Car un enfant nous est enfanté...
«Le peuple qui allait dans la ténèbre a vu une grande lumière.
Ceux qui étaient assis au pays d'ombremort, une lumière a brillé sur eux.
Tu as accru la nation. Tu n'avais pas agrandi la joie.
Ils se sont réjouis en face de Toi comme de la joie de la moisson,
Comme lorsqu'ils jubilent en répartissant le butin.
Car le joug de son fardeau et la branche de son épaule,
Le bâton qui l'opprimait, Tu les as brisés comme au jour de Madian.
Car toute botte bottante, trépidante et l'habit roulé dans le sang,
Ils sont pour la flamme, pâture du feu.
Car un enfant nous est enfanté, un fils nous est donné.
Le principat est sur son épaule et il appelle son nom
«Merveille-de-Conseiller, Dieu-Héros, Père-toujours, Prince-de-la-Paix,
Pour l'accroissement du principat et une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume,
Pour l'établir et le soutenir dans le jugement et la justice,
Dès maintenant et à jamais. La jalousie de IHVH Sabaot fera cela.»
Nous savons bien d'expérience que nous pouvons nous engager diversement dans les paroles que nous prononçons. Nous pouvons prononcer certaines paroles en nous effaçant presque complètement de façon que ce que nous avons à dire soit la réalité la plus importante. Et si nous nous effaçons c'est parce que toute immixtion de nous-mêmes paraîtrait gâcher la vérité, l'objectivité de ce que nous disons. Mais il faut aussi reconnaître le revers de la médaille. Si nous prononçons des paroles objectives, nullement mêlées de nous-mêmes, nous risquons ainsi de tirer notre épingle du jeu, de n'être pas pris à ce que nous disons.
Si je vous propose ces quelques observations avant d'entrer dans la traversée de ce passage, c'est parce que nous pouvons, à partir de là, reconnaître mieux les différentes modulations de la parole que nous prononçons lorsque nous faisons nôtre ces quelque six versets.
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Tout commence par quoi ? Un constat ou une annonce ? C'est bien difficile à dire. Il peut nous paraître étrange de parler d'annonce alors que les premières phrases sont au passé. Oui, mais vous savez bien qu'il y a manière et manière de parler au passé. On peut parler au passé, paradoxalement, pour dire, par une sorte d'anticipation, ce qui va arriver.
«Le peuple qui allait dans la ténèbre a vu une grande lumière. Ceux qui étaient assis au pays d'ombremort, une lumière a brillé sur eux.» C'est chose faite. Quand nous disons cela, nous nous mettons en face de l'événement.
Ensuite, notre manière de parler change. Elle change, parce que nous nous adressons à quelqu'un : «Tu as accru la nation. Tu n'avais pas agrandi la joie. Ils se sont réjouis en face de Toi... le bâton qui l'opprimait, tu les as brisés, comme au jour de Madian». C'est le ton, non du constat, non pas même de l'annonce, mais de la profession de foi. Une profession de foi qui fait mémoire de ce qui vient d'arriver comme aussi d'ailleurs de ce qui est arrivé avant maintenant, avant le passé qui vient de se produire.
Et puis, toute la fin de ce passage est évidemment caractérisée par une parole qui implique ceux qui la prononcent : «Car un enfant nous est enfanté, un fils nous est donné.»
Nous pouvons constater enfin que d'abord nous allons du passé vers le présent : un présent qui célèbre, en se souvenant. Par la suite, nous partons du présent et nous nous tournons vers ce qui va arriver, vers l'avenir.
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«Le peuple qui allait dans la ténèbre a vu une grande lumière. Ceux qui étaient assis au pays d'ombremort, une lumière a brillé sur eux.» Le discours est au pluriel. Il s'agit du peuple, des habitants d'un pays, et ensuite on parlera de la nation, on parlera d'eux. Quelque chose qui arrive, sans doute, à chacun, mais qui arrive à chacun parce que d'abord ça arrive à la collectivité dont il fait partie. L'ensemble l'emporte sur les éléments. Bien sûr, chacun est touché, mais à partir d'un événement qui le concerne en raison de son appartenance à un groupe.
Quel est l'événement qui s'est produit, ou qui se produira, ou qui est en train de se produire ? On peut le qualifier comme une transformation : passage de la ténèbre à la lumière. «Le peuple qui allait dans la ténèbre a vu une grande lumière. Ceux qui étaient assis au pays d'ombremort, une lumière a brillé sur eux.» Mais nous entendons tout de suite que cette métaphore de la ténèbre et de la lumière est au service d'une affirmation plus profonde encore. Il s'agit de passer de la mort à autre chose qu'elle. Passage de la mort à la lumière, de la mort à ce que signifie la lumière, comme si la mort avait été d'abord là, comme si elle était première !
