« Retourne, mon âme, à ton repos »
(1) J’aime ! Oui, IHVH écoute
Ma voix, mes supplications.
(2) Il a tendu son oreille vers moi
Et dans mes jours je crie.
(3) Les liens de la mort m’ont entouré
Et les serrements du shéol m’ont trouvé.
Je trouve angoisse et chagrin.
(4) Je crie le nom de IHVH.
Ah ! IHVH, délivre mon âme !
(5) Clément, IHVH, et juste,
Compatissant, notre Dieu,
(6) IHVH, gardien des simples.
J’ai été faible et, moi, il me sauve.
(7) Retourne, mon âme, à ton repos.
Oui, IHVH a fait pour toi.
(8) Oui, tu as arraché mon âme de la mort,
Mon œil des larmes, mon pied de l’achoppement.
(9) Je marcherai en face de IHVH
Sur les terres des vivants.
(10) J’ai cru, oui, je parle :
« Moi, j’ai été beaucoup humilié ».
(11) Moi, j’ai dit dans ma précipitation :
« Tout l’homme, menteur ! »
(12) Comment retournerai-je à IHVH
Tous ses bienfaits pour moi ?
(13) Je lèverai la coupe des saluts
Et sur le nom de IHVH je crierai.
(14) J’accomplirai mes vœux à IHVH,
Ah ! oui, en présence de tout son peuple.
(15) Chère aux yeux de IHVH,
La mort de ses purs amis.
(16) Ah ! IHVH, oui, moi, ton serviteur,
Moi, ton serviteur, le fils de ta servante,
Tu as ouvert mes attaches.
(17) Pour toi je sacrifierai un sacrifice de merci
Et sur le nom de IHVH je crierai.
J’accomplirai mes vœux à IHVH,
Ah ! oui, en présence de tout son peuple,
(19) Dans les cours de la maison de IHVH,
Au milieu de toi, Jérusalem,
Alleluia !
Convenons de dire : le temps. Il faut bien utiliser un même mot si l’on prend une même expérience en considération. Mais, une fois cela admis, quelle est donc cette expérience ? Comment parvient-on à l’exprimer dans la langue ?
S’agit-il de la venue de ceci avant et après cela ? S’agit-il de l’achèvement d’une action ou de la complète réalisation d’un état ? Bref s’agit-il de l’expérience de la succession du temps ou de celle des aspects du temps ?
On accordera sans doute qu’une langue comme le français est bien propre à exprimer la succession. Elle l’est moins, en revanche, pour exprimer des aspects et, surtout, elle paraît peu apte à rendre à la fois la succession et l’aspect.
Ces remarques, très générales, ne sont pas inutiles si l’on veut porter un jugement sur la traduction qu’on vient de lire. En effet, on aurait pu, par exemple, proposer en version française les liens de la mort « m’entourent » et non pas m’ont entouré. Ainsi, très souvent, le présent aurait-il pu se rencontrer à la place du passé ou même du futur (« Je crie » au lieu de je crierai). L’inachèvement d’une action ou l’incomplète réalisation d’un état aurait pu apparaître plutôt que la position de l’action ou de l’état sur la ligne supposée du temps qui passe.
Il fallait choisir, car traduire y obligeait. Mais, en choisissant, on se privait de manifester ce qu’on aurait pu tout aussi bien décidé de retenir. Ainsi n’est-il pas faux d’affirmer que les liens de la mort m’ont entouré. Mais on se tromperait si l’on comprenait qu’ils ne « m’entourent » plus. Pareillement, on apprend bien que je crierai, mais il est vrai aussi que « je crie » déjà ou encore et que je crierai sans qu’il soit envisagé qu’un terme soit mis à ce cri.
Si l’on évoque ces questions, c’est parce que, on le pressent, la conjugaison n’est pas seule en cause. Dans les facilités ou les contraintes que présentent les langues se réfractent, en les signalant ou en les appauvrissant, les données d’une expérience du temps qui n’accède au langage qu’en se transformant. Or, on peut définir au moins négativement les conditions de cette transformation à partir du résultat qui en apparaît dans les énoncés que permet la langue.
