Va, c'est ta foi qui t'a sauvé
«Et, tandis qu'il faisait route au sortir de Jéricho, lui, ses disciples et une foule assez [importante], le fils de Timée, Bartimée, un aveugle était assis au bord du chemin en mendiant. Et, ayant entendu [dire] que c'était Jésus le Nazarénien, il commença à crier et à dire : ''Fils de David, Jésus, aie pitié de moi !'' Et beaucoup le rabrouaient pour qu'il se tût. Lui n'en criait que beaucoup plus : ''Fils de David, aie pitié de moi !'' Et, s'étant arrêté, Jésus dit : ''Appelez-le.'' Et ils appellent l'aveugle en lui disant : ''Courage ! Debout ! Il t'appelle !'' Lui, ayant rejeté son manteau, ayant bondi, vint vers Jésus. Et, lui ayant répondu, Jésus dit : ''Pour toi que veux-tu que je fasse ?'' L'aveugle lui dit : ''Rabbouni, que je recouvre la vue.'' Et Jésus lui dit : ''Va, c'est ta foi qui t'a sauvé.'' Et aussitôt il recouvra la vue, et il l'accompagnait sur le chemin.»
Je vous propose d'observer qu'il y a d'un bout à l'autre de ce passage une série de notations qui marquent un déplacement. Dès le début, nous lisons : «Et, tandis qu'il faisait route au sortir de Jéricho». Le chemin que prend Jésus vient après une sortie. Il quitte un lieu pour se mettre en route. C'est lui qui en a l'initiative. Pardonnez-moi d'avoir enfreint, je crois, la syntaxe française. J'ai mis un singulier, alors que les sujets sont pluriels, «lui, ses disciples et une foule assez [importante],» mais c'était pour rendre ce que le texte original nous impose : la sortie, c'est lui qui l'inaugure et les autres, sans doute, sont avec lui mais avec lui qui a pris les devants.
Un peu plus bas, nous observons un autre mouvement, mais ce n'est pas Jésus qui l'accomplit, c'est l'aveugle : «ayant rejeté son manteau, ayant bondi, [il] vint vers Jésus».
Tout se termine par la mention d'un mouvement encore : cette fois-ci c'est l'aveugle qui accompagne Jésus sur le chemin, «il l'accompagnait», et non pas : il les accompagnait, car c'est lui, Jésus, qu'il accompagnait.
Nous sommes donc dans un passage qui, d'un bout à l'autre, insiste sur un mouvement. Plus précisément, il y a la communication d'un mouvement. Le mouvement est passé de Jésus et des siens qui sont avec lui à l'aveugle. En effet, l'aveugle, lui, était assis, arrêté : «tandis qu'il faisait route au sortir de Jéricho, lui, ses disciples et une foule assez [importante], le fils de Timée, Bartimée, un aveugle était assis au bord du chemin en mendiant». Contraste, dès le départ, entre quelqu'un qui avance en sortant et quelqu'un qui est là, sur place, au bord du chemin. Laissé pour compte en quelque sorte, l'aveugle n'est pas engagé sur la route.
Le mouvement passe de Jésus et des siens à l'aveugle, puisque aussi bien Jésus, lui, va s'arrêter. On dirait qu'il y a au départ du mouvement qui est disponible. Il est exploité par Jésus et les siens et, quand Jésus s'arrête, le mouvement passe à cet homme assis au bord du chemin. Le mouvement arrive jusqu'à lui au point qu'à la fin il s'assimilera à l'escorte de Jésus pour avancer en accompagnant.
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Lorsque l'aveugle est privé du pouvoir d'aller, de marcher, non seulement il est assis au bord du chemin, mais il y est dans la posture de quelqu'un qui mendie : «un aveugle était assis au bord du chemin en mendiant.»
Que lui manque-t-il donc ? Est-ce qu'il lui manque d'aller, de marcher ? Est-ce qu'il lui manque de voir ? Quand nous posons cette question, nous pouvons entendre dans le texte même la réponse par les propos que tient l'aveugle assis en mendiant. «Ayant entendu [dire] que c'était Jésus le Nazarénien, il commença à crier et à dire : "Fils de David, Jésus, aie pitié de moi'!"» Je vous propose d'entendre cet appel qu'il adresse à Jésus comme une façon pour lui de sortir de lui-même. On ne nous dit pas tellement qu'il parle, même si l'on nous donne la teneur de ces paroles, on nous dit surtout qu'il crie. Ce qu'il demande, ce qui lui manque, c'est, et il le dit, d'être traité avec miséricorde : «aie pitié de moi! » Il n'a pas reçu la miséricorde, et c'est cela qu'il demande, c'est le cri qu'il fait sortir de lui-même.
Allons plus loin encore. Cette sortie, au sens métaphorique du mot, que l'aveugle fait, et avec violence, est très mal reçue de l'environnement : «Et beaucoup le rabrouaient pour qu'il se tût».