«Tu as accru la nation. Tu n'avais pas agrandi la joie. Ils se sont réjouis en face de Toi». Passage de la ténèbre à la lumière, de la mort à la vie, de ce qui est encore restreint et petit à ce qui devient plus grand, passage de la moindre joie à une joie plus grande. Mais une joie plus grande qui est présentée comme un événement qui arrive grâce à celui auquel on s'adresse : «Tu as accru..., Tu n'avais pas agrandi..., ils se sont réjouis en face de Toi».
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Quelle est la mesure de ce changement ? Et même est-ce que cette transformation peut se mesurer ? Vous savez, c'est la question que nous pouvons poser chaque fois que nous nous trouvons devant une comparaison. Car une comparaison a pour objectif de nous faire prendre la mesure de ce dont on parle en trouvant quelque chose qui peut lui être apparié. Au fond, chaque fois que l'on compare, on se tourne toujours vers le passé car une comparaison porte en elle-même référence à quelque chose qui a déjà eu lieu ou qui a eu lieu ordinairement, quelque chose de connu ou de connaissable. «Ils se sont réjouis en face de Toi comme de la joie de la moisson». Je peux vous garantir que j'ai beaucoup hésité avant d'écrire «comme de la joie de la moisson». J'aurais tellement mieux osé écrire : «comme de la joie quand on coupe». Car c'est bien de cela qu'il s'agit. La moisson, c'est le moment où quelque chose est enlevé. C'est un fruit, sans doute, mais c'est un fruit qui vient après qu'on ait coupé quelque chose.
«Comme lorsqu'ils jubilent en répartissant le butin.» Voilà encore une comparaison qui rapproche de quelque chose qui est passé, ou plutôt qui est habituel. Ils jubilent, mais en distribuant : chacun en a sa part, et nul ne l'a tout entier.
«Car le joug de son fardeau et la branche de son épaule, le bâton qui l'opprimait, Tu les as brisés comme au jour de Madian.» Cette moisson, cette répartition du butin est consécutive à une rupture. Rupture d'un joug, d'un bât sur l'épaule, brisure du bâton qui opprimait.
Or, pour nous faire réaliser ce qui se passe, non seulement nous sommes invités à nous reporter à ce qui se passe habituellement, mais nous sommes invités à nous reporter à un événement que nous n'avons pas connu. «Tu les as brisés comme ''
Au jour de Madian, voici ce qui s'était passé (cf. Juges VII) : «Gédéon et les cent hommes qui l'accompagnaient arrivèrent à l'extrémité du camp au début de la veille de la minuit, comme on venait de placer les sentinelles. Ils sonnèrent du cor et brisèrent les cruches qu'ils avaient à la main. Alors les trois bandes sonnèrent du cor et brisèrent leurs cruches. De la main gauche ils saisirent les torches, de la droite les cors pour en sonner et ils crièrent : "Pour le Seigneur et pour Gédéon"»
Qu'est-ce que c'est que cette histoire de cruches brisées ? Voici ce qu'avait fait Gédéon au préalable. «Gédéon avait divisé trois cents hommes en trois bandes. A tous il avait remis des cors et des cruches vides, avec des torches dans les cruches. "Regardez-moi, leur avait-il dit, et faites comme moi. Quand je serai arrivé aux abords du camp, ce que je ferai vous le ferez aussi : je sonnerai du cor, moi et mes compagnons, alors vous aussi vous sonnerez du cor tout autour du camp et vous crierez : Pour le Seigneur et pour Gédéon !"».
Avec ce peuple qui allait dans la ténèbre, avec ces gens qui étaient assis au pays d'ombremort, de qui s'agit-il ? Il s'agit à la fois de ceux qui accèdent à la lumière, qui, étant éblouis par la lumière, sont aussi désarçonnés.
La suite du récit ne nous laisse aucune incertitude sur ce qui est arrivé aux Madianites. «Ils se tinrent immobiles, chacun à sa place autour du camp. Tout le camp alors s'éveilla et, poussant des cris, les Madianites prirent la fuite. Pendant que les trois cents sonnaient du cor, le Seigneur fit que dans tout le camp chacun tournait l'épée contre son camarade. Tous s'enfuirent jusqu'à Bet-hash-Shitta, vers Cartân, jusqu'à la rive d'Abel-Mehola, vis-à-vis de Tabbat.»