Ainsi l’expérience du temps n’est ni seulement celle de la succession ni seulement celle de l’aspect. Mais elle passe par l’une et l’autre. Quand elle devient présente dans une langue donnée, elle y est manifestée avec des changements qui peuvent être ressentis comme une mutilation au point qu’on pourrait dire chaque fois : « Ce n’est pas cela ! » Le sentiment d’insatisfaction qu’on éprouve alors ne doit donc pas être négligé. Car si l’on s’attache aux énoncés d’un texte pour y atteindre dans sa vérité l’expérience elle-même du temps, on sait que celle-ci est toujours modifiée, voire trahie, par son expression dans la langue. On lira donc ces énoncés comme ceux d’une expérience fondamentale qui transcende succession et aspect mais qu’on ne peut viser qu’en intégrant l’un à l’autre succession et aspect et en les dépassant. Ainsi ne sortira-t-on pas du temps. Mais on ne sera pas asservi aux modes selon lesquels on atteint l’expérience qu’on fait de lui en lui.
Moi, mon âme et IHVH
Ah ! IHVH, délivre mon âme !
Clément, IHVH, et juste,
Compatissant, notre Dieu,
IHVH, gardien des simples.
J’ai été faible et, moi, il me sauve.
Retourne, mon âme, à ton repos.
Oui, IHVH a fait pour toi.
Oui, tu as arraché mon âme de la mort,
Mon âme des larmes, mon pied de l’achoppement.
Ce passage est situé un peu avant le milieu du texte. Il mérite de retenir l’attention. D’abord parce que c’est là seulement que, dans l’ensemble du Psaume, on rencontre une mention de l’âme et même, plus précisément encore, et par trois fois, de mon âme. Bien plus, mon âme, en un bref moment, est en situation de destinataire du discours :
Retourne, mon âme, à ton repos.
Oui, IHVH a fait pour toi.
La deuxième personne du singulier, ici même et plus bas dans le Psaume, est utilisée pour parler à IHVH. Or, dans la phrase qu’on vient de lire, elle désigne manifestement l’âme de celui qui parle. Autrement dit, je parle à mon âme et aussi à IHVH. Les deux destinataires sont certes différents mais ils sont l’un et l’autre, tour à tour, destinataires de mon discours. Quand je m’adresse à IHVH, c’est de mon âme que je l’entretiens soit pour lui demander de la délivrer soit pour lui déclarer qu’il l’a déjà délivrée :
Ah ! IHVH, délivre mon âme !...
Oui, tu as arraché mon âme de la mort…
Dans l’entre-deux, lors de l’adresse à mon âme, IHVH est nommé. Quoi que l’on entende par ce qu’il a fait, par son action, on ne peut pas douter que celle-ci fut bénéfique pour mon âme puisqu’elle motive que je lui parle comme je le fais :
Retourne, mon âme, à ton repos.
Oui, IHVH a fait pour toi.
Que conclure de toutes ces observations sinon qu’il y a une solidarité très forte entre moi, mon âme et, d’autre part, IHVH. Cette solidarité s’exprime dans l’exercice d’une communication au cours de laquelle je suis seul à parler à IHVH et à mon âme. En effet, ni IHVH ni mon âme ne parlent. Toutefois, on peut considérer que IHVH intervient dans l’entretien, mais pratiquement, non pas verbalement, puisque je peux constater et faire connaître à mon âme l’heureux effet de son action.
