Un fruit de justice dans la paix
«Oui, là où il y a jalousie et brigue, là aussi il y a instabilité et toute espèce de vilenie. Mais la sagesse d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, modérée, docile, pleine de miséricorde et de bons fruits, sans partialité, sans feinte. Un fruit de justice dans la paix est semé pour ceux qui font de la paix. D’où les guerres et d’où les batailles? N’est-ce pas de là, de vos plaisirs qui combattent dans vos membres? Vous convoitez, et vous n’avez pas. Vous tuez et vous jalousez, et vous ne pouvez pas obtenir. Vous bataillez et vous faites la guerre. Vous n’avez pas, parce que vous ne demandez pas. Vous demandez, et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, afin de dépenser dans vos plaisirs.»
Oui, nous pouvons d’abord, à première lecture, trouver que ce passage est d’une teneur croyante relativement faible, voire nulle.
Sans doute, la «sagesse», qui vient d’en haut, est évoquée. Mais nous pensons que là où il y a sagesse, il y a moindre foi ou autre chose que la foi. Sans doute, nous lisons: «la sagesse d’en haut est d’abord pure» et cette pureté peut évoquer la sainteté. Mais l’indice reste léger.
En revanche, mais ceci ajoute aux difficultés que nous rencontrons, nous pouvons estimer que ce passage présente une force morale et psychologique très forte. Belle psychologie, ou belle analyse morale, dirons-nous, que l’évocation du combat dans lequel nous serions pris. Ainsi, tout ce qui est enlevé à la profondeur religieuse est donné à la pénétration des sentiments, même si l’on conteste la validité des affirmations avancées. On pourra, en effet, contester que guerres et batailles viennent des plaisirs qui combattent en nous.
Pour faire bonne mesure, nous verrons dans l’ensemble de ce discours, les traces d’une philosophie qui a sa grandeur. Mais en quoi la méditation de cette philosophie peut-elle contribuer à inspirer la foi en Dieu?
Si je me suis attardé un peu longuement sur ces difficultés, c’est pour que chacun d’entre nous puisse se demander, à propos de ce texte, comme on peut le faire à propos d’autres: mais d’où vient, dans la lecture d’un texte, ce qui en fait un texte pour la foi? Est-ce que cela vient du texte lui-même ou d’ailleurs ? Et cet ailleurs, est-ce que ce n’est pas la lecture que nous faisons du texte? Autrement dit, est-ce que la foi est dans le texte comme son contenu, comme quelque chose qu’il retiendrait et que nous pourrions extraire, ou bien, est-ce que la foi ne viendrait pas de la façon de prendre le texte?
*
Prenons le temps de nous acclimater à ce texte.
D’abord, vous conviendrez sans doute, comme moi, que les premières considérations sont hautement abstraites, même si l’analyse y est fine.
En revanche, par la suite, nous voyons apparaître des traces des destinataires de cette lettre. Nous lisons une deuxième personne du pluriel, une adresse à quelqu’un. Avec « ''D’où les guerres et d’où les batailles?''» nous sommes encore dans la généralité mais la réponse vient aussitôtet personnalise le propos : «N’est-ce pas de là, de vos plaisirs qui combattent dans vos membres?»
Autre remarque. Au début, oui, on parle selon la morale. Il est question de jalousie, de brigue, d’instabilité, de vilenie. Ensuite, on reste encore dans l’ordre des qualifications morales: «la sagesse…est… pure,… pacifique, modérée,…, pleine de miséricorde et de bons fruits, sans partialité, sans feinte». Tout ce premier temps s’achève par cette phrase assez énigmatique : «Un fruit de justice dans la paix est semé pour ceux qui font de la paix» Il est bien étrange, en effet, de semer un fruit. D’ordinaire, on sème de la graine. Mais qui a semé ce fruit de justice? D’où vient la paix? Est-ce qu’elle arrive du dehors ou est-ce qu’elle arrive du dedans?
Toujours est-il que c’est maintenant de paix dont on nous entretient, et avec insistance. Tout se concentre sur la paix, mais une paix qui va être aussitôt oubliée, puisque le vocabulaire se fait militaire, voire belliqueux.
Tout le reste du texte évoque guerres, batailles, combats, meurtres. Pour autant la psychologie et la morale ne sont pas oubliées. Il y a mention des plaisirs, de la convoitise. La jalousie revient et puis, surtout, très fortement, la demande, le désir: «vous ne demandez pas. Vous demandez, et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal». Pour finir, c’est la dépense qui est évoquée. Dépense de quoi? Au passage le corps était apparu «N’est-ce pas de là, de vos plaisirs qui combattent dans vos membres?» Le corps est présent et les membres de ce corps sont comme des armes de combat.
*
De quoi parle ce passage? Je dis bien : de quoi? Est-ce que ce passage nous entretient d’événements extérieurs à lui, de guerres, de batailles, de combats, qui se livrent dans le monde? Est-ce que ce texte nous apporte une explication sur la genèse des conflits qui se produisent dans la société ?
Ou bien, est-ce que, en traversant ce texte, nous ne sommes pas invités à découvrir la situation conflictuelle dans laquelle nous sommes (n’oublions pas finalement que ce texte vire en nous, à un certain moment), l’état de guerre dans lequel nous nous trouvons, nous, qui le lisons? Mais alors, nous le découvririons, non pas en dehors du texte, mais comme la révélation à laquelle ce texte nous fait arriver.
