Si vous avez de l'amour les uns envers les autres
«Quand donc il (Judas) fut sorti, Jésus de dire : "Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme, et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui, et c'est aussitôt qu'il le glorifiera. Petits enfants, pour peu encore je suis avec vous. Vous me chercherez, et selon que je l'ai dit aux Juifs : OÙ moi je m'en vais, vous ne pouvez pas venir vous - à vous aussi je le dis à présent. C'est un commandement nouveau que je vous donne : que vous vous aimiez les uns les autres. Selon que je vous ai aimés, que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres. En cela tous connaîtrons que vous êtes pour moi des disciples, si vous avez de l'amour les uns envers les autres."»
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Soyons attentifs à un certain nombre d'indices qui, tous, nous dirigent vers le temps. "Maintenant a été glorifié", "c'est aussitôt qu'il le glorifiera", "pour peu encore je suis avec vous", "à vous aussi je le dis à présent". Ou encore : "C'est un commandement nouveau".
Soyons attentifs aussi à la composition d'ensemble de ce passage, qui joue sur les temps, au sens le plus ordinaire que nous donnons à ce terme dans la grammaire. Nous sentons bien que tout le début nous renvoie au passé. "Maintenant a été glorifié ..., et Dieu a été glorifié", "Si Dieu a été glorifié". Très tôt arrive le futur : "Dieu aussi le glorifiera en lui, et c'est aussitôt qu'il le glorifiera". Puis, revient encore le futur : "Vous me chercherez". Ce futur fait bon ménage, si je puis dire, avec le présent. "pour peu encore je suis avec vous", "Où moi je m'en vais, vous ne pouvez", actuellement, venir. C'est cela que "je dis à présent". C'est aussi à présent, maintenant, que je vous donne un commandement nouveau. Pour finir, c'est le futur qui l'emporte. Un ordre en effet ne peut porter que sur l'avenir : "que vous vous aimiez... que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres". Le futur culmine dans le "En cela tous connaîtrons que vous êtes pour moi des disciples, si vous avez de l'amour les uns envers les autres."
Nous pouvons retenir de cette série d'observations qu'un ordre de marche nous est proposé. Pour lire ce texte, nous devons tenter de demeurer dans l'instant, dans le moment où le temps se tient, se retient. Le passé est révolu mais on le sent encore pressant. L'avenir n'est pas encore, par définition, et tout se passe donc dans le présent. Aussi, sommes-nous invités à reconnaître ce qui se passe dans cet impossible arrêt du temps.
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Tout commence par cette notation : "Quand donc il (Judas) fut sorti, Jésus de dire". Celui qui est sorti, c'est Judas. Quelqu'un est parti qui n'avait pas à être là. Que va-t-il donc arriver dans cet instant à Jésus qui parle à ceux qui sont ici, à ceux qui sont restés ensemble, et qui sont, à la fin, qualifiés de disciples ?
Remarquons que Jésus, après avoir parlé du Fils de l'Homme et de Dieu sans s'impliquer directement, change très vite de ton et s'adresse à ceux qui sont là, en personne : "je suis avec vous. Vous me chercherez". Nous pourrons nous demander quelle est l'identité de ces destinataires de la parole de Jésus.
Si nous pouvons nous poser cette question, c'est parce que Jésus, au beau milieu de ce passage, introduit encore une distinction : "Vous me chercherez, et selon que je l'ai dit aux Juifs : Où moi je m'en vais, vous ne pouvez pas venir vous - à vous aussi je le dis à présent". Parallèlement à la concentration sur l'instant, il y a aussi une concentration sur un groupe d'hommes, distingués des Juifs auxquels une partie de ce discours a été tenu. Or, maintenant, ce même discours, est dirigé vers ceux qui sont ici, dans cet instant : "vous ne pouvez pas venir vous - à vous aussi je le dis à présent". Ce groupe auquel Jésus s'adresse est lui-même distingué de tous les autres : "En cela tous connaîtrons que vous êtes pour moi des disciples, si vous avez de l'amour les uns envers les autres."
Il y a donc une restriction du champ des personnes. Le groupe est réduit à ceux qui écoutent et à ceux qui sont appelés à être des disciples, et des disciples qui auront des rapports les uns avec les autres. Car ce "vous" est renforcé par "les uns les autres,... les uns envers les autres".
Voilà quelques observations qui peuvent nous servir de guide pour avancer maintenant dans la traversée de ce texte.
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«Quand donc il fut sorti, Jésus de dire : "Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme, et Dieu a été glorifié en lui". » Jésus parle comme si quelque chose de définitif était déjà passé. C'est fait. Le Fils de l'Homme a été glorifié et, du coup, cette glorification concerne aussi Dieu. Or cette glorification aura encore un avenir.