En somme, on est placé, avec ce Psaume, devant une séquence d’événements dans laquelle apparaissent trois acteurs. Cette séquence constitue une sorte de drame en trois actes. Le premier et le dernier apparaissent clairement. Quant à l’acte intermédiaire, il est évoqué sur un mode elliptique mais de telle façon qu’on ne peut pas douter qu’il s’est produit. Il va même de soi, semble-t-il, qu’il se produit sans cesse dans une sorte de durée constante, de présent en devenir permanent. On pourrait presque penser qu’il n’y à qu’à l’enregistrer, car sa réalité, son effectuation correspondent à la nature de IHVH, notre Dieu :
Clément, IHVH, et juste,
Compatissant, notre Dieu,
IHVH, gardien des simples.
J’ai été faible et, moi, il me sauve.
On notera, au passage, qu’en désignant IHVH comme notre Dieu on fait de lui quelqu’un qui n’est pas enfermé dans une relation duelle et, si l’on ose dire, de caractère privé. Mais on reviendra plus explicitement sur ce point.
La parole et la mort
Ainsi est-il impossible de séparer IHVH de l’acte même de sa communication et de l’effet salutaire de celle-ci dans l’expérience que je fais du temps, et mon âme avec moi. Mais, puisqu’il s’agit de salut, il n’est pas indifférent de reconnaître de quoi j’ai été ou je suis sauvé, quoi que par ailleurs il arrive dans le cours de ce même temps. On l’avait déjà observé, mais comme en passant. Il faut y revenir expressément :
Oui, tu as arraché mon âme de la mort,
Mon œil des larmes, mon pied de l’achoppement.
Ainsi donc, dans le temps, qu’il passe ou qu’il dure, il n’est salut que de la mort ou de ce qui peut la préfigurer ou la préparer, les larmes, par exemple, ou l’achoppement. Tel était, tel est toujours le péril qui menace :
Les liens de la mort m’ont entouré
Et les serrements du shéol m’ont trouvé.
Je trouve angoisse et chagrin.
Ici, il est opportun de se souvenir que d’autres traductions pourraient tout aussi bien faire lire « les liens de la mort m’entourent » et même « m’entoureront ». Que peut-on en conclure ?
Certainement pas qu’on serait dans l’embarras pour situer la mort sur la ligne du temps. À vrai dire, ce n’est pas la mort, considérée en elle-même, qui est en cause mais le fait que ses liens entourent ou, dans le texte précédemment cité, le fait d’arracher de la mort. La réalité elle-même de la mort n’est ni niée ni affirmée. En revanche, sa puissance d’entourer avec des liens et l’arrachement à son pouvoir, voilà ce qui est affirmé comme des données de l’expérience. On peut localiser ces données dans le passé, dans le présent ou dans l’avenir, ou bien considérer qu’elles sont en train d’advenir ou qu’elles ont atteint déjà leur complète effectivité. Tout se ramène à l’événement qu’elles portent avec elles et à l’affirmation qu’on en fait.
L’événement, on l’aura compris, n’est rien sans son affirmation et, pareillement, l’affirmation est vide sans l’événement. Or, ici, l’événement n’est pas la mort ni le fait de mourir, qui ne sont pas contestés, mais la captivité ou la libération à l’égard d’un tel fait. Or, c’est cette captivité et cette libération qui sont affirmées et aussi le passage de l’une à l’autre. Mais quand on affirme qu’on est prisonnier et aussi qu’on est libéré de la mort, alors le fait lui-même se change en événement. Il faudrait d’ailleurs en dire autant si l’on affirmait qu’on est et qu’on reste prisonnier du fait de la mort. Dans les deux cas, l’affirmation tient de la foi.
Dès lors, il est relativement indifférent que le passage de la captivité à la libération de la mort soit énoncé comme déjà accompli ou comme encore inaccompli, qu’on le présente, dans la langue, au passé, au présent ou au futur. Son affirmation ne dépend pas des ressources dont disposent les langues pour l’énoncer. Il reste cependant que, si l’on parle de l’événement, si on l’affirme, on va, inévitablement, verser son énonciation dans la langue qu’on emploie pour le dire.
Ainsi, dans ce Psaume, comme on l’a déjà suggéré, on peut déceler un moment bien singulier :
Retourne, mon âme, à ton repos.
