Tout leur était commun
«La multitude de ceux qui avaient cru était un seul cœur et âme, et pas même un seul ne disait être sien quelque chose qui lui appartenait, mais tout leur était commun. Et c’est avec une grande puissance que les apôtres rendaient en don le témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus, et une grande grâce était sur eux tous. Car il n’y avait pas même un indigent parmi eux. Car tous ceux qui se trouvaient possesseurs de domaines ou de maisons, les vendant, apportaient le prix de leurs transactions et (les) plaçaient aux pieds des apôtres: c’était distribué en don à chacun selon le besoin qu’il avait.»
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Nous pouvons nous demander ce qu’il y a derrière ce texte. Nous pouvons chercher si ce texte rend compte d’une réalité effective et, si nous entrons dans cette voie, nous pourrons nous demander si la description qui nous est présentée n’est pas idéalisée. Nous pourrons d’ailleurs nous demander ensuite pourquoi une telle description idéalisée a été proposée. Si nous entrons dans cette voie, nous cherchons à quoi le texte nous renvoie, quelle est la réalité à laquelle il nous réfère. Ce n’est pas la voie que nous allons suivre.
Quel autre chemin allons-nous prendre?
Quand nous lisons ce texte, nous sommes pris par ce texte que nous lisons, il nous saisit et nous fait faire un certain parcours. Quel parcours nous fait-il faire? Telle est la question à laquelle nous allons essayer de répondre.
Cette question est assez embarrassante. Non pas tant en raison de la réalité à laquelle ce texte nous reconduirait - nous avons laissé de côté ce point de vue -, mais à cause de la présentation même du texte. Pour me faire entendre, je voudrais attirer votre attention sur ce que vous avez sûrement déjà observé : il est tout entier écrit à l’imparfait. Or, lorsque l’on décrit une situation à l’imparfait, ou lorsque l’on raconte une histoire à l’imparfait, il est difficile de saisir les différents moments. Inévitablement, dans le texte, ils viennent à la suite les uns des autres - comment faire autrement ? - mais le fait que tout cela soit à l’imparfait nous induit à tout situer en juxtaposition. Il y a là un embarras bien singulier, qui tient à ce texte. Une lecture rapide, superficielle, peut nous faire penser qu’entre le début et la fin, rien de bien sensible ne s’est produit.
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Que lisons-nous au début ? « La multitude de ceux qui avaient cru était un seul cœur et âme, et pas même un seul ne disait être sien quelque chose qui lui appartenait, mais tout leur était commun. » Est-ce bien différent de ce que nous lisons à la fin: «c’était distribué en don à chacun selon le besoin qu’il avait » ? Tout au plus, on sera porté à dire : au début, description d’une situation en général ; à la fin, un détail est apporté, mais c’est presque du pareil au même. Voilà ce qu’une lecture superficielle peut nous faire dire. Or, dès que nous sommes tentés de considérer que rien ne se passe ou qu’il y a de la répétition, nous devons nous méfier et dire : sûrement quelque chose se passe que nous avons à découvrir. Plus le texte apparaît compact, plus il nous revient d’y introduire des différences, des écarts.
Autre observation. Nous sommes peut-être aussi intrigués parce que nous estimons qu’il y a au moins deux thèmes dont nous ne saisissons pas très bien l’agencement. Il y a un thème dominant, celui qui ouvre le texte et qui le termine. Qualifions-le de socio-économique : il s’agit de l’organisation sociale dans une communauté et de la répartition des biens.
Au beau milieu du passage, nous lisons : « Et c’est avec une grande puissance que les apôtres rendaient en don le témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus, et une grande grâce était sur eux tous ». Nous pouvons nous dire : mais qu’est-ce que cela vient faire ici ? Mais peut-être y a-t-il un lien avec le début et la fin du texte. Car ce texte, nous le traversons. Or, si nous pouvons le traverser, c’est parce qu’il est lié. D’une certaine façon, nous sommes liés, nous aussi, à ce texte. A nous donc de nous débattre avec lui.
