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« Et (si) tu offres à l’affamé ton âme »


«(8) Alors percera comme l’aube ta lumière
Et ta cicatrisation rapidement germera,
Ta justice ira devant toi,
La gloire de IHVH te rassemblera.
(9) Alors tu crieras et IHVH répondra,
Tu appelleras au secours et il dira : « Me voici ! »
Si tu écartes du milieu de toi
Joug, envoi du doigt et parler de nuisance,
(10) Et (si) tu offres à l’affamé ton âme
Et (si) tu rassasies l’âme de l’affligé,
Et ta lumière brillera dans les ténèbres,
Et ton obscurité : comme en plein midi !
(11) Et IHVH te conduira constamment
Et il rassasiera dans les sécheresses ton âme,
Et tes os, il les rendra vigoureux,
Et tu seras comme un jardin abreuvé
Et comme une sortie d’eaux dont les eaux ne trompent pas.
(12) Et ils bâtiront de toi des ruines de toujours,
Des fondements d’âge en âge, tu les relèveras,
Et il te sera crié : « Clôtureur de brêche, restaurateur de sentiers, pour habiter» ! »



Isaïe, LVIII, 8-12

D’un bout à l’autre du passage nous lisons un discours adressé à quelqu’un. Le destinataire du message est désigné par la deuxième personne du singulier. Même lorsque le locuteur ne lui parle pas directement, lorsqu’il se réfère à quelque chose, la présence du destinataire est  la plupart du temps expressément marquée. Ainsi en est-il, par exemple, dès le début : Alors percera comme l’aube ta lumière. Deux occurrences seulement font exception : Alors tu crieras et IHVH répondra, / Tu appelleras au secours et il dira : « Me voici ! » Quant au locuteur lui-même, aucun mot ne le désigne en propre et, notamment, il ne parle jamais en première personne : il s’efface dans sa parole pour énoncer des faits alors, pourtant, qu’il dirige cette parole vers quelqu’un qu’il interpelle.

Le futur est la dominante temporelle qui affecte la suite des événements évoqués, sinon racontés. Cependant, pour un bref moment, trois propositions conditionnelles s’intercalent. Elles sont énoncées au présent : Si tu écartes…Et (si) tu offres…Et (si) tu rassasies…Ce présent explicite est d’une autre nature qu’un autre présent, implicite celui-là, le présent du discours lui-même. Il introduit une condition qui porte sur la réalité des événements annoncés comme à venir. Mais ce présent, tout explicite qu’il soit, n’est pas contemporain du présent du discours. Il s’intercale en quelque sorte entre celui-ci et le futur. On peut le nommer présent à venir ou encore présent éventuel, selon qu’on veut signifier qu’il ne s’est pas réalisé encore ou qu’on veut marquer que, dès à présent, il peut advenir.

En essayant de préciser quels rapports les temps du discours dans la langue entretiennent entre eux, on se prépare à traiter une question de la plus haute importance pour la compréhension du passage que nous lisons.

En effet, à supposer que l’avenir dépende de la réalisation de certaines conditions, celles-ci, en s’actualisant dans un présent à venir ou éventuel, porteront-elles à l’existence une réalité qui existait déjà en elles virtuellement ou bien permettront-elles à un événement absolument nouveau de surgir et qu’elles pouvaient seulement empêcher de naître ? Dans cette deuxième hypothèse, une alternative se présente : cet événement était-il lui-même comme en attente, ayant une existence virtuelle, mais cette fois dans une instance première, radicale, disons : en IHVH, ou bien arrive-t-il à l’existence de pied en cap, si l’on peut dire, parce qu’il n’existait d’aucune façon avant de se produire comme il le fait ?

On reviendra pour finir sur ces questions et on leur apportera des réponses. Celles-ci dépendront de la lecture même dans laquelle on va s’engager.