On pourrait penser que l’âme est alors priée de se déprendre du temps lui-même, de quelque façon qu’on l’envisage, comme si par nature elle lui était étrangère ou comme si le repos l’extradait du temps. Mais ce qu’on tient pour le motif de cette invitation rappelle que le temps ne se fait pas oublier :
Oui, IHVH a fait pour toi.
Et rien ne change si l’on traduit en recourant au présent : « Oui, IHVH fait pour toi. » Car tout ce qui arrive à l’âme, à mon âme, devient un événement par mon affirmation. Aussi bien le retour au repos est-il encore un événement.
La détresse dite et écoutée
Avant ce moment et ses approches immédiates sur lesquelles on vient de s’arrêter, on peut certes hésiter à employer le passé de notre langue, on peut, si l’on y tient, s’exprimer au présent. En tout cas, il paraît impossible de recourir au futur, comme on pourra le faire, en revanche, après la traversée de ce moment :
J’aime ! Oui, IHVH écoute
Ma voix, mes supplications.
Il a tendu son oreille vers moi
Et dans mes jours je crie.
Les liens de la mort m’ont entouré
Et les serrements du shéol m’ont trouvé.
Je trouve angoisse et chagrin.
Je crie le nom de IHVH.
La réalité de la mort et les effets anticipés d’elle-même qu’elle grave sur le corps et dans la sensibilité sont portés à la parole. Mais c’est elle, la parole, qui est, si l’on peut dire, l’objet premier du discours, et la parole dans son état intégral. En effet, sont mentionnés non seulement ma voix, mes supplications et le fait que dans mes jours je crie mais aussi le nom de celui à qui je m’adresse, IHVH, et, surtout, la position qu’il adopte en retour : il écoute / Ma voix, mes supplications. / Il a tendu son oreille vers moi…
Il y a un rapport entre le rappel de faits qui causent angoisse et chagrin, et, d’autre part, cet autre fait que constituent les cris, la voix, les supplications et leur écoute attentive par IHVH. Il faut appliquer l’une sur l’autre les deux séries si l’on veut comprendre l’affirmation initiale : J’aime !
La forme du verbe dans le texte original ne laisse pas au traducteur le choix de son expression. Il s’agit d’une action présente, qui continue à se réaliser, voire d’un état parvenu à sa plénitude. Notre présent français s’impose donc.
Quant à la suite Oui, IHVH écoute…,elle n’introduit pas l’objet du verbe ni même le motif de l’amour si, du moins, ce qu’on nomme motif devait ajouter à l’amour une nuance d’intérêt. En effet, l’amour doit ici s’entendre dans le champ de la communication entre des interlocuteurs qui caractérise l’ensemble du discours. Cet amour n’est donc pas un effet et encore moins une prestation à titre d’échange ni même de remerciement pour service rendu : il est, plus simplement, la réponse rendue possible par cette autre et très fondamentale réponse donnée par IHVH lui-même aux appels véhéments qui lui ont été adressés. Il n’a donc rien de servile. En lui se manifesterait plutôt, absolument, le libre déploiement du désir, rendu enfin à sa gratuité. Ainsi peut-être s’expliquerait qu’il ne se fixe sur aucun objet particulier. C’est déjà l’élan d’une âme qui a fait retour à son repos, affectée qu’elle est par ce que IHVH a fait pour elle. Ainsi d’emblée, dès les premiers mots du Psaume, sont expressément déclarées les dispositions dans lesquelles vit déjà quiconque s’entretient avec IHVH non pas certes sans éprouver l’oppression de la mort mais sans être possédé par elle : tout au plus entouré de ses liens, comme quelqu’un que les serrements du shéol ont trouvé et qui, pour cette raison, trouve angoisse et chagrin.
L’avenir en parole
Je marcherai en face de IHVH
Sur les terres des vivants.
