Débordez davantage
«Mais vous, que le Seigneur vous fasse croître et déborder, par amour, les uns vers les autres et vers tous, comme nous aussi vers vous, pour fixer vos cœurs, irréprochables en sainteté devant Dieu, notre Père, lors de la venue de notre Seigneur Jésus avec tous ses saints. Au reste donc, frères, nous vous demandons et exhortons dans le Seigneur Jésus: ainsi que vous avez reçu de nous comment il vous faut marcher et plaire à Dieu - et c’est ainsi que vous marchez -, débordez davantage. Vous savez en effet quelles instructions nous vous avons données par l’intermédiaire du Seigneur Jésus.»
Notre existence n’est pas simplement une durée: elle est encore tendue, comme on le dit d’un filet, comme on le dit d’un réseau. Elle est tendue par une relation de «nous» à «vous», dans laquelle nous nous rencontrons fraternellement. En d’autres termes, il ne suffit pas de dire: nous existons, mais aussitôt il nous faut plutôt dire comment nous existons. Or, notre manière d’exister peut être considérée comme un lien entre «nous» et «vous».
Saisissons cela au plus près du texte qui est sous nos yeux.
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«Mais vous, que le Seigneur vous fasse croître et déborder, par amour, les uns vers les autres et vers tous, comme nous aussi vers vous». Essayons de nous représenter l’existence comme un fil tendu ou une pluralité de fils tendus de «nous» à «vous», entre «vous» et «nous». Nous sommes invités à reconnaître cette tension en lisant «les uns vers les autres et vers tous, comme nous aussi vers vous». Dans la traduction, j’ai abandonné le «envers», qui aurait été évidemment beaucoup plus correct en français. J’ai voulu qu’apparaisse la direction. Nous nous rencontrons dans la relation de nous à vous puisque ceux qui parlent en disant «vous» disent aussi «devant Dieu, notre Père»: le Père de nous qui vous parlons et le Père de vous à qui nous parlons.
Le réseau continue. «Au reste donc, frères - après le mot Père arrive expressément l’expression du lien fraternel -, nous vous demandons et exhortons dans le Seigneur Jésus».''Ce lien, qui affecte l’existence, est porteur d’un désir et d’une d’autorité. Celle-ci est manifeste quand la phrase se fait prescriptive, approbative aussi: «''nous vous demandons et exhortons…: ainsi que vous avez reçu de nous comment il vous faut marcher et plaire à Dieu - et c’est ainsi que vous marchez -, débordez davantage. Vous savez en effet quelles instructions nous vous avons données par l’intermédiaire du Seigneur Jésus».
Autre observation, pour augmenter encore notre étonnement devant ce texte. Cette existence dans laquelle nous tenons les uns aux autres comme des frères, est régie par un principe souverain. Elle est sous l’emprise de quelqu’un qui reçoit le nom de Seigneur. «Mais vous, que le Seigneur vous fasse croître et déborder»: première mention de cette souveraineté. Le vœu est formé que ce principe souverain agisse à la manière d’un multiplicateur, et qu’il soit à l’origine d’un excès. Lorsque revient la mention de ce principe, voici ce qui est mentionné: «lors de la venue de notre Seigneur Jésus avec tous ses saints». Le Seigneur Jésus n’est pas seulement ce qui peut multiplier l’existence, la faire déborder, mais il est encore celui qui scande cette existence: il vient, ou il viendra.
Allons plus loin. C’est à l’intérieur de cette puissance souveraine que ceux qui parlent formulent leur demande et leur exhortation: «Au reste donc, frères, nous vous demandons et exhortons dans le Seigneur Jésus». Ainsi, nous ne sommes pas seulement dans l’existence, mais dans cette existence dans laquelle nous sommes, il y a quelqu’un dont la puissance est affirmée.
C’est sur l’affirmation de cette souveraineté que notre texte s’achève: «Vous savez en effet quelles instructions nous vous avons données par l’intermédiaire du Seigneur Jésus». Le Seigneur n’est pas seulement le principe d’une croissance, et d’une croissance qu’il va faire déborder. Il est aussi celui qui transmet les consignes, les directives. Celui qui les faisait passer, ces instructions, c’est encore le Seigneur Jésus.
