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Selon ce qu'ils pouvaient entendre

«Et il disait : "Il en est du royaume de Dieu comme d'un homme qui aurait jeté la semence sur la terre. Qu'il dorme ou qu'il se lève, de nuit et de jour, la semence pousse et grandit, comment, il ne le sait. D'elle-même la terre produit du fruit, d'abord une herbe, puis un épi, puis du blé plein l'épi. Lorsque le fruit s'y prête, aussitôt il y met la faucille, parce que la moisson est là."

Et il disait : "Comment pourrions-nous assimiler le royaume de Dieu, ou dans quelle parabole pourrions-nous le mettre ? C'est comme un grain de sénevé : lorsqu'il est semé sur la terre, c'est la plus petite de toutes les semences qui sont sur la terre ; et lorsqu'il est semé, il monte et devient le plus grand de tous les légumes et il fait de grandes branches, de sorte que les oiseaux du ciel peuvent s'abriter sous son ombre."

Et par beaucoup de paraboles de ce genre il leur disait la Parole, selon ce qu'ils pouvaient entendre : sans parabole, il ne leur disait [rien], mais à l'écart, à ses disciples à lui il expliquait tout.»


Marc IV, 26-34

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Tout commence par une comparaison. Or, lorsque nous employons une comparaison, c'est le signe d'un grand embarras. Nous avons à parler de quelque chose pour quoi les mots nous manquent. Nous avons bien des mots à notre disposition, mais pour parler d'autre chose que ce dont nous voulons parler.

Appliquons cette observation à ce qui arrive ici. Tout se passe comme si nous n'avions pas les mots qui conviennent pour parler du royaume de Dieu. D'ailleurs, si nous faisons bien attention à ce qui nous attend à la sortie de ce passage, nous ne pourrons qu'être convaincus de cette première impression : «Et par beaucoup de paraboles de ce genre il leur disait la Parole, selon ce qu'ils pouvaient entendre ; sans parabole, il ne leur disait [rien] mais à l'écart, à ses disciples à lui il expliquait tout.»

En employant ce mot de parabole, nous désignons quelque chose qui est mis à côté, qui est jeté, jeté en marge de ce qu'il faudrait dire. C'est pourquoi on dit : «c'est comme». Autrement dit, on ne va pas parler de la semence, de la terre, ou du fruit. Car le royaume de Dieu n'est pas la semence, n'est pas la terre, n'est pas le fruit. Le royaume de Dieu n'est même pas comme la semence ou comme la terre ou comme le fruit. Le royaume de Dieu est comme l'histoire qu'on va raconter, comme la série des événements qui vont être relatés. Le royaume de Dieu est comparé à une histoire, non pas à quelque chose, semence, ou terre, ou moisson, mais à une succession d'événements, à une sorte de processus. Or, si nous n'avons pas les mots pour dire ce qu'est le royaume de Dieu, la comparaison avec une telle histoire va pourtant correspondre à ce que nous pouvons en comprendre : «par beaucoup de paraboles de ce genre, il leur disait la Parole, selon ce qu'ils pouvaient entendre.» Bref, ça ne coïncide pas avec ce qu'est le royaume de Dieu, mais ça permet, à ceux qui en entendent parler, de comprendre de quoi il s'agit. Ça ne décrit pas le royaume de Dieu, mais ça permet que nous saisissions, à la mesure de notre intelligence, ce qu'est pour nous le royaume de Dieu. Si bien que, même quand nous n'avons pas compris, nous sommes mis en chemin vers lui.

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«Il en est du royaume de Dieu comme d'un homme qui aurait jeté la semence sur la terre». Tout commence par un geste de dépossession, par un geste de perte : l'homme jette la semence sur la terre, il ne la garde pas.

Et ce geste va s'amplifier car celui qui a fait cela va devenir de moins en moins maître, s'il l'a jamais été, de cette semence. Ce qu'il a jeté, c'est quelque chose qui, non seulement lui a échappé des mains, mais qui échappe à son pouvoir. Et cela tout au long de sa vie : «qu'il dorme ou qu'il se lève, de nuit et de jour».

«La semence pousse et grandit, comment, il ne le sait pas». Pas de maîtrise qui viendrait de sa science, pas de domination qui viendrait de ce qu'il peut savoir. La semence a échappé, elle est partie de lui, il l'a laissée échapper volontairement et voilà qu'elle lui échappe encore, elle ne cesse de le dépasser. Il ne cesse d'être dépossédé. Et ceci est d'autant plus surprenant que cette semence va être capable de communiquer un pouvoir à cette terre, sur laquelle elle a été jetée. Impuissance de l'homme qui l'a jetée, et qui, maintenant, ne peut plus rien sur elle. Puissance de la semence. Car cette semence va communiquer un pouvoir de germination. Elle l'a en elle et elle le distribue, elle le disperse, le dissémine : la terre produit du fruit. Il y a un grand contraste entre la dépossession de l'homme, qui a semé, et l'enrichissement de cette terre, sur laquelle c'est semé, et ce qui fait le lien entre les deux, c'est la semence.

