L’unique et le même Souffle
«Il y a certes des partages de faveurs, mais le même Souffle, et des partages de services, mais le même Seigneur, et des partages d’opérations, mais le même Dieu, qui opère toutes choses en tout. A chacun est donnée la manifestation du Souffle, pour porter ensemble. Car à l’un est donnée par l’intermédiaire du Souffle une parole de sagesse, à un autre une parole de connaissance, selon le même Souffle; à l’autre, de la foi, dans le même Souffle, à un autre, des faveurs de guérisons, dans un Souffle unique, à un autre, des opérations de puissances, à un autre, de la prophétie, à un autre, des discernements de souffles; à l’autre, des genres de langues, à un autre, de l’interprétation de langues. Mais toutes ces choses, les opère l’unique et le même Souffle, les partageant en propre à chacun, comme il veut.»
Au lieu de nous attacher d’abord à la multiplicité des détails qui sont donnés, je voudrais que nous nous arrêtions plutôt sur ce qui permet à ce passage de tenir comme un ensemble. Bref, non pas les arbres, les uns à la suite des autres, mais la forêt! Nous verrons que cette forêt est construite, qu’elle est traversée par un mouvement et que cette construction et ce mouvement tracent un chemin.
Livrons-nous donc d’abord à un certain nombre d’observations qui, toutes, auront pour effet d’ouvrir ce texte.
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Il est fait état d’une situation caractérisée par le partage. Il y a «des partages de faveurs,… des partages de services,… des partages d’opérations.» C’est aussi sur cette notion de partage que nous quittons ce passage: «Les partageant en propre à chacun, comme il veut». Le partage semble donner le ton. Que signifie cette situation, où il y a répartition et non pas concentration? Voilà une première question.
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Nous voyons revenir avec insistance le terme de «Souffle». Sans doute, dès que nous entrons dans ce texte, le Souffle est associé à d’autres réalités. Nous lisons: «Il y a certes des partages de faveurs, mais le même Souffle». Ensuite, lorsque revient le partage, il n’est plus fait état du Souffle: «et des partages de services, mais le même Seigneur, et des partages d’opérations, mais le même Dieu, qui opère toutes choses en tout. » Mais, quand nous continuons notre lecture, nous observons qu’il n’y en a plus que pour le Souffle, et le Seigneur, comme aussi bien Dieu, nous ne les trouvons plus dans notre texte. «A l’un est donnée par l’intermédiaire du Souffle,» et un peu plus loin:'' «'selon le même Souffle», puis «'dans le même Souffle…''», «dans un Souffle unique». Nous passons par un moment où le Souffle est au pluriel: «des discernements de souffles», et puis le Souffle s’impose pour finir:«Mais toutes ces choses, les opère l’unique et le même Souffle».
Nous remarquons que le Souffle, à la fin, est crédité de quelque chose qui, au début, était attribué à Dieu. En effet, nous avions lu: «des partages d’opérations, mais le même Dieu, qui opère toutes choses en tout». Opérer était attribué à Dieu. A la fin, opérer revient, mais attribué à l’unique et au même Souffle.
D’ailleurs, le Souffle a cela de commun avec ses deux concurrents, si je puis dire, avec le Seigneur et avec Dieu, d’être qualifié par le terme même: «le même Souffle, … le même Seigneur, … le même Dieu». Cette identité va être soulignée, puisque le Souffle sera dit «le même», par contraste avec la variété des réalisations, et même il sera qualifié d’unique: «dans un Souffle unique». A la fin: «les opère l’unique et le même Souffle».
Bref, nous voyons que, sans doute, il y a une extrême variété de réalités (les arbres sont nombreux!) mais il y a une identité unique, intérieure à cette variété. L’identité unique l’emporte tellement qu’après avoir été partagée entre trois attributs: le Souffle, le Seigneur,Dieu, elle se concentre dans le seul Souffle. L’opération, qui était attribuée à Dieu, est maintenant reconnue à l’unique et même Souffle.
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Autre observation: nous lisons très tôt la phrase suivante: «A chacun est donnée la manifestation du Souffle, pour porter ensemble.» J’ai tenu à rendre, dans sa neutralité, la phrase telle qu’elle est énoncée dans le texte original. Si c’est à chacun qu’est donnée la manifestation du Souffle, c’est pour que l’endurance, le support de ce qu’il y a à porter se fasse ensemble. Autrement dit, s’il y a de la discrétion, s’il y a du «chacun», c’est pour que tout soit porté, et tout ne peut l’être que par un ensemble et non pas par chacun.
