« Prenez garde à vous-mêmes »
(1) Il dit à l’adresse de ses disciples : « Il est inadmissible que ne viennent pas des pièges, mais malheur à celui par qui ils viennent ! (2) Il lui est plus avantageux qu’une pierre à moudre soit mise autour de son cou et qu’il soit jeté dans la mer que de piéger un seul de ces petits. (3) Prenez garde à vous-mêmes ! Si ton frère a fauté, fais-lui des reproches et, s’il change de cœur, remets-lui ! (4) Et si sept fois le jour il faute contre toi et que sept fois il revienne vers toi en disant : ‘Je change de cœur’, tu lui remettras. » (5) Et les apôtres dirent au seigneur : « Ajoute-nous de la foi. » (6) Le seigneur dit : « Si vous aviez de la foi comme un grain de moutarde, vous diriez à ce mûrier : ‘Déracine-toi et plante-toi dans la mer’, il vous aurait obéi. »
Quelques repères
Prenons en considération certains aspects formels sous lesquels se présente ce passage. On est alors conduit à faire les observations suivantes.
Les versets 1-4 sont occupés par une déclaration dirigée vers les disciples. Ensuite les apôtres adressent une demande au seigneur (verset 5). Pour finir, celui-ci leur répond (verset 6).
Jusqu’à la fin du verset 2 la déclaration ne porte pas de marque expresse des destinataires. Ces derniers deviennent ensuite présents quand le discours se prolonge à la deuxième personne du pluriel d’abord (« Prenez garde… ») et, ensuite, à la deuxième personne du singulier ( « Si ton frère…) La conversation proprement dite n’a lieu qu’à partir du verset 5. Elle réunit alors les apôtres et le seigneur. Les disciples n’y sont pas mentionnés.
Le thème du piège est présent dans les deux premiers versets, quand la déclaration est générale. Il disparaît ensuite. Dans les versets 3 et 4 le thème de la faute apparaît et, avec lui, celui des reproches, celui du changement de cœur et celui de la remise. Quant au thème de la foi, il est introduit par les apôtres et accepté par le seigneur dans la réponse qu’il fait à leur demande.
On peut enfin relever que, dans la déclaration initiale aux disciples, il est fait mention de la mer comme aussi, à la fin du passage,dans les propos que, selon le seigneur, les apôtres pourraient adresser au mûrier qui est censé être là à proximité des interlocuteurs.
Du piège à la foi
Sur la base de ces observations et compte tenu de l’unité que notre lecture attribue à ce passage, on peut reconnaître trois moments dans le trajet que nous faisons en le parcourant.
Nous appartenons à une existence dans laquelle il y a des pièges. Les petits que nous sommes sont exposés à en être victimes. Tel est le premier moment, c’est du moins par lui que nous passons dès que nous entrons dans le texte. Car, d’une certaine façon, il n’est pas tant initial que permanent, comme un climat sous lequel nous vivons sans l’avoir choisi.
Mais nous ne sommes pas voués à tomber nécessairement dans les pièges qui se rencontrent sur notre chemin. En tout cas, nous y tomberions certainement si nous suivions l’une ou l’autre de deux voies qui, du reste, sont solidaires. En effet, nous serions pareillement piégés si, ayant fauté, nous ne changions pas de cœur, ou si, atteints nous-mêmes par la faute d’un frère, après la lui avoir reprochée, nous ne la lui remettions pas, alors pourtant qu’il nous déclare avoir changé de cœur. Tel est le deuxième moment qui marque notre existence. Il n’est jamais dépassé, révolu. Il participe de la permanence qui caractérise le piège.
Nous pouvons cependant supposer qu’une certaine force, celle de la foi, peut nous garantir de ne pas tomber dans le piège. Or, pensons-nous, cette force n’est jamais suffisante. Aussi pouvons-nous solliciter de celui qui l’accorde qu’il l’accroisse. Mais c’est alors que nous donnons dans le piège. Car la foi n’a d’autre puissance que celle de sa faiblesse. Les petits n’échappent donc au piège qu’en restant petits ou, en tout cas, sans chercher à recevoir un ajout de foi. Car la foi ne se mesure pas. Dès qu’elle est là, elle réalise l’impossible. Et ce troisième moment, celui de la foi, n’est pas moins constant que le premier et le deuxième. Il les enveloppe et il est enveloppé par eux.
Mais quel est donc ce fauteur de piège qui ne mérite pas même d’exister ou, s’il vient à l’existence, que d’être jeté dans la mer et de s’y enfoncer sûrement, une pierre…autour de son cou ?
Le piège déjoué par le cœur changé et la faute remise
Il y a un geste ou, si l’on préfère, une conduite qui fait qu’on échappe au fauteur de piège sans pourtant rien perdre de sa condition de petit. Par ce geste une transformation s’accomplit. Comment décrire cette transformation ?