«Lui n'en criait que beaucoup plus : "Fils de David, aie pitié de moi !"» Cet aveugle ne doute pas qu'il y ait pour lui, ici et maintenant, proche de lui, quelqu'un qui va son chemin dans le monde, quelqu'un qui, comme lui, est fils d'un autre. Autrement dit, de même que lui est né dans le monde et que, dans ce monde, ce fils de Timée se trouve être aveugle, de même, il y a, né dans le monde, quelqu'un d'autre, le fils de David. De ce fils de David, ce qu'il attend, c'est qu'il ait pitié de lui. On dirait qu'en raison du titre qu'il lui donne, il est en quelque sorte fondé, autorisé à obtenir de lui qu'il s'apitoie sur lui.
Or c'est très précisément cela que l'environnement repousse. Les gens qui sont là veulent refouler ce cri, comme si ce cri était de trop, comme si attendre que celui qui est en train de passer puisse avoir pitié de l'aveugle était déplacé.
Cet aveugle s'oppose au refoulement qu'on lui impose. Il est très important d'observer comment cette demande de pitié adressée à Jésus fils de David prend l'allure d'un combat insistant. Insistance dans la demande, qui s'accompagne d'une véritable rixe, au moins verbale, puisque l'aveugle est rabroué par les autres. C'est à croire que crier pour demander miséricorde serait une affaire qui ne va pas de soi.
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«Et, s'étant arrêté, Jésus dit : "Appelez-le." Et ils appellent l'aveugle en lui disant : "Courage ! Debout ! Il t'appelle"!» Sans doute, êtes-vous comme moi très sensibles à l'insistance mise sur l'appel. «Appelez-le..., ils appellent». Que disent-ils ? «Il t'appelle» Ainsi, au cri de l'aveugle répond quelque chose qui n'a rien d'un cri, c'est un appel. Je vous ferai remarquer d'ailleurs que cet appel, une fois qu'il est adressé par Jésus à ceux qui sont là, va être relayé. On a l'impression que tout le monde est maintenant mobilisé par cet appel.
Cet appel, vous l'observerez, se transforme. Qu'avait dit Jésus ? Il avait dit : appelez-le ! Les autres ne se contentent pas de l'appeler. Sans doute, ils l'appellent, mais ils l'«appellent... en lui disant : "Courage ! Debout ! Il t'appelle !"» Ils ont commenté l'appel. L'appel est déjà une invitation, entendue par eux, à ce qu'il prenne force, se dresse, surgisse.
Ainsi, cet appel, commenté, n'est plus le fait de Jésus seul. Il habite cette petite société, qui le transmet. Tout à l'heure nous étions dans un monde stable, figé : il n'y avait que Jésus et les siens qui avançaient, l'aveugle était assis au bord du chemin. Cette stabilité, troublée par le cri de l'aveugle, ceux qui étaient là auraient voulu la rétablir, «beaucoup le rabrouaient». Maintenant l'appel, qui invite à se dresser, à se lever, à bouger, vient d'eux !
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«Lui, ayant rejeté son manteau, ayant bondi, vint vers Jésus.» C'est l'aveugle qui avait supplié et, maintenant, c'est lui qui bondit. Supplier était un événement de parole ; nous avions d'ailleurs entendu la teneur de sa supplication : «Fils de David, Jésus, aie pitié de moi !» Maintenant cette parole de l'aveugle est devenue un geste, elle s'est inscrite, gravée dans son corps. Le bond, maintenant, répond, mais gestuellement, physiquement, dans le corps de chair de l'aveugle. Le cri de tout à l'heure devient un bond. On pourrait presque dire que le bond, c'est le cri du corps tout entier.
Surtout, nous pouvons observer que ce cri est celui d'un homme qui n'a plus d'entraves. Tout à l'heure l'opposition des gens le rabrouaient, telle une entrave externe, sociale en quelque sorte. Mais il avait une entrave qui lui collait à la peau, de même que collent à notre peau les vêtements que nous portons. Or, maintenant il n'est plus retenu, comprimé par son manteau : «ayant rejeté son manteau, ayant bondi, vint vers Jésus».
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Nous assistons à une conversation. Ce n'est plus un cri comme tout à l'heure, ce n'est plus un appel adressé à la cantonade par Jésus et transmis par les autres, c'est un entretien entre Jésus, qui prend l'initiative, et l'aveugle. «Et, lui ayant répondu, Jésus dit : "Pour toi que veux-tu que je fasse ?"», Réponse à quoi ? Réponse au cri de tout à l'heure, sans doute ; réponse surtout au geste, à ce bond que l'aveugle vient de faire.
