precedent Comme du blé on fait du pain. suivant

Si enfants, aussi héritiers

«En effet tous ceux qui sont poussés par un souffle de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. En effet vous n'avez pas reçu un souffle d'esclavage de nouveau pour de la peur, mais vous avez reçu un souffle d'institution filiale dans lequel nous crions ''Abba, le Père''. Le souffle lui-même témoigne avec notre souffle que nous sommes enfants de Dieu. Or si enfants, aussi héritiers. (Si) héritiers de Dieu, héritiers avec Christ, s'il est vrai que nous souffrons avec pour être glorifiés avec.»


Romains VIII, 14-17

Plusieurs fois revient ce nom de «souffle» : «ceux qui sont poussés par un souffle de Dieu... vous n'avez pas reçu un souffle d'esclavage... vous avez reçu un souffle d'institution filiale» et enfin, «Le souffle lui-même témoigne avec notre souffle». D'un bout à l'autre, le souffle est présent. D'une certaine façon, c'est le souffle qui est à l'oeuvre, c'est lui l'artisan. C'est le souffle qui fait.

D'autre part, nous voyons revenir, avec une certaine insistance, le petit mot «avec» : «Le souffle lui-même témoigne avec notre souffle... Si héritiers de Dieu, héritiers avec Christ» et puis, à la fin, «avec» est employé à l'état pur, en quelque sorte : «''s'il est vrai que nous souffrons avec pour être glorifiés avec'»'.

Nous pouvons observer encore que, dans ce que je vous propose pour l'instant d'appeler la première partie du texte, il est fort question de «fils» : «ceux-là sont fils de Dieu», et puis, l'«institution filiale». En revanche, dans la fin de ce texte, ce qui est en cause, ce n'est pas tant la filiation que le fait d'être enfant. Entre les deux, il y a la mention du père : «nous crions "Abba, le Père. Nous aurons tout à l'heure à nous demander pourquoi ce terme «Abba» est lui-même traduit, prolongé dans une autre langue : «Abba», est aussitôt commenté par «le Père».

Voilà les quelques observations que je voulais présenter pour commencer.

Quant à la démarche que nous allons suivre, elle va sans doute vous paraître bien singulière. Il y a plusieurs manières de traverser un texte et la façon la plus habituelle est de le descendre. Je veux dire de partir du début et d'aller vers la fin. Je me propose de remonter le texte, de commencer par ce qui est tout à fait à la fin.

*

«S'il est vrai que nous souffrons avec pour être glorifiés avec.» Tout se passe comme s'il y avait un événement dont nous dépendons, auquel nous sommes liés. Cet événement, nous pouvons le nommer, encore de façon neutre, comme l'événement d'un compagnonnage. Quand nous souffrons, notre souffrance est associée à celle d'un autre, et le résultat de cette association à la souffrance d'un autre est une autre association. Nous sommes associés dans la souffrance avec un autre afin d'être associés dans la gloire avec un autre.

Mais, encore faut-il préciser que l'affirmation de cet événement et l'affirmation de la suite de cet événement supposent que nous fassions nôtre cet événement, que nous y adhérions.

En effet, la proposition que nous venons de lire commence par cette introduction : «s'il est vrai que». Nous pourrions développer ce «s'il est vrai que». Cette tournure signifie : encore faut-il tenir pour vrai. Nous pouvons encore la comprendre en disant : «puisque - n'est-ce pas, nous en sommes bien d'accord - nous souffrons avec pour être glorifiés avec.»

Autrement dit, cette association dans la souffrance et son fruit, qui est l'association dans la gloire, supposent notre foi. Je m'explique. Je n'entends pas par là que notre foi créerait la réalité de cet événement, mais cet événement n'est pas vrai sans notre foi. C'est pour cette raison que la succession du compagnonnage dans la souffrance et du compagnonnage dans la gloire est introduite par la tournure sur laquelle je viens d'insister.

En bref, par la foi que nous donnons à la vérité de ce compagnonnage la réalité de ce compagnonnage entre dans notre existence, l'envahit.

*

Nous pouvons prononcer le nom du compagnon avec qui nous sommes. «Si héritiers de Dieu, héritiers avec Christ». Ce compagnonnage qui est, à l'extrême fin de ce texte, exprimé à l'état pur, a été introduit par la désignation de celui avec qui nous sommes associés. Il se nomme Christ. Il s'agit donc de quelqu'un, d'une personne, comme nous sommes nous-mêmes quelqu'un, une personne.

