Si quelqu’un vient à moi…
«Allaient avec lui sur la route des foules nombreuses et, s’étant retourné, il leur dit: «Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sœurs, et encore sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. Quiconque ne prend pas en charge sa propre croix et ne vient pas derrière moi ne peut pas être mon disciple. En effet, qui de vous, voulant bâtir une tour, s’étant d’abord assis, ne calcule pas la dépense, s’il a de quoi achever; afin que, ayant posé des fondations et n’ayant pas la force d’aller jusqu’au bout, tous ceux qui le regardent ne commencent à se moquer de lui, en disant: «Cet homme a commencé à bâtir et il n’a pas eu la force d’aller jusqu’au bout?» Ou quel roi, se mettant en route pour se jeter en guerre avec un autre roi, s’étant d’abord assis, n’examine pas s’il est capable, en ayant dix mille, de se porter au-devant de celui qui vient contre lui avec vingt mille? Sinon, certes, lui étant encore loin, ayant envoyé une ambassade, il demande les conditions de paix. Ainsi donc, quiconque parmi vous ne se sépare pas de toutes ses ressources ne peut pas être mon disciple.»
Par la suite, cette image est travaillée, transposée. Il s’agit alors d’une entreprise commencée que l’on ne conduit pas jusqu’au bout: «n’ayant par la force d’aller jusqu’au bout». Sans doute, il ne s’agit plus d’avancer sur le chemin ni même d’aller. Le processus est plus abstrait, mais c’est toujours la même idée d’un engagement que l’on prend, que l’on poursuit et que l’on essaie de mener à terme.
L’image est la même encore, l’image du chemin, quand nous lisons : «quel roi, se mettant en route pour se jeter en guerre avec un autre». Aussitôt après, nous apprenons qu’il examine «s’il est capable… de se porter au-devant de celui qui vient contre lui.» Toujours la même pensée d’un déplacement.
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C’est avec ces ressources que je vous propose de lire les premières lignes du passage. «Allaient avec lui sur la route des foules nombreuses et, s’étant retourné, il leur dit». Des foules vont avec lui, font route avec lui.
La suite nous permet de répondre à la question suivante: qu’est-ce donc que faire route avec lui? A quoi s’expose-t-on si on lui emboîte le pas?
«Si quelqu’un vient à moi»: si quelqu’un se donne ma personne comme terme, comme point d’aboutissement de sa marche. Si quelqu’un vient à moi sans haïr «son père et sa mère et sa femme…, il ne peut pas être mon disciple». En d’autres mots, il y a une condition pour venir à lui. La condition, c’est de haïr! Qu’est-ce qu’il y a donc à haïr dans la série des personnes qui sont nommées ici?
Réfléchissons. Il y a quelque chose de commun à père, à mère, à femme, à enfants, à frères et à sœurs. Tous ces noms sont autant de noms de fonction. Leur trait commun nous est indiqué avec la dernière clarté. Il suffit d’aller jusqu’au bout et de lire: «et encore sa propre vie». Le dernier terme de la série nous permet de revenir sur père, mère, femme, enfants, frères et sœurs. Nous pouvons alors observer que toutes ces fonctions ne sont pas sans rapport avec notre vie. Elles évoquent la vie donnée, reçue, communiquée, partagée. Or, la vie ne va jamais sans la mort.
Ainsi, haïr père, mère… ne porte pas sur des personnes. C’est une attitude que l’on prend parce qu’on reconnaît à la vie une insuffisance radicale. Personne ne peut vivre sans la mort. La vie, on ne peut pas la chérir en attendant d’elle ce qu’elle ne peut pas donner. Or, elle ne peut pas donner quelque chose qui exclurait la mort.
Déjà nous voyons se dessiner l’enseignement de celui qui est ici en train de parler. Nul ne peut être son disciple s’il se contente de faire une route qui aboutit à un terme qui est la mort. Nul n’a en lui les moyens, la capacité, la force suffisante pour être son disciple, s’il n’écarte pas avec la dernière énergie la pensée que sa vie, sa propre vie s’arrête, se termine avec mourir. Car l’enseignement qui lui est donné ici porte précisément sur le bout de la route.
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Cet enseignement se précise tout de suite. «Quiconque ne prend pas en charge sa propre croix et ne vient pas derrière moi ne peut pas être mon disciple». Quiconque n’a pas découvert qu’il était capable de prendre à bras le corps la mort, ce qui donne la mort. Quiconque s’imagine qu’il ne peut qu’être écrasé par elle. Quiconque ne la prend pas en charge. Au fond, quiconque ne croit pas que l’homme est plus fort que sa mort. Quiconque ne se croit pas assez grand pour pouvoir prendre même la croix.
Il y a autre chose encore: venir derrière moi. Il y a quelque chose d’émouvant à affirmer la grandeur humaine, à la déclarer plus forte que la mort. Mais si cette grandeur humaine n’est pas elle-même conduite quelque part, la déception est grande. Il ne suffit donc pas seulement d’affirmer que nous sommes capables de prendre en charge ce qui nous écrase. Il s’agit d’aller plus loin, de reconnaître que cette prise en charge de ce qui écrase, est l’ouverture d’un chemin. Quiconque ne fait pas cela, déclare Jésus, celui-là n’a pas en lui la force d’apprendre quelque chose de moi car, précisément, ce que je vais lui apprendre, c’est que le bout de la vie n’est pas la croix.
