precedent De ton livre fais de la foi. suivant

Une foi d’alliance

Au principe était la parole et la parole était vers Dieu et la parole était Dieu. C’est elle qui était au principe vers Dieu. C’est par elle que tout devint et sans elle ne devint pas même une seule chose. Ce qui est devenu, c’est en elle que c’était vie, et c’est la vie qui était la lumière des hommes, et la lumière luit dans la ténèbre. Et la ténèbre ne l’a pas saisie. Devint un homme, envoyé de Dieu, Jean de son nom. Lui, il vint en témoignage, pour témoigner sur la lumière afin que tous crussent par lui. Celui-là n’était pas la lumière, mais pour témoigner sur la lumière. La lumière, la véritable, qui illumine tout homme, était venant dans le monde. Elle était dans le monde, et le monde devint par elle, et le monde ne la connut pas. Elle vint chez soi et les siens ne l'ont pas reçue. Tous ceux qui la reçurent, elle leur donna pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, qui ne sont pas nés des sangs ni de volonté charnelle ni de volonté virile mais de Dieu. Et la parole devint chair et elle s’abrita parmi nous et nous contemplâmes sa gloire comme d'un Fils unique, de son Père, plein de grâce et de vérité. Jean témoigne sur lui et il a crié : Celui-ci était celui dont j’ai dit : Celui qui vient derrière moi devant moi il est devenu, parce qu'avant moi il était. Parce que de sa plénitude tous nous reçûmes, et grâce pour grâce, parce que la loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité devinrent par Jésus Christ. Dieu, personne ne l’a jamais vu. Un Dieu, Fils unique, celui qui est dans le sein du Père, celui-là introduisit.

Jean I, 1-18

La parole intégrale

Nous parlons tous. Mais nous ne réalisons pas toujours ce que parler veut dire. En lisant Jn 1, 1-18, nous pouvons l'apprendre. Mais, au préalable, il sera bon de s'entendre sur la signification qu'on accorde à l'acte de parler.

La parole, déclare-t-on souvent, est un résultat. Elle consiste en l'expression. Or, par ce terme, on comprend plus ce qui est exprimé que le fait même de s'exprimer. On distingue alors l'expression de sa source, qui s'étale en quelque sorte dans l'exprimé. Il y aurait donc la parole parlante et la parole parlée ou, mieux encore, la parole parlante, d'un côté, et, d'un autre côté, la parole parlée et la parole écoutée, selon une répartition de la pensée entre un aspect actif et un aspect passif.

L'avantage de cette définition réside notamment en ce qu'elle n'oppose pas, par exemple, la parole à la pensée, qui ne peut pas en être séparée, ni à l'action, qui est aussi une façon de parler. Mais on oublie alors que la parole en elle-même ne va pas sans l'écoute active. En effet, la parole n'est pas seulement sur les lèvres. Elle est aussi dans l'oreille, qu'elle suppose ou qu'elle appelle. La parole est conjointement le fait d'une émission et celui d'une réception, au moins virtuelle. Et la réception, avant d'être un état, est un acte, comme l'émission. Il n'y a donc pas de parole si manque, dans sa définition même, l'écoute ou la possibilité de l'écoute. Ainsi, dans la parole elle-même, on peut, très fondamentalement, distinguer la parole parlante et la parole écoutante.

On peut certes convenir de garder le mot de parole pour désigner la rencontre, permanente et essentielle, de ces deux aspects. Mais on s'expose alors toujours à méconnaître cette rencontre. Aussi peut-être la vérité de la parole serait-elle rendue plus sensible par les termes de parole intégrale ou d'entretien.

Acceptons cette définition d'une parole qui intègre à elle-même l'écoute comme élément constitutif. On comprend alors que tout se passe, en Jn 1, 1-18, comme si cette parole cherchait à être en ce monde, le nôtre, dans l'histoire humaine, ce qu'elle est en elle-même, une parole parlante et une parole écoutante, une parole intégrale1.

Une lecture de Jn 1, 1-18

- Dieu est en lui-même parole intégrale. « Au principe était la parole et la parole était vers Dieu et la parole était Dieu. C'est elle qui était au principe vers Dieu » (v. 1-2). Dieu est parole parlante et parole écoutante. Or, comment réaliser cet état intégral de la parole non plus dans l'ordre de l'être, qui est celui de Dieu, mais dans le devenir, qui est l'ordre auquel nous appartenons ?

