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Le temps a été cargué.

«Voici ce que je déclare, frères : le temps a été cargué. Pour ce qui reste, que ceux qui ont femme soient comme s'ils n'en avaient pas ; ceux qui pleurent, comme s'ils ne pleuraient pas ; ceux qui sont dans la joie, comme s'ils n'étaient pas dans la joie ; ceux qui font des achats, comme s'ils ne possédaient pas ; ceux qui usent de ce monde, comme s'ils n'en faisaient pas usage du tout. Car elle est en train de passer, la figure de ce monde.»


1 Corinthiens VII, 29-31

Je voudrais, plus que sur sa brièveté, attirer votre attention sur l'extrême discrétion de ce passage. Je veux dire que nous n'y rencontrons aucun nom propre, qu'il s'agisse de personne ou qu'il s'agisse de lieu. Surtout, ce texte est réservé en tout ce qui concerne le vocabulaire religieux. Nous ne voyons mentionné à aucun moment le nom de Dieu, ni celui du Christ. Nous ne lisons pas non plus des termes comme ceux de foi, d'espérance ou de charité. Rien de religieux dans les mots. En revanche, une insistance très forte est mise sur des conduites humaines très fondamentales : avoir femme, pleurer, être dans la joie, faire des achats. User du monde ne dirige pas non plus vers des réalités religieuses.

On a l'impression que tout se passe comme si on nous présentait les suites qu'il faut dégager de quelque chose qui s'est produit. Ces suites consistent en des conduites présentées comme des ordres. On pourrait énoncer la formule suivante : puisque s'est passé ce qui s'est passé, désormais il faut que... Nous aurons à revenir sur cette injonction.

Observons que tout commence par une affirmation et par une affirmation soulignée : «Voici ce que je déclare, frères». Paul laisse entendre qu'il parle et que c'est le fait qu'il parle auquel il faut prêter attention. D'autre part, il s'adresse à des hommes qu'il appelle ses «frères». Il parle donc à une société où tous ont à accomplir ce qu'il va recommander parce qu'ils ont une même origine.

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Paul déclare ceci : «le temps a été cargué». J'aurais pu traduire le temps a été replié. Mais alors j'aurais supprimé une image qui est certainement présente dans ce texte. En effet, le verbe s'emploie pour signifier que des voiles ont été repliées. Or il y a, pour dire cela, un terme technique : on «cargue» les voiles quand on les replie, quand on les serre autour du mât de telle façon que le navire ne peut plus être emporté par le vent. On n'est peut-être pas arrivé au port, on est peut-être encore en pleine mer, peu importe ! En tout cas, on ne bouge plus, il n'y a plus de quoi bouger et, si l'on bouge encore, s'il y a encore un reste de mouvement, parlons-en.

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«Pour ce qui reste, que ceux qui ont femme soient comme s'ils n'en avaient pas». Paul ne dit pas qu'il est bon ou qu'il est mauvais d'avoir femme. Il considère la condition de ceux qui ont femme. Il n'y a pas de mal à ça. Il n'y a pas non plus à dire que c'est bien. L'important sera la manière de se rapporter au fait d'avoir femme. Car avoir une femme n'est pas le dernier mot de l'existence.

Il y a d'autres situations. Il est très intéressant qu'il en présente plusieurs. Il évite ainsi qu'on se polarise sur l'une ou l'autre. Or, à propos de ces situations n'est retenu que l'ordre de ne s'identifier avec aucune d'elles.

Il a évoqué les pleurs, le voilà maintenant qui évoque la joie. On pourrait penser que si l'on ne doit pas pleurer, c'est parce qu'il vaut mieux se réjouir. Or, se réjouir ne vaut pas mieux, pour autant qu'on s'identifierait avec la joie que l'on éprouve. Sans arrêt, le même geste de dégagement est requis. Nous ne pouvons pas nous arrêter en quelque situation que ce soit.

«Ceux qui font des achats, comme s'ils ne possédaient pas». Ici, la pensée se dessine encore plus nettement. Il n'est pas mal de faire des achats, pas plus que de prendre femme ou d'être dans la joie ou dans la peine. Mais quand on a fait un achat, on est en possession de quelque chose. C'est l'arrêt sur achat, si je puis dire, qui est mis en question.

La dernière recommandation est certainement plus abstraite que les précédentes. Nous pouvons l'entendre comme une sorte de formule générale. Au fond, semble penser Paul, qu'est-ce que je viens de dire en disant tout cela ? Je viens de parler de l'usage de ce monde. Eh bien ! que «ceux qui usent de ce monde, [soient] comme s'ils n'en faisaient pas usage du tout.» Ils ont fait quelque chose qui se fait dans le temps. Or, d'avoir usé du monde les a arrêtés dans le temps. «Le temps a été cargué». Ses voiles ont été repliées. L'illusion serait de s'imaginer que cet usage que l'on fait du monde est porteur, qu'il nous emporte, qu'il nous fait avancer plus loin.