La semence, d'ailleurs, d'une certaine façon, se perd elle-même. Car qu'est-ce que c'est que croître ? qu'est-ce que c'est que pousser ? qu'est-ce que c'est que grandir, sinon ne pas rester à l'état de commencement ? La semence perd sa propre origine. Et c'est ce qui est arrivé à chacun d'entre nous, sinon nous ne serions pas là. Si nous en étions restés à l'heure et à la minute zéro, à laquelle nous sommes nés, nous ne serions pas ici pour nous écouter et nous entretenir les uns les autres. Nous avons perdu quelque chose, l'homme a perdu la semence, la semence a perdu son état initial, elle a grandi, elle s'est échappée à elle-même, mais elle a, en s'échappant, communiqué, transmis la possibilité d'une plénitude : «puis du blé plein l'épi».

Tout va se terminer par un acte étrange : «Lorsque le fruit s'y prête, aussitôt, il y met la faucille parce que la moisson est là». Par un côté, c'est un acte qui arrête, qui interdit d'aller plus loin, qui stoppe. Qui stoppe quoi ? Nous sommes tentés de dire : qui met un terme à la croissance, à la plénitude. Est-ce que nous avons raison ? Il y a mieux que la plénitude, il y a mieux que «du blé plein l'épi» : il y a le blé moissonné, c'est-à-dire le blé cessant en effet de croître, cessant de se remplir, il y a le blé devenant social, le blé devenant moisson, le blé entrant dans la circulation. La moisson, c'est le moment où le blé coupé ne vit plus pour lui-même, si riche, si pleine que soit sa vie.

Voilà à quoi ressemble la manière qu'a Dieu de conduire les affaires. Car je vous propose de traduire ainsi l'expression : «royaume de Dieu» : la façon, la manière qu'a Dieu de conduire les affaires, de diriger les événements.

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Or, après avoir raconté cette petite histoire, celui qui parle ici continue, et ce qu'il dit est très singulier. Il dit : «comment pourrions-nous assimiler le royaume de Dieu, ou dans quelle parabole pourrions-nous le mettre ?» Le royaume de Dieu, nous voudrions réussir à l'assimiler, à tous les sens de cette expression. C'est-à-dire, lui trouver quelque chose qui lui ressemble et puis aussi, l'assimiler, comme on dit : ça y est, j'ai bien assimilé la leçon, elle est devenue mienne. Nous voudrions le posséder. «Dans quelle parabole pourrions-nous le mettre», le faire entrer ? Or, le royaume de Dieu fait craquer les paraboles, il ne peut pas être enfermé.

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On va quand même essayer de dire quelque chose encore. Si nous lisons rapidement, nous pouvons penser que ce qui va être dit maintenant n'est qu'une redite, une répétition. Non, non ! Sans doute, il s'agit encore de semailles, c'est le point commun avec la précédente histoire, mais cette fois-ci, il s'agit d'un grain dont on nous dit qu'il est le plus petit. Cette fois-ci, c'est l'éloge du presque rien, c'est l'éloge du pas grand chose, ce que d'autres que nous peuvent être, ce que nous pouvons être nous-mêmes. Or, c'est le pas grand chose qui est promis à un avenir : ce n'est pas ce qui en nous est déjà fort. Ce qui en nous est déjà robuste, déjà confirmé, ça n'a pas d'avenir. L'avenir n'est promis qu'à ce qui est petit, presque rien du tout : «la plus petite de toutes les semences qui sont sur la terre».

Et il va arriver à ce qui est petit d'être en outre perdu, semé. Vous lirez attentivement ce passage : il y a une insistance étonnante : «C'est comme un grain de sénevé, lorsqu'il est semé sur la terre, c'est la plus petite de toutes les semences qui sont sur la terre et lorsqu'il est semé», lorsque s'y ajoute le fait d'être jeté, comme tout à l'heure le grain dont on nous parlait, lorsque s'y ajoute cette perte de lui-même sur la terre, c'est à ce moment-là qu'il monte, le presque rien, le pas grand chose. C'est lui qui monte. Qu'est-ce qu'il va devenir ?

Il devient plus grand de tout. «Il monte et devient le plus grand de tous les légumes et il fait de grandes branches, de sorte que les oiseaux du ciel peuvent s'abriter sous son ombre». On nous parlait de la terre, la terre sur laquelle la semence est jetée, sur laquelle le grain de sénevé, ce qu'il y a de plus petit est jeté. D'avoir été jeté lui fait maintenant abriter les oiseaux du ciel. Ce n'est plus le même registre que tout à l'heure : tout à l'heure c'était la moisson, le registre végétal, maintenant c'est le registre volatile : les oiseaux du ciel. Mais il y a de commun à ces deux achèvements d'histoire que ce qui a été semé vit pour d'autres, s'offre à d'autres. Ce qui a grandi, ce qui est devenu fort, n'est pas là pour écraser, mais, dans la première parabole, pour nourrir, et, dans la seconde, ce qui est devenu le plus grand des légumes n'est pas là pour dominer, mais pour abriter.