Par lui-même, le devenir ne répugne pas à l'état intégral de la parole. « C'est par elle que tout devint et sans elle ne devint pas même une seule chose. Ce qui est devenu, c'est en elle que c'était vie, et c'est la vie qui était la lumière des hommes, et la lumière luit dans la ténèbre ... » (v. 3-5a). Ainsi la parole porte-t-elle en elle, comme son fruit, la vie et celle-ci, à son tour, porte en elle la lumière. Tout donc est en la parole et par elle. Mais la ténèbre- c'est-à-dire la parole encore mais quand, devenue lumière, elle rencontre un contraire! - la ténèbre donc a manifesté sa faiblesse à contenir la parole en son état intégral. « Et la ténèbre ne l'a pas saisie » (v. 5b).

- Alors s'engage, dans le devenir de l'humanité, une tentative pour qu'y advienne une parole en son état intégral. Tout est mis en œuvre pour que le dernier produit de la parole, la lumière, réalise un tel état.

Dans le cours de cet effort apparaît un homme, Jean. En lui se résume personnellement tout cet effort. En lui il devient clair que ce qui manque pour un avènement de la parole intégrale, c'est de croire, c'est la foi. « Devint un homme, envoyé de Dieu, Jean de son nom. Lui, il vint en témoignage, pour témoigner sur la lumière afin que tous crussent par lui. Celui-là n'était pas la lumière, mais pour témoigner sur la lumière » (v. 6-8). Ainsi n'y a-t-il pas d'entretien, pas d'état intégral de la parole sans le liant d'une foi qui fait se tenir ensemble, en ce monde, parole parlante et parole écoutante.

On peut convenir de nommer prophétie la puissance qui travaille l'histoire humaine pour qu'y advienne cette parole. Or, cette prophétie, immanente à notre devenir, y introduit une division entre nous. « La lumière, la véritable, qui illumine tout homme, était venant dans le monde. Elle était dans le monde, et le monde devint par elle, et le monde ne la connut pas. Elle vint chez soi et les siens ne l'ont pas reçue » (v. 9-11). Il y a ceux qui naissent à la parole, à la parole intégrale, et les autres, qui restent étrangers à une telle naissance. Les premiers reproduisent, en ce monde du devenir, ce qui est en Dieu même. Ici et maintenant, ils naissent de Dieu. « Tous ceux qui la reçurent, elle leur donna pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, qui ne sont pas nés des sangs ni de volonté charnelle ni de volonté virile mais de Dieu » (v. 12-13). Les seconds sont des vivants certes, ils sont nés, mais puisqu'ils ne croient pas, il échappent à l'état intégral de la parole, qui consiste en parler et écouter.

- C'est alors que la parole va jusqu'à l'extrême de son effort pour advenir en ce monde dans son état intégral. Elle devient non plus lumière, comme dans la prophétie, ni même vie, à proprement parler, cette vie qui produit la lumière. Bref, la parole atteint, dans le devenir, jusqu'à l'état le plus caractéristique de celui-ci, jusqu'à la labilité de la chair, qui lui est essentielle. La parole devient quelqu'un comme nous. « Et la parole devint chair et elle s'abrita parmi nous et nous contemplâmes sa gloire comme d'un Fils unique, de son Père, plein de grâce et de vérité » (v. 14).

Jean, en qui se concentrait toute la prophétie antérieure, a témoigné de cette présence de la parole intégrale, parlante et écoutante à la fois. Il a désigné ce Fils, né de Dieu, né aussi chez nous. « Jean témoigne sur lui et il a crié : Celui-ci était celui dont j'ai dit: Celui qui vient derrière moi devant moi il est devenu, parce qu'avant moi il était » (v. 15).

Désormais donc on peut affirmer que le monde, dans son histoire, contient une parole qui est identique à ce qui se passe, si l'on peut dire, en Dieu même. Inversement, on peut affirmer aussi que l'accueil que nous réservons à cette parole introduit, tout au long du temps, en Dieu lui-même, l'entretien qui se poursuit entre nous dans l'histoire.

