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 Tu te souviendras de tout le chemin 

«Tu te souviendras de tout le chemin que t'a fait aller IHVH, ton Dieu, ces quarante ans au désert, afin de t'opprimer, pour t'éprouver, pour connaître ce qu'il y a dans ton coeur : gardes-tu ses ordres, ou non ? Il t'a opprimé et t'a fait avoir faim, et il t'a fait manger de la manne que tu ne connaissais pas et que ne connaissaient pas tes pères, afin de te faire connaître que l'humain ne vit pas de pain seul, que l'humain vit de tout ce qui sort de la bouche de IHVH. Ton vêtement ne s'est pas usé sur toi, et ton pied ne s'est pas enflé, ces quarante ans. Tu as connu avec ton coeur que comme un homme corrige son fils, IHVH, ton Dieu, te corrige. Et tu garderas les ordres de IHVH, ton Dieu, pour aller sur ses chemins, et pour le craindre. Car IHVH, ton Dieu, te fait venir vers un bon pays, un pays de torrents d'eau, de sources et d'abîmes qui sortent dans la vallée et la montagne, un pays à blé, à orge, à vigne, à figue, à grenade, un pays à olive, à huile, à miel, un pays où tu ne mangeras pas le pain avec parcimonie, où tu ne manqueras de rien, un pays dont les pierres sont du fer, et de ses montagnes tu extrairas du bronze. Tu mangeras, tu te rassasieras, tu béniras IHVH, ton Dieu, sur le bon pays qu'il t'a donné. Garde-toi d'oublier IHVH, ton Dieu, en ne gardant pas ses ordres, ses jugements et ses règles, que moi je t'ordonne aujourd'hui, de peur que, quand tu mangeras et te rassasieras et que tu bâtiras de bonnes maisons et y habiteras, quand tes bovins, tes ovins se multiplieront, quand ton argent et ton or se multiplieront pour toi, quand tout ce qui est à toi se multipliera, ton coeur ne s'élève et que tu n'oublies IHVH, ton Dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, de la maison des esclaves, qui t'a fait aller dans le désert, grand et redoutable, de serpents, d'ardents, de scorpions, de soif, où il n'y a pas d'eau, qui a fait sortir pour toi de l'eau d'un roc de silex, qui t'a fait manger la manne au désert, que tes pères ne connaissaient pas, afin de t'opprimer et afin de t'éprouver, pour te faire du bien dans ton avenir.»


Deutéronome VIII, 2-16

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Qu'est-ce donc que ce Seigneur Dieu qui a voulu opprimer, éprouver celui auquel il s'adresse encore maintenant, pour connaître ce qu'il avait dans le coeur ? Qu'est-ce que ce Dieu qui ne se contente pas d'avoir agi ainsi, mais exige de son interlocuteur - je serais tenté de dire sa victime, même si à un certain moment il le traite comme son fils - qu'il se souvienne des bienfaits passés ?

Nous avons certainement été très sensibles à l'insistance mise sur les ordres qu'il convient de garder, sur les règles qui sont ordonnées aujourd'hui. Nous pensons peut-être que cette insistance est déplacée, parce que nous estimons avoir une autre idée de Dieu que celle d'un souverain qui exige une soumission, voire une dépendance d'esclave.

Lorsque nous pensons ainsi, nous sommes malgré tout un peu embarrassés. En effet, nous entendons aussi ce Seigneur rappeler à celui auquel il s'adresse qu'il l'"a fait sortir du pays d'Egypte, de la maison des esclaves". Nous sommes ainsi avertis que cette insistance sur les ordres, les jugements et les règles doit être entendue sans doute tout autrement que comme un esclavage.

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Je vous invite à prêter une grande attention à deux termes qui reviennent assez souvent.

Il y a d'abord ce mot "chemin" : "Tu te souviendras de tout le chemin que t'a fait aller IHVH, ton Dieu, ces quarante ans au désert" et le mot revient : "Et tu garderas les ordres de IHVH, ton Dieu, pour aller sur ses chemins, et pour le craindre".

Un autre terme revient, lui, très fréquemment, c'est celui de "pays". Vers le milieu de notre passage, il est présent avec une extrême densité et il reviendra encore vers la fin, puisqu'on parlera "du pays d'Egypte".

Pourquoi prêter attention à ces deux termes ? Parce que nous pouvons les considérer comme des termes qui s'opposent. Le chemin, c'est là où l'on va. Le pays, c'est là où l'on arrive, où l'on vient, là où l'on réside, où l'on demeure. De sorte qu'avec ces deux termes, chemin, d'un côté, pays, de l'autre, nous nous trouvons devant une opposition extrêmement forte : l'opposition entre la marche et l'arrêt. Marcher, aller, d'un côté ; arriver, de l'autre, et se fixer.