Vous sentez bien que si nous optons pour la deuxième hypothèse, nous allons arriver à une lecture qui ressemble à celle que je vais maintenant vous proposer.
*
Il y a une situation belliqueuse, parce que la demande qui est en nous est mauvaise, parce que le désir qui nous traverse est mauvais. Non pas qu’il soit mauvais de désirer, non pas qu’il soit mauvais de demander, non pas même qu’il soit mauvais de demander pour dépenser. Mais vous avez certainement observé la distinction que nous propose le texte entre la demande et la convoitise. «Vous convoitez, et vous n’avez pas». Nous lisons aussi, à la fin, la reprise: «vous n’avez pas parce que vous ne demandez pas». Faisons se choquer ces deux affirmations: «Vous convoitez, et vous n’avez pas» et «Vous n’avez pas, parce que vous ne demandez pas.» Essayons de comprendre. Votre demande, quand elle se change en convoitise – nous aurons à nous demander ce que c’est que la convoitise – pourrit, en quelque sorte, se détériore. «Vous n’avez pas, parce que vous ne demandez pas.» Pourquoi? Parce que vous demandez mal. Qu’est-ce que c’est que demander mal? Est-ce que c’est demander pour ne pas dépenser, est-ce que c’est demander pour garder? Non, ce n’est pas cela qui est dit, mais: «afin de dépenser dans vos plaisirs». Ce qui fait la misère de la demande ou du désir, c’est que nous nous arrêtons au goût que nous trouvons aux choses (c’est cela que signale ce terme de plaisir). Ce texte nous invite à reconnaître que le plaisir est une fausse dépense, car il est une dépense où nous nous retrouvons, où nous ne demandons pas mais où nous convoitons. Bref, nous demandons mal parce que nous demandons sans désintéressement.
Ce qui nous est dit, c’est que la paix n’a pas de goût, la paix est insipide, en effet. Et si la paix ne vient pas, en effet, c’est parce que nous méprisons l’absence de goût qu’a la paix et que nous lui préférons le piment des luttes, des combats, des plaisirs. Oui, la paix est une sorte de passage à zéro en matière de goût ou, si elle a du goût, il est d’un autre ordre, de l’ordre de la sagesse qui vient d’en haut. N’oublions pas que la sagesse, c’est la faculté de goûter!
La paix n’a pas de goût parce qu’elle ne procède pas d’un combat en lequel se manifesteraient jalousie et brigue, qui ne parviennent à leur fin qu’en tuant, sans apporter jamais la paix pour autant. Là, en effet, où la brigue, la jalousie l’emportent, c’est une étrange paix, la paix des champs de batailles, sur lesquels on relève des morts. Car la paix, qu’est-ce que c’est? La paix est un fruit. Revenons à cette phrase, que j’avais dite tout à l’heure énigmatique: «Un fruit de justice dans la paix est semé pour ceux qui font de la paix». La paix est un fruit porté par une sagesse venue d’en haut, non pas une sagesse qui serait logée au-dedans de nous, en nos membres, conçus comme des armes. La paix n’est pas dans les armes dont nous pouvons nous servir pour combattre. Elle fait irruption, cette paix, elle vient d’en haut, et, curieusement, cette paix est semée pour ceux qui font de la paix.
En d’autres mots, cette paix est à la fois un don et une œuvre. Elle est une œuvre dans laquelle on reconnaît le don. Elle est un don qui pousse, comme on le dit d’une plante, en œuvre. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que cette paix venue de la sagesse, ignore toute convoitise. Elle est désir, mais non pas désir de soi, elle est juste rapport aux autres.
Relisons en effet les premières lignes: «la sagesse d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, modérée, docile, pleine de miséricorde et de bons fruits, sans partialité, sans feinte» Cette sagesse, qui vient d’en haut, ne se dénature pas, en s’inscrivant dans les rapports que nous avons les uns avec les autres, ces rapports que nous pouvons appeler éthiques: elle ne s’y perd pas, elle s’y incarne.
*
Ce passage nous révèle que nous sommes pris dans un conflit qui est, inséparablement, homicide et suicidaire, et nous y sommes pris du fait de notre jalousie. C’est, en effet, par suite de notre jalousie que nous détruisons les autres et que nous succombons nous-mêmes. Il est merveilleux que le verbe tuer n’ait pas de complément. Ce conflit, qui est paradoxalement homicide et suicidaire, ne peut se terminer que par une paix qui, elle aussi, est paradoxale, car cette paix est reçue comme un fruit qui nous est donné et que nous portons quand nous faisons la paix. Car nous pouvons la faire, cette paix, mais, quand nous la faisons, elle n’est paix que d’être reconnue comme reçue, comme don. L’œuvre est un fruit, que nous n’avons pas semé, que nous récoltons.
Alors, en effet, une sagesse, qu’il faut bien dire venue d’en haut, l’emporte. Elle l’emporte sur ces armes auxquelles nous nous arrêtons, les plaisirs qui combattent dans nos membres. Elle l’emporte sur nos armes. Mais où ? Aussi bien en nous, en chacun de nous, qu’entre nous, les uns avec les autres. Si vous voulez, ce texte nous parle d’une sagesse qui tombe, qui n’est pas d’ici, qui arrive d’en haut. Où arrive-t-elle? En chacun et entre chacun et les autres. Car si cette sagesse fait la paix, c’est une paix qui est aussi bien intérieure, comme nous dirions, que sociale.