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Pour se faire entendre, Jésus continue en proposant deux paraboles.
«En effet, qui de vous, voulant bâtir une tour, s’étant d’abord assis, ne calcule pas la dépense, s’il a de quoi achever; afin que, ayant posé des fondations et n’ayant pas la force d’aller jusqu’au bout, tous ceux qui le regardent ne commencent à se moquer de lui, en disant: "Cet homme a commencé à bâtir et il n’a pas eu la force d’aller jusqu’au bout?"» Le débat porte précisément sur ce bout, sur cette extrémité. Au fond, jusqu’où pensez-vous que vous avez à aller? Nous comprenons qu’il s’agit d’une construction qui manquerait de son couronnement, d’un édifice qui ne se terminerait pas. Or, il y a de quoi rire d’une entreprise qui prétend aller jusqu’au bout et qui n’y va pas. C’est pourquoi les spectateurs commencent à se moquer en disant: ''«Cet homme a commencé à bâtir et il n’a pas eu la force»''. Ce «il n’a pas eu la force» est un prolongement de ce que nous avons lu dans la proposition. «Quiconque ne prend pas en charge sa propre croix». Il l’avait, la force, il aurait pu l’avoir, s’il avait pris en main sa propre croix et s’il était venu à ma suite. En cela se trouvaient les fondations.
Ne croyons pas que ce qui va suivre soit une répétition. L’originalité de cette deuxième paraboleest de suggérer que le personnage en cause est souverain. Tout à l’heure, j’évoquais la grandeur de celui qui prend en charge sa propre croix. Voilà qui est confirmé par l’évocation d’un combat de rois. «Quel roi, se mettant en route pour se jeter en guerre avec un autre roi, s’étant d’abord assis, n’examine pas s’il est capable». En proposant, comme il l’a fait d’emblée, de prendre en charge sa propre croix et de venir derrière lui, Jésus enseigne à prendre un moyen faible, non pas un moyen fort. Il revient au roi de décider si, avec de moindres moyens que celui qu’il affronte, il pourra triompher de celui-ci. Car la croix, quand elle est prise, est reconnue comme un moyen faible. S’il y a cependant dans ce moyen faible de quoi triompher, cela ne tient pas à la croix et à la mort qu’elle signifie. La force vient de celui qui marche devant. Mais en elle-même, la croix, la mort, sont comme dix en face de vingt. Si donc le disciple ne croit pas qu’avec les faibles moyens qui sont les siens il peut, en marchant derrière son maître, emporter la victoire, qu’il n’engage même pas le combat! «Sinon, certes, lui – c’est-à-dire l’autre – étant encore loin, ayant envoyé une ambassade, il demande les conditions de paix.».
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«Ainsi donc, quiconque parmi vous ne se sépare pas de toutes ses ressources ne peut pas être mon disciple». Je sais qu’on traduit souvent par «de tous ses biens». Pourtant, le terme que nous lisons signifie «ce sur quoi on peut s’appuyer, ce qui permet de commencer quelque chose, ce qui permet, ayant commencé quelque chose, de l’exploiter» Bref, il s’agit de ce que nous appelons, en français,des ressources. Ainsi, nous devons comprendre: «Quiconque parmi vous ne se sépare pas de toutes ses ressources», je n’ai rien à lui apprendre, il n’a pas les moyens, la capacité, la force d’être mon disciple.
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La singularité de ce passage est de diriger notre attention vers ce qui nous fait mal, c’est vrai. Mais pour nous annoncer, comme on annonce une bonne nouvelle, que nous en sommes devenus vainqueurs. Non seulement nous avons la force de supporter notre propre croix, mais, plus radicalement, de la prendre en main, pourvu que nous donnions notre foi à Jésus.
Vous voyez, nous sommes à mille lieues de je ne sais quelle alchimie où le plomb se changerait en or, où le mal deviendrait du bien.
Quiconque porte sa propre croix est à la suite d’un autre, et cette croix est comme un trophée de la victoire remportée sur l’ennemi, qui est la mort. Ce qui reste un mal (il n’y a pas de tour de prestidigitation, qui changerait le mal en bien), ce qui est mal, ce qui fait mal est devenu un chemin, parce que quelqu’un fait la route en avant.
Et si maintenant nous revenons vers le début de ce texte, nous comprenons ce que peut signifier le verbe haïr. Haïr sa propre vie, ici, c’est ne pas lui demander ce qu’elle ne peut pas donner. C’est ne pas attendre d’elle ce qu’elle est incapable de nous accorder. Voilà ce que veut dire haïr ici! En quelque sorte, il y aurait une injustice à l’égard des pères, mères, femmes, frères, sœurs et à l’égard de nous-mêmes si nous en attendions quelque chose qui ne peut qu’être donné par un autre.