« IHVH écoute quand je crie vers lui »
(1) Au chorège. Avec musique. Chant. De David.
(2) Quand je crie, réponds-moi, Dieu de ma justice !
Dans l’oppression tu m’as mis au large.
Fais-moi grâce, écoute ma prière.
(3) Fils d’homme, jusqu’où ma gloire en opprobre,
Aimerez-vous le vide, rechercherez-vous le mensonge ?
Silence.
(4) Sachez-le, oui, IHVH a mis à part pour lui un pur ami,
IHVH écoute quand je crie vers lui.
(5) Frémissez et ne vous égarez pas !
Dites dans votre cœur, sur vos couches, et taisez-vous !
(6) Sacrifiez des sacrifices de justice
Et ayez foi en IHVH !
Silence.
(7) Nombreux ceux qui disent : « Qui nous fera voir le bonheur ? »
Lève sur nous la lumière de ta face, IHVH !
(8) Tu as donné de la joie à mon cœur
Plus qu’au temps où leur blé et leur moût abondent.
(9) En paix, tout un, je me coucherai et m’endormirai.
Oui, toi, IHVH, seul, tu me fais habiter en foi.
Quand je crie, réponds-moi, Dieu de ma justice !
On le soupçonne sans peine, pour pouvoir s’exprimer ainsi, il faut accepter une bien singulière idée de la justice. Car, enfin, de quel droit, en vertu de quelle disposition légale, par exemple, puis-je imposer à un Dieu, quel qu’il soit, de répondre à mon cri ? Comment comprendre notamment que ce n’est que justice s’il répond ? Et, pourtant, il semble bien qu’il n’y ait rien d’inconvenant dans une telle exigence. Elle peut même s’exprimer à l’impératif sans qu’il n’y ait rien à redire. Qu’importent les nuances que peut prendre ce mode, qui vont de la supplication au commandement, je demande, je réclame et, comme je le déclare expressément, semble-t-il, je me conforme à la justice en agissant ainsi. S’il pouvait s’exprimer, Dieu lui-même n’en disconviendrait pas. N’est-il pas le Dieu de ma justice ?
S’il y a quelque vérité dans une telle situation, si déconcertante pour beaucoup, aujourd’hui surtout, on aimerait pouvoir l’énoncer en ces termes : la réponse de Dieu était déjà virtuellement incluse dans mon cri. D’ailleurs, on aurait pu traduire, de façon dense : « Dans mon cri, réponds-moi, Dieu de ma justice ! » Tout se passerait alors comme si l’amande de la réponse était réellement présente sous l’écorce du cri, mais en attente d’être donnée actuellement quand le cri serait poussé. Celui-ci enveloppait celle-là. La justice exigeait donc que le cri fût honoré en quelque manière par la réponse.
Cette explication par le passage du virtuel à l’actuel peut paraître séduisante, voire profonde, parce qu’elle laisse entendre pourquoi il s’agit d’une affaire de justice. Elle exige toutefois qu’on lui apporte un correctif important.
Il n’y aurait donc rien de plus dans la réponse que dans le cri sinon la différence même qui existe entre le virtuel et l’actuel. Mais, au prétexte de marquer la continuité sous les espèces de la justice, n’a-t-on pas méconnu la contingence du cri et aussi celle de la réponse et l’irréductibilité de l’une à l’autre ? Si prégnant, en effet, que soit le cri de la réponse au point de pouvoir impérativement l’appeler et que celle-ci vienne, ils reste que la venue de la réponse est un événement qui ne se mesure pas au seul cri. Il faut donc admettre que le virtuel, quand il devient actuel, apporte une nouveauté absolue. La réponse, une fois donnée, déborde la seule fécondité du cri.
Sans l’admission de ce correctif, qui n’est pas mince, on aurait de la peine à entendre l’indicatif qui succède à l’impératif :
Dans l’oppression tu m’as mis au large.
L’oppression, dira-t-on, vient à la place du cri et la mise au large à la place de la réponse. Sans doute. En vertu du passage du virtuel à l’actuel, tel qu’on vient de le formuler, on doit comprendre que, dans l’angoisse, la liberté était virtuellement présente et qu’elle le demeure chaque fois que l’angoisse réapparaît. Néanmoins la mise au large, quand elle se produit dans l’actualité de l’histoire, est une nouveauté incommensurable avec ce qu’elle était à l’état virtuel. Et c’est sur cette nouveauté que porte l’affirmation, énoncée à l’indicatif, comme tout à l’heure la requête l’était à l’impératif.
Cette différence entre une virtualité et une actualité qui la dépasse, qui est d’un autre ordre qu’elle, si conforme qu’elle soit à la justice, voilà qui prépare à admettre qu’on puisse dire aussi
Fais-moi grâce, écoute ma prière.