D’ailleurs, à m’entendre ainsi si fortement souligner l’apparente hétérogénéité des thèmes, vous avez peut-être déjà remarqué qu’il n’est pas sûr qu’il soit si hétérogène. Car la traduction que vous avez sous les yeux nous fait lire : « Et c’est avec une grande puissance que les apôtres rendaient en don le témoignage de la résurrection ». Dès que l’on lit ce mot de « don », l’attention s’éveille. Aussitôt après nous lisons « et une grande grâce était sur eux tous ». Certes, ce terme de grâce nous renvoie à l’ordre religieux. Mais nous ne pouvons pas oublier qu’il est en rapport avec le don : la grâce évoque une conduite où il n’y a pas à payer.
Vous voyez donc que la soudure peut-être existe, que ces deux thèmes ne sont pas si disparates qu’il semble. D’autant plus que, vers la fin, nous lisons : « c’était distribué en don à chacun selon le besoin qu’il avait ». Nous terminons la lecture de ce texte avec une phrase qui traite du don, ce don qui était présent déjà lorsqu’il s’agissait du témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus.
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Il est certain que tout commence par une description, au sens le plus simple de ce mot. Les premières lignes ne racontent rien : elles dépeignent. C’est un tableau. « La multitude de ceux qui avaient cru était un seul cœur et âme, et pas même un seul ne disait être sien quelque chose qui lui appartenait, mais tout leur était commun. » Description d’un état socio-économique.
Nous observons cependant tout de suite qu’il s’agit de l’état dans lequel se trouve placée « la multitude de ceux qui avaient cru ». Ainsi, d’emblée, nous sommes portés à nous demander quel rapport il y a entre cette situation socio-économique et la foi de ce grand nombre. Par exemple, nous pouvons nous poser des questions comme celles-ci : est-ce que cet état socio-économique manifeste la foi ? Allons plus loin, est-ce qu’il est le produit de la foi ? Est-ce que la foi en est la cause ?
Arrêtons-nous encore sur ce début. Il y a du multiple, il y a de la pluralité et une pluralité abondante, puisqu’on parle de multitude. Or, dès le début, cette multitude d’individus distincts les uns des autres nous est présentée comme transformée en une unité. « La multitude de ceux qui avaient cru était un seul cœur et âme ».
Allons plus loin dans l’observation. Multitude d’individus distincts les uns des autres, disais-je, multitude faite de corps, multitude physique. Or, non seulement cette multitude est transformée en unité, mais ce qu’il y a de physique dans cette multitude est changée en une unité spirituelle. Nous lisons : « un seul cœur et âme ».
Avançons. « Et pas même un seul ne disait être sien quelque chose qui lui appartenait ». L’unité dont nous venons de reconnaître la présence est créée par quelque chose. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que cette unité s’accompagne d’un certain événement de parole : « et pas même un seul ne disait ». Il n’y avait personne pour revendiquer une propriété particulière. Il n’y en avait pas un, sinon l’unité aurait été entamée. Personne pour prétendre que quelque chose qu’il possédait fût sien. Ce qui se trouve supprimé, c’est la reconnaissance de la propriété comme particulière, comme propriété qui reviendrait à la part qui la revendique.
Allons maintenant au bout de cette phrase : « mais, tout leur était commun ». C’est bien ainsi qu’il faut traduire et non pas, comme certains, qui nous font lire : mais ils partageaient tout ce qu’ils avaient. Ce n’est pas cela qui est dans le texte. Tout leur été commun, c’est-à-dire que tous, l’ensemble qu’ils forment et chacun ont part à tout.
Au terme de cette description initiale, nous n’avons pas perdu notre temps. Nous avons appris que l’individualité de chacun ne tient pas à la possession d’une propriété individuelle. Il n’est certes pas dit qu’il n’y a pas d’individualité de chacun. Mais celle-ci n’a pas comme assise la possession d’une propriété qui le priverait d’être avec tous. Pas de propriété privée qui priverait de posséder tout.
A quoi tient donc le fait que l’individualité de chacun n’est pas garantie par une propriété partielle, qui serait particulière comme lui et qui le priverait de cet accès au tout. A quoi tient donc l’individualité de chacun ? Est-elle dissoute ? Nous pressentons qu’il n’en est rien, puisque aussi bien « pas même un seul ne disait être sien quelque chose qui lui appartenait ».
Demandons-nous tout simplement si la suite ne nous éclaire pas sur les questions que nous venons de nous poser.
