Réjouissez-vous en ce jour-là...
«Et lui, ayant levé ses yeux vers ses disciples, disait :
"Heureux les pauvres,
parce que vôtre est le royaume de Dieu.
Heureux ceux qui ont faim maintenant,
parce que vous serez rassasiés.
Heureux ceux qui pleurent maintenant,
parce que vous rirez.
Heureux êtes-vous, quand les hommes vous haïssent et quand ils vous excluent et quand ils insultent et jettent dehors votre nom comme mauvais à cause du fils de l'homme.
Réjouissez-vous en ce jour-là et bondissez, car voici que votre salaire est grand dans le ciel ; c'est ainsi, en effet, que leurs pères ont fait aux prophètes.
Mais hélas pour vous, les riches,
parce que vous recevez votre consolation.
Hélas pour vous, qui êtes remplis maintenant,
parce que vous aurez faim.
Hélas, ceux qui rient maintenant,
parce que vous serez endeuillés et vous pleurerez.
Hélas, quand tous les hommes disent du bien de vous ; c'est ainsi, en effet, que leurs pères ont fait aux faux-prophètes".»
Dans ce passage, comme on dit que l'on passe par toutes les couleurs, on passe par tous les temps : le passé, le présent et le futur.
Le passé : «c'est ainsi, en effet, que leurs pères ont fait aux prophètes» et puis, c'est sur un passé que nous quittons ce passage : «c'est ainsi, en effet, que leurs pères ont fait aux faux-prophètes.»
Le futur. C'est même peut-être à lui que l'on pense d'abord : «vous serez rassasiés..., vous rirez..., vous aurez faim..., vous serez endeuillés et vous pleurerez». Le futur est là d'un bout à l'autre du texte.
Mais, plus peut-être que du passé, plus que du futur, il y a une insistance du présent. «Heureux les pauvres, parce que vôtre est le royaume de Dieu.» et puis, un peu plus bas : «Mais hélas pour vous, les riches, parce que vous recevez votre consolation.» Et encore le présent : «Heureux ceux qui ont faim maintenant... ceux qui pleurent maintenant,... Hélas pour vous, qui êtes remplis maintenant,... Hélas, ceux qui rient maintenant,» et puis encore : «Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et quand ils vous excluent», et toute la fin de cette phrase. Et c'est la même chose à la fin de ce passage : «Hélas, quand tous les hommes disent du bien de vous». «Réjouissez-vous en ce jour-là car voici que votre salaire est grand dans le ciel» : encore une marque de cette insistance sur le présent, que nous pouvons déceler dans ce «vous» car, lorsqu'on passe d'un discours général, qui semble n'être adressé à personne, au vous, c'est bien à ceux qui entendent présentement que l'on parle. Or c'est cela qui, dès le début, donnait le ton. «Heureux les pauvres parce que vôtre est le royaume de Dieu». Il y a aussi une tonalité analogue vers la fin : «Hélas ceux qui rient maintenant, parce que vous serez endeuillés et vous pleurerez».
Cette exploration nous fait découvrir l'importance du temps, le passage par tous les temps et, singulièrement, la présence du présent.
Faisons une deuxième exploration. Nous passons par deux états opposés. Le bonheur et le malheur. «Heureux..., heureux..., heureux..., heureux» répété quatre fois, et puis ces quatre «hélas» qui viennent après un passage, vers le milieu de ce texte, où il n'est pas question de bonheur, ni même de malheur, mais de se réjouir et de bondir. Bref, nous allons du bonheur au malheur, ou, plutôt, de la félicitation pour le bonheur à l'apitoiement sur le malheur.
Troisième observation. Nous passons par deux façons de comprendre la parole. Il y a la parole vraie et la parole fausse. La parole vraie : «c'est ainsi, en effet, que leurs pères ont fait aux prophètes». Et puis, à la fin, presque la même phrase, mais à un mot près : «c'est ainsi, en effet, que leurs pères ont fait aux faux-prophètes». Nous passons de la vérité à quoi ? A la fausseté oui, mais la fausseté, ça peut être aussi bien l'erreur que le mensonge.
Ces trois approches nous indiquent ce que nous allons avoir à faire en entrant davantage dans ce texte. Nous sommes invités à lire ce passage comme une occasion qui nous est offerte de faire un triple travail : un travail sur le temps, un travail sur l'état dans lequel nous sommes : bonheur ou malheur, et puis, enfin, un travail sur ce qu'est le vrai et ce qu'est le faux : à quelles conditions y a-t-il du vrai dans une vie, à quelles conditions y a-t-il du faux ? Voilà les trois préoccupations qui vont maintenant nous guider dans la traversée de ce passage.