Je vous propose de ne pas chercher à savoir ce que veut dire "glorifier", de laisser provisoirement cette question de côté, mais de la reprendre lorsque, ayant traversé l'ensemble du texte, nous pourrons essayer de lui trouver un sens.
En revanche, je souhaite que nous attachions une très grande importance à ce titre, "le Fils de l'Homme", et que nous le rapprochions d'un terme qui vient aussitôt après, du terme "Dieu" "Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme, et Dieu a été glorifié en lui". Ne cherchons pas à identifier qui est "le Fils de l'Homme". Contentons-nous, et vous verrez tout à l'heure que ce n'est pas peu, de reconnaître que Jésus parle de celui qui est né de l'homme. Voilà, en effet, la signification, toute première, que nous pouvons donner à ce terme. Ainsi, ce qui s'est passé, cette glorification du "Fils de l'Homme", a comme des suites sur Dieu. Dieu a été intéressé à ce qui s'est passé à propos du "Fils de l'Homme".
Cette glorification du "Fils de l'Homme", concomitante d'une glorification de Dieu, déclenche un avenir. Si, dans cette glorification du "Fils de l'Homme", il y va, comme Jésus vient de le dire, d'une glorification de Dieu, eh bien ! c'est Dieu lui-même qui prendra la relève de cette glorification. "Si Dieu a été glorifié en lui (le Fils de l'Homme), Dieu aussi le glorifiera en lui".
Il "le glorifiera en lui", en qui ? C'est, d'une certaine façon, indécidable. Il le glorifiera en lui, Dieu, en lui-même, Dieu. Ou bien il le glorifiera dans sa condition de "Fils de l'Homme", dans sa réalité d'être né, issu de l'homme, et ça ne va pas tarder, c'est aussitôt. Ce qui a été accompli introduit une sorte de transformation du présent. Il faudrait inventer une désignation nouvelle pour ce présent. Je vous propose d'appeler ce temps l'imminent où l'instant, le bien nommé, ce qui pèse sur, ce qui est là, à la porte et qui presse, qui urge : "c'est aussitôt qu'il le glorifiera." On est devant un écart temporel réduit au minimum. Mais, encore, ou plutôt toujours, ou déjà, comme vous voudrez, dans le futur. Ça a beau être aussitôt, c'est à venir.
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Parlons du présent. Les destinataires de la parole de Jésus sont traités de "petits enfants". Cette expression pourrait être négligeable, nous pourrions ne pas lui prêter attention si justement nous n'étions pas dans un passage où l'enjeu est le temps. De "petits enfants", ce sont des êtres humains, sans doute, mais qui n'ont qu'un passé réduit, et devant lesquels un avenir est ouvert. Or, à ces "petits enfants", Jésus annonce qu'ils n'auront pas, pendant longtemps, à jouir de sa présence : "pour peu encore je suis avec vous".
Jésus peut ajouter qu'il a cependant été assez avec eux pour que ces petits enfants gardent son souvenir, mais de façon bien singulière : en le cherchant dans l'avenir. "Vous me chercherez". Voilà l'identité active qu'il reconnaît à ces petits enfants. Elle n'est pas du tout incompatible avec celle de disciple qui leur sera attribuée à la fin. Ces destinataires de sa parole sont encore petits et la fonction, plutôt que l'identité, qui les marquera, ce sera de le chercher.
Nous sommes ici au point critique de ce passage. Jésus ne leur dit pas qu'ils auront tort de le chercher, mais il les avertit que cette recherche sera pour eux décevante. "Vous me chercherez, et selon que je l'ai dit aux Juifs : Où moi je m'en vais, vous ne pouvez pas venir vous - à vous aussi je le dis à présent." Jésus met ces petits enfants dans la condition commune, il les place dans le rang de tous, au moins pour l'instant. Il ne leur dit pas autre chose que ce qu'il a dit aux Juifs. Et qu'a-t-il dit ? "Où moi je m'en vais, vous ne pouvez pas venir vous". Donc, ce temps présent, marqué par une recherche de celui qui leur parle, de Jésus, est aussi celui où ils devront faire le deuil de sa présence, ou, en tout cas, d'une certaine modalité de sa présence. Ils seront privés de sa présence comme de quelqu'un qui dit "je", qui dit "moi" "Vous me chercherez". Or, "Où moi je m'en vais" (l'insistance est mise, très fortement, sur la personnalité de celui qui parle, comme aussi d'ailleurs sur la personnalité de ses interlocuteurs) "vous ne pouvez pas venir vous".
