Voici mon serviteur...
«Voici mon serviteur, je le tiens.
Mon élu, mon haleine de vie se plaît en lui.
Je lui ai donné mon souffle.
Il fait sortir le droit aux nations.
Il ne crie pas, et il n'élève pas
Ni ne fait entendre sa voix dans les rues.
Le roseau brisé, il ne le casse pas,
Et la mèche qui faiblit, il ne l'éteint pas.
Avec vérité il fait sortir le droit.
Il ne faiblit pas et n'est pas brisé
Jusqu'à ce qu'il ait établi sur terre le droit.
Et en sa loi les îles espèrent.
Ainsi parle le Dieu IHVH,
Qui crée les cieux et les étend,
Qui étale la terre et ce qui en sort,
Qui donne respiration au peuple qui est en elle
Et souffle à ceux qui vont en elle.
Moi, IHVH, je t'ai appelé dans la justice
Et je t'ai pris par ta main
Et je t'ai façonné et je t'ai donné
Pour alliance du peuple, lumière des nations,
Pour ouvrir les yeux des aveugles,
Pour faire sortir de prison le captif,
De la maison d'incarcération ceux qui habitent la ténèbre.»
*
Il s'agit d'un poème. Mon intention est de lire poétiquement ce poème, de reconnaître ce que la lecture de ce poème fait faire. C'est pourquoi je l'appelle une lecture poétique, puisque aussi bien dans ce mot de poésie, nous entendons encore le verbe faire. Que fait faire ce poème à ceux qui le lisent ?
Ce poème est fait, fabriqué à partir d'un élément. Cet élément, je le nomme l'élément de la parole.
J'ajoute aussitôt que ce terme est le moins mauvais. Pourquoi le moins mauvais ? Pourquoi pas le meilleur ou celui qui s'impose ? Parce que nous risquons toujours d'entendre par "parole" uniquement ce qui vient de la bouche qui parle. Nous oublions que l'oreille qui écoute est aussi importante pour entendre ce que parole veut dire. C'est pourquoi je dis que ce terme de parole n'est pas le meilleur.
*
Je voudrais aussitôt vous signaler que cet élément de la parole, dans ce poème, nous le voyons former un certain nombre de figures. Quelles sont ces figures ? Elles sont très simples et je vais d'abord les nommer avant de les reconnaître dans le texte que nous avons sous les yeux.
La parole, l'élément de la parole, se condense en celui qui parle. Vous me permettrez d'employer ce terme très technique, je n'en ai pas d'autre : c'est le locuteur. Il y a quelqu'un qui parle dans ce poème, ne serait-ce que parce que dès que nous ouvrons le passage, nous lisons : "Voici mon serviteur, je le tiens. Mon élu, mon haleine de vie se plaît en lui. Je lui ai donné mon souffle." Quelqu'un parle.
Il y a une deuxième condensation de l'élément de la parole. Je l'appellerai, à votre gré, l'auditeur, l'écoutant, l'entendant. Nous pouvons par exemple nous demander si cette figure de l'auditeur ne serait pas présente dans ce que nous lisons vers le milieu du texte : "Ainsi parle le Dieu IHVH, qui crée les cieux et les étend". Nous sommes portés à nous dire : il a entendu et, prenant la position de locuteur, il dit qu'il a entendu "Ainsi parle le Dieu IHVH".
Il y a une troisième figure. Elle est aussi discernable dans ce texte. Nous observons dans ce poème qu'il y a une trace de celui auquel il s'adresse. Impossible de comprendre ce poème sans instituer ce poste de l'allocutaire (excusez-moi encore du jargon). Il parle à quelqu'un lorsqu'il dit : "Moi, IHVH, je t'ai appelé dans la justice et je t'ai pris par ta main et je t'ai façonné et je t'ai donné".
Dès le début il n'y a pas trace d'un destinataire : "Voici mon serviteur". Peut-être dans le "voici" on peut entendre qu'il y a quelqu'un à qui il s'adresse. En tout cas, vers la fin, c'est une adresse explicite de quelqu'un qui dit "je" à un autre auquel il parle à la deuxième personne.
Nous pouvons reconnaître comment la parole se distribue en trois vagues. Je vois l'élément de la parole constitué comme de trois tourbillons : le tourbillon du locuteur, le tourbillon de celui auquel il s'adresse, l'allocutaire, et puis, il y a, celui qui écoute, qui entend. Mais ces trois tourbillons, discernables dans la surface même du texte, ne doivent pas nous faire oublier deux autres figures.
Il y a, d'une part, la figure que j'appellerai celle du récitant. Le récitant n'est pas dans le texte, à la différence des autres figures que je viens de faire apparaître. Mais le récitant, c'est celui qui fait sortir le texte, celui qui le met en mouvement. Réciter, c'est une nouvelle fois pousser dehors, faire sortir, pousser, mettre en mouvement.
