléments qui le composent en ce moment même où nous existons en lui sans toutefois oublier les noms par lesquels ces éléments sont appelés à l'être : les ciels, la terre, etc.

Car il faudra qu'en un deuxième temps, en lisant ces noms dans le récit, nous assistions en spectateurs à leur avènement à l'existence.

Mais, dès lors, troisième temps, en prononçant ces noms, nous entrerons en communion avec la puissance qui les fait advenir à l'être, leur réalité hors de nous se confondra avec leur énoncé et, plus radicalement encore que cette réalité et que cet énoncé, il y aura, comme s'il sortait de nous, le pur jaillissement d'une parole adressée et reçue, l'énergie d'une énonciation encore indivise, lancée par un émetteur et envoyée à un destinataire. Car nous étions encore l'un et l'autre, nous qui lisions un texte qu'un autre humain avait écrit, mais nous ne pouvions pas longtemps occuper ces deux postes à la fois.

Aussi en viendrons-nous à n'occuper que le second de ces postes, celui du destinataire. Alors, quatrième temps, nous reconnaîtrons que nous sommes réellement distincts de l'émetteur du message que nous avons reçu et cet émetteur lui-même sera confessé par nous comme le créateur de tous ces éléments dont nous prononcions les noms au fur et à mesure qu'ils venaient à l'existence. C'est lui, en effet, Elohîm, Dieu, le créateur, qui nous appelait à croire en lui, et nous lui donnions notre foi.

C'est donc lui, affirmerons-nous pour finir, cinquième et dernier temps, qui nous appelait à croire en lui et c'est à lui que nous donnions notre foi en ajoutant foi au récit de la création.

Ainsi, en définitive, s'il il y a un récit de la création, en lequel celle-ci est racontée, croire apparaît alors comme l'acte, en lui-même invisible, d'un discours dont créer est la représentation, comme sur un tableau.

Dans ces conditions, faut-il s'étonner que le premier article d'un Credo inspiré par la Bible soit une proposition où l'objet ou, comme on voudra, le thème est la création du monde par quelqu'un en qui l'on croit : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre » ? Cependant, la création, dans cet article du Credo, est présente, comme on vient de le marquer, à la manière d'un objet ou d'un thème. Autrement dit c'est d'elle qu'il est question, c'est d'elle que l'on parle, elle est l'énoncé du discours.

Or, il n'en va pas de même dans le passage qu'on vient de lire. Certes, lui aussi, donne, pour ainsi dire, à voir la création comme s'il en faisait un dessin ou une peinture. Mais la lecture qu'on a faite du récit de la création a fait apparaître celle-ci comme les espèces sous lesquelles la foi se dit. Aussi bien tout en parlant manifestement de la création, ce passage parle-t-il aussi non pas « de » la foi mais selon la foi ou mieux encore, au risque de faire violence à la langue, il parle la foi : celle-ci est sa forme si elle n'est pas son objet ou son thème. Ainsi le contenu du récit, considéré comme le commentaire du discours qui le soutient, permet-il de parler de la foi elle-même comme d'un objet.

Revenons-y encore, pour finir. Pour faire apparaître le discours de la foi dans le récit de la création il faut et il suffit de se souvenir que tout texte est adressé et reçu, qu'il est un discours et que, comme tel, il mobilise, fût-il fiction ou mensonge, la créance, disons : la foi, de son émetteur et de son destinataire.

S'il s'agit, ici, d'une foi que l'on peut dire religieuse ou, si l'on veut, si l'on peut écrire le mot foi avec une majuscule, c'est en raison de la présence du nom de Dieu, posé comme sujet de l'histoire qui est racontée. Ainsi la lecture de Genèse I, 1-5, en tout cas celle qui est proposée ici, permet-elle d'entendre la Foi comme la création même, comme l'avènement permanent, libre et gratuit, de toute nouveauté.

Clamart, le 18 juin 2008


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