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Chacun les entendait parler dans son propre dialecte

«Tandis que se remplissait le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble dans le même [lieu]. Et il y eut tout à coup du ciel un bruit comme d'un soufflement violent qui se lève, et il emplit toute la maison où ils étaient assis. Et se firent voir d'eux, partagées, des langues comme de feu, et il s'en posa [une] sur chacun d'eux. Et ils furent pleins tous d'un souffle sacré, et ils commencèrent à parler en d'autres langues selon que le souffle leur donnait d'articuler des sons. Or il y avait, habitant à Jérusalem, des Juifs, des hommes pieux de toute nation de celles qui sont sous le ciel. Or, quand il y eut cette voix, la multitude s'assembla et elle fut confondue, parce que chacun les entendait parler dans son propre dialecte. Or ils étaient hors d'eux-mêmes et s'étonnaient en disant : «Voici, tous ces [gens] qui parlent ne sont-ils pas des Galiléens ? Et comment nous les entendons-nous chacun dans notre propre dialecte où nous avons été engendrés ? Parthes, et Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de Judée, de Cappadoce, du Pont et de l'Asie, de Phrygie et de Pamphylie, d'Egypte et de la région de la Lybie voisine de Cyrène, et les résidants Romains, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons parler dans nos langues des grandeurs de Dieu.»


Actes II, 1-11

Je vous propose de commencer par une question qui va nous surprendre et qui pourtant, je crois, peut nous aider à traverser de façon profitable le passage que j'ai lu tout à l'heure : que reste-t-il à faire lorsque le plein est fait ? Que reste-t-il à faire lorsque tout est arrivé à sa plénitude ? «Tandis que se remplissait le jour de la Pentecôte». Que reste-t-il à faire lorsque tous sont là rassemblés ? Que reste-t-il à faire lorsque tous ne font vraiment qu'un ? «Ils étaient tous ensemble dans le même [lieu]» ? Voilà comment nous entrons dans cette histoire. Tout commence par du plein, de l'achevé, de l'unifié.

D'une certaine façon, la réponse, nous pourrions la trouver par nous-mêmes. Lorsque le plein est atteint, il ne reste plus qu'à le disperser, qu'à le vider. C'est entendu, il ne manque rien. Donc nous n'avons plus à attendre autre chose. Et la seule chose qui puisse arriver, c'est que tout ce plein s'écoule.

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C'est bien ce qui arrive. A peine avons-nous lu qu'«ils étaient tous ensemble dans le même [lieu]» et qu'on était arrivé à la fin d'une journée, qui elle-même termine une période, nous apprenons qu'«il y eut tout à coup du ciel un bruit comme d'un soufflement violent qui se lève, et il emplit toute la maison où ils étaient assis.» Du plein encore !

Oui, mais que va-t-il se passer maintenant que ce plein est un plein de souffle qui fait violence ? A quoi fait-il violence sinon à ce que cette cohésion, ce rassemblement pourrait présenter de limité, de fermé ? La violence du vent, la violence de ce souffle est une violence qui disperse mais pour élargir.

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«Et se firent voir d'eux, partagées, des langues comme de feu, et il s'en posa [une] sur chacun d'eux Des langues : c'est en parlant que l'on s'ouvre. C'est quand la langue se délie que ce qu'il y avait de fermé dans le rassemblement s'élargit et que s'introduit de la liberté. Ces langues sont «comme de feu». Sans doute parce qu'il y avait quelque chose à brûler. Sans doute y avait-il à consumer ce qu'il y a dans tout rassemblement, quand la plénitude est atteinte. Ces langues y mettent le feu et vont faire de chacun quelqu'un. Nous savons bien que le risque du rassemblement c'est ce qu'on appelle le grégaire, la masse. Or ces langues se posent : «[une] sur chacun d'eux

Alors le plein, le plein continue ! «Ils furent pleins tous d'un souffle sacré, et ils commencèrent à parler en d'autres langues selon que le souffle leur donnait d'articuler des sons.» Il n'y a pas de mal à être tous ensemble. Le seul ennui, c'est que, si l'on est tous ensemble et que l'on fait bloc, que l'on fait masse, on risque toujours de ne se dire que ce que l'on savait déjà, que de parler, non pas avec une langue de feu, mais, pardonnez-moi ce très mauvais jeu de mots, avec une langue de bois. Ce n'est plus la maison seulement qui est envahie par le soufflement violent, mais tous et chacun. Ils parlent, non pas beaucoup de langues, car ce n'est pas le nombre qui compte. Ce qui importe, c'est que le parler de chacun ait été altéré par ces langues de feu. Je dis bien altéré. Qui est altéré a soif, qui est altéré est aussi devenu autre.