Et il y a un autre poste, qui, lui non plus, n'est pas présent dans le texte. Il est lié à la fonction du récitant : c'est le répondant. Pourquoi est-ce que j'emploie cette expression de répondant ? Parce que c'est autre chose que la position de l'écoutant, ou de l'auditeur ou de l'entendant. C'est celui qui répond au texte. Or, par chance, en français, ce terme de répondre nous renvoie à l'engagement que l'on donne. Répondre est de même étymologie qu'époux et épouse, que nous entendons d'ailleurs dans responsabilité, qui sonne dans cet adjectif un peu précieux, sponsal. Répondre, ce n'est pas seulement prendre la parole à son tour et la garder, éventuellement. Répondre, c'est s'engager, donner l'engagement que l'on voudra ou que l'on pourra à cette récitation, à ce mouvement qui a été donné à un poème quand on l'a entendu.
Encore une fois, ces deux derniers postes ne sont pas discernables dans le poème. Ne les cherchez pas ! Ils apparaissent sans qu'on le dise et sans même qu'on y pense dès l'instant que quelqu'un commence à lire : "Voici mon serviteur, je le tiens. Mon élu, mon haleine de vie se plaît en lui" etc.
Alors, une fois tout cela reconnu, allons au texte lui-même.
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La position occupée par celui qui parle, par le locuteur, est une position qui est imprenable. Elle lui appartient, il l'occupe, il dit "je" : "Voici mon serviteur, je le tiens. Mon élu, mon haleine de vie se plaît en lui. Je lui ai donné mon souffle." Cette position est imprenable d'un bout à l'autre de ce poème : "Moi, IHVH, je t'ai appelé dans la justice et je t'ai pris par ta main et je t'ai façonné et je t'ai donné pour alliance du peuple, lumière des nations". Cette position est imprenable de façon singulière et unique, pour autant que ce "je" est qualifié par le nom que l'on s'interdit de prononcer. "Ainsi parle le Dieu IHVH". Quand celui qui parle prend la parole pour s'adresser à quelqu'un, il dit : "Moi, IHVH, je t'ai appelé". Donc, la position du locuteur lui est propre. Non pas qu'il soit lointain. Il parle, donc il est là, il se fait entendre. Mais personne ne peut prendre sa place. Il n'y a, dans ce texte, personne d'autre que lui qui dise "je". Soit qu'il dise "je" pour montrer : "Voici mon serviteur", soit qu'il dise "je" pour converser avec : "Moi, IHVH, je t'ai appelé". Lui seul parle.
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Qu'en est-il de l'auditeur, de celui dont nous avions repéré la trace lorsque, par exemple, nous lisions : "Ainsi parle le Dieu IHVH, qui crée les cieux et les étend" ? L'auditeur, nous pressentons qu'il n'est pas exclu, même s'il n'est pas dit qu'il peut devenir celui à qui on parle, à qui celui qui parle s'adresse. Car si nous lisons ce texte, nous ne savons pas qui dit : "Ainsi parle le Dieu IHVH, qui crée les cieux et les étend". Je ne dis pas que celui qui dit cela est identiquement celui auquel s'adresse le "je" qui parle, mais ce n'est pas exclu. Il peut, cet auditeur, se placer en position d'allocutaire, cette position d'allocutaire qui apparaît si clairement vers la fin lorsque nous lisons : "Moi, IHVH, je t'ai appelé dans la justice".
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Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'allocutaire, le "tu", si vous voulez, le "tu" qui est présent dans ce poème, lui, il est quasi-nécessairement en position d'auditeur. L'auditeur - je viens de le dire - n'est pas nécessairement celui auquel "je" parle. Mais "je" parlerait en l'air, à quelqu'un d'inexistant si cet allocutaire auquel il s'adresse ne tendait pas l'oreille, n'était pas là pour écouter, en quelque sorte au service, comme le serviteur de la parole qu'il entend, pour s'y soumettre - allons jusqu'au bout de la pensée - pour s'y asservir et aussi pour la servir.
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Nous ne sommes pas loin du tout du texte lui-même, dans ce qu'il nous dit d'emblée. "Voici mon serviteur, je le tiens. Mon élu, mon haleine de vie se plaît en lui. Je lui ai donné mon souffle." Vous comprenez mieux les précautions que je prenais tout à l'heure lorsque je vous parlais avec réserve de la désignation de l'élément de la parole. D'emblée, si nous lisons ces trois premières lignes, nous observons que l'élément de la parole est sans doute le bien de celui qui l'émet, qui la profère. Mais ce qui nous est dit noir sur blanc, c'est que le constituant de la parole, le souffle, il ne le garde pas pour lui : "Mon serviteur, je le tiens. Mon élu, mon haleine de vie se plaît en lui. Je lui ai donné mon souffle." En d'autres mots, quand je lui parle, bien sûr, c'est moi qui parle, mais, de quoi que je lui parle, je lui donne ce qui est la respiration même de la parole que je lui adresse.