Mais il ne suffit pas de dire cela, car ce nom de Christ n'est pas un nom propre, mais un nom de fonction, il désigne le Messie. Donc ce nom comporte une signification et, en remontant le texte, nous allons pouvoir dégager la signification du nom de celui auquel nous sommes associés.

Comme Christ, du fait de notre association avec lui, nous voilà héritiers. «Si héritiers de Dieu, - nous y reviendrons - héritiers avec Christ». Ainsi, lui-même, il reçoit ou il a reçu, pour en vivre, pour continuer à en vivre, un héritage et, dans notre foi, nous croyons qu'avec lui, cet héritage, nous le partageons, cet héritage de souffrance mais aussi de gloire.

Ainsi quand la souffrance nous arrive, elle est un héritage partagé avec Christ, pour partager avec lui sa gloire.

*

Ces noms de souffrance et de gloire eux-mêmes s'effacent au profit d'un autre. Ce dont nous héritons, ce n'est pas seulement de la souffrance pour la gloire avec le Christ, mais avec lui, ce dont nous héritons, c'est de Dieu : «héritiers de Dieu».

«Héritiers de Dieu» au double sens de cette expression. En effet, du fait de notre association avec Christ, Dieu lui-même nous institue héritiers, et nous sommes aussi ceux qui héritent non pas seulement de par Dieu, mais qui héritent Dieu. Dieu est l'acteur et il est aussi l'objet de la transmission dont nous bénéficions, «héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ»

S'il en est ainsi, c'est parce que nous sommes nés de lui, sortis de son sein : «Or si enfants, aussi héritiers». Oui, je dis bien, nés de lui, sortis de son sein, car tel est bien le sens du mot que nous traduisons en français par «enfants». Si nous voulions rendre le mot au plus près, ce n'est pas par «enfants» que nous devrions traduire le texte original. Il faudrait traduire par «enfantés». Si Dieu est donc l'acteur et l'objet de notre héritage, c'est parce que, du fait de notre compagnonnage avec Christ, nous sommes Dieu même en tant que nés de Dieu. Non pas Dieu tout court, si je puis dire, mais Dieu en tant que sortis, issus, produits de Dieu.

*

C'est cela dont témoigne, comme devant un tribunal - où bien entendu, comme chacun sait, on doit toujours dire la vérité -, le souffle qui, lui aussi, est associé à notre propre souffle. «Le souffle lui-même témoigne avec notre souffle que nous sommes enfants de Dieu». Ici, le souffle représente ce qu'on peut appeler le vecteur de la parole, ce moment où la parole n'est encore elle-même qu'un cri. Ce que le souffle articule comme déposition, mais avec nous, c'est que nous sommes enfants de Dieu. Il prononce cela dans une parole criée.

Dans cette fin du texte, dont nous partons, il y a une sorte de mélange entre deux ordres bien distincts : l'ordre de l'enfantement, ordre physique et, d'autre part, un autre ordre, signalé par ce mot «héritiers» : «si enfants, aussi héritiers». On a l'impression que l'héritage reçoit sa raison d'être d'une réalité toute naturelle. Or l'héritage est une institution de la vie sociale. Ainsi, ce n'est pas parce que nous sommes enfants que nous héritons. Nous n'héritons en vérité que si nous sommes fils. Les enfants n'héritent pas au titre de leur simple naissance, ils héritent, oui, mais à condition de pouvoir être reconnus, et de se reconnaître eux-mêmes d'un père.

*

«Mais vous avez reçu un souffle d'institution filiale dans lequel nous crions "Abba, le Père. C'est le moment décisif de ce parcours : «vous avez reçu un souffle d'institution filiale - on pourrait ajouter : c'est moi qui vous le dis - dans lequel nous crions». Avez-vous remarqué comment on passe de vous à nous ? Je ne vous dis que ce qui est à vous aussi bien qu'à moi. Et qu'est-ce que nous crions ? Eh bien ! «nous crions "Abba, le Père".» Nous crions ! Non pas nous parlons, non pas nous articulons, nous crions le mot de passe grâce auquel nous sommes introduits à un autre ordre. Ce mot, c'est «Abba».

Mais ce mot de passe veut dire ici quelque chose. Car un mot de passe peut n'avoir pas de sens : nous crions tel mot, et ça permet de passer. Or, ce mot Abba, il importe de comprendre ce qu'il signifie. Il ne faut pas seulement le prononcer.