«Ils commencèrent à parler en d'autres langues selon que le souffle leur donnait d'articuler des sons.» A la place de leur langue, il y a une langue de feu, et cela pour chacun d'eux. Du souffle, sans doute en avaient-ils (on ne peut pas parler si le souffle manque), mais le souffle qui leur manquait, et qui est ici appelé «sacré», c'est le souffle permettant de parler autrement que chacun ne parlait déjà.

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«Or il y avait, habitant à Jérusalem, des Juifs, des hommes pieux de toute nation de celles qui sont sous le ciel.» L'immensité du monde apparaît comme le cercle qui entoure ce petit cercle qui a été lui-même l'occasion d'une véritable effraction. «Or, quand il y eut cette voix, la multitude s'assembla et elle fut confondue, parce que chacun les entendait parler dans son propre dialecte.» Tout à l'heure, on nous parlait de bruit et maintenant - croyez-en fermement la traduction que vous avez sous les yeux - oui, maintenant, celui qui nous raconte cette histoire, ne nous parle pas de bruit, mais nous entretient d'une voix. Le bruit a fait des langues, des langues de feu, qui elles-mêmes ont altéré le parler des hommes sur lesquels elles se sont placées. Or, maintenant, nous nous plaçons déjà du point de vue non de ceux qui parlent mais de ceux qui écoutent, qui entendent : c'est une voix qui s'adresse à eux.

«Quand il y eut cette voix, la multitude s'assembla». Je ne peux pas m'empêcher de penser que le rédacteur de ce texte a joué sur le mot quand il a écrit : «et elle fut confondue». Car lorsque nous disons, dans notre langue aussi, que nous sommes confondus, nous voulons dire à la fois que nous sommes rassemblés, mêlés, mélangés, voilà le sens premier, élémentaire du verbe confondre, et puis en même temps : surpris, étonné. Et de quoi ne revient-elle pas, cette multitude qui était elle-même dispersée, qui s'est assemblée, qui est maintenant mêlée ? «Parce que chacun les entendait parler dans son propre dialecte».

Ce n'est pas qu'ils parlent d'autres langues qui les confond - qui les rassemble aussi ! -, c'est qu'ils les entendent «parler chacun dans son propre dialecte». Dans le parler dans lequel chacun dialogue avec les autres et avec soi. Là encore, je vous le garantis, c'est bien dialecte qu'il faut lire et non pas langue. Mais oui ! dialecte. Ils les entendent dans le parler qui appartient à chacun, dans ce que la façon de parler de chacun a de particulier, de singulier. Une langue singulière, c'est presque une contradiction dans les termes. Car une langue passe pour être, comme on dit, un instrument de communication et il faut donc qu'elle soit tant soit peu commune. Or l'étonnement, la confusion de cette multitude vient de ce que chacun les entend parler avec des mots, avec des phrases qui touchent chacun dans sa singularité. Remarquer que nous ne savons pas ce qu'ils disent, nous ne le saurons que très tard, et nous aurons à nous interroger d'ailleurs là-dessus. Mais ce qui compte c'est que, quoi qu'ils disent, ils atteignent chacun de ceux auxquels ils parlent là où il peut lui-même parler aux autres et d'abord avec lui-même.

Il n'en faut pas plus pour que cette expérience qu'ils font les fasse sortir d'eux-mêmes. «Or ils étaient hors d'eux-mêmes». Que nous sommes loin de ce petit rassemblement dont nous étions partis : «ils étaient tous ensemble dans le même [lieu]» ! Ces hommes, atteints au plus singulier de chacun, bien loin d'y rester, en sortent : «ils étaient hors d'eux-mêmes et s'étonnaient en disant : "Voici, tous ces [gens] qui parlent ne sont-ils pas des Galiléens ?"» Autrement dit, ils prennent bien conscience que ces hommes aussi ont une identité et ils la déclarent : des Galiléens. Ils ne sont pas n'importe qui.

Et pourtant, «comment nous les entendons-nous chacun dans notre propre dialecte où nous avons été engendrés ?» La plupart des traductions proposent de dire : voici que nous les entendons chacun dans notre langue maternelle. En rigueur de terme et pour suivre le texte tel qu'il se présente, il faut traduire : «dans notre propre dialecte où nous avons été engendrés». Ils nous rejoignent au point même où nous naissons. Cette parole qui les atteint singulièrement est réfléchie par ces hommes comme l'équivalent d'une naissance. Ils sont rejoints dans leur origine même.