Il n’y a pas de contradiction entre justice et grâce. Plus radicalement que l’opposition qu’on pourrait établir entre ces deux notions, on pressent, en effet, que celle-ci, la grâce, exprime, comme son nom l’indique, la gratuité d’une relation qui ignore toute situation où, faute de justice, la faveur viendrait compenser, par exemple, l’humiliation. Car si, pour le coup, il y a quelque chose qui contredit aussi bien la justice que la grâce, qui vont ensemble, c’est le mépris dans lequel est tenu celui qui crie vers le Dieu de ma justice et qui le prie de lui faire grâce.
En effet, celui qui parle ici dans ce Psaume ne se sent ni abaissé ni exalté d’exister dans ce passage du virtuel à l’actuel. Un tel passage est pour lui, inséparablement, état de justice est aussi état de grâce, en quelque situation qu’il se trouve. S’il est saisi d’étonnement, s’il s’emporte même, c’est quand il observe l’opprobre dans lequel est tenue sa gloire, et aussi le vide et le mensonge qui lui sont communément préférés.
L’énigme de « ma gloire »
Fils d’homme, jusqu’où ma gloire en opprobre,
Aimerez-vous le vide, rechercherez-vous le mensonge ?
Silence.
On se demande qui parle ici. Ne faudrait-il pas attribuer à IHVH cette interrogation et l’entendre, par exemple, comme une partie de la réponse qu’il donne au cri et qui serait reproduite ici par celui qui parle ? Au contraire, n’est-ce pas celui-ci qui s’exprime en son propre nom ?
Selon le choix qu’on fait, ma gloire n’est pas attribuée au même. Pour l’attribuer à IHVH, on soutiendra que fils d’homme incline à lire cette phrase comme une interpellation adressée à tous les humains. Certes. Mais pourquoi celui qui fait sien le texte du Psaume ne pourrait-il pas dire ma gloire pour soutenir en quelque sorte le parti de IHVH et sans qu’il s’approprie cette gloire comme un bien qu’il possèderait ? Pourquoi, en employant ce terme, ne confesserait-il pas ainsi IHVH lui-même, surpris qu’il est, voire scandalisé, que la gloire de celui-ci soit en opprobre ? Pourquoi ne suggèrerait-il pas que cette gloire, celle-là même de IHVH, est exposée au mépris dans le peu de cas qu’on fait de sa propre personne à lui, alors qu’il est en ce monde le témoin de cette gloire ?
Dans l’impossibilité où l’on est de trancher avec certitude, un point est sûr. Si l’on ne sait pas en quoi consiste la gloire ni même à qui l’attribuer en propre, on connaît du moins les conduites dans lesquelles se manifeste l’opprobre que lui vouent les fils d’homme : il s’agit de l’amour du vide et de la recherche du mensonge. Or, indirectement sans doute, on en apprend ainsi beaucoup sur la gloire. On peut, en effet, en conclure qu’elle est le contraire du vide et du mensonge et, plus précisément encore, qu’elle est l’amour du plein et la recherche du vrai.
Ainsi comprend-on que ce plein et ce vrai qualifient positivement, heureusement, un amour et une recherche, c’est-à-dire une certaine orientation du désir, à la différence du vide et du mensonge, ces valeurs négatives, qui jettent l’opprobre sur ma gloire. Dès lors, on peut souhaiter connaître ce plein et ce vrai qui confondront d’inconsistance et de fausseté l’amour et la recherche des fils d’homme.
Voilà, en tout cas, qui prépare à entendre ce qui suit comme une sorte d’oracle qui révèlera ce qu’est le plein et le vrai. Il est remarquable d’ailleurs que cet oracle ne sera proclamé qu’après un temps de pause, de « silence », comme pour indiquer l’importance du moment.
Qui est « mis à part » ?
Sachez-le, oui, IHVH a mis à part pour lui un pur ami,
IHVH écoute quand je crie vers lui.
C’est un message. Il vient confirmer, expliquer et amplifier tout ce qui a été dit précédemment. Une nouvelle doit pénétrer dans l’esprit des fils d’homme, ils doivent accepter une évidence qui s’impose à eux. Alors ils changeront de conduite.
C’est un fait, IHVH a mis à part pour lui un pur ami. Ces deux derniers termes rendent un unique mot hébreu qui est traduit, selon les éditeurs, par exemple par « fidèle », ou par « saint », ou par « dévot », ou par « ami », ou par « amant », ou même par « sien » ou encore par « bon ».