Sans doute. Ici, où je me trouve et où j’avance, je suis sur un autre continent que celui où la mort pouvait encore m’asservir. Le paysage a changé, la contrée n’a plus le même aspect : IHVH est là, et le sol lui-même, le territoire, est celui des vivants. Mais l’expérience du temps est toujours mélangée. Même une fois l’événement assimilé à l’existence, même après qu’on se l’est pour ainsi dire incorporé, il demeure comme quelque chose dont on peut se souvenir, qu’on peut revivre mentalement. D’où ce mixte paradoxal d’une parole votive, engagée, résolument accueillante à ce qui sera, qui continue cependant de se souvenir du passé, comme si l’on était encore le contemporain de ce qui est pourtant définitivement révolu :
J’ai cru, oui, je parle :
« Moi, j’ai été beaucoup humilié. »
Moi, j’ai dit dans ma précipitation :
« Tout l’homme, menteur ! »
La mort n’avait pas seulement atteint ma force vitale, mes énergies physiques et mentales. Elle avait contaminé jusqu’à ma parole. Et j’ai cru, stupidement, dérisoirement, en ce que le malheur où j’étais plongé me faisait dire. Je ne savais que ressasser le souvenir de mes humiliations. Je suis même allé jusqu’à douter radicalement de la capacité de l’homme, de toute l’espèce humaine, à dire le vrai. J’ai proclamé l’universalité du mensonge ! Mais alors j’étais parvenu jusqu’aux ultimes confins de la désespérance !
Comment retournerai-je à IHVH
Tous ses bienfaits pour moi ?
Je lèverai la coupe des saluts
Et sur le nom de IHVH je crierai.
J’accomplirai mes vœux à IHVH,
Ah ! oui, en présence de tout son peuple.
Il n’y en aura plus que pour IHVH ! Déjà, dans le discours, il est tour à tour l’objet et le référent et aussi le destinataire de la parole. Son nom n’est plus seulement employé pour désigner un être qui existe ou existerait : il est devenu la dominante en fonction de laquelle s’organisent les divers tons du cri, celui-ci retentit ou retentira sur le nom de IHVH.
Comment retournerai-je ?...La tournure est interrogative. Le retour est ainsi affirmé en même temps qu’il est disqualifié. En effet, quoi que l’on fasse, on adressera certes une réponse, on restera donc dans l’ordre de la communication, mais cette réponse ne saurait être confondue avec le paiement d’une dette, avec le versement d’une somme équivalente à ce qu’on a reçu. Lever la coupe des saluts n’est pourtant pas un geste vain mais sa signification déborde, par excès ou par défaut, tout ce qui pourrait ressembler à une rétribution. Il en sera de même encore plus bas, quand viendra le sacrifice de merci. Car la reconnaissance n’a rien de commun avec la restitution. Elle est aussi bien moins que plus par rapport à la dépense qui a été faite.
Ainsi la pensée d’une gratuité fondamentale se trouve-t-elle insinuée, plus même, admise, sans qu’on y prenne garde. Pour la remarquer, il y faut une certaine application, tant elle risque de passer inaperçue. Pourtant, elle est le motif même de l’argumentation qui court jusqu’à la fin du Psaume. Il fallait donc le pointer dès qu’il affleure clairement, comme ici.
Du coup, on se souvient que la pensée d’un retour avait été déjà formulée au cœur même de ce texte : on pouvait la lire quand l’âme était exhortée à revenir à son repos. Or, maintenant que cette même pensée revient avec le même mot, on peut estimer que ce retour au repos n’était pas la pure et simple restitution de ce qui avait été perdu. Quelle est donc cette vie dans laquelle on entre, sur les terres des vivants, quand elle est donnée après avoir été perdue ? On ne peut éviter de soulever cette question. Mais comment lui donner une réponse ?
