Son feuillage ne se fane pas
«En marche, l’homme qui ne va pas dans les vues des méchants
Et sur le chemin des pécheurs ne se tient
Et ne réside pas où les railleurs résident,
Mais dans la loi de IHVH, son plaisir,
Et dans la loi il murmure jour et nuit.
Il est comme un arbre transplanté où les eaux s’éparpillent,
Qui donne son fruit en son temps.
Son feuillage ne se fane pas
Et tout ce qu’il fait réussit.
Pas ainsi, les méchants, mais comme la balle qu’emporte un souffle.
Aussi les méchants ne se lèveront pas au jugement
Ni les pécheurs à la communauté des justes.
Car IHVH connaît le chemin des justes,
Mais le chemin des méchants se perd.»
Mais avant d’aller plus loin, je vous dois une explication sur les deux premiers mots, qui vous paraissent certainement étranges, car dans les traductions que nous avons l’habitude de lire, nous lisons: «heureux l’homme». Je vous accorde que cette traduction est de loin la plus admissible. Si j’ai cependant proposé ce curieux «en marche», c’est parce que certains traducteurs l’ont adopté, et non sans raison. En effet, le terme de la langue originale, que nous n’avons probablement pas tort de traduire par «heureux», évoque, par son étymologie même, non pas le bonheur, qui renvoie à un état de plénitude, de satiété, mais plutôt la situation de celui qui avance, va tout droit, qui est en marche. Il progresse, il va son chemin, et il y va heureusement, sans doute, mais l’insistance est mise sur l’allant. C’est pourquoi j’ai accepté tout à fait de substituer à «heureux» ce «en marche».
Au reste, tout au long de ce passage, c'est bien d’un trajet qu’il s’agit, ou de ce qui permet un trajet. Reconnaissons cela rapidement: «En marche, l’homme qui ne va pas… et sur le chemin des pécheurs ne se tient». Quand on est en route, il peut arriver que l’on s’arrête : «et ne réside pas où les railleurs résident». Le chemin est momentanément oublié, mais il revient vers la fin: «Car IHVH connaît le chemin des justes, mais le chemin des méchants se perd». Si l’on accorde quelque importance à ces considérations, on comprend peut-être mieux qu’il n’est pas déplacé, en définitive, de remplacer le «heureux» habituel par le «en marche». Dès l’ouverture de notre propre marche à l’intérieur de ce texte, nous sommes avertis que ce passage nous entretiendra de la marche heureuse.
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«En marche, l’homme qui ne va pas dans les vues des méchants». Je voudrais que nous soyons attentifs à un certain geste. Le geste qui consiste à écarter, à mettre de côté. Ce geste apparaît par le moyen de négations. Heureux «l’homme qui ne va pas… et sur le chemin des pécheurs ne se tient et ne réside pas où les railleurs résident». Nous rencontrerons encore ce geste de négation un peu plus bas: «Son feuillage ne se fane pas…» Et puis, encore, «les méchants ne se lèveront pas au jugement ni les pécheurs à la communauté des justes.»
Vers la fin de ce texte la négation, le geste d’écarter, revient et se trouve associé à ces pécheurs, à ces méchants qui étaient mis de côté dès le début: «l’homme qui ne va pas… et sur le chemin des pécheurs ne se' 'tient». En voici l’écho vers la fin: «les méchants ne se lèveront pas au jugement ni les pécheurs». Supposons que nous ne sachions pas ce que méchant ou pécheur veut dire. Nous apprenons en tout cas par ce texte que méchants et pécheurs sont liés au geste que nous faisons de les écarter. «Méchant», «pécheur», assurément, ont des significations dans le dictionnaire. Mais ici, en situation, dans le parcours que nous faisons, ils font corps avec le geste que nous faisons de nier leur présence.
Tout commence par le geste d’écarter. On dirait qu’avant d’admettre, avant d’accueillir, il convient de commencer par un dégagement. C’est bien le cas de le dire puisque il s’agit d’une route, d’un chemin. Et d’un dégagement que doit accomplir quelqu’un, un seul et même individu. Il n’y a pas celui qui ne va pas dans les vues des pécheurs, et puis un autre, celui qui va sur un autre chemin. Non! il n’y a qu’un chemin, en un certain sens, parce qu’initialement il n’y a qu’un homme. Heureux «l’homme qui ne va pas dans les vues des méchants» et, un peu plus bas «mais dans la loi de IHVH, son plaisir, et dans la loi il murmure jour et nuit». Tout commence par une décision, par un choix. En marche, l’homme, pourvu que, à condition qu’il n’aille pas… mais qu’il mette son plaisir dans la loi et qu’il murmure jour et nuit la loi du Seigneur. Une alternative se présente à quelqu’un. Il a un choix à faire. Il lui revient d’écarter une certaine complicité qui le ferait aller, marcher et même s’installer, séjourner «où les railleurs résident».