«Toute botte bottante, trépidante et l'habit roulé dans le sang, ils sont pour la flamme, pâture du feu.» Ce n'est plus seulement la lumière, c'est la flamme et le feu. Il y a toujours quelque chose à détruire pour que vienne la victoire. Et qu'est-ce qui va arriver ? Comment va-t-on maintenant, au-delà du souvenir que l'on peut évoquer, entrer dans l'avenir ?
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Nous allons entrer dans l'avenir de la façon la plus ordinaire qui soit. Nous entrons toujours dans l'avenir chaque fois que naît un enfant. «Car un enfant nous est enfanté, un fils nous est donné.» En somme, il n'y a plus qu'à grandir, mais il y a à grandir. Tout repart à presque zéro, pas tout à fait zéro : un enfant, ça n'est pas rien ! Il n'y a plus qu'à grandir et l'avenir est aussi libre et dégagé que le passé a été lui-même libre et dégagé. L'avenir est dégagé comme il l'est pour un enfant.
C'est là toute l'intrigue du temps. Une intrigue entre le passé et l'avenir qui nous déconcerte car nous serions toujours tentés de dire : le passé est révolu et l'avenir est incertain. C'est cette pensée, celle que nous avons spontanément, qui est à refondre en quelque sorte. Nous sommes invités à prendre appui sur un passé pour accepter la venue d'un avenir.
Cet avenir, quel est-il ? C'est un avenir dont nous naîtrons. De cet enfant, nous allons surgir. Application inattendue peut-être de cette vérité que, pourtant, beaucoup d'entre nous expérimentent : nous sommes toujours les fils de nos enfants. Nos enfants sont nos pères. Or, c'est cela qui est dit en toutes lettres dans ce passage. Il suffit de le lire. Que se passe-t-il quand un enfant arrive, quand un fils est donné ? Pas seulement un enfant, mais un fils, quelqu'un qui est reconnu par nous, quelqu'un qui est nôtre et pourtant un autre que nous ? Ce qui se passe, c'est que c'est lui qui nous mène. C'est lui qui marche en avant de nous et qui fait qu'il y a pour nous un avenir. Car pour nous, s'il n'y avait que nous, il n'y aurait que le chemin que nous avons fait, il n'y aurait que la route que nous avons parcourue.
«Merveille-de-Conseiller, Dieu-Héros, Père-toujours, Prince-de-la-Paix». Celui qui se bat pour que la paix commence. La paix n'est pas encore arrivée.
Il y a déjà eu des batailles, on a jubilé en répartissant le butin, déjà les habits ont été roulés dans le sang, ont été jetés à la flamme, sont devenus pâture du feu. L'enfant, c'est celui qui nous enlève tout terme de comparaison. Il y en avait au début : «Ils se sont réjouis en face de Toi comme de la joie de la moisson, Comme lorsqu'ils jubilent en répartissant le butin.... Tu les as brisés comme au jour de Madian.». Plus de comparaison possible. Avec l'enfant, c'est l'inattendu de la paix à venir. «Pour l'accroissement du principat et une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume, pour l'établir et le soutenir dans le jugement et la justice». Cet avenir est un avenir pour le pluriel dont on a parlé depuis le début, pour la collectivité. C'est un avenir qui passe dans les moeurs d'une société, qui s'incarne non pas en toi et en moi seulement, mais qui s'incarne en nous, Non ! un enfant ne m'a pas été enfanté, un fils ne m'a pas été donné, mais «un enfant nous est enfanté, un fils nous est donné.»
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«Dès maintenant et à jamais. La jalousie de IHVH Sabaot fera cela.» Dès maintenant et à jamais : ça ne fait que commencer. Donc ne soyons pas surpris si ça recommence. C'est pour maintenant et c'est pour toujours donc. Dans l'avenir ce sera encore à refaire.
Qu'est-ce qui explique une telle façon de vivre le rapport au passé et le rapport au futur ? C'est le mot de la fin qui nous le dit. «La jalousie de IHVH Sabaot fera cela.» La jalousie, l'attachement passionné et exclusif, au point qu'il ne veut pas qu'un autre s'en occupe.
L'acteur de ce mouvement, qui nous fait nous souvenir du passé, qui nous fait regarder le présent comme un retour d'événements que nous pouvons comparer au passé et puis, dans un deuxième temps, que nous ne pouvons pas comparer au passé, d'un présent incomparable, comparable simplement à ce qui arrivera - l'acteur de tout cela a un nom, celui du tétragramme imprononçable. Il a beau être imprononçable, il fait quelque chose. Le Seigneur Sabaot «fera cela». Dans cette aventure qu'est l'histoire, il y a non pas devant, non pas au-dessus mais en dedans, la jalousie du Seigneur Sabaot. C'est elle qui est à l'oeuvre.