« Parce que de sa plénitude tous nous reçûmes, et grâce pour grâce, parce que la loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité devinrent par Jésus Christ. Dieu, personne ne l'a jamais vu. Un Dieu, Fils unique, celui qui est dans le sein du Père, celui-là introduisit » (v. 16­-18). La loi permet de vivre dans la lumière. Elle relève encore de la prophétie, de sa puissance et de sa limite. Moïse est, à cet égard, le lointain précurseur de Jean! Avec Jésus Christ nous allons plus loin que la loi même, jusqu'à la vérité de la parole. En effet, la parole intégrale, parlante et écoutante, réside alors intégralement en nous, parmi nous.

En lisant Jn 1,1-18, qu'avons-nous appris, pourvu du moins que nous tenions parler et écouter comme les deux versions conjointes d'un seul et même acte, aussi inséparables l'une de l'autre que le recto et le verso d'une même feuille de papier ?

D'abord, que la parole intégrale, ou l'entretien, est la manière d'être de Dieu comme de nous-mêmes. Cette manière d'être se compose de l'acte de parler et d'écouter et aussi de quelque chose qui, chez nous du moins, lie parler et écouter : c'est croire.

Ensuite, que notre histoire peut s'entendre comme un effort pour que l'entretien, tel qu'il est en Dieu, se produise parmi nous. Dans le cours de cette histoire, la parole intégrale ne nous manque jamais. Sous la forme de la prophétie, elle est intérieure au devenir tout entier de l'humanité. Mais nous pouvons lui manquer. Elle suscite en effet un partage entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas.

Nous apprenons enfin que la parole intégrale, telle qu'elle est en Dieu, et qui s'y nomme Fils, a pris la chair même du devenir dans lequel nous existons. Dès lors, cette parole réside entièrement dans toute notre histoire. Dans le temps des hommes, Dieu le Père parle à Dieu le Fils et L'écoute, Dieu le Fils parle à Dieu le Père et L'écoute. Cet entretien du Père et du Fils, cet entretien divin, est fait de la chair même de l'entretien que nous avons entre nous, de notre entretien humain.

La parole et la vie

En affirmant que la parole était au principe (v. 1), nous prenons une décision aux conséquences incalculables. Car, enfin, cette parole, elle est ici aussi, c'est en elle que maintenant nous parlons.

Cette observation nous invite à entendre dans toute sa vérité le récit de l'histoire de la parole intégrale que nous avons lu, de comprendre aussi ce que nous avons appelé un effort de cette parole pour advenir sans se briser, intégralement, en notre monde.

Cette histoire et cet effort ne sont pas séparables d'une histoire et d'un effort qui sont nôtres. C'est nous, en effet, qui vivons dans notre chair l'avènement de la parole intégrale tout au long de l'histoire. C'est en nous que cet avènement, interminablement, s'accomplit, dans l'entretien qui se poursuit entre nous.

Or, de ce fait, nous sommes obligés à un retournement considérable de pensée. En effet, à quiconque cherche à se représenter la genèse de l'humanité, celle-ci se présente comme un développement de la vie, qui elle-même est apparue, inexplicablement, à partir de la matière inerte. Quant à la parole, elle est venue, de façon tout aussi inexplicable, dans le cours de l'évolution de l'humanité vivante. Elle vient donc après l'apparition de la vie, au point qu'on pourrait supposer qu'elle en serait sortie, comme l'un de ses effets.

Cependant, quand nous nous prononçons sur nous-mêmes, pour dire qui nous sommes, pour dire je, nous expérimentons que la parole est première, cette parole en laquelle et par laquelle nous sommes encore présentement, cette parole qui, pourtant, est venue en dernier dans notre genèse. Au principe donc, mais non pas d'abord, il n'y a ni la vie ni la lumière mais la parole! « Ce qui est advenu, c'est en elle que c'était vie, et c'est la vie qui était la lumière des hommes » (v. 3c-4).