Ainsi, voyons-nous se lever une autre question, que nous pouvons formuler ainsi: pourquoi y a-t-il, dans les expériences que nous faisons, tant de particularités, tant de parts? Pourquoi les expériences faites ont-elles une frontière avec les autres?
Si la manifestation du Souffle est donnée à chacun, c’est pour que le Souffle soit porté par l’ensemble. L’éparpillement en une pluralité d’expériences vient de ce que chacune ne pourrait pas tout porter et que ce qu’il y a à porter, c’est un Souffle qui se communique à tout. Si je peux me hasarder à entendre ainsi, c’est à cause de la phrase finale, où revient encore le mot «chacun»: «toutes ces choses les opère l’unique et le même Souffle, les partageant en propre à chacun, comme il veut.» C’est le Souffle qui opère la répartition. Qu’il y ait des parts, non seulement il n’y a pas de mal à cela, mais c’est l’indice que le Souffle est à l’œuvre et institue chacun comme un propre, comme un singulier, à sa guise à lui, l’Esprit. Or, en l’instituant ainsi, il l’établit dans un ensemble, dans un tout, où l’Esprit est à l’œuvre.
Allons encore plus loin dans nos observations. Dès le début nous avions remarqué qu’il y avait des partages: partages de faveurs, partages de services, partages d’opérations. Ce terme de «faveurs», nous le retrouverons un peu plus bas dans ce passage: «à un autre, des faveurs de guérisons». Dès le début, il y a une distinction entre les faveurs, les services et les opérations. Les faveurs sont attribuées au Souffle, les services sont attribués au Seigneur, c’est-à-dire à quelqu’un qui a le pouvoir et qui peut être servi. Quant aux opérations, elles sont attribuées à celui qui est ici nommé Dieu: elles désignent celui qui est à l’œuvre, l’ouvrier premier en toutes choses.
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Autre observation encore. A deux reprises et à deux reprises seulement, nous rencontrons un verbe important: «A chacun est donnée la manifestation du Souffle, pour porter ensemble. Car à l’un est donnée par l’intermédiaire du Souffle une parole de sagesse, à un autre…» On dirait que tout ne peut pas être donné au même. Avec le don va la distribution. Ce texte nous présente le lien indissoluble qui semble exister entre le fait de donner et celui de partager. Pas de don qui ne fleurisse en partage. Pas de don qui ne se disperse. «A chacun est donnée la manifestation du Souffle, pour porter ensemble. Car à l’un'''' est donnée… une parole de sagesse…»
Arrêtons-nous maintenant sur la présentation de cette distribution. J’ai tenu à faire apparaître la singularité de la répartition qui est présente ici. «A l’un est donnée», et un peu plus bas, nous avons: «à l’autre». Et il faut aller plus loin encore pour retrouver «à l’autre». «A l’un, … à l’autre, … et à l’autre» encore. L’autre, ce n’est pas la même chose qu’un autre. Un autre, c’est un autre de plus. Un autre, c’est quelqu’un qui vient s’ajouter. Ainsi, nous disons: il y en a un autre. Quand nous disons «l’autre», ce n’est pas sur le nombre que l’on insiste, mais sur l’identité ou, si vous préférez, la qualité. Aussi bien, la multiplicité est-elle présente dans le texte, car «A l’un est donnée par l’intermédiaire du Souffle une parole de sagesse, à un autre une parole de connaissance, selon le même Souffle; à l’autre, de la foi dans le même Souffle, à un autre, des faveurs… à un autre, des opérations… à un autre, de la prophétie, à un autre, des discernements de souffles…»Mais, comme si c’était une série ouverte par le premier terme, nous lisons ensuite: «à l’autre». Pareillement pour la fin: «à l’autre, des genres de langues, à un autre, de l’interprétation de langues». Il y a bien ainsi une multitude d’arbres, mais nous pouvons observer que la forêt existe, organisée par ces trois moments: à l’un est donnée, à l’autre, et, enfin, à l’autre.
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J’insiste sur les deux mentions qui sont faites de la totalité. «Le même Dieu qui opère toutes choses en tout», nous dit-on, et aussi «Mais toutes ces choses, les opère l’unique et le même Souffle». Quand nous disons qu’il y a de la totalité, que tout y est, nous évoquons quelque chose qui est éventuellement très vaste, très nombreux, très abondant, mais qui pourrait être clos, qui pourrait être fermé. Une totalité, si on ne pense que ce concept, sans quelque chose d’autre, peut enfermer, comme dans une prison.