De l’irruption d’une présence à l’engagement d’un entretien


Alors percera comme l’aube ta lumière
Et la cicatrisation rapidement germera…,

Ta lumière peut être comparée à la venue de l’aube dans la nature. Mais elle n’arrive pas sans faire un trou ou sans paraître sortir par effraction : elle fait irruption subitement, comme si elle se levait à partir d’une blessure dont elle fermerait la plaie à l’instant même de son jaillissement. Au demeurant, cette lumière elle-même, quelle est sa consistance ? Est-elle la réalité que devient celui auquel s’adresse le discours ou l’aspect sous lequel il apparaît ou même seulement la clarté qui l’entoure et le baigne ? Ne semble-t-elle pas plutôt se confondre avec la vitalité même d’un organisme, puisque la cicatrisation rapidement germera ? On pense à une poussée interne à quelqu’un qui serait à la fois éclairé et guéri par une puissance qui est en lui.

On n’en reste pas cependant à ces métaphores prises dans la nature.


Et ta justice ira devant toi,
La gloire de IHVH te rassemblera.

La figure d’une rencontre se dessine entre le destinataire du message et IHVH : le premier avance, précédé de sa justice et suivi de la gloire du second, qui le pressera dans sa marche et le rassemblera en quelque sorte sur lui-même, pour éviter qu’il ne s’éparpille. Tout se passe comme si une victoire avait été remportée, à moins plutôt qu’elle ne soit sur le point de l’être. Quoi qu’il en soit, la situation est incertaine. Le moment décisif n’est pas encore venu. Il est seulement préparé. Il arrivera quand se produira un échange de paroles. Jusqu’alors le blessé, même guéri, pouvait encore douter de son salut. Il n’en sera assuré que lorsqu’il entendra la réponse d’une présence à son appel ou, plus exactement encore, lorsque la présence de IHVH se déclarera à lui en un « Me voici ! » Dans une telle réponse il n’y aura pas moins mais plus que dans les manifestations antérieures, car celles-ci n’en étaient que l’ombre anticipée, elles ne pouvaient pas l’égaler ni la remplacer.


Alors tu crieras et IHVH répondra,
Tu appelleras au secours et il dira : « Me voici ! »

On ne risque pas d’exagérer l’importance que prend une telle réponse du seul fait qu’elle consiste en l’affirmation d’une présence. On tient ici la clé de toute la suite du discours et, notamment, on peut comprendre quelle est la signification de la condition qui va être aussitôt mentionnée par trois fois : si tu écartes…(si) tu offres…(si) tu rassasies…

Vie pour vie


Si tu écartes du milieu de toi
Joug, envoi du doigt et parler de nuisance,
Et (si) tu offres à l’affamé ton âme
Et (si) tu rassasies l’âme de l’affligé,…

Rendre par âme le terme qu’on lit ici par deux fois dans le texte hébreu est certes bien maladroit en raison des imprécisions de ce vocable en français. Fallait-il lui préférer entrer dans un développement succinct qui eût laissé entendre ce qu’âme veut dire ? Nous ne le pensons pas. En effet, pour comprendre le sens de ce mot il suffit d’observer attentivement à quelle fonction proprement vitale son emploi est rattaché.

Dans les deux cas où ce mot se rencontre celui-ci est utilisé pour signifier que la vie de quelqu’un, quand elle est menacée par la faim, est restaurée par une dépense qu’un autre que lui fait de sa propre vie. Tel est le message qui est envoyé au cœur même de ce discours.

Sans doute ce message positif est-il en quelque sorte préparé par l’énoncé d’une condition qui peut encore paraître négative ou restrictive : il faudra, au préalable, supprimer toute servitude, toute pratique inspirée par la malveillance, tout propos qui tendrait à la nuisance. Il reste qu’un sommet  ou un tournant ultime sera atteint lorsque, réalisant un entretien plénier, la vie de l’un nourrira la vie d’un autre. Alors la conversation ne cessera pas, tant s’en faut, elle atteindra à sa plus haute intensité, loin de tout verbalisme inopérant. Mais, surtout, se réalisera alors effectivement une autre présence, celle-là même de IHVH.