Jésus admet qu'il a quelque chose à faire pour cet homme. Mais quoi ? Tout à l'heure, nous nous étions posé une question analogue à celle de Jésus : Qu'est-ce qu'attendait l'aveugle ? Pourquoi mendiait-il ? Que demandait-il ? Est-ce qu'il demandait de pouvoir aller et venir ? Est-ce qu'il demandait de voir ? Tout se passe comme si Jésus voulait maintenant laisser clairement se formuler l'objet de la demande.
L'aveugle énonce cet objet : «L'aveugle lui dit : "Rabbouni - il ne l'appelle plus Jésus, ni fils de David ! -, que je recouvre la vue".» La vue perdue, qu'il veut recouvrer, c'est cela qui fait de lui un mendiant. Il ne demande pas de cesser d'être mendiant, car il est mendiant encore, jusque dans la formulation de sa demande. Il y a en effet quelque chose qui lui manque.
«Et Jésus lui dit : "Va, c'est ta foi qui t'a sauvé".» Déconcertante parole de Jésus. Pour mieux me faire entendre, je vous propose d'inventer la réponse que nous aurions pu attendre. Jésus aurait pu lui dire : «va, je te rends la vue», «va, ta demande est entendue, grâce à moi qui te rends la vue.» Or, il «lui dit : "Va, c'est ta foi qui t'a sauvé".»
Ainsi, à la fin de ce passage, nous sommes invités à revenir vers son début, vers ce moment où le fils de Timée, Bartimée, criait : «Fils de David, Jésus, aie pitié de moi !» Ce que lui dit à la fin Jésus, c'est que, en effet, la vue, il va la recouvrer parce qu'il avait en lui-même de quoi recouvrer la vue. Ce n'est pas moi, lui dit Jésus, qui te rends la vue, c'est ta foi qui t'a sauvé, c'est ta foi qui a été à l'oeuvre dans ta supplication.
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Nous voilà placés devant cette conclusion assez paradoxale : ce qui est premier dans l'histoire, c'est la foi de l'aveugle et l'appel est second, l'appel développe la foi, en quelque sorte. La foi est première. L'appel fait surgir ce qu'il y avait de foi dans le cri «aie pitié de moi !». Les autres se trompaient en voulant étouffer ce cri. L'appel, qui est second, commente la foi qui est première. Le cri poussé par l'aveugle était prégnant de foi. L'aveugle ne se trompait pas en estimant que, sur le même chemin que lui, quelqu'un passait qui pouvait lui faire recouvrer la vue.
Allons plus loin. Cette vue qu'il demande de retrouver, il l'avait déjà dans ce cri. Cette vue qui lui manquait, elle était présente, vivante, dans la parole qu'il adressait quand il eut appris que c'était Jésus le Nazarénien qui passait.
L'appel à la pitié, non seulement ne fait qu'un avec la réponse qui lui est donnée, mais cet appel est déjà la présence de la foi, et ce sont les autres qui se trompaient en voulant étouffer le cri de l'aveugle.
Alors «aussitôt il recouvra la vue, et il l'accompagnait sur le chemin.» Lui aussi est sorti, non pas de Jéricho, comme tout à l'heure Jésus, ses disciples et la foule considérable. Il est sorti de quoi ? Certainement de la position assise qui était la sienne : il s'est levé, il a bondi. Il est sorti aussi de ce conformisme qui voulait étouffer son cri. Il est sorti surtout pour être maintenant de ces compagnons de Jésus, pour ne faire qu'un avec Jésus. Le voilà appelé à être avec Jésus.
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L'aveugle a-t-il reçu la vue comme une récompense ? Je crois que pour répondre à cette question, il faut laisser résonner la parole de Jésus : «Pour toi, que veux-tu que je fasse ?» La laisser résonner sur tous les tons, et notamment sur celui-ci en comprenant : Je n'ai rien à faire ! Je n'ai plus rien à faire et, si je fais quelque chose, ce ne sera pas de l'ordre de la récompense, si je fais quelque chose, ce sera pour faire apparaître la vérité qui était vécue déjà par toi quand tu te tournais vers moi en disant : «Jésus, fils de David, aie pitié de moi !» Je vais ouvrir les yeux à tous ceux qui sont là et leur faire entendre que, s'il y avait quelque chose à faire, tu l'as fait ! C'est aussi une façon pour Jésus de nous faire comprendre que, s'il a à agir, lui, Jésus, il l'a déjà fait. Et quand l'a-t-il fait ? Dans la foi que manifestait cet homme en demandant «aie pitié de moi». Je n'ai plus rien à faire, semble dire Jésus, car, si j'avais quelque chose à faire, ça a été fait, et fait par toi quand tu m'as reconnu comme fils de David, quand tu m'as qualifié pour avoir pitié de toi. Ce qu'il y avait à faire, nous l'avons fait ensemble : moi, en sortant de Jéricho et en passant là, et toi en entendant dire que c'était moi, et en criant d'un bond, en bondissant d'un cri.