« Je me suis épuisé »
(1) Au chorège. Avec instruments de musique. À l’octave. Psaume. De David.
(2) IHVH, non, dans ta colère ne me punis pas !
Non, dans ta fièvre ne me châtie pas !
(3) Fais-moi grâce, IHVH,
Oui, je suis abattu, moi.
Guéris-moi, IHVH,
Oui, mes os sont terrifiés.
(4) Et mon âme est fortement terrifiée.
Et toi, IHVH, jusqu’à quand ?
(5) Retourne, IHVH, arrache mon âme !,
Sauve-moi à cause de ta pure amitié !
(6) Oui, dans la mort, pas de souvenir de toi.
Dans le shéol qui te loue ?
(7) Je me suis épuisé dans mon gémissement.
Je trempe toute la nuit mon lit,
De mes larmes j’inonde mon grabat.
(8) Il est rongé de chagrin, mon œil,
Il est usé à cause de tous mes oppresseurs.
(9) Écartez-vous de moi, vous tous qui pratiquez l’iniquité.
Oui, IHVH a écouté la voix de mes pleurs.
(10) IHVH a écouté ma demande de grâce.
IHVH prendra ma prière.
(11) Ils auront honte et seront fortement terrifiés tous mes ennemis.
Ils retourneront, ils auront honte soudain.
L’omniprésence de Je et sa fragilité
Il est difficile de trouver dans ce Psaume une proposition qui soit exempte d’une mention explicite de la première personne du singulier. En effet, est-il certain que celle-ci soit absente de ces deux propositions qui semblent d’abord faire exception ?
Et toi, IHVH, jusqu’à quand ?
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Oui, dans la mort, pas de souvenir de toi.
IDans le shéol qui te loue ?
Certes, il n’y a ici aucune trace expresse de je. Cependant, ne peut-on pas estimer que le toi n’a de sens que s’il est proféré par un je ou par un nous, la forme plurielle du je ? Dès lors, le tu serait encore, indirectement, un indice de la présence de je dans ce Psaume, et là même où il n’est pas matériellement manifeste. Il reste que ces deux moments où le je semble disparaître portent en eux des informations importantes.
Dans les deux cas il s’agit d’une interrogation. Dans les deux cas aussi, l’interrogation porte sur le temps – quand ? - ou sur l’identité de celui qui subsiste hors du temps, dans la mort : Dans le shéol qui te loue ? Dans les deux cas, enfin, le pronom personnel toi désigne IHVH, soit explicitement pour le premier, soit logiquement, par inférence, pour le second.
Ces indices sont précieux. Ils invitent à former une hypothèse qu’il convient d’énoncer aussitôt. Elle pourra utilement guider la lecture.
D’abord, si fréquent qu’il soit, il n’est pas sûr que le je résiste à l’interrogation. Il est chez lui dans l’affirmation, dans la négation aussi, mais il ne règne plus aussi souverainement quand lui-même questionne, surtout quand il questionne sur le temps et, tout particulièrement, sur la présence de IHVH dans le temps ou hors du temps. Alors, sans vraiment être anéanti, je disparaît, il s’efface, au moins dans son expression. Quant à IHVH, il est le destinataire de la parole de je mais dans les limites du temps de la vie, puisqu’il n’est pas sûr qu’une adresse à IHVH puisse avoir lieu dans l’au-delà de ce temps, dans la mort. Que devient donc IHVH s’il n’y a plus personne alors pour parler de lui ou pour lui parler ?
Je et IHVH
Si présent que soit partout je dans le Psaume, il est clair qu’il ne subsiste que du fait de son lien avec IHVH. Dès que son existence est menacée ou même seulement son intégrité physique ou morale ou sa santé, il fait appel à lui. On peut l’observer dès le début :
IHVH, non, dans ta colère ne me punis pas !
Non, dans ta fièvre ne me châtie pas !
Fais-moi grâce, IHVH,
Oui, je suis abattu, moi.
Guéris-moi, IHVH,
Oui, mes os son terrifiés…
Quand je est rétabli dans la pleine possession de lui-même, c’est à IHVH qu’il déclare publiquement devoir ce rétablissement :
Oui, IHVH a écouté la voix de mes pleurs.
IHVH a écouté ma demande de grâce.
Dès lors, je est assuré de son avenir :
IHVH prendra ma prière.
Mais, auparavant, je fait état de l’expérience qu’il a traversée, d’un temps qui s’est prolongé pendant lequel, réduit qu’il était à la misère de son corps, il était sur la voie de la désagrégation, faute précisément de toute présence de IHVH. Alors, en effet, celui-ci n’est même pas mentionné et, encore moins, invoqué :
Je me suis épuisé dans mon gémissement.