Sur le sens du mot ‘condition’

Rappelons-nous. Il dira : « Me voici ! » si tu…La présence de IHVH est donc soumise à condition. Or, cette condition, on vient d’apprendre en quoi elle consiste. Elle n’est rien d’autre qu’une communication de vie, une opération donc au cours de laquelle la parole adressée et reçue comme un message est faite de la substance, donnée et reçue, qui permet simplement de subsister. Parole silencieuse peut-être mais nullement vaine.

Ce message effectif d’une communication vitale est donc une condition, il est la condition de la réponse que donnera IHVH à une demande d’aide : Alors tu crieras et IHVH répondra, / Tu appelleras au secours et il dira : « Me voici ! » S’il en est ainsi, nous pressentons qu’il nous faut préciser ce qu’on entend ici par ce terme de ‘condition’.

Devons-nous comprendre que la réalisation de cette condition obligerait IHVH à répondre par sa présence à l’appel qui sera envoyé vers lui ? Ne répugnera-t-on pas à sembler ainsi contraindre IHVH à se conduire d’une certaine façon ? D’ailleurs, en quoi peut consister pour IHVH l’adoption d’une conduite ?

Ne faudrait-il pas plutôt comprendre que la communication vitale entre nous constitue, en effet, non pas la condition préalable à la présence de IHVH en personne à notre appel, mais la  condition, c’est-à-dire cette fois la modalité sous laquelle nous l’appelons réellement et écoutons sa réponse ?

Comme on peut le constater, c’est ce terme de condition qui doit être soumis à examen. Et, sauf à soumettre IHVH à notre propre comportement, à la transformation vertueuse de notre conduite, on préfèrera discerner dans cette transformation non pas la cause de sa réponse à notre appel mais, plutôt, son effet, si l’on tient encore à parler selon l’efficience. En tout cas, si l’on abandonne un tel discours, on y verra plus simplement la manifestation de sa réponse. Le « Me voici ! » prononcé par IHVH n’est donc pas une conclusion pieuse, et peut-être illusoire, que nous donnerions à notre désir quand nous appelons au secours. Ces deux mots ont toute la réalité, tantôt confuse, tantôt évidente, que nous pouvons attribuer à nos propres œuvres, et celles-ci, loin d’être un miroir dans lequel nous pourrions nous voir, expriment seulement - et c’est beaucoup ! - la signification religieuse, proprement théologale, de la solidarité éthique entre nous.

Aussi bien ce que nous sommes ou ce que nous devenons ainsi ne donne pas prétexte à la contemplation d’une image fixe de nous-mêmes mais à l’annonce d’une transformation interminable, par IHVH, de ce que nos œuvres font de nous.

Une transformation interminable de nous-mêmes par IHVH


Et ta lumière brillera dans les ténèbres,
Et ton obscurité : comme en plein midi !

D’emblée est donnée la tonalité de l’avenir de celui qui  prend pour lui le message ici adressé : il connaîtra une nouvelle condition d’existence. Cependant, si assurément heureuse que soit celle-ci, elle se détachera toujours sur un fond de détresse vaincue. Ainsi ta lumière brillera. Sans doute. Mais les ténèbres seront-elles dissipées pour autant ? Il ne semble pas. Elles demeurent, impuissantes mais présentes. L’obscurité, sans disparaître, sera comme travaillée de l’intérieur au point qu’on pourra croire qu’on est en plein midi, littéralement à l’heure où l’intensité lumineuse est redoublée.


Et IHVH te conduira constamment
Et il rassasiera dans les sécheresses ton âme,
Et tes os, il les rendra vigoureux,

Comment avancerais-tu sans l’attention vigilante de IHVH, ton guide ? Même si tu es nourri par lui à satiété la traversée des sécheresses ne te sera pas épargnée. La structure même de ton être corporel aura besoin de recevoir de lui sa force : Et tes os, il les rendra vigoureux. Ainsi ne seras-tu pas établi dans une durée sans croissance.


