Il n’a pas honte de les appeler frères
«Celui qui "a été pour un peu amoindri par rapport aux anges, nous le regardons", Jésus, à cause de la souffrance de la mort, "couronné de gloire et d’honneur", en sorte que, par grâce de Dieu, il goûte la mort pour tout (homme). En effet, il Lui convenait, (à lui) à cause de qui et par qui (sont) toutes choses, qu’ayant mené à la gloire de nombreux fils, Il achevât par des souffrances le meneur en chef de leur salut. En effet, le consécrateur et les consacrés (proviennent) tous d’un seul. C’est pour cette raison qu’il n’a pas honte de les appeler frères.»
Il y a quelque chose d’autre encore qui peut nous empêcher d’entrer dans le texte d’aujourd’hui. Nous pouvons, par exemple, nous demander si Jésus est un être éternel ou s’il est seulement dans le temps. Je dis bien Jésus, puisque c’est ce nom de Jésus qui apparaît: «''nous le regardons, Jésus, à cause de la souffrance de la mort, couronné de gloire et d’honneur». Nous nous disons: dans quel champ se situe Jésus? Est-ce l’éternité? est-ce le temps? Or plutôt que de nous demander si Jésus est dans l’éternité ou dans le temps, ou s’il est au point sécant de l’éternité et du temps, je vous propose, plus simplement, de le considérer, en suivant d’ailleurs le texte, du point où nous le regardons. «Celui qui a été pour un peu amoindri par rapport aux anges, nous le regardons… ''couronné de gloire». Nous jetons sur lui notre regard: c’est quelqu’un qui est couronné de gloire que nous avons dans les yeux, que nous voyons. Tel est notre point de vue, au sens le plus strict de cette expression. C’est de là que nous voyons Jésus.
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Arrêtons-nous sur cette phrase qui termine le texte: «C’est pour cette raison qu’il n’a pas honte – Jésus – de les appeler - éventuellement nous, de nous appeler – frères». Jésus pourrait donc avoir honte de nous appeler ses frères. Comment comprendre cela? Il pourrait avoir honte de nous appeler ses frères s’il estimait qu’il est d’un autre ordre que nous, s’il s’estimait supérieur à nous, s’il ne se regardait pas comme notre égal. Alors, en effet, il pourrait avoir honte de nous appeler frères. Il nous appellerait frères, mais il le ferait avec un sentiment de honte.
Ce cas se produirait bien si Jésus partageait avec nous tout d’une vie humaine sauf la mort. La mort serait en quelque sorte exclue comme quelque chose qui ne lui convient pas. Autrement dit, pour n’avoir pas honte de nous appeler ses frères, nous pressentons qu’il faut qu’il y ait une sorte de communauté intégrale entre lui et nous. Alors, la question de la honte ne se pose même pas.
D’ailleurs, s’il arrivait à Jésus de ne pas partager avec nous le fait de mourir, nous ne comprendrions plus très bien ce que nous disons nous-mêmes quand nous disons qu’il nous sauve de la mort. Nous serions amenés à admettre qu’il nous sauve de la mort, mais en restant lui-même en dehors de celle-ci, et donc en dehors de notre condition humaine, puisque la mort fait partie de celle-ci. Nous attribuerions à Jésus la fonction de quelqu’un qui nous dit: faites le mouvement, mais je ne le fais pas, ce n’est pas mon affaire.
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Une telle pensée est absolument étrangère à Celui qui est à peine nommé dans ce texte, je veux dire Dieu, celui à cause de qui et par qui sont toutes choses ou, plus simplement, celui par qui et pour qui arrive tout ce qui arrive. Il y aurait eu comme une rupture entre Dieu et cette étrange existence d'un Jésus vivant sans mourir.
En effet, Dieu a déjà mené à la gloire de nombreux fils. Autrement dit, quand Jésus vient, Dieu ne se met pas à changer d’avis, à enfin vouloir que les hommes, en passant par la mort, arrivent ailleurs. Ce n’est pas une idée subite de Dieu. J’insiste lourdement, car il est tellement insupportable de penser ce que je suis en train de vous dire que les traducteurs les plus avertis ont refusé de traduire comme je l’ai fait, alors que le texte y oblige: «il Lui convenait, (à lui) à cause de qui et par qui (sont) toutes choses, qu’ayant mené à la gloire de nombreux fils». La plupart traduisent par «pour mener à la gloire». Or, nous avons à comprendre: ayant menédéjàà la gloire de nombreux fils, il convenait qu’ «Il achevât par des souffrances le meneur en chef – et c’est le même mot: mener à la gloire et meneur en chef – de leur salut».