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Disons au départ qu'il y a le bonheur et qu'il y a le malheur. Il y a. A vrai dire, ce ne sont pas des réalités qui seraient présentes, là, comme si elles se trouvaient dans l'espace. Le malheur et le bonheur sont plutôt des moments. Des moments par lesquels on passe : «heureux ceux qui ont faim maintenant, parce que vous serez rassasiés... Hélas pour vous qui êtes remplis maintenant, parce que vous aurez faim.» Bonheur et malheur sont des temps, des passages qui peuvent être longs dans le cours d'une vie, qui peuvent d'ailleurs devenir comme des états continus. En tout cas, bonheur et malheur sont des réalités incontestables, et des réalités qui se signalent à nous d'après ce que nous ressentons, d'après ce que nous éprouvons. Bonheur et malheur sont des réalités sensibles. «Heureux ceux qui ont faim maintenant, parce que vous serez rassasiés». Rien de plus sensible, de plus éprouvé que cela. Et il en va pareillement pour le malheur : «Hélas pour vous, qui êtes remplis maintenant, parce que vous aurez faim.»
Si j'insiste tellement là-dessus, c'est que nous pouvons distinguer la réalité de ces passages par le bonheur et par le malheur, de la vérité qui s'attache à ces moments. Il y a comme une différence entre la réalité ressentie et la vérité de ces moments.
La vérité de ces états de bonheur et de malheur n'apparaît pas sensiblement, elle n'est pas ressentie, elle n'éclate pas immédiatement. Différence entre la réalité qui est sentie, éprouvée, et la vérité, qui est quoi, alors ? Eh ! bien la vérité de ces moments, elle est crue, elle est objet de foi. Elle est crue sur la parole de quelqu'un qui nous la dit. «Heureux ceux qui ont faim maintenant, parce que vous serez rassasiés». Nous pourrions ajouter : c'est moi qui vous le dis. La vérité de cette réalité qu'est la faim, laquelle est éprouvée, ressentie, provient d'une affirmation. Quelqu'un nous la dit et nous ne pouvons l'accueillir que si nous devenons disciples (le disciple est celui qui accueille l'enseignement de celui qui parle). N'oublions pas que tout ce passage commence par ces mots : «et lui, ayant levé ses yeux vers ses disciples, disait». En d'autres mots, la vérité de ces états de bonheur et de malheur suppose que nous en croyons celui qui nous dit quelque chose sur cette réalité ; que donc nous devenions de ses disciples et, pour reprendre un mot qui est dans ce passage, que nous le tenions pour quelqu'un qui dit vrai, pour un prophète authentique.
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Comment le prophète nous parle-t-il de la vérité qui est celle du bonheur et qui est celle du malheur ? Il nous en parle en nous invitant à distinguer entre deux façons de comprendre le temps que nous vivons. Pour nous introduire à la vérité de ce bonheur et de ce malheur, il nous propose de regarder le temps que nous vivons en le répartissant en deux versants. Il y a, dans le temps, ce que je vous propose d'appeler un présent ouvert et il y a, dans le même temps que nous vivons, un présent fermé.
Commençons par le présent qui est fermé, parce que c'est peut-être celui qu'il est le plus facile de percevoir. Le présent est fermé, quand donc ? Oh, mais c'est très simple ! Le présent est fermé quand nous sommes pleins. Quand nous sommes pleins, il n'y a plus de place pour rien d'autre. Entre le plein et le clos, il y a une sorte d'identité : «Hélas pour vous qui êtes remplis maintenant, parce que vous aurez faim». Votre malheur, c'est d'être remplis maintenant. Donc le présent est fermé quand nous sommes pleins et, du coup, il y a un certain rire qui est une sorte de bourrage, et aussi d'enfermement. «Hélas ceux qui rient maintenant». Le présent est fermé aussi lorsque nous sommes considérés : «quand tous les hommes, sans exception, disent du bien de vous». Dans ce présent-là, le temps est fermé, il est arrêté, même s'il dure, même longtemps. Il n'y a pas d'avenir. Je veux dire par là que plus rien ne peut venir, pas de place, la porte du temps est fermée et nous sommes prisonniers derrière la porte.