Cette diversité n’est pas sans enseignement. L’adjectif hassid , à l’évidence, est si difficile à traduire parce qu’il désigne une notion d’une riche complexité, celle d’un attachement préférentiel et désintéressé envers IHVH, que IHVH suscite et agrée. Bref, il s’agit d’une variante bien singulière du désir. Ainsi le pur ami prend-il place, de façon tout à fait originale, dans cet ordre de l’amour et de la recherche qu’on a déjà rencontré. Mais, bien entendu, au lieu d’y introduire le vide et le mensonge, il y manifeste la présence d’un événement qu’on peut d’abord tenir pour une exception et convenir de nommer élection. Aussi bien lisons-nous :
Sachez-le, oui, IHVH a mis à part pour lui un pur ami…
Quant à l’effet, si l’on peut dire, de cette élection, inséparable de l’attachement préférentiel et désintéressé d’un pur ami, il n’est rien d’autre que la concordance, qui n’est que justice, entre, d’une part, l’écoute, plus originaire encore que la réponse, et, d’autre part, le cri :
IHVH écoute quand je crie vers lui.
Or, le message, ici, ne se réduit pas à une pure information adressée aux fils d’homme, comme s’il s’agissait seulement de leur faire connaître un état des choses auquel ils n’auraient pas eux-mêmes part. D’une certaine façon ils sont destinataires, eux aussi, et du message et de l’événement qu’il annonce, en sorte qu’ils peuvent participer réellement à cette mise à part.. Celle-ci leur est, au sens le plus complexe de ce verbe, communiquée : annoncée, elle leur est transmise et donc confiée, si du moins ils l’acceptent. Car n’importe qui peut devenir un pur ami de IHVH. C’est ce que l’on va vérifier.
Une école de foi ?
Frémissez et ne vous égarez pas.
Dites dans votre cœur, sur vos couches, et taisez-vous !
Sacrifiez des sacrifices de justice
Et ayez foi en IHVH !
En dépit des impératifs qui se succèdent et qui scandent le discours de plusieurs injonctions auxquelles il faudrait obéir, on doit se garder de discerner ici une méthode pour parvenir à croire. Des consignes, sans doute, des conseils pressants et même des ordres, mais qui sont le développement, à l’usage d’autrui, d’une expérience, celle-là même qu’on a faite quand on a crié en exigeant, conformément à la justice, qu’une réponse soit donnée, sûr qu’on était qu’il ne pouvait pas en être autrement.
Comment ne pas frémir, non pas seulement parce qu’on est dans l’angoisse mais, plus profondément, parce qu’on s’adresse à quelqu’un de tel que Dieu, en attendant qu’il apporte la délivrance ? Comment, dès lors, ne pas courir le risque de faire un faux pas, d’aller jusqu’à pécher, c’est-à-dire comment ne pas s’égarer ? Il faut se garder de confondre l’ébranlement, la fissure de tout l’être avec la chute, l’affaissement ou le manquement délibéré du but que l’on visait. Si l’on cédait à cette confusion, il faudrait convenir que le chemin est coupé, qu’on ne va pas plus loin, qu’on est perdu, littéralement égaré. L’avertissement est donc précieux :
Frémissez et ne vous égarez pas !
Mais alors que faire ?
Dites dans votre cœur, sur vos couches, et taisez-vous !
La prescription peut surprendre, surtout un lecteur moderne. S’agirait-il donc de se replier sur soi, dans l’intimité du cœur, dans l’inaction du sommeil, en restant sur sa couche, et de s’enfermer dans le silence, de se taire ? À vrai dire, ici du moins, puisqu’il vient après les risques de la dispersion et de l’effondrement, le retrait tient plus de la reprise, de la récollection de soi que du soliloque mélancolique, du quiétisme et de la taciturnité. Après la dislocation – Frémissez ! – il faut se recomposer et, littéralement, se refaire, se recréer.
Sacrifiez des sacrifices de justice…
La justice est ainsi de retour dans le Psaume. Mais elle est associée maintenant au geste par lequel on détruit, on immole quelque chose, alors qu’elle avait été mentionnée d’abord pour caractériser le Dieu qui, par sa réponse, s’accorde au cri. La justice était alors de l’ordre de l’accomplissement. Si elle doit l’être ici encore, comme on peut le supposer, il faut admettre que l’objet, quel qu’il soit, qui sera sacrifié, puisqu’il l’est en justice, méritait donc de l’être en quelque manière, parce qu’il était déplacé, inconvenant. Car rien ne peut être consumé qui serait juste. On ne brûle que le mal !
Et ayez foi en IHVH !
Toutes les conduites et les gestes qu’on vient d’énumérer ne sont que la préparation ou déjà l’expression de la foi en IHVH. Cependant, cette foi, pour venir en dernier, ne s’ajoute pas à eux comme si elle faisait nombre avec eux ou comme s’ils la produisaient. Elle est d’un autre ordre qu’eux.
Qu’est-ce donc qui permet de dégager une telle conclusion ?
L’appel à avoir foi en IHVH, quand il s’adresse aux fils d’homme, n’est, par le fait, que la version, à leur intention, de ce qui a déjà été énoncé quand on disait :
Sachez-le, oui, IHVH a mis à part pour lui un pur ami,
IHVH écoute quand je crie vers lui.