Maintenant qu’il s’agit du chemin à suivre, nous lisons: «mais dans la loi de IHVH, son plaisir, et dans la loi il murmure jour et nuit». Le marcheur n’a plus devant lui une route, mais quelque chose qui tient davantage à lui-même: le plaisir. Non pas un sol, sur lequel il avancerait, qui serait porteur, mais quelque chose de beaucoup plus intériorisé, le plaisir, ou la parole, encore toute proche du corps. Non pas la parole que l’on profère, pour la faire entendre largement, mais celle qui est prononcée pour qu’on s’en nourrisse. C’est une parole qui fait corps avec celui qui la prononce.
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«Il est comme un arbre transplanté» et, un peu plus bas, nous lirons: «Pas ainsi, les méchants, mais comme la balle qu’emporte un souffle».
Deux mots sur l’usage de la comparaison. Je disais que la négation est un geste, on pourrait presque dire une figure, puisqu’on parle bien d’une figure de danse, et aussi d’une figure de rhétorique. La comparaison est aussi une figure. Elle est un geste par lequel est rendu présent, presque visible, si c’était possible, visible par écrit, si j’ose dire, un objet, quelque chose qu’on évoque pour faire entendre quelque chose d’autre qui, justement, ne peut pas être décrit.
Dans ce passage, nous n’avons pas de description de ce qu’est le plaisir ou le murmure de l’homme. Mais nous rencontrons une comparaison qui nous invite à entendre ce que peut être l’appartenance de cet homme à la loi du Seigneur au point d’y prendre plaisir, de la murmurer constamment, jour et nuit. Elle fait corps avec lui et elle se confond avec sa propre durée.
«Il est comme un arbre transplanté où les eaux s’éparpillent, qui donne son fruit en son temps. Son feuillage ne se fane pas et tout ce qu’il fait réussit». Plus on avance dans cette comparaison, plus on voit se dessiner, non pas l’arbre, mais ce qui est évoqué par l’arbre. L’arbre est encore très présent lui-même quand nous lisons: «Il est comme un arbre transplanté où les eaux s’éparpillent». L’arbre porte en quelque sorte la marque d’un déplacement. Il a quitté un certain lieu et il a été planté ailleurs, là où les eaux ruissellent. J’ai voulu garder la vigueur du texte original. S’y rencontre le verbe qui signifie «aller ça et là, se disperser, s’éparpiller». L’arbre est, certes, encore présent: «qui donne son fruit en son temps», ce temps qui était déjà là avec le jour et la nuit. Mais l’arbre, maintenant, s’appartient à lui-même. Il a son fruit, il a son temps. Il n’y a pas, dans cet arbre, de distance entre lui et lui, et surtout, quelque chose qui lui serait fatal est écarté: «son feuillage ne se fane pas». La négation, à laquelle nous avions été sensibles tout à l’heure, revient, mais cette fois-ci, elle accompagne un verbe dont le sens, par lui-même, est négatif. Si bien que la négation n’a pas tout à fait la même portée que tout à l’heure. Dire deux fois non revient à dire oui, mais avec une sorte de discrétion. Bien sûr, il est question de la mort, c’est trop clair. Mais pourquoi le dire?
«Et tout ce qu’il fait réussit». Maintenant, nous sommes arrivés au terme de cette comparaison. L’arbre est oublié. C’est l’homme, et non pas l’arbre, qui agit. Or, son action est liée, inséparablement, à son propre succès. Il y a bien une distance entre le moment où il n’a pas agi et celui où il a agi. Mais cette distance est en quelque sorte effacée parce que la réussite accompagne l’action.
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Le geste de négation, ici encore, apparaît: «pas ainsi, les méchants». Vous observerez que nous sommes en train d’assister à un retournement de la situation. Tout à l’heure, en commençant, nous écartions d’abord les méchants. Nous continuons à les écarter, c’est entendu, mais maintenant c’est leur comportement qui est mis à distance, «Pas ainsi, les méchants, mais si on peut les comparer à quelque chose, c’est à la balle qu’emporte un souffle». Comme tout à l’heure c’est par une comparaison que nous pouvons entendre ce qu’est la méchanceté. La méchanceté est comme la balle qu’emporte un souffle, elle ne tient pas.
« Aussi les méchants ne se lèveront pas au jugement ni les pécheurs à la communauté des justes». Le chemin, pour les méchants, ressemblera à un affaissement, à une sorte de destruction. Nous voyons apparaître maintenant des termes expressément moraux ou, du moins, juridiques: le jugement, les justes. Les justes, eux aussi, font une sorte de groupe. Les justes sont les gens rassemblés, des gens discernés: ils ont été jugés!
«Car IHVH connaît le chemin des justes, mais le chemin des méchants se perd». Retournement complet par rapport au commencement. La priorité est donnée au chemin des justes, qui est connu du Seigneur, avec lequel le Seigneur a de l’affinité. Le chemin des méchants, existe-t-il vraiment? Y a-t-il un chemin des méchants? Nous étions partis avec cette hypothèse que l’homme qui est en marche n’allait pas sur le chemin des pécheurs. Or, à la fin, nous nous demandons s’il y en a encore un, puisque aussi bien ce chemin des pécheurs se perd.