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Tout s'achève par une explication : «Car elle est en train de passer, la figure de ce monde». Entendons : elle est en train de passer la figure prise par ce monde, la figure que s'est donné ce monde. Mais qu'est-ce donc que la figure qu'offre ce monde ? Ce que nous venons de lire nous le dit. C'est une figure du monde que d'avoir femme, que de pleurer, que d'être dans la joie, que de faire des achats et, plus généralement, de se conduire d'une façon ou d'une autre en ce monde. Si nous n'avons pas à nous identifier avec cette figure, c'est parce que cette figure est en train de s'en aller, de passer. Donc, nous confondre avec elle reviendrait à passer avec elle. Ne nous identifions pas avec elle, mais, au contraire, alors même que nous appartenons à la figure de ce monde en ayant femme, en étant dans les pleurs, dans la joie, en faisant du commerce, ayons à son égard une conduite de dégagement dans notre appartenance même. Paul ne dit pas : n'ayez pas femme, ne pleurez pas, ne soyez pas dans la joie, ne faites pas d'achat. Mais il «déclare» : ne vous y fiez pas comme à quelque chose qui serait solide.

Ce que Paul soutient, c'est que, dès à présent, alors même que nous nous sommes investis en ce monde, du nouveau peut arriver, et même doit arriver. Ce nouveau, ce sera quoi ? Notre déprise de ce à quoi nous vivons dans le temps même où nous le vivons. La nouveauté sera dans ce geste même de dégagement.

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Je vous disais tout à l'heure qu'il n'y avait dans ce texte aucun terme spécifiquement religieux. Où est donc la note spécifique qui fait de ce texte un texte religieux ? Ce n'est pas dans les conduites dont il est question. Ce qui est religieux, c'est la manière singulière de les habiter. Non pas leur matérialité, mais le rapport entretenu avec chacune d'elles.

Comment nommer ce rapport ? Un rapport de confiance en autre chose. Cette confiance en autre chose se manifeste par le fait que l'on ne s'abandonne pas à ce qui pourtant fait la chair du moment présent. On ne s'y abandonne pas comme à ce qui nous permettrait d'aller plus loin. Car, si nous allons plus loin, si le vent nous pousse, et nous emporte, c'est par un geste de déprise, au moment même où nous sommes pris. Or, c'est ce geste de déprise qui fera apparaître l'événement qui s'est produit.

«Le temps a été cargué». Qu'est-ce qui s'est passé pour que la voile du temps se trouve repliée ? Que le temps ait été cargué, à quoi allons-nous le voir ? Qu'est-ce qui va en faire la preuve ? Ce sont les conduites que nous allons adopter, à propos de tout et de rien. Il n'y a pas à prendre une conduite plus qu'une autre parce qu'elle manifesterait l'événement et serait l'événement lui-même. Toutes peuvent faire l'affaire pour le manifester. Il n'y en a pas de meilleures que d'autres. Toutes celles qui sont évoquées sont d'une simple et sobre humanité. Mais, s'il y a quelque chose de singulier, ce sera la façon de prendre des distances, de ne pas se confondre ou s'identifier avec elles. Sinon, nous périssons avec elles puisqu'elles sont en train de périr.

Paul invite ses «frères» à vivre libres par rapport à ce qu'ils vivent, alors même qu'ils le vivent. Il ne méprise pas le fait d'être engagé et d'avoir femme, le fait de pleurer, d'être dans la joie ou de faire des achats. Mais rien de tout cela ne peut nous capter. Ou alors ça voudrait dire que nous aurions arrêté le navire là-dessus. Or, puisque nous aurions terminé notre course sur cette conduite et que la figure que nous donne cette conduite est en train de passer, nous passerions avec elle. Nous en déprendre, alors même que nous y sommes liés, c'est une manière d'être libre, une manière de signifier que nous pouvons jeter l'ancre ailleurs et que c'est à cela que nous sommes invités.

En somme, il ne s'agit pas tant du monde, de savoir s'il est bon ou s'il est mauvais, mais de la figure de ce monde. Notre figure va-t-elle prendre la sienne au point de ne faire qu'un avec elle ? Non ! Ou alors, encore une fois, nous faisons la preuve que nous croulons avec ce monde.

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Nous le sentons bien, il y a une grande complexité dans la formule «Le temps a été cargué». Essayons de la démêler.

Par un côté, on affirme que ce qui arrive dans le temps n'a plus de pouvoir puisque les voiles sont repliées et que le navire ne peut plus avancer. C'est donc par un mouvement de dégagement que nous allons manifester notre liberté par rapport à l'événement du temps devenu immobile. Mais ce mouvement par lequel nous nous libérons se produit lui-même dans le temps et nous redonne des voiles. Ainsi, déclarer que le temps a été cargué c'est dire que le temps est immobile et c'est aussi dire que, du fait même de son immobilité, il nous est possible, paradoxalement, d'avancer, d'aller plus loin dès à présent : notre liberté nous donne des voiles et du vent dans ces voiles !

23 janvier 1997

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