En revanche, le temps est ouvert. Quand donc ? Quand nous avons faim. «Heureux ceux qui ont faim maintenant». La faim est une ouverture, et il faut en dire autant des pleurs : «heureux ceux qui pleurent maintenant», il faut en dire autant de ces moments où nous sommes déconsidérés, où nous perdons jusqu'à notre nom : «heureux êtes-vous, quand les hommes vous haïssent et quand ils vous excluent en quand ils vous insultent et jettent dehors votre nom comme mauvais». A ce moment-là, dans ce présent-là, le temps est ouvert, débouché. Même si nous n'y voyons pas clair, même si ce que nous ressentons nous fait souffrir, alors il peut y avoir de l'avenir.
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Mais cet avenir, à quoi tient-il ? Il ne tient pas à notre faim, il ne tient pas à nos pleurs, il ne tient pas à la déconsidération dont nous sommes l'objet. Non ! L'avenir ne tient qu'à la parole qui nous dit qu'il y a un avenir. Et aussi l'avenir ne tient qu'à notre foi en cette parole.
Nous pouvons penser que c'est bien peu. Et c'est vrai, c'est bien peu. A ce moment-là, en effet, nous faisons l'expérience que nous sommes bien pauvres : «heureux les pauvres». Nous n'avons rien en main, nous n'avons rien sous la main. Et nous avons, à ce moment-là, le sentiment que nous donnons plus que nous ne recevons.
Et même, allons encore plus loin, nous ne donnons rien puisque nous n'avons rien. Nous ne sommes riches, si on peut ainsi parler, que de ce qui est nommé ici le royaume de Dieu qui, justement, est le royaume de Dieu. Royaume de Dieu, qui n'est pas le nôtre, que nous ne possédons pas, comme nous pourrions posséder toutes les plénitudes qui nous arrivent, comme nous pourrions posséder notre rire, comme nous pourrions posséder la considération, quand nous en sommes entourés.
Bref, nous ne sommes pas payés comptant en échange du geste de notre foi. Notre salaire est comme en réserve «dans le ciel» mais, en attendant, nous n'avons pour nous que notre foi et, si je puis ainsi parler, le crédit que nous faisons à notre foi, ou plutôt le crédit que nous faisons à qui nous parle de telle sorte que nous croyons en lui, de telle sorte que nous tenons pour vrai ce qu'il nous dit. Vous sentez comment nous sommes embarrassés pour qualifier ce qui nous arrive. Je ne sais plus s'il faut dire richesse ou s'il faut dire pauvreté !
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Or, bien loin d'avoir à gémir, à nous affliger, nous entendons qu'il nous est dit : «Réjouissez-vous en ce jour-là et bondissez». Et pourquoi donc ? Pourquoi donc, là, au présent, avons-nous, à nous réjouir et à bondir ? Parce que nous sommes en position d'héritiers mais non pas d'héritiers qui chercheraient à faire comme leurs pères. Les pères sont exclus : nous savons ce que les pères ont fait «aux prophètes» ou bien «aux faux prophètes». A ce moment-là, nous faisons mieux qu'hériter : nous, les disciples, nous sommes devenus prophètes. Si l'on peut dire que nous héritons et que nous faisons plus qu'hériter, c'est que nous héritons non des hommes mais de Dieu. Nous sommes rois chez lui, rois avec lui, pas sans lui, nous sommes rois dans son royaume : «heureux les pauvres parce que vôtre est le royaume de Dieu». Nous, oui ! Nous qui, pourtant, sommes comme celui qui nous parle, des fils d'homme. «Quand ils vous excluent et quand ils insultent et jettent dehors votre nom comme mauvais à cause du fils de l'homme».
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On a bien le sentiment que, dans tout ce passage, il y a, comme je vous le suggérais en commençant, un travail sur le temps, un travail sur la réalité qui occupe le temps, le bonheur ou le malheur, et un travail sur la vérité de cette réalité qui occupe le temps. Or c'est peut-être en partant de ce que je vous propose d'appeler une réduction au présent que nous pouvons le mieux entendre ce qui se passe ici.
Le présent est plein, oui, mais il est plein, heureusement plein, plein pour notre bonheur, lorsqu'il est plein de ce qui nous manque, et qui nous sera donné, que dis-je ? qui nous est donné, mais comment ? Sous les espèces de la foi, et d'une foi bien singulière : d'une foi qui a la pauvreté d'une attente. En langage chrétien cela s'appelle l'espérance. A ce présent heureusement plein de ce qui lui manque, nous avons de la peine à donner un nom. Son nom est paradoxal, en effet. Ce qui nous manque, dont nous sommes pleins, qui nous sera donné, qui nous est donné, ça s'appelle comment ? Le royaume, mais de Dieu.