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 Ensemble avec elle me sont venus tous les biens 

«C’est pourquoi j’ai prié, et la pensée m’a été donnée.
J’ai appelé, et m’est venu un souffle de sagesse.
Je l’ai jugée préférable aux sceptres et aux trônes,
Et j’ai tenu pour rien la richesse, jugée par rapport à elle.
Je ne lui ai pas assimilé la pierre inestimable,
parce que tout l’or, au regard d’elle, (est) un peu de sable,
et comme glaise est compté l’argent en face d’elle.
Au-dessus de la santé et de la beauté de forme je l’ai aimée,
et j’ai préféré l’avoir plutôt que la lumière,
parce que ne peut se coucher la clarté (qui vient) d’elle.
Ensemble avec elle me sont venus tous les biens,
Et une richesse innombrable (est) en ses mains.»


Sagesse VII, 7-11

A vrai dire, il n’est pas tellement important de savoir à quoi renvoie, dans la réalité, ce don qui a été fait. Il est vrai que si l’on cherche la référence de ce mot, celle-ci n’est pas la même selon que l’on dira pensée, discernement, réflexion, prudence. Mais l’important est de reconnaître la conduite à laquelle il engage, dans quelle attitude se trouve placé celui qui a reçu ce don.

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«C’est pourquoi j’ai prié, et la pensée m’a été donnée. J’ai appelé, et m’est venu un souffle de sagesse.» Celui qui parle nous entretient d’un événement. Il tient à le mentionner car il vient s’ajouter à une situation dans laquelle il n’y avait encore ni pensée, ni souffle de sagesse. Celui qui parle pouvait tout au plus exprimer une demande: «J’ai prié… J’ai appelé».

Nous dirons peut-être que, pour prier et pour appeler, il fallait déjà penser. Pourtant, tout se passe comme si l’expression d’une demande et d’un appel était d’un autre ordre que ce don qui a été fait et que la venue du souffle de sagesse. Il n’y avait pas encore de pensée, pas de souffle de sagesse. Il y avait seulement la possibilité de demander, de réclamer. C’est l’événement de la demande qui apparaît en tout premier. Au commencement il y avait le désir.

Il est remarquable que, à cette demande, une réponse est donnée. Je dis bien une réponse est donnée: «j’ai prié, et la pensée m’a été donnée». Un don a répondu. Nous voyons ainsi se dessiner comme un lien entre, d’un côté, la demande et, de l’autre, le don. Au principe de cette existence qui parle à la première personne, il y a du manque, puisqu’il y a prière, appel, et il y a, en réponse à cette prière et à ce manque, quelque chose de gratuit, de donné. Nous pressentons que l’important est ce couple de la demande et du don. La demande révèle un défaut, une absence, et quelque chose est donné, qui est comme en excès.

«J’ai appelé, et m’est venu un souffle de sagesse.» Il y a évidemment un parallélisme entre les deux affirmations. Retenons-en que le souffle de sagesse est lui-même déjà commenté, par anticipation, par le don qui a été fait. Ce don est quelque chose d’aussi léger qu’un souffle, mais c’est un souffle de sagesse.

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Le ton est donné. Nous allons pouvoir lire la suite de ce texte comme une répercussion de l’événement initial. Celui-ci se propage, en quelque sorte, dans des attitudes qui seront prises par celui qui a été le bénéficiaire de ce don et de la venue du souffle de sagesse.

Ce don, il va, à la fois, le recevoir et l’exercer. Il va le recevoir en l’exerçant. «Je l’ai jugée préférable aux sceptres et aux trônes, et j’ai tenu pour rien la richesse, jugée par rapport à elle.» La pensée, la sagesse, sont à l’œuvre chez celui qui les a reçues, mais elles sont à l’œuvre en se retournant vers l’intérieur de lui-même. Elles introduisent chez celui qui parle une certaine façon de ''penser''. Nous pouvons caractériser celle-ci comme un geste qui écarte toute comparaison possible.

Cette impossibilité de comparer sera maintenant détaillée, au moins à trois niveaux.

D’abord, ce qui a été donné n’a rien de commun avec le pouvoir.

Ce qui est écarté, c’est aussi l’échange.

Et enfin, ce qui est écarté, c’est la splendeur propre à celui-là même ''qui s’exprime''.

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«Je l’ai jugée préférable aux sceptres et aux trônes, et j’ai tenu pour rien la richesse, jugée par rapport à elle.» On ne peut pas prendre les symboles du pouvoir, sceptre, trône, richesse, comme des termes de comparaison. Comprenons bien: cette sagesse, cette pensée interdisent à celui qui en a été le bénéficiaire de parler d’elle-même comme d’un pouvoir ou comme d’une richesse qui lui donnerait du pouvoir.

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Avançons en remarquant le changement qui se produit. «Je ne lui ai pas assimilé la pierre inestimable, parce que tout l’or, au regard d’elle, (est) un peu de sable, et comme glaise est compté l’argent en face d’elle» Il n’est pas possible de comparer la sagesse au pouvoir. Mais, maintenant, le mouvement s’inverse. «Je ne lui ai pas assimilé la pierre inestimable». Il s’agit de la pierre qui échappe à tout échange, à la différence de l’or et de l’argent. Or, cette pierre, qui est déjà en elle-même hors du circuit de l’échange, littéralement inestimable, il est impossible de l’assimiler à la sagesse.