Ainsi donc la vie et la lumière, ce qui nous fait naître, subsister et mourir, ce qui nous fait penser, tout cela, qui est si grand, se trouve comme inclus dans la parole, quand on considère non pas la genèse de l'humanité, mais le fait que nous parlons. Car, c'est bien clair, du point de vue de la genèse, la vie a précédé la parole. Mais de même que Jésus Christ était avant Jean, de même la parole a précédé la vie. « Jean témoigne sur lui et il a crié: Celui-ci était celui dont j'ai dit: Celui qui vient derrière moi devant moi il est devenu, parce qu'avant moi il était » (v. 15). La priorité de la parole, ici, n'est pas de chronologie mais de cette excellence et de cette dignité attachées au principe. Car par ce nom de principe, on désigne tout autre chose que le commencement et même que l'origine. Le principe serait plutôt comme la racine, à laquelle l'arbre ne succède pas : il vit de sa présence continuée. Et encore la racine peut-elle apparaître comme quelque chose, comme une partie de l'arbre. Or, le principe n'est rien de ce dont il est le principe.

Le Père et le Fils

C'en est donc fini d'une pensée qui serait soumise à l'hégémonie de la vie ou même de la lumière. Aussi bien pourrait-on d'abord être surpris d'apprendre que la relation qui sous-tend la parole - parler, écouter - doive être pensée comme la relation d'un Père à un Fils. Mais la surprise proviendrait de ce que l'on comprend souvent cette relation comme si elle s'inscrivait dans l'ordre de la vie. Or, ce serait la confondre avec la relation qui existe entre l'engendrant et l'engendré. Mais il n'est pas sûr du tout que les noms de Père et de Fils désignent d'abord la génération et le vitalisme que celle-ci implique.

En employant ces noms de Père et de Fils, on déclare, certes, que l'un est premier; l'autre second, que le second procède du premier, comme le produit du producteur. Mais c'est déjà le cas pour la parole parlante et la parole écoutante. Il n'y aurait pas d'écoute s'il n'y avait pas de parole initiale. À vrai dire, ces noms de Père et de Fils introduisent dans la relation d'engendrement une autre relation, qui l'habite, qui se soutient d'elle physiquement en quelque sorte, et qui, dans le même temps, la transforme. En effet, le Père mérite son nom de ce qu'il reconnaît son Fils, non pas de ce qu'il en est le géniteur. Et le Fils aussi mérite son nom de ce qu'il reconnaît le Père, non pas de ce qu'il en est engendré.

On l'a déjà noté, à considérer la genèse de l'humanité, la vie précède la parole. On peut soutenir qu'il en va de même pour Dieu, encore que cette relation d'antériorité convienne bien peu dans ce dernier cas, où il n'y a pas de genèse, pas de succession temporelle. Quoi qu'il en soit, pour Dieu comme pour l'homme, la parole, la parole intégrale, qui vient après, est première en vérité. Le Père parle le Fils et aussi L'écoute. Le Fils écoute le Père et aussi Le parle. Seul diffère l'ordre des opérations. Car l'entretien ne dénie pas l'engendrement. Il en fait autre chose qu'un rapport d'immanence vitale, naturelle.

Ainsi n'y a-t-il pas de raison qu'entre un géniteur et un engendré, il y ait une communication de gloire (v. 14), c'est-à-dire de reconnaissance éclatante, ni de grâce et de vérité (v. 14-16) ni même, plus radicalement encore, le don d'une loi (v. 16). En revanche, on n'est pas étonné qu'une telle communication et qu'un tel don soient le propre du lien qui existe entre le Père et le Fils.

Il faut sans doute se demander ce que gloire, grâce et vérité, et aussi loi peuvent bien signifier quand il s'agit non pas du rapport entre Dieu et nous, de l'alliance dans l'histoire, mais de Dieu dans son rapport à lui-même. Cependant, à peine a-t-on énoncé cette distinction, qu'on s'interroge non sur sa pertinence mais sur le lien qui peut unir l'un à l'autre ces deux types de rapport. Et l'on reconnaît alors que, trop évidemment, nous ne saurions rien et ne pourrions rien dire du rapport de Dieu à lui-même si nous ne croyions pas au rapport d'alliance qu'il établit avec nous dans l'histoire. Parallèlement, ce rapport d'alliance dans l'histoire, quelle serait sa vérité, si nous ne croyions pas à une certaine manière d'exister qui est au principe, en Dieu même, si le régime d'alliance n'était pas celui de Dieu dans son être même ?