Je vous propose de lire ce passage comme un travail sur cette opposition. Qu'est-ce qu'aller sur un chemin ? Qu'est-ce que s'arrêter en un pays lorsque aller et s'arrêter sont pareillement affectés par la présence et par l'action du Seigneur Dieu ?

Disons encore les choses un peu autrement. Qu'est-ce donc que le fait de ne pas s'arrêter, et pendant longtemps, et, d'autre part, le fait d'habiter quelque part où rien ne manque lorsque, dans les deux cas, celui qui est appelé ici le Seigneur Dieu fait quelque chose ?

Je vous en préviens aussitôt : le moment venu, nous découvrirons que l'opposition entre aller et s'arrêter n'est peut-être que factice. Nous apprendrons tout à l'heure que s'arrêter, c'est encore marcher et que marcher, c'est déjà s'arrêter et résider.

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"Tu te souviendras de tout le chemin que t'a fait aller IHVH, ton Dieu, ces quarante ans au désert, afin de t'opprimer, pour t'éprouver, pour connaître ce qu'il y a dans ton coeur : gardes-tu ses ordres, ou non ?" Mais pourquoi donc faudrait-il passer par l'oppression, l'épreuve, pour connaître ce qu'il y a dans le coeur ?

Nous pouvons observer que l'interlocuteur de celui qui parle ici est considéré comme quelqu'un qui a un coeur. Ce terme de coeur revient : "Tu as connu avec ton coeur que comme un homme corrige son fils, IHVH, ton Dieu, te corrige." Et, vers la fin : "que ton coeur ne s'élève et que tu n'oublies IHVH, ton Dieu". Nous pouvons nous demander si ce qui est ici indiqué, ce ne serait pas en définitive la dignité de l'interlocuteur du Seigneur. Il y a un coeur. Et l'oppression, la mise à l'épreuve, quoi qu'on en pense, se produisent pour faire apparaître que ce coeur est le lieu où quelque chose habite, et quelque chose d'important.

Vous voyez comment cette opposition entre le chemin et la terre se développe dans l'opposition entre quelque chose qui ressemble au chemin (l'oppression, la mise à l'épreuve, qui dure quarante ans dans le désert) et, d'autre part, le pays, le pays qui est le coeur. Le pays n'est pas simplement un lieu dans lequel nous pouvons résider mais c'est un lieu qui est en nous. Il fallait "connaître ce qu'il y a dans ton coeur".

C'est le lieu de quoi ? C'est le lieu où, comme dans un espace précieux, sacré, on va pouvoir vérifier si un lien est gardé avec le Seigneur Dieu. Le coeur est le lieu de l'alliance. "Connaître ce qu'il y a dans ton coeur : gardes-tu ses ordres, ou non ?" S'il est si important d'être mis à l'épreuve, c'est qu'il y a un coeur. Ce coeur, est-il  habité par une alliance ou, au contraire, en est-il vide ?

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"Il t'a opprimé et t'a fait avoir faim, et il t'a fait manger de la manne que tu ne connaissais pas et que ne connaissaient pas tes pères, afin de te faire connaître que l'humain ne vit pas de pain seul, que l'humain vit de tout ce qui sort de la bouche de IHVH." L'oppression, l'épreuve de la faim ne sont pas les effets d'une volonté d'écrasement. C'est la grandeur de l'interlocuteur du Seigneur qui est en cause : "il t'a fait manger de la manne que tu ne connaissais pas et que ne connaissaient pas tes pères, afin de te faire connaître que l'humain ne vit pas de pain seul, que l'humain vit de tout ce qui sort de la bouche de IHVH." Nous sommes placés devant cette affirmation, que l'humain ne vit que de ce qui l'excède, que de ce qui n'est pas à sa hauteur, que de ce qui le dépasse. Pas de pain seul ! Entendons : de pain sans doute, bien sûr, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur. Ces ordres, qu'il s'agit de garder, qui sortent de la bouche de Dieu, voilà ce qui fait vivre. Mais, assurément, ce qui fait vivre, et fait vivre l'humain, n'est pas à la hauteur de l'humain.

"Ton vêtement ne s'est pas usé sur toi, et ton pied ne s'est pas enflé, ces quarante ans." Cette nourriture excessive, qui dépasse la faim de pain seul, n'a pas abîmé l'humain. "Ton vêtement ne s'est pas usé sur toi, et ton pied [en marchant] ne s'est pas enflé, ces quarante ans."