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«Vous, que le Seigneur vous fasse croître et déborder» Mon embarras a été très grand pour traduire ces deux verbes. Beaucoup estiment qu’il s’agit d’une redondance. Je ne le pense pas. Je suis à moitié satisfait de la traduction par croître, car elle rend mal l’original. Il s’agit non pas d’une croissance organique (et c’est à cela que nous pensons d’abord quand nous disons «croître»: nous évoquons la plante, l’arbre, le vivant) mais d’une multiplication. «Que le Seigneur vous fasse devenir plus», si j’ose dire, c’est ainsi qu’il faudrait traduire pour rester au plus près du texte. Que le Seigneur vous augmente, et de telle façon que ce «devenir plus» vous conduise à excéder, déborder, à toujours aller plus loin que le bord auquel vous serez arrivés.
Vous avez sûrement été étonnés par la façon dont le texte est proposé, et notamment par la ponctuation. Nous lisons en effet, «que le Seigneur vous fasse croître et déborder,''' par amour,''' les uns vers les autres et vers tous». Je n’ai pas voulu enlever de sa force au texte original. Il invite à entendre: que le Seigneur vous multiplie, vous fasse devenir plus, du fait de l’amour, en allant les uns vers les autres et en allant vers tous. La croissance et le débordement ne consistent pas seulement dans l’accroissement numérique de la population. Car la croissance s’exprimera par une sorte de démultiplication cellulaire interne au groupe que vous formez. Et si vous allez déborder, c’est parce que, bien loin de rester à l’intérieur de cet ensemble, si richement multiplié qu’il soit, vous allez éclater, sortir vers tous.
Ce qui vient ensuite est fort intéressant. Entendons bien le «comme nous aussi vers vous». En vous écrivant, en vous parlant, que sommes-nous en train de faire, nous? Nous sommes en train d’enrichir l’étoffe interne de notre communauté et, en même temps, nous sortons de nous-mêmes. Le nous que nous pourrions former, et qui serait peut-être très dense mais exclusif de vous, est un nous bondissant vers vous.
Ainsi, nous observons comment l’existence peut non seulement posséder une extension plus ou moins grande, mais aussi manifester une intensité. Nous quittons la durée, qui peut se mesurer, pour la qualité de ce qui est vécu. Mais ne manquons pas d’observer quelle est la médiation qui permet cette intensité: elle est désignée par le terme d’amour. Autrement dit, l’amour n’a pas grand chose à voir avec le temps qui passe: il relève plutôt du temps qu’il fait. Or, quand il y a de l’amour, comme on dit qu’il y a du soleil, et quand cet amour est dirigé les uns vers les autres et vers tous, à ce moment-là, qu’est-ce qui arrive? Une fixation. C’est très extraordinaire! «pour fixer vos cœurs»! Quand vous vous démultiplierez qualitativement, quand vous déborderez, quand vous franchirez la ligne déjà atteinte, à ce moment-là, paradoxalement, vous fixerez vos cœurs.
Il ne s’agit pas d’échapper au temps, mais d’une transformation qui se produit dans le temps. Elle va inscrire dans ce temps, graver en lui quelque chose d’immuable. Et ce quelque chose d’immuable, c’est l’amour qui l’introduit, ce n’est pas de vivre plus ou moins longtemps, par exemple.
«Irréprochables en sainteté devant Dieu, notre Père». Il y a là quelque chose qui évoque presque une sorte de jugement. Nous pourrions craindre de n’en avoir pas fait assez, ou de ne pas avoir fait ce qu’il fallait. Or, ce type de raisonnement est abandonné. Il suffit qu’il y ait eu cette conduite d’excès. Alors, du coup, quelque chose qui est le propre de Dieu, la sainteté, sera comme le socle de votre existence, son assise fixe.