Et pourquoi? Un motif est avancé: «parce que tout l’or, au regard d’elle, (est) un peu de sable, et comme glaise est compté l’argent en face d’elle.» D’une certaine façon, l’or et l’argent, en entrant dans le circuit de l’échange marchand, ont perdu leur statut naturel. Ils sont devenus des biens de culture. Or, si je n’ai pas assimilé à la sagesse la pierre d’or ou d’argent, c'est parce que, si on la mettait en rapport avec elle, elle serait renvoyée à ce que je vous propose d’appeler sa naturalité vulgaire: «l’or, au regard d’elle, (est) un peu de sable, et comme glaise est compté – quelle dérision! – l’argent en face d’elle.»

En recevant la pensée comme un don, en accueillant la venue du souffle de sagesse, en suite d’un appel, ou d’une demande, celui qui parle ici a échappé lui-même à une situation de nature. Nous pouvons maintenant élucider le «c’est pourquoi». «C’est pourquoi j’ai prié, et la pensée m’a été donnée». Si je n’ai eu d’autre issue que de demander, c’est parce que j’étais comme tout le monde, en venant au monde, dans une situation qui n’était caractérisée que par des données naturelles. Bien sûr, j’étais né, et alors? Il fallait bien que je fusse né pour pouvoir demander. Mais, par cette demande et la réponse qui lui a été donnée, s’est produit un passage à un autre ordre, incomparable avec tout ce qui a été élaboré dans celui de la culture. C’est une grande chose que d’avoir fait de l’or ou de l’argent une pierre pour l’échange. Du coup, ces minéraux étaient arrachés à leur pure réalité de nature. Ils cessaient d’appartenir au sol, au sable, à la glaise. Pourtant, même cet exhaussement de l’or et de l’argent est sans rapport avec ce qui a été donné. C’est pourquoi nous ne pouvons même pas nous tourner vers la pierre jugée inestimable et dire: la pierre inestimable est inestimable comme est inestimable la sagesse. Dire inestimable serait encore estimer!

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Est écarté, enfin, ce que j’appelais tout à l’heure la splendeur propre, l’éclat. Nous savons tous que la santé fait corps avec nous. Or, il y a une sorte de métaphore de la santé, qui est la beauté: un corps sain n’est pas loin d’être un beau corps. «Au-dessus de la santé et de la beauté de forme je l’ai aimée». Cette fois-ci, un mouvement, qui vient du cœur, l’amour, s’attache à la santé, à la beauté de la forme.

Bien plus: « j’ai préféré l’avoir plutôt que la lumière» Je pense que vous êtes sensibles à la progression vers ce qui échappe à l’appréciation, à l’estimation. Mais pourquoi la lumièrepasse-t-elle au second rang?

De nouveau nous rencontrons un «parce que»: «parce que ne peut se coucher la clarté (qui vient) d’elle». Certaines traductions disent: parce que la clarté qui vient d’elle ne connaît pas le sommeil. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Elle ne connaît pas le déclin, elle ne connaît pas la chute, le moment où l’on est étendu, elle ne connaît pas la mort.

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«Ensemble avec elle me sont venus tous les biens, Et une richesse innombrable (est) en ses mains.» «M’est venu, disions nous au commencement de ce passage, un souffle de sagesse». Un souffle, pas plus qu’un souffle, rien qu’un souffle. Je pouvais souhaiter non pas tel bien, mais tous les biens, la totalité des biens: ils me sont venus avec elle, donc je n’ai pas à les désirer. Plus encore, non seulement la totalité est venue, mais même ce qui excède, ce qui dépasse la totalité «Et une richesse innombrable (est) en ses mains.» Une richesse qui défie tout compte qu’on pourrait en faire. Or, cette richesse - le mot revient - est en ses mains.

Au terme de ce passage, non seulement nous sommes arrivés au tout, mais nous sommes entrés dans le monde de l’excès. Nous étions partis de la situation de la demande, prolongée par celle du don. C’est cette situation que, d’une certaine façon, nous retrouvons à la fin avec d’autres mots: situation où le tout est convoqué pour dire ce qui est arrivé et où, plus que le tout, quelque chose d’autre que le tout, de plus grand que le tout, est aussi mentionné, ce qui est dans les mains de celle qui donne.

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Après avoir traversé ce passage, nous ne savons pas ce qu’est la sagesse et nous ne savons pas davantage ce qu’elle n’est pas. Mais, en revanche, nous savons ce que nous avons à faire ou à ne pas faire. Pour que le don qui est accordé en réponse à notre appel porte ses fruits, nous savons ce que nous avons à faire. Alors la sagesse sera à l’œuvre en nous. Nous sommes pris au don qui nous est fait de cette sagesse.

Nous pourrions maintenant relire ce passage et, notamment, fixer notre attention sur les trois niveaux que j’ai dégagés. Nous pourrions les regarder comme la trace laissée par un débat avec la sagesse et, en un certain sens, contre elle, pour essayer de la ramener à des normes. Oui, peut-être nous battons-nous contre elle. Mais nous devons reconnaître finalement qu’elle est présente en nous parce qu’elle nous échappe. Bien loin d’être à notre mesure, elle est en nous comme ce qui nous dépasse.

12 octobre 2000

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