Tout au plus, "Tu as connu avec ton coeur que comme un homme corrige son fils, IHVH, ton Dieu, te corrige". Tu souffrais d'un trop plein, tu avais à être corrigé, tu avais à être émondé, comme un père fait pour son fils, pour qu'il soit son fils, et pas seulement une plante qui pousse. Donc, bien loin que cette nourriture forte détruise, c'est elle qui, au sens le plus simple du mot, t'a élevé, t'a fait grandir jusqu'à ce que tu deviennes le fils de celui qui te corrigeait.

Car tu avais à le devenir. Personne ne naît fils de quelqu'un, chacun le devient, et il en est ainsi dans la relation au Seigneur Dieu : "tu garderas les ordres de IHVH, ton Dieu, pour aller sur ses chemins, et pour le craindre." La loi, les ordres du Seigneur IHVH, bien loin d'empêcher d'aller, de marcher, sont toujours des ordres de marche.  "Tu garderas les ordres de IHVH, ton Dieu, pour aller sur ses chemins, et pour le craindre."

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"Car IHVH, ton Dieu, te fait venir vers un bon pays, un pays de torrents d'eau, de sources et d'abîmes qui sortent dans la vallée et la montagne, un pays à blé, à orge, à vigne, à figue, à grenade, un pays à olive, à huile, à miel, un pays où tu ne mangeras pas le pain avec parcimonie, où tu ne manqueras de rien, un pays dont les pierres sont du fer, et de ses montagnes tu extrairas du bronze. Tu mangeras, tu te rassasieras, tu béniras IHVH, ton Dieu, sur le bon pays qu'il t'a donné." Tu vas être conduit à un pays qui n'aura rien à voir avec la réplétion folle dont tu avais à être libéré. Mais, apparemment, ça y ressemble. Nous allons voir comment ce n'est qu'une apparence.

Vous avez sans doute observé ce retour du mot pays. Or, le pays, redisons-le, c'est là où l'on arrive et où l'on reste. Surtout vous avez remarqué l'exubérante richesse de ce pays. Oui ! Mais à la fin, un mot apparaît qui donne le ton à tout ce que nous venons de lire : "Tu mangeras, tu te rassasieras, tu béniras IHVH, ton Dieu, sur le bon pays qu'il t'a donné."

Le lecteur de ce texte est invité à découvrir qu'il doit se libérer d'une fausse et mauvaise plénitude qui ne serait pas capable de le nourrir car il est fait pour une nourriture plus haute, "tout ce qui sort de la bouche de IHVH". Et cette nourriture plus forte, qui ne le détruit pas, consiste à reconnaître que ce qui comble est donné, procède d'un don. Il y a contraste entre le don et la profusion liée à la nature de ce pays ("un pays de torrents d'eau, de sources... un pays à blé, à orge, à vigne").

Dans ce "bon pays qu'il t'a donné", la tentation est "d'oublier IHVH, ton Dieu, en ne gardant pas ses ordres, ses jugements et ses règles, que moi je t'ordonne aujourd'hui", de considérer cette profusion de biens comme quelque chose qui t'est dû. Or, tu ne peux vivre que de ce qui est donné. Et qu'est-ce qui t'a été donné ? Ce qui t'a été donné, c'est d'être libéré de la première satiété, de la réplétion, qui reçoit maintenant son vrai nom : tu as été libéré "du pays d'Egypte, de la maison des esclaves".

En observant la loi que je te donne, tu seras sans cesse amené à te souvenir que tu es un être qui a été libéré, et libéré non pas du trop-peu, mais du trop-plein que tu avais, au point que tu en étais esclave.

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Il y a une opposition entre le chemin et le pays, mais dans le pays, il y a encore un chemin pour un avenir. Toi-même, tu as un après toi. L'ordre, vous disais-je en passant, est un ordre de marche et sur le chemin, déjà, tu étais comme en un pays où tu ne manquais de rien : ton pied ne s'est pas enflé et pas davantage ton vêtement ne s'est usé.

Les oppositions initiales sont comme travaillées du dedans. Nous pouvons dire : la maison, le pays du chemin et, inversement, le chemin qui est une maison, qui est un pays.

Voilà ce qui arrive lorsque aller, marcher sur un chemin et, d'autre part, arriver en un pays, résider en une maison sont travaillés par le souvenir de Dieu : "Garde-toi d'oublier", "Tu te souviendras". Voilà ce qui arrive lorsque le chemin ou le pays ou le coeur est habité par la foi en Dieu.

Comment, en chemin ou au pays, ou dans notre coeur, sauf à vouloir disparaître, pourrions-nous souhaiter  briser l'alliance qui nous unit au Seigneur Dieu ? Quelle folie ce serait que d'occuper le coeur à briser l'alliance !

3 juin 1999

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