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J'ai encore beaucoup à vous dire

«J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent. Quand il viendra, celui-là, le souffle de la vérité, il vous fera cheminer dans la vérité tout entière ; car il ne parlera pas de lui-même, mais tout ce qu'il aura entendu il vous en parlera, et ce qui vient, il vous l'annoncera. Celui-là me glorifiera, car c'est de ce qui est à moi qu'il recevra, et il vous l'annoncera. Tout ce qu'a le Père est à moi ; voilà pourquoi j'ai dit : c'est de ce qui est à moi qu'il reçoit, et il vous l'annoncera.»


Jean XVI, 12-15

Quelques observations élémentaires très simples vont nous permettre de nous acclimater à ce passage. Observons d'abord que d'un bout à l'autre quelqu'un parle, quelqu'un parle au singulier, quelqu'un dit «je». Ce «je» qui parle, parle à quelqu'un. Et les destinataires de sa parole sont au pluriel. Destinataires, je dis bien. Il ne parle pas d'eux, il leur parle en leur disant le vous du pluriel.

Et de quoi parle-t-il ? Il parle du fait même qu'il parle. C'est sur le fait de sa parole qu'il attire l'attention et c'est de ce fait qu'il les entretient. «J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent». La suite encore insiste sur le fait même qu'il y a une parole. On serait tenté de dire que le contenu de ce qu'il dit, c'est qu'il parle. Mais il parle aussi de ce que je vous propose d'appeler l'exiguïté, l'insuffisance, l'infirmité du présent. Et dans le même temps, il parle de la puissance du futur. «vous ne pouvez pas le porter à présent. Quand il viendra, celui-là, le souffle de la vérité, il vous fera cheminer dans la vérité tout entière». Infirmité du présent, puissance qui se révèlera dans la suite du temps à venir pour porter ce qu'il dit.

Car il dit bien quelque chose. Quand il parle, il ne dit pas rien. Qu'il parle, ce n'est pas rien, même si nous avons de la peine, en lisant ce passage, à identifier ce qu'il dit autrement qu'en répétant : il parle.

Allons plus loin encore dans ces observations. Quelqu'un d'autre que lui, qui dit en ce moment «je», le suppléera : le souffle de la vérité, quand il viendra, «vous fera cheminer dans la vérité tout entière». Lui, qui est en train de parler, parlera-t-il encore ? En tout cas, ce souffle viendra suppléer. Et cet autre, ce souffle de la vérité, cet autre que lui qui parle, lui donnera à lui un éclat, une reconnaissance, une gloire qu'il n'a pas encore : «Celui-là me glorifiera».

Et pourtant, ce souffle de la vérité, d'une certaine façon, ne le dépassera pas. Car lui, ce «je» qui parle, ici et maintenant, n'a pas d'au-delà de lui-même. «Celui-là me glorifiera, car c'est de ce qui est à moi qu'il recevra, et il vous l'annoncera.» Le seul au-delà que pourrait avoir celui qui parle en ce moment, «je», ce serait celui qu'il appelle le Père, mais justement ce Père, il est comme lui-même, il est celui qui permet au souffle de vérité de recevoir sans cesse du nouveau. «Tout ce qu'a le Père est à moi ; voilà pourquoi j'ai dit : c'est de ce qui est à moi qu'il reçoit, et il vous l'annoncera.»

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Je vous propose maintenant de parcourir encore une fois, et de façon plus attentive, le passage que nous venons de reconnaître brièvement. Mais je vous invite à lire ce texte en réalisant que celui qui dit «je», celui-là peut être vous, si vous le lisez. On ne dit pas «je» impunément. Si, en lisant, nous disons «je», nous endossons le «je».

J'insiste sur cette manière de lire. Car il nous arrive souvent, quand nous lisons un passage de l'Ecriture, de nous dire : mais à qui est-ce adressé et qui l'adresse ? Je pense que celui qui l'adresse et ceux auxquels le texte est adressé, ce sont ceux qui le lisent. Ils peuvent le lire de façon qu'ils entendent un autre qu'eux s'adresser à eux-mêmes ou aussi bien le lire de façon qu'eux-mêmes osent occuper la position du «je» qui parle et l'adresser à qui voudra bien l'entendre.

Ainsi, ce texte nous permet de dire qu'il y a des postes, des positions, que nous ne pouvons pas occuper. Nous ne pouvons pas occuper la position du Père. Nous ne pouvons pas occuper la position du souffle. Dans ce passage, quand nous le lisons, nous parlons du Père, «Tout ce qu'a le Père». Nous avons parlé également du souffle de la vérité. Nous ne sommes ni le Père, ni le souffle de la vérité : «le souffle de la vérité,... vous fera cheminer».... «Celui-là me glorifiera,... c'est de ce qui est à moi qu'il recevra, et il vous l'annoncera».