Elle suppose que nul ne se regarde comme un solitaire. Tout au contraire, fondamentalement, chacun est un frère et, par conséquent, a un frère. Or, quand on est dans la condition de fraternité, tomber dans le piège consiste à estimer que la blessure qu’on a reçue d’un autre ne peut pas être guérie, et cela tant du fait de soi-même que du fait de cet autre. À la réflexion on peut estimer qu’un bien étrange et très pervers hommage est ainsi rendu à la fraternité ! Nous agissons alors, en effet, comme si la faute commise nous vouait à la dissension pour toujours, supprimait irrémédiablement la condition d’alliance et la foi élémentaire qu’elle suppose, cette foi ne fût-elle pas plus grosse qu’un grain de moutarde ! Quand nous voulons cette foi plus forte et que nous constatons qu’elle ne l’est pas, ne peut pas l’être, que nous restons en elle et avec elle des petits, est-ce que, par hasard, nous n’en prendrions pas argument pour nous excuser de ne rien changer à l’état de discorde entre nous ?
Quoi qu’il en soit, c’est pourtant cette foi qui, de façon très réaliste, se manifeste lorsque la faute reprochée est suivie d’un changement du cœur et, finalement, est remise. Mais, assurément, comme on peut le remarquer, ce processus n’est pas le fait d’un seul : c’est une opération fraternelle, une démarche conjointe, un geste jumeau. C’est elle, cette association du frère avec le frère, qui réalise l’impossible, qui fait de la mer elle-même, qui pourrait engloutir, un sol où planter un mûrier : il y poussera !
«…comme un grain de moutarde. »
En définitive, le piège est en nous ou, plutôt, il est entre nous. Nous le fabriquons et nous y tombons. Mais nous pouvons aussi l’éviter et nous en protéger. Cependant encore faut-il que, par une heureuse rencontre, nous ayons assez de foi, non pas en nous-mêmes mais les uns en les autres et de soi en soi comme en un autre, pour croire que le changement de cœur n’est pas moins sincère ni réel de se produire sept fois alors que la faute, elle aussi, se produit sept fois le jour. Car rien ne vieillit de se répéter quand ce qui se répète, c’est la triade de la faute, du repentir et du pardon. Il faut donc entendre ici que, par la grâce de la foi, à laquelle tout obéit, sans cesse nous perdons heureusement nos racines passées : elles peuvent toujours vivre ailleurs, dans l’avenir, - « Déracine-toi… » -, y faire souche et porter du fruit là même où nous imaginions que nous allions sombrer : « …plante-toi dans la mer… » Là ? Mais où ? Là-bas ? Ici, plutôt, ou, mieux encore, dès à présent, et toujours de nouveau.
Voilà pourquoi il convient, en effet, que nous prêtions la plus grande attention à ce qui se passe en nous et entre nous. Mais comment, tels des disciples, apprendre à pratiquer une telle attention si nous ne possédons pas déjà un surcroît de force, un supplément de foi ? La question n’est pas vaine, surtout si, en qualité d’apôtre, chacun de nous doit faire d’une telle expérience un message pour tous. Pour l’annoncer autrement qu’on ferait pour une leçon apprise ne faut-il pas y adhérer déjà soi-même toujours plus fortement ?
Prenez garde à vous-mêmes ! Écoutons bien l’avertissement. En effet, avec de telles questions le piège ne va-t-il pas se refermer sur nous et n’allons-nous pas nous persuader que, décidément, nous ne sommes pas équipés pour remplir une telle mission ?
Il nous faut donc rien moins qu’une parole autorisée, celle-là même de l’interlocuteur que nous nommons le seigneur, pour nous convaincre que notre capacité dépend de notre foi et que celle-ci ne se prête pas à la mesure, ne s’évalue pas par des plus et des moins : la foi nous habilite par sa nature, non par sa quantité. Il en suffit donc d’un grain pour que s’effacent le possible et l’impossible.
Ici la fin du discours rejoint son commencement, qui n’en était qu’une figure négative. En effet, s’il est inadmissible que ne viennent pas des pièges, il est pareillement inadmissible que la foi, par sa seule présence, ne change pas, souverainement, les conditions mêmes de notre existence. Et, par ce mot de foi, employé ici sans nul complément, à l’état pur mais non pas vide, il convient d’entendre l’élan qui soulève le mûrier que nous sommes, le soutient et l’emporte, tel le mouvement, quand nous marchons, qui ne se sépare pas de nous-mêmes.
Quel contraste entre le piège, qui vaut à son fabricant d’être jeté dans la mer, et la foi, l’engagement dans l’acte simple et sauveur par lequel, quoi qu’il soit arrivé entre nous, nous bondissons ensemble pour aller nous planter dans cette même mer ! Ainsi donc tout se passe comme si le piège, que nous épargne la foi, n’était rien d’autre que la puissance redoutable que nous avons de dénier notre fraternité.
Clamart, le 12 novembre 2008