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Il fallait remarquer tout cela pour entendre dans toute sa force la suite. On pourrait dire qu'après avoir traversé un moment où tout se joue entre "je" et "vous", nous passons à un tout autre moment. Le rapport "je" - "vous" s'efface, il disparaît, et la relève est prise par un autre rapport : le rapport de vous à vous. Ce n'est pas la même chose qu'un rapport des uns avec les autres. Il s'agit du rapport de vous à vous, de vous, étant les uns, et de vous, étant les autres. Bref, il ne cesse pas de leur parler. Il ne dit pas : c'est un commandement nouveau que je donne, que mes disciples s'aiment les uns les autres. Il leur dit : "C'est un commandement nouveau que je vous donne : que vous vous aimiez les uns les autres".
Commandement nouveau. Ne nous demandons pas si ce commandement est nouveau par rapport à ce qu'ils ont déjà pu entendre ou à ce qui a déjà été dit. Entendons nouveau en un sens absolu : je vous donne un commandement pour l'avenir ; je vous donne un commandement nouveau pour cette raison qu'il a à être pratiqué à partir de l'instant que nous vivons, comme loi de ce groupe que vous formez. Il n'accèdera à l'existence que dans la pratique qui en sera faite.
Je vous donne. Je vous fais cadeau. Jésus ne dit pas : je vous commande, mais : je vous fais le présent, le don, d'un commandement qui va introduire de la nouveauté.
Dans le deuil que vous avez à faire de moi-même, vous n'aurez pas à faire le deuil d'aimer. A la place de cette personne, qui s'en va où vous ne pouvez venir, il y a une autre façon de lui rester attaché : c'est de recevoir le don qu'il fait, en pratiquant un amour réciproque les uns à l'égard des autres : "que vous vous aimiez les uns les autres".
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Il reste que cet amour latéral, mutuel, inscrit dans le temps quelque chose qui a déjà eu lieu. "Selon que je vous ai aimés". Au beau milieu de ce discours prospectif, nous retrouvons le passé par lequel ces propos avaient commencé. Maintenant nous pouvons reprendre la question que j'avais mise de côté au début. J'avais dit : ne nous demandons pas ce que glorifier veut dire. J'aurais pu ajouter : faisons confiance à ce que nous allons lire, qui va nous éclairer sur ce qui s'est passé, car cette glorification était présentée comme une affaire révolue. "Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme". Cette glorification, je vous propose de l'entendre comme une reconnaissance d'amour qui a été donnée au Fils de l'Homme.
Du coup, nous pressentons ce que Fils de l'Homme veut dire, en rapprochant "Selon que je vous ai aimés" et "Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme". Le Fils de l'Homme désignait aussi ces hommes auxquels il s'adresse, qui sont eux aussi des fils de l'Homme. "Selon que je vous ai aimés, que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres". C'est un passage de témoin. Vous prenez la relève, en vous aimant les uns les autres. Puisque le Fils de l'Homme, quand il a été glorifié, a permis à Dieu d'être aussi glorifié, d'être aussi reconnu d'amour, cette même glorification va se produire, maintenant que je m'en vais où vous ne pouvez aller. Et comment allez-vous la réaliser ? En vous aimant les uns les autres.
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Relisons les toutes premières lignes et l'énigme que je n'avais pas voulu lever au sujet de la signification de ce verbe glorifier. "Si Dieu a été glorifié en lui, (dans le Fils de l'Homme), Dieu aussi le glorifiera". Comprenons : Dieu glorifiera le Fils de l'Homme en lui, Dieu, et puis, Dieu glorifiera le Fils de l'Homme dans ce qu'il y a de plus humain, de plus humblement humain, dans l'homme. Les deux choses se feront inséparablement. En montrant de l'amour les uns pour les autres, vous ferez oeuvre divine, mais en humanité, sans avoir à vous extraire de là où est le Fils de l'Homme, sans avoir à vous arracher à ce monde, où naissent de petits enfants.
La pratique de l'amour mutuel sera un signe que, moi parti, le monde n'a rien perdu. Et pourquoi ? Parce que vous êtes là. Vous avez à faire le deuil d'un attachement à Jésus lui-même pour rendre présente une réalité de Jésus, présent dans l'amour des uns avec les autres. "En cela tous connaîtrons que vous êtes pour moi des disciples".
Ainsi, mon éloignement de vous, semble dire Jésus, est compensé par votre rapprochement entre vous, vous auxquels je m'adresse. Nous sentons bien maintenant comment la réalité de Jésus est devenue quelque chose qui est là, présent, "si vous avez de l'amour les uns envers les autres."
Si nous revenons maintenant sur les premières observations que je vous présentais au sujet de l'instant, nous pouvons dire qu'il s'agit d'une abolition du temps dans le temps. Et par quoi ce temps est-il maintenu ? Par quoi est-il soutenu ? Il l'est par la glorification d'amour, par la reconnaissance d'amour qui a eu lieu dans ce temps et qui est maintenant confiée à qui voudra bien l'entendre. La charge est confiée par Jésus à ses disciples de faire de ce temps un temps d'amour, comme il l'a fait lui-même.