En d’autres mots, l’élection par IHVH d’un pur ami est bien une exception, elle ne s’impose pas à IHVH en vertu d’une loi générale. Mais elle ne vise pas seulement celui qui parle ici. On a dit déjà qu’il s’exprimait comme témoin. Mais le témoignage qu’il porte sur son expérience, on l’a vu, s’est transformé en message, et celui-ci communique la réalité même de cette expérience, il n’en est pas seulement la notification, comme s’il suffisait que tous fussent au courant, sans plus, de ce qui lui est arrivé. Celui qui parle ici est donc original, singulier, certes, mais il n’est pas unique. Il ne se contente pas de faire savoir ce qui lui est arrivé. S’il le divulgue, c’est pour le donner à qui voudra bien le prendre. Car, on va l’apprendre, ils sont nombreux à attendre que s’applique à eux aussi le même bonheur qu’à lui.
Le singulier e(s)t l’universel
Nombreux ceux qui disent : « Qui nous fera voir le bonheur ? »
Lève sur nous la lumière de ta face, IHVH !
Jusqu’alors on n’avait pas lu de nous. C’est fait. Par deux fois le nous arrive. Il ne réapparaîtra plus. Dans quel rapport est-il avec le je qui parle ? D’abord il ne l’intègre pas à lui-même. Mais ensuite ? À moins d’entendre que Lève sur nous…prolonge l’interrogation précédemment rapportée et d’inclure cette demande à l’intérieur des guillemets, rien n’interdit de penser que le je n’est pas étranger à ce second nous, qu’il est compris en celui-ci. Et, d’ailleurs, pourquoi le je qui parle ne serait-il pas lui-même compris parmi ceux, nombreux, dont il est censé rapporter les propos ?
Quoi qu’il en soit, on revient manifestement, mais avec d’autres mots qu’au début, à la demande de bonheur. On est d’abord dans l’incertitude sur le nom de celui auquel cette demande s’adresse : « Qui nous fera voir le bonheur ? » Et puis, aussitôt, comme si le destinataire de la demande était subitement connu, comme s’il pouvait être désigné - c’est IHVH ! -, voici énoncé le contenu de ce bonheur : il n’est pas sans rapport, il s’en faut, avec IHVH lui-même :
Lève sur nous la lumière de ta face, IHVH !
Qui dira si la prière a été écoutée, s’il y a été répondu ? En tout cas, le bonheur ne serait pas de voir la face de IHVH mais d’être illuminé par le rayonnement qui en émane.
Personne d’autre que celui qui parle depuis le début du Psaume ne peut commenter de tels propos. Aussi ses dernières déclarations méritent-elles la plus grande attention. On observe, en effet, que c’est lui qui est en cause, que c’est à lui - avec les autres ? pas sans eux ? - qu’un don a été fait et que, d’autre part, c’est à IHVH qu’il s’adresse, non pas à ceux avec lesquels on pouvait estimer à bon droit pouvoir le confondre maintenant qu’il avait dit nous :
Tu as donné de la joie à mon cœur
Plus qu’au temps où leur blé et leur moût abondent.
Comme les autres auxquels il donnait tout à l’heure ses conseils - Dites dans votre cœur... - il a un cœur. N’est-ce pas déjà assez pour qu’il leur ressemble et pour que tous, comme lui, soient littéralement autant d’exceptions ? En tout cas, sans eux ou avec eux, il est entré dans un temps qui lui apporte une joie sans pareille : elle le nourrit plus que ne peuvent nourrir blé et moût, lors de la moisson et des vendanges, quand ils abondent. Et qui donc désigne-t-il par leur ? Certainement ceux, quels qu’ils soient, qui feraient sécession, qui resteraient à l’écart. Mais ceux-là existent-ils vraiment ?
Toujours est-il que lui il est tout entier en paix, rassemblé en lui-même et, simultanément avec tous - le tout un est une notation extrêmement dense et complexe ! - et il vit dans un temps qui ne comporte plus d’écart, de distension, où l’on s’endort sans délai, sitôt couché. Mais, s’il en est ainsi, est-on encore dans le temps ou hors du temps ? On est, semble-t-il, simultanément dans la durée et dans l’instant. Bref, on habite en foi ? Mais encore convient-il de reconnaître qu’une telle justice ou, comme on voudra, une telle grâce, un tel bonheur ou une telle joie, IHVH, seul, peut les accorder ou, plutôt, y introduire comme dans une demeure, puisque la foi est implicitement comparée à un séjour :
En paix, tout un, je me coucherai et m’endormirai.
Oui, toi, IHVH, seul, tu me fais habiter en foi.
Clamart, le 31 décembre 2007