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Traversons encore une fois ce passage. Puisque quelqu'un dit «je», il parle. On ne peut pas dire «je» sans parler. Dire «je», c'est déjà parler. Il parle, et il parle à quelqu'un, il parle à quelqu'un qui l'écoute ou qui peut l'écouter. Ainsi, d'emblée, nous sommes invités à considérer ce que nous appelons parfois de façon très abstraite l'existence ou l'histoire comme une immense conversation, comme un immense entretien dans lequel nous sommes pris. Et qui peut écouter, qui éventuellement écoute ? Tous ! N'importe qui ! Non pas tous en fait et actuellement, mais tous en droit. Pourquoi ? Mais parce qu'il suffit d'entendre que «je» parle pour pouvoir écouter.

Oui, mais quand je parle, puisque je parle à présent, en ce moment, «je» ne dis pas tout ce que j'ai à dire. La parole de «je» remplit bien le présent, occupe tout le présent, mais ce présent qui est tout entier occupé par la parole que je dis et que vous écoutez, ce présent limite aussi la parole que je dis. Ainsi le présent est plein mais, dans la mesure où il est plein, il est aussi un présent fini. C'est ainsi que nous éprouvons que le présent d'une parole est à la fois «vie» mais en même temps «mort». C'est la condition de toute parole, parce que la parole est proférée et est reçue dans le temps. «J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent.»

Mais puisque la parole dite n'a pu être tout entière supportée par qui la reçoit, le souffle, qui est comme l'âme de la parole, qui est la parole pour autant qu'elle échappe au présent, on ne peut parler de lui qu'au futur. Le souffle viendra : «Quand il viendra, celui-là, le souffle de la vérité». Il viendra quand la parole du «je» qui a parlé aura été dite, s'il est vrai que nous vivons dans le temps. Le souffle, toujours futur, en quelque sorte, viendra quand la parole, qui a été dite et éventuellement entendue, sera du passé. C'est lui, le souffle, qui fera cheminer ceux qui écoutent dans le plein de la parole, à l'intérieur, et dans le plein de la vérité tout entière. Mais il les fera cheminer toujours pas à pas, dans ce que je vous propose d'appeler une finitude qui n'en finit pas, dans une vie habitée par la mort, dans une mort habitée par la vie.

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Ce souffle ne parle pas de lui-même : «car il ne parlera pas de lui-même». Il faut être «je», il faut être en première personne pour parler. Le souffle est le lien entre «je» qui parle et ceux, tous ceux à qui «je» parle quand «je» ne suis plus là pour parler. Et puisqu'il fait le lien dans le temps, ne soyons pas surpris qu'il raconte et en même temps qu'il annonce : «tout ce qu'il aura entendu il vous en parlera, et ce qui vient, il vous l'annoncera». Il raconte et il annonce, pourquoi ? Parce que le temps n'arrête pas de passer et aussi de venir. Comme lui, le souffle passe et vient. Le souffle est comme l'arche du temps : entre le passé entendu et à entendre encore, et l'avenir, qu'il faudrait presque appeler plutôt le «venant», qui n'est pas encore venu, ce qui vient.

Or cette arche qu'est le souffle entre la parole venue et passée et la parole en train de venir, nous apprenons qu'elle donne présence à ce «je» car le souffle, quand il raconte et annonce, fait vivre encore celui qui parle quand il est mort : il le fait vivre dans ceux sur lesquels il souffle. «Celui-là me glorifiera, car c'est de ce qui est à moi qu'il recevra». Autrement dit, celui qui a parlé parle encore grâce au souffle et où ? Faut-il dire où ? Faut-il dit quand ? Existe-t-il encore ? Il existe quand on l'écoute aujourd'hui, quand nous l'écoutons, il existe là où nous l'écoutons et c'est là qu'il est en gloire.

Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que celui qui parle, «je», est lui-même habité par une source inépuisable. «Je» est fils - «Tout ce qu'a le Père est à moi» - et c'est d'être fils, c'est d'avoir un père, qui le maintient interminablement au présent, dans la succession des présents qui lui sont donnés par le souffle.

En somme, quand «je» parle, du fait que «je» est fils, c'est le Père qui à la fois se limite et en même temps se donne tout entier. «J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent.» C'est vrai de «je», c'est vrai aussi de sa source. Quand «je» parle, il se dit tout entier, et le Père avec lui et, en même temps, il manque à se dire tout entier. Pourquoi ? Parce que «je» qui parle, le «je» qui est fils, parle toujours, mais dans le temps, et donc en passant par ce moment qui est aussi bien fini que plein, aussi bien mort que vie et que nous appelons le présent.

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Qui donc est «je» ? Je répondrai : «je», c'est «je parle». «Je», c'est aussi bien «j'ai parlé». «Je», c'est aussi «je parlerai». Il faut en quelque sorte que nous tordions notre syntaxe si nous voulons entendre quelque chose à ce qui se dit dans un passage comme celui-ci. Quand nous posons la question : «Qui donc est «je» ?», posée ainsi, la question exige que nous donnions un nom. Or, ce que le passage que nous venons de traverser nous invite à dire, c'est que le nom de «je», c'est ce qu'il fait, le nom de «je», c'est son acte, et ce qu'il fait, son acte, c'est qu'il parle.

Et bien entendu, il y a une autre question que nous sommes portés à poser, symétrique de la question : qui donc est «je» ? Qui donc est «vous» ? Qui donc est «vous» ? Mais vous, si vous voulez, vous qui écoutez que «je» parle.

7 juin 1995

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