Voilà une circulation sur la surface du texte. Je vous propose maintenant de procéder à un forage plus conséquent. Car tout ce que nous avons déjà recueilli nous permet certainement de descendre plus profond dans ce passage.
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Il y a une alternative, et cette alternative est entre mourir et vivre. Car mourir ne vient pas après vivre. Mais mourir, c’est ce qui s’offre d’abord. Mourir ne cède la place à vivre que si on l’a écarté. C’est assez étrange. Vous voyez sur quoi je me fonde pour faire cette observation. Il nous suffit de nous reporter aux premières lignes de ce passage.
Mais cette alternative entre mourir et vivre ne se présente pas telle quelle. L’homme est pris en elle du fait qu’il lui appartient de choisir entre l’absence de loi et la présence d’une loi. Mourir, c’est l’absence de loi, et vivre, c’est la présence d’une loi.
Du coup, nous comprenons ce que sont la méchanceté, les méchants, le péché, les pécheurs. Les pécheurs et les méchants appartiennent à un monde dans lequel il n’y a pas de loi. Du coup, ils vont du côté de mourir. Avec la loi, au contraire, surgit la vie.
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Allons plus loin, forons davantage! Pourquoi la présence de la loi est-elle liée à la vie? La présence d’une loi est la vie même parce qu’avec la loi, il y a quelqu’un: le Seigneur. L’absence de loi est l’absence de tout quelqu’un, si j’ose dire. Avec la loi, on a affaire avec quelqu’un, et pas n’importe qui, le Seigneur. La loi est la loi du Seigneur. La loi, c’est le Seigneur sous les espèces de la loi. C’est ainsi que le Seigneur, en donnant la loi, donne en même temps de vivre. Puisque aussi bien, rappelons-le, l’alternative est entre mourir et vivre.
Or, cet accueil de la loi du Seigneur est plaisir et parole. C’est en cela que consiste la vie. Ce plaisir, cette parole, nourrissent, entretiennent comme l’eau entretient et nourrit l’arbre, comme l’eau fait de l’arbre un vivant, «Son feuillage ne se fane pas.» Oui, il ignore jusqu’à la mort même, il s’accomplit dans ce qu’il fait. Il s’achève dans ce qu’il mène à son terme. Son achèvement n’est pas sa destruction. Son achèvement est plutôt son zénith. A l’opposé, l’absence de la loi du Seigneur, l’état de hors la loi, au sens propre de l’expression. Cette absence rend étranger à la vie elle-même. «Pas ainsi les méchants».
Mais ceci ne va jamais sans qu’une décision intervienne. Car, en définitive, seul existe le chemin des justes. Celui des autres, des méchants, existe, si l’on veut, mais comme un chemin en l’air, comme la balle qu’emporte le souffle. Joli chemin! Ce chemin des méchants n’existe pas vraiment, il se perd apprendrons-nous à la fin.
Au fond, il s’agirait de choisir entre aller, marcher et donc vivre et, d’autre part, paraître aller, mais en réalité mourir. Qu’est-ce qui fait la différence? Elle est faite par la rencontre, sur le chemin, de quelqu’un, du Seigneur. Cette rencontre est incorporée à nous-mêmes comme un plaisir. Elle est nourrissante, comme une parole échangée, comme une parole adressée, et aussi écoutée, comme une parole qui fait vivre.
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Au terme de ce parcours, pour en finir avec ce forage, nous pouvons nous demander: qui donc parle ainsi? Pour parler, comme nous parlons là, en lisant ce psaume, il faut reconnaître que seul peut parler celui qui a écouté qu’on lui parlait ainsi. La vérité de ce passage ne peut apparaître que si nous l’entendons comme le fruit d’un dialogue, d’une conversation, d’un entretien entre le Seigneur et le juste. En effet, on n’affirme pas la réussite des justes comme on constaterait un fait. Rappelez-vous: il faut passer par le détour d’une figure, d’une comparaison, qui ne dit pas en quoi consiste la réussite du juste, qui laisse entendre seulement qu’elle ressemble à ce qui se passe pour un arbre transplanté. La réussite des justes ne se constate pas comme un fait, alors que le bonheur de l’arbre, lui, s’observe.
Bref, la vérité de ce texte suppose que nous croyions sur parole ce qui est dit ici. Mais nous ne le voyons pas. Nous avons trop l’expérience de la détresse du juste! La réussite du juste est crue, elle n’est pas vue. Je crois sur parole, je ne vois pas que le Seigneur connaît le chemin des justes. Je crois sur parole, je ne vois pas que le chemin des méchants se perd. Je l’accueille, cette vérité, comme une vérité qui est dite.