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La manière qu'a Dieu de s'y prendre pour conduire ses affaires, la manière qu'il est en train de nous apprendre à adopter aussi, consiste très précisément en ceci : c'est que tout commence toujours, et quand ça commence, c'est petit ou c'est jeté. Tout commencement est, d'une certaine façon, misérable. Il n'y a pas de commencement qui soit glorieux. Tout commencement est semblable à une petite semence, au geste qui consiste à jeter, à perdre. Commencer quelque chose, c'est perdre de la puissance, c'est montrer qu'on n'a pas de puissance. Et c'est ainsi que Dieu procède, que Dieu avance, que Dieu progresse.

C'est ainsi qu'il nous invite aussi à avancer et à découvrir qu'ensuite, à partir du commencement, se produit quelque chose qui est d'une certaine manière contradictoire à toute raison humaine. Ce qui se produit, en effet, c'est qu'à la fois il y a croissance, il y a développement, et en même temps, il y a dépossession, démaîtrise. L'homme qui a jeté n'y comprend rien et cependant, ce qu'il a jeté pousse, croît et même communique de la croissance.

Car nous pensons au contraire que c'est dans la mesure où rien ne nous échappe que nous pouvons faire croître. Plus nous sommes maîtres, plus nous pensons que nous pouvons faire grandir. Ici nous voyons l'union paradoxale de cette démaîtrise et de cette croissance.

Pourquoi ?

C'est parce que nul ne croît, ne grandit pour soi-même. S'il y a croissance, s'il y a même cette plénitude évoquée par l'épi et le blé plein l'épi, c'est parce qu'il doit y avoir moisson, et le dessaisissement de celui qui a jeté la semence, la démaîtrise qu'il pratique, voilà ce qui lui permet de distribuer, de couper pour qu'il y ait moisson, non pas couper pour le plaisir d'interrompre, mais couper pour distribuer. De même le grain de sénevé n'a pas grandi pour affirmer sa puissance : il a grandi pour offrir son ombre à qui a besoin, et c'est alors que le royaume de Dieu touche le ciel ! Le ciel est dans les branches, le ciel est dans l'ombre offerte.

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Tout cela nous déconcerte. Parce que le raisonnement humain veut bien qu'il en soit ainsi pour la semence que l'on jette sur la terre. Mais que ce processus puisse éclairer ce qui nous arrive, dire la vérité sur l'histoire dans laquelle nous sommes nous-mêmes jetés, c'est un peu dur à comprendre, et cependant, c'est en allant dans cette direction-là, que nous pourrons saisir ce qui nous arrive.

«Par beaucoup de paraboles de ce genre il leur disait la Parole, selon ce qu'ils pouvaient entendre». Des paraboles de ce genre, elles sont, elles aussi, semées tout au long d'une vie. Et elles y sont placées selon ce que nous pouvons entendre. Phrase étonnante ! Quand on dit de quelqu’un : «oh ! il comprend comme il peut !» c'est souvent péjoratif, ça veut dire : il ne comprend pas grand chose. Je vous propose de retourner les choses. Dire de quelqu'un qu'il a fait ce qu'il a pu, qu'il a entendu selon ce qu'il pouvait, c'est au contraire signifier que ce qui lui est arrivé a réveillé en lui des pouvoirs qu'il ne se connaissait pas. Faire ce que nous pouvons, c'est aller jusqu'au bout de ce que nous pouvons. Et si Celui qui parle, parle avec des paraboles, c'est pour que nous développions tout ce qu'il y a en nous de pouvoir, comme la semence, comme la terre, comme le grain de sénevé développent leur puissance. A nous d'aller jusqu'au bout de notre pouvoir. N'ayons pas peur de parler de notre puissance, mais sans oublier la fin, sans oublier la faucille et la moisson, sans oublier les branches, l'ombre et les oiseaux qui y viennent : en terminant par un dernier dessaisissement de nous-mêmes.

Ce n'est pas facile à entendre. C'est pourquoi on ne peut pas parler avec des mots propres. Mais il y a comme des mots flèches, comme des discours vectoriels, qui marquent la direction, et le dernier mot de ce passage est tout à fait important : «A ses disciples à lui, il expliquait tout». Ce n'est pas du charabia, que nous ne pourrions pas comprendre. Cette manière-là de parler, nous devons pouvoir la comprendre. S'il est vrai que nous sommes de ses disciples, ces mots sont les moins mauvais pour nous faire entrer dans le royaume de Dieu, dans la manière qu'a Dieu de s'y prendre et pour la prendre à notre tour, cette manière.

9 juin 1994

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