Au principe : l'alliance

En définitive, si la parole est au principe, mais une parole intégrale, en laquelle c'est tout un de parler et d'écouter, alors nous sommes invités à penser que le lien est premier par rapport à l'être comme par rapport au devenir. Certes, c'est là une pensée dans laquelle nous avons beaucoup de difficulté à entrer, tant nous sommes habitués à estimer que les termes sont antérieurs à la relation, que le lien vient après les sujets qui se lient, bref, que l'alliance en Dieu comme en humanité, entre Dieu et nous comme entre nous, n'est jamais que seconde. Pourtant, n'est-ce pas cette évidence, trop facilement acceptée, que nous sommes conduits à récuser par la méditation de Jn 1,1-18 ?

En effet, il semble bien que notre intelligence de Dieu en soi et notre intelligence de Dieu pour nous relèvent, si l'on ose dire, du même principe et que celui-ci n'est autre qu'une parole qui écoute ou une écoute qui parle2. Ainsi l'alliance - ou le lien ou la relation - ne vient-elle ni après ni avant ces alliés qui sont Dieu et l'homme ou les hommes entre eux. C'est elle qui les fait être ce qu'ils sont en eux-mêmes et les uns pour les autres.

On se persuadera mieux encore de cette vérité à la lecture d'Exode 4,10-17.

Moïse et Aaron

« Moïse dit à IHVH : "De grâce, Seigneur, (je ne suis) pas un homme à paroles, moi, même d'hier, même d'avant-hier, même depuis que tu as parlé à ton serviteur! Car (je suis) lourd de bouche et lourd de langue, moi". IHVH lui dit : "Qui a mis une bouche à l'humain ? Ou qui met muet ou sourd, voyant ou aveugle ? N'est-ce pas moi, IHVH? Maintenant, va! Moi je serai avec ta bouche, je t'enjoindrai ce que tu parleras". Il dit : "De grâce, Seigneur, envoie donc avec la main de qui tu enverras!'" La narine de IHVH brûla contre Moïse. Il dit : "N'y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite ? Je sais qu'il parlera, il parlera, lui! Et même, le voici, il sort à ton abord. Il te voit et se réjouit en son cœur ! Parle-lui, mets les paroles dans sa bouche et moi je serai avec ta bouche et avec sa bouche et je vous enjoindrai ce que vous ferez. Lui, il parlera pour toi au peuple et c'est lui-même qui sera pour toi une bouche et toi tu seras pour lui un dieu. Et ce bâton, prends-le dans ta main pour que tu fasses avec lui des signes" » (Ex 4, 10-17).

Moïse, comme nous tous, savait fort bien qu'on ne parle pas seulement avec la bouche mais aussi avec les oreilles, quand on écoute, et même avec les yeux, quand on voit. Tous les sens sont éloquents et à la fois réceptifs. Tous font signe. Moïse ne pouvait pas ignorer que parler, c'est aussi écouter et que, inversement, quand on écoute, on parle aussi.

Tout cela, Moïse le savait, parce que l'expérience le lui avait appris. Mais, comme nous tous, il l'avait oublié. Allez savoir pourquoi! Peut-être parce qu'il attachait trop d'importance à un défaut de prononciation. « Je suis lourd de bouche et lourd de langue, moi! » Comme si la parole se réduisait à articuler des sons! Peut-être aussi, et c'est plus grave, parce que, sans oser se le dire, il pressentait que parler prend en gage celui qui parle, que les mots et les phrases emportent avec eux celui qui les prononce et le délivrent à tout jamais de lui-même. N'était-il pas un prophète ? Il parlait donc au nom d'un autre. Il ne pouvait éviter d'être pris à ce qu'il disait. Il ne serait donc pas indemne du message qu'il transmettrait.

Moïse acceptait peut-être d'écouter. Mais parler, non! Il feignait de croire qu'il pouvait écouter sans parler. Il oubliait qu'en écoutant, déjà il parlait et que le reste n'était qu'un point de technique. Or, en se refusant à parler, à faire passer à d'autres ce qu'il avait écouté, en fait il fuyait la parole elle-même, la parole entière, celle qui ne se sépare pas de l'écoute, qui ne fait qu'un avec elle.