Ici nous est proposé un travail sur la totalité. Grâce au Souffle, les barrières sont renversées, comme elles le sont par le vent, y compris les barrières qui ceinturent l’ensemble. C’est le même Dieu qui opère toutes choses en tout, et il les opère par la vertu du Souffle, qui ne laisse rien en place. N’oublions jamais que le Souffle peut produire la tempête! «Toutes ces choses, les opère l’unique et le même Souffle, les partageant en propre à chacun, comme il veut». Le moyen pour le Souffle de libérer la totalité du risque d’être close, c’est d’y multiplier les arbres. Il y a, certes, des ordres différents: à l’un, à l’autre, à l’autre enfin. Mais à l’intérieur de ces ordres, il y a une pluralité, de sorte que nous ne sommes pas dans un tout hermétiquement fermé: nous sommes dans un ensemble lié, uni, mais non pas clos. Le Souffle est l’artisan de ce dérangement permanent. Il est la puissance cataclysmique, si je puis dire, qui sans cesse brise les murs de l’ensemble, non pas pour un éparpillement, mais pour une liaison toujours en cours, pour une liaison infinie.
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Vous voyez comment, en nous contentant d’observer le bâti d’un passage, en nous arrêtant à sa construction, et aux mots qui servent à faire cette construction, nous sommes conduits assez loin. Bien sûr, nous souhaitons aboutir à une conclusion. Mais vous sentez que le mot jure, après ce que je viens de vous dire. Car dans le mot même de conclusion, il y a quelque chose qui fait penser à la fermeture. Je vais donc plutôt terminer par une sorte d’envoi.
Peut-être pouvons-nous partir de ce mot de «faveur». C’est en tout cas lui qui est présenté d’emblée. Qu’est-ce qu’une faveur? C’est ce qui est donné à l’un et pas à l’autre, ou ce qui est donné autrement à l’un et autrement à l’autre. En d’autres mots, la faveur va avec le partiel, avec le particulier, avec le partagé. Dès qu’il y a faveur, il y a part. Cette faveur, liée à la particularité, ne concerne pas seulement les gratifications, mais aussi les obligations, les services. Il y a partage des services, des activités dans lesquelles nous sommes pris, engagés. Et la particularité, qui apparaît dans la faveur, le don gracieux, ou gratuit, marque aussi les activités, quand elles ne sont encore qu’en puissance, dans leur source, ce qui est appelé ici «opérations».
Bref, ne se manifestent que des particularités, mais cette particularité, partout présente, ne nous morcelle pas. Car elle est la manifestation de quelqu’un qui a une seule et même identité, la manifestation d’un seul et même, quelque nom qu’on lui donne. Appelons-le Dieu, appelons-le Seigneur, appelons-le Souffle. Il est dit «Souffle» quand on considère la variété discrétionnaire, gracieuse, sans raison, qui caractérise la faveur. C’est sur cette note que notre texte s’achève: «à chacun, comme il veut». Ce seul et même, on l’appelle «Seigneur», quand on considère la variété des obligations auxquelles nous sommes soumis dans nos services les uns à l’égard des autres. Il est dit «Dieu» enfin quand on considère en sa source l’énergie qui se distribue. Mais ce qui est vécu au plus près, ce qui est ressenti, c’est l’apparition du don qui disperse, en instituant une multitude de «chacuns», en créant des singuliers, non pas des séparés, car il les pose ensemble. Des singuliers qui sont tournés vers lui, ce seul et même, et qui tiennent les uns aux autres, inséparablement. Chacun, dans cette économie du don, ne reçoit de celui qui donne qu’en étant lui-même ancré à tous les autres. Il ne reçoit pas sans être avec tous les autres, et tous les autres avec lui constituent un ensemble ouvert. Bref, nous sommes devant ce que je vous propose d’appeler la loi fondamentale, la loi constitutive du don. Le don crée de l’hétérogène, l’un qui n’est pas l’autre, et du multiple: un, un autre, un autre encore. Et c’est ainsi que se forme un univers en expansion, car ce tout n’est pas un ensemble clos. C’est le tout qui est soumis, comme à son Seigneur, au Souffle, et c’est le Souffle qui fait un infini de singularités «immaîtrisables».