Toujours est-il que maintenant apparaît un mot qui n’avait pas encore été employé et qui reviendra plus loin. C’est celui de peuple. Ainsi surgit le signifiant d’une communauté en lien avec IHVH : il s’agit, en effet, de son peuple ! Et moi non plus, moi qui parle ici, je ne lui suis pas étranger. Sans cesser d’être éminemment personnelle, propre à celui qui la profère, la parole en je, en moi, n’est plus solitaire, elle devient commune, comme IHVH lui-même. N’avait-il pas d’ailleurs été dit de lui, mais le temps d’un instant, qu’il était notre Dieu ? Au fond, sa présence et sa réponse à l’appel qui lui était adressé se signifient et même s’incarnent dans une appartenance, maintenant ouvertement reconnue, à une même communauté constituée. Celle-ci offre à celui qui proclame son salut un espace d’expression pour sa reconnaissance, des rites et un culte institués, propres à unir une société dans la gratitude. Car ce qui arrive à l’un n’est pas un privilège, une faveur pour quelques-uns, mais le bien de beaucoup, sinon de tous. À la lettre, notre Dieu est un Dieu commun, non pas quelconque, banal, mais qui rassemble, sur lequel une union se forme.
Rien, pourtant, n’est supprimé du pathétique de la situation. Mais on peut le rappeler avec des accents de sérénité !
Chère aux yeux de IHVH,
La mort de ses purs amis.
Ah ! IHVH, oui, moi, ton serviteur,
Moi, ton serviteur, le fils de ta servante,
Tu as ouvert mes attaches.
Tout se passe comme si le drame, précédemment retracé du point de vue de celui qui en était l’enjeu, était maintenant considéré avec les yeux de IHVH. Mais c’est toujours l’un de ses fidèles, l’un de ses purs amis,, qui s’exprime. Il dit ce qu’il y a dans la pensée et dans le cœur de IHVH mais c’est lui qui le dit, avec ses mots à lui et les appréciations dont ils sont porteurs. La remarque n’est pas inutile si l’on veut entendre en quoi la mort de ses purs amis peut être chère aux yeux de IHVH. Cèderait-on à une pensée marchande, selon laquelle on soupèse, on évalue toutes choses et même la mort ?
À vrai dire, la pensée de IHVH apparaît filtrée par ses purs amis qui, dans le cours de la vie en ce monde, donnent du poids à toutes choses, tiennent certaines pour lourdes, d’autres pour légères. Ce qui pèse gros selon eux est réputé cher. Or, ici, on est loin de toute comparaison. Si la mort est d’un grand prix, ce n’est pas en fonction d’une cotation : elle est surtout onéreuse, elle est supportée avec peine, elle coûte à IHVH non pas de la dépense mais de la peine, elle l’afflige. À la limite, la mort de ses purs amis devient une énigme pour lui : comment ceux qui lui sont tout dévoués peuvent-ils donc aller jusqu’à mourir ? Mais, inversement, le serviteur, ne serait-il pas prêt à tout subir ? Car il convient volontiers, trop volontiers peut-être, de sa condition ancillaire. Or, il ne doit pas se résigner au pire et, encore moins, lui donner son consentement ! En effet, il est libéré, alors même qu’il est destiné au trépas : celui-ci n’est pas pour lui une geôle qui l’enfermerait, le retiendrait. Tu as ouvert mes attaches. La certitude de la mort ne peut pas lui faire oublier sa liberté. S’il y a un sacrifice, ce n’est pas elle qui en fait les frais.
Pour toi je sacrifierai un sacrifice de merci
Et sur le nom de IHVH je crierai.
J’accomplirai mes vœux à IHVH,
Ah ! oui, en présence de tout son peuple,
Dans les cours de la maison de IHVH,
Au milieu de toi, Jérusalem,
Alleluia !
Le rituel a prévu un sacrifice pour exprimer l’action de grâce : c’est lui qui manifestera dans les espaces publics mes vœux à IHVH, dans sa maison, au milieu de toi, Jérusalem. Le régime de la communication en acte est tellement prégnant, la personnalisation est si forte que la ville sainte elle-même devient la destinataire du discours adressé à IHVH. Pour finir, une acclamation de louange, un Alleluia, clôt le Psaume, en net contraste avec la clameur des supplications, de l’angoisse et du chagrin qui l’avait ouvert.