Qu’il achevât! Comme on dit: il termine en beauté. Autre sens: il rend parfait. Il manquerait à Jésus quelque chose en humanité aussi longtemps qu’il s’était contenté de vivre sans mourir. Un ingrédient de l’humain lui ferait défaut. Donc, il convenait que «ayant mené à la gloire de nombreux fils, il achevât par des souffrances le meneur en chef de leur salut». Le premier de cordée, paradoxalement, arrive à la fin. Mais, d’une certaine façon, il était déjà là en ceux qui l’ont précédé. Ainsi, Celui par qui arrive tout ce qui arrive n’a pu accepter de conduire de nombreux fils à la gloire en les dispensant de mourir. Comment donc épargnerait-il la mort à celui qui est, en humanité, la raison d’être de toute cette conduite, à la semence de cette histoire, qui va à la gloire, mais pas sans la mort?
Jésus ne pouvait pas être dispensé d’aller jusqu’au bout de l’humain. Dieu ne pouvait pas éviter de faire de lui un vivant mortel, comme sont tous les vivants, qui souffrent d’avoir à mourir et qui souffrent de mourir. La souffrance est mentionnée à deux reprises: « à cause de la souffrance de la mort… ''par des souffrances''».
Il ne s’agit pas d’attribuer à la souffrance ou à la mort je ne sais quelle valeur ou efficacité. A la place de la valeur, à la place de l’efficacité, qu’est-ce que nous trouvons? Souffrir, mourir, souffrir de mourir signifient seulement qu’on est en pleine humanité. Au nom de cette intégrité d’humanité, le meneur en chef ne pouvait pas éviter d’y passer, pas plus que le premier de cordée ne peut se dispenser d’aller par les lieux où les autres passeront. Car les fils de celui par qui tout existe sont déjà passés par là.
Jésus n’est donc pas un meneur en chef de nous tous, qui nous conduirait à la gloire sans prendre le même chemin que nous, en se contentant de nous l’indiquer. Il l’emprunte lui-même et, d’une certaine façon, qu’importe que ce soit après ceux qui sont venus avant lui ou avant ceux qui ne sont pas encore nés.
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«En effet, le consécrateur et les consacrés (proviennent) tous d’un seul». J’avais d’abord traduit «ont une seule origine». Mais j’ai préféré garder la littéralité du texte.
Quelle est cette origine? Nous pensons d’abord que c’est Dieu, le Père, celui qui mène à la gloire de nombreux fils. En effet, reconnaître le Père comme origine n’est pas déplacé, c’est le moins qu’on puisse dire! Nous avons même source que lui, Jésus, son Père et notre Père.
Mais cette unique origine peut se décliner autrement. Cette source commune, c’est aussi la condition d’humanité que Jésus partage avec nous. Consécrateur et consacrés proviennent tous d’un seul. Incontestablement, c’est le Père, mais c’est aussi l’existence humaine, la condition humaine partagée. Cela aussi fait que nous sommes ensemble, consécrateur et consacrés. Nous buvons à la même source d’humanité.
Autre déclinaison enfin de cette même source. La mort aussi, puisqu’elle est intégrée à la condition humaine, fait partie de la source, si l’on ose dire! Ainsi, la source unique est, inséparablement, le Père, la condition humaine et, dans la condition humaine, la mort.
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Je ne vous dis pas toutes les difficultés par lesquelles je suis passé pour traduire: « en sorte que, par grâce de Dieu, il goûte la mort pour tout (homme)''». Le texte que vous avez sous les yeux reproduit, dans la succession des mots eux-mêmes, la phrase originale.J’ai eu la tentation de traduire: en sorte que ce soit par grâce de Dieu qu’il goûte la mort pour tout (homme). C’est une façon de souligner que Dieu a agi par libéralité, par générosité. Autre tentation : en sorte que, par grâce de Dieu, ce soit pour tout homme'' qu’il goûte la mort. Les deux sens sont acceptables, mais j’ai voulu être impartial et laisser au commentaire le soin de faire apparaître ces deux sens.
Ainsi, rien n’oblige à entendre la mort comme une sorte de germe efficace. Bien plus, non seulement rien n’y oblige, mais tout ce que nous lisons dans ce passage nous présente la mort comme ce qui aurait manqué pour que Jésus puisse nous appeler frères sans honte. Sinon, il nous eût appelés frères, peut-être, mais avec honte; au mieux, avec condescendance.
En définitive, nous croyons qu’un homme, Jésus, sauve l’humanité, en allant jusqu’à sauver, dans cette humanité, la mort elle-même, puisqu’il entre dans la gloire après avoir goûté lui-même à la mort, comme nous tous.