«Irréprochables en sainteté devant Dieu, notre Père, lors de la venue de notre Seigneur Jésus avec tous ses saints». Le temps continue et le Seigneur Jésus va venir, avec ce qui le caractérise, c’est-à-dire avec ses saints, car lui aussi a partie liée avec ce qui est le propre de Dieu. Il pourra bien venir, et alors? Je pense qu’il faut aller jusqu’à introduire ce mouvement de pensée, presque impertinent. Oui! il viendra, et alors? Ce qu’il y avait à réaliser pour qu’il n’y ait plus à trembler aura été accompli si, par l’amour, vous êtes démultipliés, si vous avez dépassé la ligne.
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Après ce mouvement très éloquent, ce vœu, «Au reste donc, frères, nous vous demandons et exhortons dans le Seigneur Jésus». C’est comme si l’on revenait à des considérations tout à fait ordinaires. Nous vous prions avec insistance de faire ce que déjà vous avez reçu.
Et qu’est-ce que vous avez reçu de nous? Vous avez reçu de nous comment il vous faut marcher. D’ailleurs, déjà, «c’est ainsi que vous marchez».
Quelle est la règle de la marche? «débordez davantage». Les commentateurs ne manquent pas de dire: «déborder davantage» est un pléonasme. Il n’en est rien. C’est comme si l’auteur disait: débordez, mais débordez le débordement lui-même. Ne vous dites pas:j’ai fait le plein de débordement, si j’ose dire, en amour les uns vers les autres et vers tous. Non! débordez davantage. Tout se passe comme si déborder ne suffisait pas, parce que le débordement n’est pas un état. On ne peut pas se fixer dans le débordement comme dans une sorte de satisfaction.
«Vous savez en effet quelles instructions nous vous avons données par l’intermédiaire du Seigneur Jésus». Vous savez, en effet, quel ordre de marche nous vous avons donné. Il vient de ce que il y a, dans l’existence, un principe de débordement sans fin qui s’appelle Seigneur Jésus. Donc, nous vous avons donné ces consignes parce que nous appartenons, nous aussi, à cette même existence. Nous ne pouvons pas faireautrement : ils présentent cela comme ce qui appartient au donné élémentaire de leur vie.
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Une page comme celle-ci nous atteint au vif parce que, sauf quand nous traversons des épreuves, le temps nous semble toujours trop court. Bref, le bonheur ne devrait pas finir. Le temps qui passe nous paraît facilement insupportable, il a toujours un goût de cendre, tout simplement parce que tout ce qui finit évoque à notre pensée la mort. Et nous en avons peur. Voilà le fond sur lequel s’élève ce texte.
Or, dans ce temps qui passe et qui finit, nous pouvons déjà goûter à ce qui demeure. Ce qui demeure n’est pas pour après. Nous pouvons croître et déborder, dès à présent, dans ce temps où, en effet, tout s’en va. Nous avons donc mieux à faire qu’à fuir en avant dans une recherche éperdue de ce qui nous manquera sans cesse. Nous n’avons pas à nous épuiser à garder dans nos mains le temps qui s’écoule, comme l’eau quand nous essayons de la retenir. Maintenant, il nous est possible d’avancer, d’aller toujours plus loin, et cependant de fixer notre cœur.
Je voudrais que nous soit sensible ce qu’il y a d’apparemment contraire dans ces deux expressions: avancer et fixer nos cœurs. Il nous suffit pour réaliser ce paradoxe de nous aimer les uns les autres, et d’aimer tous, quiconque, sans nous donner de limite. Que ce soit paradoxal, c’est l’évidence, car nous restons tous douloureusement sensibles à la fuite de la vie, à tout ce qui s’en va. Nous voudrions nous établir dans l’immobile. Mais nous apprenons que le temps lui-même porte des fruits impérissables quand notre amour n’a pas de frontière. L’impérissable, c’est l’absence de frontière donnée à aimer. Or, cet impérissable-là n’est pas immobile. Il épouse le temps qui coule, le temps qui s’en va. Nous pouvons y croître et même y déborder, et y déborder toujours davantage.