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Ils prennent une sorte de plaisir à évoquer leur morcellement, l'assemblée diversifiée qu'ils composent : «Parthes, et Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de Judée, de Cappadoce, du Pont et de l'Asie, de Phrygie et de Pamphylie, d'Egypte et de la région de la Lybie voisine de Cyrène, et les résidants Romains, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes». Cette énumération n'est pas de trop. Elle fait en quelque sorte pendant à l'éclatement qui s'est produit tout à l'heure. Rappelez-vous : ils étaient tous ensemble... et puis voilà qu'une langue de feu se posait sur chacun d'eux ; puis ensuite, chacun les entendait parler dans son propre dialecte. Chacun ! Oui, mais chacun à la fois a un nom et partage ce nom avec d'autres.

Réfléchissons longuement sur le fait que tous ces noms ne sont pas des noms personnels. Ce sont des noms de peuples, des noms de groupes. La singularité, l'unicité, la particularité, ce n'est pas l'intériorité la plus secrète, l'ineffable de chacun. Ils sont atteints dans leur singularité de Parthes, de Mèdes, d'Elamites, d'habitants de la Mésopotamie, ils sont saisis dans ce qu'il y a d'unique dans l'appartenance de chacun à un groupe. Ils ne sont pas pris dans leur isolement, dans leur solitude, mais dans leur compagnonnage, dans ce qu'a de singulier leur appartenance à la Phrygie, à la Pamphylie, à l'Egypte, etc...

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Le narrateur avait dit : «chacun les entendait parler dans son propre dialecte», dans ce qui lui sert à parler à son groupe. Et voici qu'ils ratifient eux-mêmes le fait : «nous les entendons parler dans nos langues». Le dialecte est devenu langue, le singulier, commun.

C'est à la fin seulement que nous est signifié le sujet de la conversation. Jusqu'alors, tout avait été monté pour que notre attention fût dirigée sur le fait que ce qu'il y a de plus singulier dans chacun était rejoint. C'est seulement maintenant que le contenu de l'entretien est révélé.

Je pense que ce n'est pas par hasard si ce contenu est désigné par cette expression : les «grandeurs de Dieu.» De quoi parler d'autre, en effet, lorsque ce qui arrive, c'est précisément l'agrandissement du cercle ? Quel autre sujet de conversation avoir lorsque la conversation s'élargit, s'étend, s'agrandit, au point que les auditeurs sont là comme les représentants de la grandeur du monde tout entier ? Au fond, ces hommes ne pouvaient rester dans un rassemblement qui les aurait limités à eux-mêmes. Ces hommes, qui donc ? Ceux dont on nous parle au début, bien sûr, mais ceux aussi auxquels ils vont ensuite s'adresser. Ce que nous apprenons ici, c'est que le rassemblement se dépasse lui-même après avoir renoncé à sa fixation sur lui-même. Le rassemblement ne cesse pas, il ne renonce qu'à son enfermement. Il se dépasse pour autant qu'il se restreindrait. Il se dépasse en s'ouvrant à tous ceux qui sont prêts à écouter : «il y avait, habitant à Jérusalem, des Juifs, des hommes pieux de toute nation de celles qui sont sous le ciel». Ouverture à qui est prêt à entendre, et c'est cette ouverture, en définitive, qui célèbre concrètement, quoi ? les grandeurs de Dieu. Elles sont en acte, à l'oeuvre dans cette conversation, dans cet entretien qui se répand comme une traînée de feu.

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Une des singularités de ce texte, c'est de nous présenter la genèse de la parole. Au fond, il ne manquait à cette assemblée, à ce plein, que le plus important, qui est de parler. Il ne leur manquait que la parole, comme on dit. Mais oui ! il ne leur manquait que la parole. Il est remarquable que d'abord il y a du bruit avec le souffle et puis, ensuite, une voix. Les autres n'ont pas entendu du bruit, ils ont entendu une voix et, ensuite, il n'y a plus que de la parole, et de la parole exprimée dans ce qui est le plus propre à la parole, c'est-à-dire la langue elle-même dans laquelle on parle, et la langue la plus propre, la plus singulière.

Quant à ce terme de langue, il est en effet très important dans tout ce passage. La langue, c'est d'abord le membre sans lequel il ne peut pas y avoir de parole. C'est quelque chose du corps ! C'est aussi le système dont on a besoin pour s'exprimer. Et puis, finalement, la langue, c'est aussi ce qui permet de faire passer un message. Pas de message sans ce membre. Mais que ferait ce membre, s'il ne disposait pas d'un système qui lui permet de transmettre un message ?

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En définitive, ce texte se recommande, me semble-t-il, par ses paradoxes, ses contrariétés apparentes. C'est une dispersion, mais c'est une dispersion qui permet une rencontre. C'est une altération de chacun, mais cette altération n'est pas une dégradation, sauf à tenir pour une dégradation l'élargissement. Enfin rassemblement, oui, mais au service de la plus extrême distinction, au service de ce qu'il y a de plus discret, pour parler comme les mathématiciens. Et, pour cela, rassemblement.

23 mai 1996

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