Et tu seras comme un jardin abreuvé
Et comme une sortie d’eaux dont les eaux ne trompent pas.

Si intimes à l’existence que soient les eaux qui la désaltèrent, si fidèles qu’elles soient à jaillir en abondance, parce qu’elles ne trompent pas, encore convient-il de le dire, comme si l’on devait exorciser par ces paroles la crainte d’une déception redoutée.


Et ils bâtiront de toi des ruines de toujours,
Des fondements d’âge en âge, tu les relèveras,
Et il te sera crié : « Clôtureur de brêche, restaurateur de sentiers, pour habiter ! »

On ne se lassera pas de réparer, grâce à toi, avec toi, des ruines de toujours et tu auras sans cesse rétablir des solidités qui n’en finissaient pas de s’effondrer, comme si toutes choses étaient incurablement labile. Toujours il y aura des fissures à obturer, des voies bouchées à rouvrir. En cela consistera la fonction qu’on te reconnaîtra publiquement. Le séjour, la résidence, en un mot : habiter, tel sera le but poursuivi, indéfiniment, mais toujours visé plus qu’atteint.

Le sens d’une quête sans fin

Comment apprécier cette quête sans fin ?

Il semble qu’on ne doive pas la comprendre comme une misère mais plutôt comme l’exubérance d’une vie qui se prodigue et se dépasse elle-même. Ce n’est donc point parce qu’elle serait cernée d’une réalité de nuit que la lumière rayonne toujours plus, toujours autrement : c’est en raison de sa positivité même, proprement indicible. Si donc nous parlons de cette abondance en évoquant les limites dont elle triompherait, c’est à cause de l’impossibilité où se trouve le langage d’affirmer sans paraître nier pour soutenir l’affirmation elle-même.

Mais, avouons-le, cette façon de parler, cette tournure que prennent nos discours sont d’autant plus compréhensibles qu’en effet il y a bien eu à un moment, qu’il y a même à tout moment une détresse à conjurer. On ne peut oublier le présent de Si tu écartes…et (si) tu offres…et (si) tu rassasies…La servitude, la malfaisance, la famine, en un mot, le malheur sont vains mais toujours aussi des cibles à viser pour les détruire ou, plutôt, ce qui est mieux dire, pour habiter.

Ainsi, au cœur même du message que nous lisons, se rencontre un « Me voici » par lequel IHVH se désigne lui-même. Quand il ne parle pas de lui-même mais se montre, quand il se donne à voir dans l’expérience que nous faisons de lui, il se confond avec ceux qu’il nous appelle à libérer, à traiter avec bonté, à nourrir. C’est ainsi, et ainsi seulement, que s’actualise pour nous l’entretien auquel nous appartenons. Notre relation avec lui a donc un aspect qui peut surprendre, puisque, quand c’est avec lui que nous avons affaire, ce sont d’autres que lui, des êtres démunis, que nous approchons : nous avions nous-mêmes besoin de son secours, nous le lui demandions, et voici que nous sommes appelés à porter secours à d’autres que nous-mêmes.

Telle est, redisons-le, notre condition présente, la situation dans laquelle nous sommes et non pas le préalable qui nous vaudrait en échange, comme dans une transaction commerciale, d’être nous-mêmes secourus et même comblés. Notre attention est donc dirigée vers le seul présent de notre existence. Nous apprenons ce qui s’y passe, comment, en dépensant notre âme, les ressources que nous avons pour vivre, en rencontrant, inséparablement, IHVH et l’affamé, l’affligé , nous sommes nous-mêmes comme un jardin abreuvé,/ Et comme une sortie d’eaux dont les eaux ne trompent pas

Clamart, le 15 mars 2009  


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