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Nous reviendrons sur les phrases qui suivent. Je veux nous reporter tout de suite vers le milieu du texte : "Ainsi parle le Dieu IHVH, qui crée les cieux et les étend, qui étale la terre et ce qui en sort, qui donne respiration au peuple qui est en elle et souffle à ceux qui vont en elle." Celui qui a écouté dit ici quelque chose de tout à fait important : voilà comment parle le Dieu Seigneur, ce Dieu Seigneur dont je vais vous décliner tout de suite l'identité : qui crée les cieux, qui étale la terre, qui donne respiration. Ce Dieu Seigneur, sans doute, est créateur. Sans doute, il a fait respirer la population qui est sur la terre, il a mis du souffle, mais, le plus important, c'est de découvrir ce qu'il fait quand il parle. Au reste, d'ailleurs, nous pouvons observer que la manière d'évoquer ce qu'il a fait ou ce qu'il fait quand il crée est presque déjà une parole "qui donne respiration au peuple qui est en elle et souffle à ceux qui vont en elle", sur la terre.
Ce serviteur, cet élu, celui auquel il s'adresse, qu'est-ce qu'il fait de lui en lui parlant ? Il en fait le serviteur de ce qu'il est lui-même en train de faire. Il est en train de maintenir le contact, d'établir une communication avec quelqu'un, de faire que quelqu'un l'écoute, que quelqu'un l'entende. Celui qui est là, en train de l'écouter et de l'entendre, n'aura rien de mieux à faire que d'en faire autant. "Je lui ai donné mon souffle. Il fait sortir le droit aux nations. Il ne crie pas, et il n'élève pas ni ne fait entendre sa voix dans les rues." Il n'empêche pas, par le son de sa voix, que la communication se fasse. Si d'aventure il y a une rupture, il ne la pousse pas à bout, il n'y ajoute pas : "le roseau brisé, il ne le casse pas, et la mèche qui faiblit, il ne l'éteint pas. Avec vérité il fait sortir le droit." Le droit, la justice, c'est ce qui permet qu'il y ait entente. "Il ne faiblit pas et n'est pas brisé jusqu'à ce qu'il ait établi sur terre le droit." Les collectivités insulaires, les ensembles qui se voudraient autonomes, séparés, distincts, les îles elles-mêmes espèrent en sa loi.
"Moi, IHVH, je t'ai appelé dans la justice". Je t'ai appelé, c'est-à-dire, je t'ai fait signe de venir, je t'ai aussi donné un nom et ce nom est identique à la justice. Non seulement il lui a donné son souffle, mais il le tient. Ce n'est plus cette fois-ci le contact du souffle, mais le contact par le toucher : "je t'ai pris par ta main et je t'ai façonné". Ta consistance, ce n'est pas d'exister, ce n'est pas d'être seulement, c'est d'être donné pour alliance, pour lumière des nations. Ton être est dans le lien que tu es, dans le lien que tu crées, dans le lien que tu fais. Car ce lien est à faire (il y a des gens qui sont aliénés, qui sont dépourvus d'alliance, parce qu'ils sont ligotés) : "je t'ai donné... pour ouvrir les yeux des aveugles, pour faire sortir de prison le captif, de la maison d'incarcération ceux qui habitent la ténèbre".
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Je termine en posant quelques questions.
Pourquoi celui qui entend, l'auditeur, ne serait-il pas celui à qui parle celui qui a pris la parole ? Pourquoi l'auditeur ne serait-il pas le destinataire de cette parole ? Pourquoi resterait-il en position d'auditeur ? Pourquoi ne serait-il pas pris à partie ?
Le serviteur dont il est question dans tout ce texte, est-il un autre que celui à qui parle celui qui parle, pourvu que son audition, son écoute, comme vous voudrez, se transforme en service, en obéissance. Ainsi, celui qui entend et qui fait entendre s'entend appeler à devenir lui-même en quelque sorte celui à qui s'adresse le Seigneur qui parle. Mais il ne le deviendra qu'en se soumettant à cette parole, en s'en faisant le servant, celui qui se met à son service.
Il n'y a qu'un pas à faire pour que l'auditeur et aussi celui qui récite ce texte s'engagent sur ce texte, répondent à, et répondent de ce texte. C'est entendu, le récitant est entre texte et monde. Mais il ne tient qu'à lui de se glisser dans la position du destinataire et de répondre.