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 Un vin nouveau dans des outres neuves 

«Les disciples de Jean et les Pharisiens jeûnaient. Ils viennent et ils lui disent : "Pourquoi les disciples de Jean et les disciples des Pharisiens jeûnent-ils, et tes disciples à toi ne jeûnent-il pas ?" Et Jésus leur dit : "Est-ce que les fils des épousailles peuvent jeûner pendant que l'époux est avec eux ? Aussi longtemps qu'ils ont l'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais viendront des jours où l'époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront en ce jour-là. Personne ne coud un ajout d'étoffe non foulée à un vieux vêtement ; sinon, le complément en enlève, le neuf du vieux, et il y a une déchirure pire. Et personne ne jette un vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon, le vin fera craquer les outres, et le vin est perdu, et les outres. Mais un vin nouveau dans des outres neuves"!»


Marc II, 18-22

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Je ne veux pas manquer de laisser libre cours à la première impression que nous pouvons avoir à la lecture de ce passage. Nous pouvons penser qu'il s'agit d'un texte composite et qu'il y aurait eu avantage à le fractionner. En effet, si nous nous occupons des sujets ou des thèmes, nous ne risquons pas de nous tromper en disant que, dans la première partie du texte, il s'agit du jeûne et, dans la deuxième, des rapports entre ce qui est ancien et ce qui est neuf. Lorsque nous avons fait cette constatation, nous pouvons convenir qu'il y a, dans ce passage, au moins deux morceaux mis l'un à la suite de l'autre.

Cependant,  nous allons regarder ce passage comme un chemin qui, quoi qu'il en soit des différences qu'on peut y reconnaître, nous permet de faire un certain trajet. Qui donc est "nous" ? Nous, qui sommes là, nous, qui entrons dans ce passage en étant touchés par les mots que nous employons, qui deviennent nôtres d'ailleurs du seul fait que nous les employons. Ainsi, une fois que notre lecture est partie, c'est nous autres, lecteurs de ce texte, qui allons être menés par ce texte et qui en ferons l’unité par notre lecture même.

Si, toutefois, nous concédons quelque chose à la présence des thèmes, nous pouvons convenir qu'en prononçant des mots qui évoquent le jeûne, nous parlons d'abstention, de privation, de manque. Ensuite, lorsque nous abordons le deuxième thème, nous pouvons admettre que celui-ci, en dépit des apparences, n'est peut-être pas si différent du premier. Car enfin, quand il y a un trou à un vêtement, quelque chose manque. Et lorsque l’on se préoccupe de trouver un contenant qui ne laisse pas partir ce qu'on veut mettre dedans, c'est bien d'un réceptacle vide dont nous parlons, mais à remplir.

Vous voyez donc que nous serions peut-être légers, si nous coupions le texte en deux. Nous ne l'avons pas fait en le lisant, en le liant. Profitons donc de cette lecture liante que nous avons faite et des suggestions qui nous sont apportées par l'examen même des thèmes pour avancer dans la traversée de ce texte.

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Tout commence par la question du jeûne. Il y en a qui jeûnent et il y en a qui ne jeûnent pas. Pourquoi cette différence ? Pourquoi y a-t-il des gens qui tiennent à manifester, par une pratique rituelle, le jeûne, qu'il y a à signifier de la privation, du manque ? Et pourquoi d'autres estiment qu'il n'y a pas à exprimer, par un geste rituel, privation et manque ?

Bien entendu, je suppose que nous entendons le rite comme une conduite qui signifie quelque chose d’autre qu’elle-même. Le jeûne est une pratique, d'abord alimentaire, éventuellement rituelle, présentée ici comme la marque d’une appartenance : ce sont des disciples de Jean, des Pharisiens ou ceux de Jésus, qui jeûnent ou ne jeûnent pas.

Bref, en entendant le jeûne comme un rite, nous lui donnons une portée qui va plus loin que lui-même. La question est donc la suivante : pourquoi une différence entre des groupes se révèle-t-elle dans ce geste-là ?  

Observons la réponse que fait Jésus. ""Est-ce que les fils des épousailles peuvent jeûner pendant que l'époux est avec eux ? Aussi longtemps qu'ils ont l'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner." Jésus lui-même invite à dépasser l'ordre du pur rituel. D'emblée, il porte le débat ailleurs. Il associe le jeûne ou l'absence de jeûne à une situation nuptiale.

Ainsi, Jésus dit : ""Est-ce que les fils des épousailles peuvent jeûner pendant que l'époux est avec eux ?" Non pas est-ce qu'ils ont le droit de jeûner, mais est-ce qu'ils ont le pouvoir de jeûner. Non pas est-ce qu'il leur est permis de jeûner,  mais est-ce qu'ils ont en eux de quoi jeûner ?