L'enjeu était considérable. Pour qui se prenait-il donc ? « Je ne suis pas un homme à paroles », déclarait-il au Seigneur. On se demande bien comment il pouvait dire cela. Car son propos était en lui-même contradictoire. Ne parlait-il pas déjà en s'adressant au Seigneur ? N'était-il pas écouté par un autre ? Il n'en fallait pas davantage pour qu'il pût parler. Une oreille, toujours attentive, celle du Seigneur, le rendait loquace, malgré qu'il en eût. Il n'empêche qu'il faisait preuve d'outrecuidance. Est-ce qu'on peut être un homme encore quand on ne parle pas ? Oui, pour qui se prend-il donc, ce Moïse ? Est-ce qu'il s'imagine que parler ou ne pas parler dépendrait de lui ?

« Qui a mis une bouche à l'humain ? Ou qui met muet ou sourd, voyant ou aveugle ? N'est-ce pas moi, le Seigneur ? ». La parole n'est pas à la discrétion de l'homme. Elle est la propriété d'un autre, qui est souverain. C'est le Seigneur, le bien nommé, qui fait que l'homme, par tous ses sens, s'entretient avec tous, avec soi-même et aussi avec Lui. Nul ne peut prétendre n'être pas un homme à paroles, sauf à n'être pas un homme du tout.

C'est donc un grand mystère que de s'entretenir. Nul n'y échappe, et c'est tant mieux. Mais, pour autant, nous ne pouvons pas dire n'importe quoi. Car chacun de nous se figure que, puisqu'il peut parler, il devrait pouvoir dire tout ce qui lui passe par la tête et, selon l'humeur du moment, nous sommes ravis d'un tel pouvoir ou nous en avons peur. Or, dans un cas comme dans l'autre, nous n'avons pas encore bien compris ce que c'est que de parler.

En effet, n'allons pas penser que nous choisissons parmi les paroles qui nous attendraient, comme on fait pour des fruits à l'étalage. L'important n'est pas de dire ceci plutôt que cela. Il y a, plus simplement, que nous ne pouvons pas décider de ne pas parler. Une parole écoutante, une écoute parlante, voilà notre condition, imprescriptiblement. Et cette condition nous associe à un autre, au Seigneur Lui-même, quoi que nous disions, quoi que nous écoutions. « Maintenant, va! Moi, je serai avec ta bouche, je t'enjoindrai ce que tu parleras ». Nous ressemblons à quelqu'un qui obéit à un autre, qui est en nous, sur nos lèvres, dans nos oreilles; qui change toutes nos sensations en des paroles entières.

Moïse n'avait-il pas soupçonné d'emblée que parler allait le requérir entièrement, l'établir dans la dépendance d'un autre, absolument ? Il se pourrait. Alors, plutôt ne pas parler du tout que de parler pour un autre. Comme si nous ne parlions que pour nous-mêmes! Par le fait, nous parlons toujours pour un autre, à la place d'un autre et à l'adresse d'un autre. C'est sans doute cela que Moïse avait trop bien compris, et qu'il refusait de toutes ses forces. Mais à quel prix ? Serait-il encore un homme ?

En vérité, Moïse veut se décharger de son humanité. « De grâce, Seigneur, envoie donc par la main de qui tu enverras! » Un autre que moi, mais surtout pas moi. Or, la prétention de Moïse est suicidaire et, plus profondément encore, homicide. Il se tuerait et tuerait en lui et avec lui l'humanité tout entière, si son désir se réalisait. Par bonheur pour lui, le Seigneur ressent très mal sa conduite. Il défend Moïse contre lui-même. « La narine du Seigneur s'enflamma contre Moïse».

Quelle chance! Quelle grâce! Moïse n'est pas seul au monde. Si ce n'est lui, ce sera donc son frère! « N'y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite ? Je sais qu'il parlera, il parlera, lui. Et même, le voici, il sort à ton abord, il te voit et il se réjouit en son cœur ». Moïse peut bien vouloir se débarrasser de parler, la parole est plus forte que lui. Elle est incorporée à l'espèce humaine. Le frère est là qui attend. Il parlera, lui, et il y mettra toute sa joie. Et toi aussi, Moïse, tu parleras. Car parler est l'opération même de la fraternité. Or, tu ne peux pas renoncer à la fraternité.