Du coup, nous voilà établis dans une atmosphère nouvelle. «vous avez reçu un souffle d'institution filiale». En disant «Abba, le Père», vous passez de la condition d'enfants à la condition de fils, parce que vous avez prononcé un nom qui transforme l'enfant que vous êtes pour en faire un fils. Vous avez accédé à quelque chose qui n'est plus de l'ordre de la simple nature, où il y a engendrement ou enfantement. Vous êtes passés à l'ordre de l'institution, de la filiation.

*

Si nous avons reçu ce souffle d'institution filiale, il importe de ne pas retourner à un état qui n'a rien à voir avec elle, à un état qui serait d'esclavage, c'est-à-dire qui serait de pure souffrance. Cet état serait d'esclavage, parce que ce serait seulement un état de dépendance charnelle, et Dieu sait si souffrir est une dépendance charnelle ! Quant à la gloire, elle ne vaudrait pas mieux elle-même si elle était une simple participation à quelque chose de merveilleux, éventuellement, de prodigieux. Finalement, cela nous maintiendrait encore dans l'ordre de la peur.

Ce dont nous avons été libérés, en devenant capables d'être fils, de crier Abba, Père, c'est de la peur, de la peur qui est toujours là d'abord, au commencement.

*

Nous pouvons maintenant comprendre la phrase initiale : «En effet tous ceux qui sont poussés par un souffle de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu.» Le souffle nous pousse comme on pousse quelque chose qu'on veut faire sortir, qu'on veut faire naître, qu'on veut faire reconnaître comme fils. Fils de Dieu, entendons : ceux-là sont non seulement nés de Dieu, comme tout à l'heure on parlait d'enfants de Dieu, mais ceux-là sont reconnus de Dieu. En rigueur de langage, nous ne devrions jamais confondre enfants de Dieu et fils de Dieu. Tout se passe comme s'il fallait ces deux expressions pour dire quelque chose qui est au-delà de l'une et de l'autre expression. Enfant de Dieu dit ceci : comme on sort du sein maternel, on sort de Dieu, réellement, pour de bon. Dire enfant, c'est donc affirmer la réalité de notre attache quasi ombilicale à Dieu. Mais nous nous rendons bien compte que, s'il n'y avait que cela, ce ne serait pas humain. Il faut l'expression fils de Dieu, qui corrige l'expression enfants de Dieu, et qui fait de ces enfants de Dieu des êtres humains. Car c'est seulement en humanité qu'il y a reconnaissance, reconnaissance du père, reconnaissance par le père. Avec enfant, on est encore dans l'ordre de la mère et, certes, cette lignée de l'enfantement est importante. Mais il y a, au-delà de notre sortie du sein de Dieu, à affirmer notre avènement à une condition qui est la condition humaine, là où il y a des fils qui disent, qui commencent d'abord par crier, par faire entendre par une voix encore rauque, «Abba, le Père».

*

Maintenant, évidemment, nous pouvons aussi lire le texte comme nous l'avons lu tout à l'heure pour la première fois, c'est-à-dire, non pas en le remontant, mais en le descendant. Mais ce que j'ai voulu vous montrer, c'est que ce que nous disons au début repose, comme sur sa racine, sur l'événement d'un compagnonnage, d'une association avec Christ. C'est en remontant à partir de ce compagnonnage avec Christ que nous découvrons ce dont nous bénéficions avec lui, comme lui-même en bénéficie : la capacité de crier «Abba», c'est-à-dire, le Père. De ce fait, avec lui, avec ce Christ, nous restons finalement en pleine humanité. Nous n'avons pas à sortir de l'humanité pour nous reconnaître fils de Dieu, mais il nous faut, comme Christ, rester en pleine humanité pour que cette dépendance puérile devienne une alliance filiale.

La condition de fils transforme sans cesse la condition d'enfant. Un enfant seul peut souffrir, et c'est pourquoi il fallait partir de cette condition d'enfant. L'enfant, c'est celui qui a une chair, qui peut pâtir. Cette condition d'enfant capable de souffrir, cette condition charnelle d'enfant, d'être qui est né, se trouve non pas abolie mais sans cesse transformée par l'institution filiale. Car, d'une certaine façon, du fait de notre chair, nous sommes toujours enfants. C'est un enfant toujours qui est institué fils. On n'institue pas fils un être inconsistant, qui ne serait pas charnel. C'est pourquoi le moment du cri est si important. Car dès que l'on crie «Abba, le Père» on est à la fois encore un enfant et on cesse de l'être. On est encore un enfant parce qu'on crie. Mais on ne l'est plus à cause de ce qu'on dit.

22 mai 1997

imprimer suivant