Or, après avoir formulé la question, Jésus lui-même y répond. "Aussi longtemps qu'ils ont l'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner." Qu'est-ce qui enlève le pouvoir de jeûner ?  C'est la présence de l'époux avec ceux qui sont là et, très étrangement, sont déjà appelés des fils de la noce. Est-ce que ceux qui naissent de cette situation nuptiale peuvent jeûner pendant que l'époux est avec eux ? Non, ce n’est pas possible. Les noces sont étrangères au jeûne.

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La réponse que fait Jésus doit être lue très attentivement. Elle laisse entendre qu'il y a un temps pour les noces et un temps où les noces sont finies, où l’état inauguré par les noces continue mais autrement, sans la présence de l’époux. Bref, c'est sur la façon de vivre le temps que Jésus attire notre attention. "Aussi longtemps qu'ils ont l'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner."

Jésus continue : "Mais viendront des jours où l'époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront en ce jour-là." Il ne dit pas que la noce s'arrêtera. Il dit simplement que "viendront des jours" (ces jours qui d'ailleurs deviennent très vite un seul jour, à la fin de la phrase).

Voilà qui dit beaucoup sur la signification du jeûne. Il y a jeûne et jeûne. Il y a le jeûne indépendamment de ce que j'appelais tout à l'heure la situation nuptiale, et puis, il y a le jeûne en rapport avec la situation nuptiale. Or, une fois qu'on a rapporté le jeûne à la situation nuptiale, le jeûne est à la fois maintenu et écarté. Il est maintenu quand l'époux est avec. Mais il y a un moment où le jeûne revient. Ce retour du jeûne est en rapport avec l'enlèvement de l'époux. Il n'y a pas jeûne parce que l'on manque ou parce que l'on veut exprimer le manque dans lequel on se trouve : il y a jeûne parce que l'époux, celui dont la présence instituait une situation nuptiale, a été enlevé.

De quoi manquez-vous ? De quoi êtes-vous privés ? Quand cette question est posée aux disciples de Jean ou aux disciples des Pharisiens, nous serions bien embarrassés de répondre. Nous sommes privés, nous manquons, un point, c’est tout. En revanche, s'agissant des disciples de Jésus, nous pouvons dire : notre jeûne dit quelque chose que nous pouvons énoncer. Il dit qu'il y a eu et qu’il n'y a plus l'époux. Voilà !

Voyez la différence entre les deux situations. Matériellement, c'est le même jeûne. Mais quant à sa signification, quant à ce qu'il veut dire, la différence est considérable. D'un côté, le jeûne est là, comme un vide. Dans l'autre cas, le jeûne est là pour signifier qu'on manque, oui, mais on sait de quoi on manque. Si vous voulez prendre des termes plus rigoureux, le premier jeûne, à la limite, n'est pas une privation, car on ne peut vraiment être que privé que de ce que l'on a eu. En revanche, le deuxième est une privation réelle, car l’époux a été présent "l'époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront en ce jour-là."

Si j'ai tellement insisté sur ce qui paraît être la première partie de ce passage, c'est parce que déjà le commentaire que j'en fais nous introduit à ce que nous appelions tout à l'heure l'autre thème.  

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"Personne ne coud un ajout d'étoffe non foulée à un vieux vêtement ; sinon, le complément en enlève - je vous signale que ce verbe, que nous avons rencontré un peu plus haut, réapparaît -, le neuf du vieux, et il y a une déchirure pire." Le vieux vêtement ? Si c'était le jeûne des disciples de Jean et des Pharisiens ? Ce jeûne où l’on ne sait même pas de quoi il y a jeûne. "Le complément en enlève, le neuf du vieux, et il y a une déchirure pire."

"Le complément... le neuf". Si c'était justement cette situation nuptiale à laquelle ont été introduits les disciples de Jésus ! Cette situation nuptiale apporte le plein, mais un plein qui n'est pas là pour remplir un vide. Il y a un vide dans le vieux vêtement. Il y a un trou, une lacune. Le complément ne va pas pouvoir boucher, et cela à cause même de sa nouveauté. Le complément n'est pas un bouche-trou.

Non seulement le complément ne peut pas faire office de bouchon, mais il vient augmenter encore la déchirure. Bien loin de rendre insensible l'absence, le manque, la venue de cette nouveauté ne fait que l'accroître. C'est bien pour cela d'ailleurs qu'il pourra y avoir encore jeûne. Mais je vous disais tout à l'heure qu'il y a jeûne et jeûne. Il y a le jeûne pratiqué dans l’ignorance de quoi on se prive et il y a le jeûne, pratiqué en toute connaissance de cause, qui s'agrandit encore, comme si le plein ne comblait pas, ne pouvait pas combler.