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Nous lisons une phrase qui ressortit à un autre thème ou, plutôt, qui paraît ressortir à un autre thème « Et c’est avec une grande puissance que les apôtres rendaient en don le témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus, et une grande grâce était sur eux tous ». Les apôtres y vont d’un don, ils rendent quelque chose. Cette observation nous fait tout de suite entendre que cette phrase n’est pas si étrangère à la thématique que nous avons déjà parcourue.
Les apôtres y vont du don d’un témoignage, et celui-ci porte sur une autre façon de vivre, sur une façon de vivre, qui a traversé la mort : « les apôtres rendaient en don le témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus ». Comme commentaire de ce retour d’un don, nous lisons aussitôt : « et une grande grâce était sur eux tous. » Autrement dit, le don du témoignage sur une vie qui a traversé la mort et l’a vaincue institue un régime global sur eux tous, que nous pouvons appeler un régime de gratuité.
Pour bien me faire entendre, je voudrais vous faire observer que, dans ce texte, il y a un grand absent : c’est le travail. C’est un texte où il n’est pas fait mention de la peine que l’on doit dépenser pour obtenir quelque chose. Avec la résurrection du Seigneur Jésus, la vie où l’on meurt, la vie où il faut travailler pour ne pas mourir, a disparu. Elle a trouvé quelqu’un qu’on appelle le Seigneur, elle a trouvé son maître.
La description par laquelle nous étions entrés dans ce texte, commence à trouver une raison d’être. Au fond, s’il y a le fonctionnement qui a été décrit, dans l’ordre économique et social, parmi ceux qui ont cru, c’est parce que quelque chose s’est passé. Ce texte, apparemment descriptif, et seulement descriptif, insinue qu’un événement s’est produit, qu’un don a été fait. Est-ce que ce ne serait pas parce que cette société fonctionne au don que nous aurions cette situation par laquelle nous avions commencé la lecture de ce texte ? Il y aurait une raison qui explique cette unité d’une multitude, ce passage d’une pluralité des corps à une unité spirituelle, ce fait que chacun en a sa part et que tous l’ont tout entier Est-ce que cela ne viendrait pas de ce que cette société est animée, habitée, dans son cœur et dans son âme, par un don que les apôtres ont pour responsabilité de rendre présent ?
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Allons tout de suite aux derniers mots de ce texte ou, plutôt, prenons les premiers mots de ce dernier moment : « Car il n’y avait pas même un indigent parmi eux. Car tous ceux qui se trouvaient possesseurs de domaines, etc… » « Car… Car ». Nous descendons dans l’explication, nous sommes conviés à un véritable forage. Nous lisons : « une grande grâce était sur eux tous. » Expliquons-nous : s’il y a une différence entre les gens (et rien ne dit qu’il n’y ait pas de différences) celle-ci n’est pas marquée par le besoin : « il n’y avait pas même un indigent », quelqu’un qui soit dans le besoin, qui ait du besoin.
« Car tous ceux qui se trouvaient possesseurs de domaines ou de maisons, les vendant, apportaient le prix de leurs transactions ». Pourquoi cette situation ? Mais parce que ce qui est possédé est liquidé, au sens le plus vrai de ce mot. Cela devient liquide, de telle façon que le don puisse circuler. On part d’une situation de possession, mais le bien propre est converti en argent parce que l’argent permet la circulation. La propriété fixée, figée, de domaines ou de maisons, du fait de sa matérialité, bloquait les personnes sur les choses. Or, maintenant, les apôtres règnent sur des biens rendus liquides. Les voilà transformés en intendants.
Qu’est-ce qu’on va faire ? « c’était distribué en don à chacun selon le besoin qu’il avait. » Finalement chacun existe dans sa particularité, chacun subsiste. Mais chacun vit de la distribution du don. C’est tout autre chose qu’un régime d’assistanat, puisque aussi bien tout le monde reçoit le don. C’est le don généralisé : tous vivent au-dessus de leurs moyens, en un sens ils n’ont pas de moyens. Tous vivent de recevoir ou de donner, et c’est la même chose. L’un ne vaut pas mieux que l’autre. S’ils vivent tous d’une nouvelle vie qui a triomphé du travail et de la mort, c’est parce qu’il n’y a plus des gens qui donnent et d’autres qui reçoivent : il n’y a plus que du don et de la réception.