Temps, parole et vérité
En guise de préparation à la lecture du Psaume CXVI on avait rappelé la difficulté des langues à rendre l’expérience qu’on fait du temps. Si elles sont très capables d’exprimer la succession des moments ou l’aspect des actions et des états sous lequel on envisage cette expérience, elles sont souvent impuissantes à exprimer à la fois l’un et l’autre de ces traits. Ce rappel était très opportun. Comme on a pu s’en apercevoir, la méditation qu’on vient de faire en a été inspirée. Constamment on était invité à reconnaître dans les temps de la langue une expérience du temps que la langue traduit et aussi trahit. Le moment est venu de dégager la portée d’un tel état de fait. Elle est considérable.
Il n’est pas vrai que l’expérience du temps soit indicible. Elle est seulement réfractée dans la langue. Mais on a le moyen de corriger et de dépasser cette inévitable transformation, et d’abord en prenant acte de sa réalité. Mais, en allant plus loin, on peut aussi rabattre, en quelque sorte, tous les énoncés qu’on lit, sur une dimension, celle du temps vécu ou de la durée, comme on voudra, qui serait celle où ils se réalisent effectivement, au-delà ou en deçà de toute considération de succession ou d’aspect.
Or, cette dimension n’est pas cachée. Elle est, au contraire, très manifeste mais elle est souvent inaperçue. On peut pourtant lui donner un nom très simple. Il s’agit de la parole. Entendons par là le fait même de parler et d’écouter ou d’être écouté. Elle apparaissait dans son intégralité dès les premiers mots du Psaume : Oui, IHVH écoute / Ma voix…On peut convenir de nommer entretien ou communication cette dimension dans laquelle se rencontrent, inséparablement, parler, écouter et être écouté.
C’est elle, la parole ainsi entendue, dont le Psaume, par tous ses énoncés, est le commentaire. Elle apparaît comme le champ de la vérité. C’est, en effet, en elle que tout ce qu’on peut dire et entendre, devient vrai, s’actualise. Mais, pour admettre cela, encore faut-il ne pas sous-estimer ni, encore moins, mépriser un tel champ. Surtout, il ne faut pas aller s’imaginer que la parole ne serait que du vent. Le vrai est en elle, comme aussi peut s’y loger ce qui en est le contraire, le mensonge. Rappelons-nous :
J’ai cru, oui, je parle :
« Moi, j’ai été beaucoup humilié. »
Moi, j’ai dit dans ma précipitation :
« Tout l’homme, menteur ! »
Qu’est-ce donc qui fait de la parole le champ de la vérité ?
On peut répondre d’abord énigmatiquement : c’est une foi portée à la seconde puissance. Pour le dire en clair : on ne peut pas parler, écouter et être écouté, sans que l’on croie que tout cela est vrai. Première puissance ! Mais le mensonge est toujours possible. Car mentir, c’est croire encore, c’est parler, c’est croire que, puisque dans le temps la mort est en effet le destin de l’être, chacun en est prisonnier et succombe sous elle. Il ne suffit donc pas de croire ni même de croire qu’on croit. Il faut aller de la foi initiale à une autre encore. C’est ce qui arrive quand on croit en se fiant en un garant de la parole, qui ne peut ni tromper ni se tromper, qui lui-même parle, écoute et peut être écouté. On l’appelle ici IHVH. Par ce nom, celui de notre Dieu, on désigne un référent dans une foi passée à la seconde puissance.
En quoi consiste donc la vérité ?
En ceci : que lorsqu’on parle, on est écouté et on écoute aussi et, en conséquence, que c’est là, en existant dans cette dimension, qu’on marche…sur les terres des vivants ou qu’on boit à la coupe des saluts, quoi qu’il arrive par ailleurs.
Clamart, le 12 septembre 2007