Le Seigneur a trouvé la parade. Moïse ne peut pas ne pas parler avec Aaron, l'écouter, être écouté de lui. Il est son frère. Mais prenons garde! La fraternité n'est pas un effet des liens qui se forment par la chair et le sang. Les humains sont frères parce qu'ils se parlent. C'est la parole qui crée la fraternité, la vraie, dont l'autre, celle qu'on nomme naturelle, n'est qu'une représentation commode. Pourquoi donc? Mais parce qu'un autre, le Seigneur, qui n'a rien de commun avec nos générations, est toujours en tiers dans nos conversations, même les plus violentes, même quand nous échangeons des coups. « Parle-lui; mets les paroles dans sa bouche, et moi je serai avec ta bouche et avec sa bouche et je vous enjoindrai ce que vous ferez ».

Nous ne parlons jamais tout seuls. Nous ne parlons jamais à deux ou à plusieurs. Il y a toujours quelqu'un d'autre encore dans notre entretien. Car celui-ci n'est pas affaire de nombre. Il y a certes en lui l'un et l'autre, les uns et les autres, mais, entre tous, il y a quelqu'un qui ne s'ajoute à personne. Allons-y, donnons-lui un nom! Qu'on l'appelle dieu, par exemple! «Le frère parlera pour toi au peuple et c'est lui-même qui sera pour toi une bouche et toi tu seras pour lui un dieu». Rien de moins. Un dieu, oui, puisque ton frère ne parlera pas sans toi ni toi sans lui.

Sans sortir de la conversation, en elle, celui qui parle et qui écoute devient, du seul fait de la conversation elle-même, autre chose qu'un animal humain, plus qu'homme, divin, sans cesser d'être humain. Celui qui parle et qui écoute n'est jamais supplanté. Il se tient à la source, invisible, avec sa baguette de coudrier qui s'agite. Il ressemble à quelqu'un qui recevrait et enverrait des signes avec un bâton. « Et ce bâton, prends-le dans ta main pour que tu fasses avec lui des signes».

L'être de la communication

Quels fruits recueillons-nous à lire de tels textes et, surtout, à les lire comme nous l'avons fait? Car on pressent que le traitement appliqué à l'arbre contribue autant à la récolte que la nature de l'arbre lui-même, au point qu'il est peut-être difficile de séparer nettement cette nature de ce traitement.

Nous découvrons d'abord la portée possible de la situation dans laquelle nous sommes tous, de l'état de communauté parlante et écoutante qui est propre à l'humanité. Sans sortir de cet état, en faisant plutôt réflexion sur lui, nous avons été conduits à en présenter la vérité la plus radicale: là où se produisent entre nous les péripéties de nos alliances, dans la chair même de celles-ci, s'inscrit aussi le drame d'une autre alliance, qui ne fait pas nombre avec les autres, qui les habite et les dépasse, notre alliance avec Dieu, l'alliance de Dieu avec nous. Ainsi donc, sans cesser d'être profanes, nos histoires sont-elles saintes.

Sans doute avions-nous la part belle en nous arrêtant sur des textes qui, de manière expresse, formulaient la pensée qu'on vient d'énoncer. Elle était là, évidente, du moins pour qui savait ouvrir les yeux. Il suffisait de la voir, estimera-t-on. Certes. Mais, pour discerner cette vérité, encore fallait-il s'être méthodiquement familiarisé avec une certaine démarche. Comment caractériser cette dernière ?

Au risque de paraître en durcir les traits essentiels, on pourrait avancer qu'on a décidé de considérer tout texte, quel qu'en soit le contenu, comme un acte de communication, un témoin de l'entretien qui traverse et sous-tend les informations que porte avec lui un message. Dès lors il faut et il suffit - mais ce n'est pas une mince affaire! - qu'on mette en œuvre des procédures qui feront apparaître, dans tout contenu de message, l'événement même du message.

Il va de soi qu'au-delà de la méthode, une telle démarche appelle une certaine pensée et aussi bien la suppose. Sans prétendre ici développer cette pensée et encore moins la justifier - pourquoi faudrait-il en effet paraître la défendre ? - on dira seulement, et trop sommairement, qu'à la communication de l'être on a préféré l'être de la communication. Les lectures que nous venons de proposer permettront de décider si ce choix est heureux et, surtout, s'il s'harmonise, pour des croyants, avec la vérité de leur foi et avec leur expérience spirituelle. Car, en définitive, c'est bien de cela qu'il s'agit. Comment notre pensée et nos façons de lire s'accordent-elles à l'Alliance, qui est au principe du message biblique ?

Revue théologique de Louvain, 35, 2004, 217-229

imprimer suivant