C'est sur ces crêtes que nous sommes en train de circuler. Pourtant, qu’il y ait du plein qui ne comble pas, cette expérience est à la portée, heureusement, de n'importe qui.

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Continuons.  "Et personne ne jette un vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon, le vin fera craquer les outres, et le vin est perdu, et les outres. Mais un vin nouveau dans des outres neuves !"

La paresse pourrait nous conduire à penser : Jésus se répète, sur un autre registre. Non ! Jésus ne dit pas la même chose. Il ne dit pas le contraire non plus, mais il dit autre chose encore. Apparemment, c'est d'abord la même chose, le vin nouveau étant aux vielles outres ce que l'étoffe non foulée peut être au vieux vêtement. Et les outres sont là comme ce vide, cette capacité à recevoir quelque chose, analogue au trou qui est dans le vieux vêtement.

Oui, mais continuons : "sinon, le vin fera craquer les outres". Déjà, ce n'est plus tout à fait la même chose. On nous parlait tout à l'heure d'une déchirure plus grande. Maintenant, c'est l'outre elle-même qui éclate. Mais, surtout, on dirait que rien ne s'est passé. On dirait qu'il n'y a pas eu d'événement, puisque "le vin est perdu, et les outres" aussi. Rien n'a eu lieu, sinon une destruction, sinon une perte, un éclatement. Ce n'est pas vraiment la même chose que tout à l'heure, quand il s'agissait de l'étoffe non foulée ajoutée au vieux vêtement. Tout à l'heure, on pouvait encore entendre : mettons un ajout d'étoffe foulée au vieux vêtement, et l'affaire est terminée. Maintenant, la situation évoquée est catastrophique. Puisqu'il y a du vin nouveau, puisqu'il y a eu un temps qui a apporté un vin nouveau, il va falloir que ce qui reçoit ce vin soit lui-même neuf, que le contenant soit de l'âge du contenu.

Il y a une sorte de rénovation du temps lui-même. Le vin nouveau sera bien contenu, mais il ne le sera que si le contenant est lui-même rendu jeune, nouveau. A "un vin nouveau - et il y a un vin nouveau - outres neuves !" C'est le vin nouveau qui appelle la nouveauté de l'outre.

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Revenons sur tout le parcours en quelques mots.

Le jeûne est une privation rituelle qui signifie un état de privation réelle. Mais de quoi pouvons-nous donc être privés ?

Si nous avançons dans ce texte, nous apprenons que nous ne pouvons être privés que de la participation à l'alliance, représentée ici par les épousailles. Nous pouvons être privés d'être fils de l'alliance.

Or, les disciples de Jésus croient qu'ils participent à l'alliance, parce que l'époux a été avec eux, parce qu'un événement s'est produit. Mais ils ont à vivre dans cette alliance en l'absence de l'époux. En d'autres termes, l'enlèvement de l'époux ne supprime pas pour eux ce qu'il a fait. Bien plus, leur foi en l'alliance exprime par elle-même cette alliance. Ils croient qu'ils participent à l'alliance. Croire, avoir foi, ce n'est pas posséder. La foi est ce régime selon lequel nous habitons l'alliance sans en jouir. C'est une foi qui se souvient et qui espère mais qui ne possède pas.

Il reste que les disciples de Jésus sont fils des épousailles. Ils jeûnent eux aussi, mais leur jeûne n'a pas la même signification que celui des Pharisiens et des disciples de Jean.

Leur jeûne signifie que l'époux leur a été enlevé et que, l'époux enlevé, l'alliance demeure. L’époux, pensé et vécu par la foi comme enlevé, atteste la permanence de l'alliance.

Si j'ose dire, du neuf est arrivé au jeûne. C'est le jeûne qui a été rénové. Du neuf est arrivé à la privation rituelle et aussi à la privation réelle. Ce neuf augmente encore, bien loin de l'apaiser, l'épreuve que constitue l'endurance de la privation. Ce neuf accroît la déchirure. Le maintien dans l'alliance, au temps où l'époux est enlevé, élargit encore l'abîme qui est en nous.

C'est tellement vrai que cette nouveauté, constituée par notre maintien dans l'alliance en l'absence de l'époux, peut menacer jusqu'à notre intégrité. Nous pouvons craquer. Et à ce moment-là, il n'y a plus rien, c'est comme si rien ne s'était passé, comme s’il n’y avait plus rien, ni vin, ni outre.

La menace d’être brisé ne sera conjurée que si la vétusté des outres, que nous sommes, est laissée de côté, que si nous devenons d'autres outres, mais des outres encore, des capacités vides, que si nous devenons nous-mêmes nouveaux, comme le vin de l'alliance.

27 février 2000

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