Je trempe toute la nuit mon lit,
De mes larmes j’inonde mon grabat.
Il est rongé de chagrin, mon œil,
Il est usé à cause de tous mes oppresseurs.
C’en est fini de l’appel et même de cette forme dissimulée ou pudique de l’appel que peut être parfois une certaine interrogation. Le discours est celui de l’assertion la plus objective et, en même temps, la plus désolée. Je parle encore sans doute mais pour dire, avec un réalisme extrême, le plus brutal, voire le plus choquant, ce qu’il advient de lui. Car comment se séparerait-il de son corps et comment n’emploierait-il pas la force qui lui reste pour donner un langage à son dépérissement ? Ce n’est pas seulement son être physique qui se défait quand son corps est atteint. C’est lui-même qui est menacé de sombrer.
Ainsi la preuve est-elle faite, s’il le fallait, que je n’existe encore avec quelque chance d’avenir que lorsqu’il prononce le nom de IHVH et quand il s’adresse à lui de quelque façon et sur quelque ton que ce soit. Hors de là il ne peut que constater son engagement sur le chemin de l’anéantissement.
Aussi bien le lecteur ne peut-il manquer de s’interroger sur la place donnée à un discours de ce genre dans l’ensemble du Psaume. Il vient, en effet, après un temps où le nom de IHVH n’était pas prononcé moins de cinq fois et où il désignait le destinataire de la parole de je. Sans doute. Toutefois, comme en passant et pour se justifier de faire pression sur IHVH, il laissait entendre la réalité de sa situation :
Oui, je suis abattu, moi…
Oui, mes os sont terrifiés.
Et mon âme est fortement terrifiée…
Mais ce n’était que de brèves notations. Elles étaient emportées dans le flot des paroles qu’il destinait à IHVH. Alors pourquoi ce long arrêt sur la consomption qui le mine ? La réponse qui lui est faite par IHVH lui donne-t-elle raison ?
Il ne semble pas. En effet, la fin du Psaume est sur un tout autre ton. Le nom de IHVH revient, il est présent par trois fois. Mais si le discours est encore celui du récit, c’est maintenant pour faire état d’une victoire remportée et de l’assurance au sujet de l’avenir :
Écartez-vous de moi, vous tous qui pratiquez l’iniquité.
Oui, IHVH a écouté la voix de mes pleurs.
IHVH a écouté ma demande de grâce.
IHVH prendra ma prière.
Ils auront honte et seront fortement terrifiés tous mes ennemis.
Ils retourneront, ils auront honte soudain.
Alors ? La question du lecteur se fait plus insistante encore. Pourquoi l’expression de la détresse a-t-elle pris une telle ampleur au beau milieu de la méditation que poursuit je ?
Concordance et discordance des temps
Une seconde hypothèse peut être émise. Elle permet peut-être de comprendre un déroulement du discours qui suscite l’étonnement. Ne faut-il pas admettre que les moments du temps, tout à la fois, se succèdent et aussi s’empilent ou, si l’on préfère, s’intègrent les uns aux autres ?
Ainsi les paroles adressées à IHVH avec l’insistance qu’on a notée ne manquent-elles pas d’avoir leur effet et de saper réellement l’état d’abattement et de terreur dans lequel se trouve je. Mais pourquoi cet état devrait-il disparaître ? Que serait, en effet, l’absence de punition ou de châtiment, que serait la guérison, que serait l’arrachement de l’âme à la destruction, que serait, en un mot, le salut, effectivement accordé, s’il n’était pas reçu comme il est attendu et comme il est donné, c’est-à-dire comme une grâce, comme la suite d’une demande de grâce, d’une prière, d’un acte de pure amitié ?
En définitive, c’est l’accès à un tel régime de grâce ou de pure amitié dont l’histoire est ici retracée et, plus même ou mieux, exercée, expérimentée dans le discours lui-même. Or, comment un tel événement peut-il être rendu sensible dans l’ordre du langage si les moments qui le composent soit se suivent et disparaissent l’un après l’autre soit se maintiennent tous ensemble sans que l’un chasse l’autre ? Ne faut-il pas que soit éprouvée à la fois la discordance et la concordance qui lie ensemble les différents moments du temps ? Sinon, ne risquerait-on pas de donner dans la facilité d’une doctrine prétentieuse qui se vanterait d’expliquer toutes choses ou, pire, dans le simplisme d’une idéologie ?
Mais alors qu’est-ce donc qui fait le lien, qui rend possible la compatibilité entre l’approche de la destruction de je et celle de son salut, sinon une « foi » qui est à « l’œuvre », si l’on ose réunir ces deux mots, dans un Psaume comme celui-ci, tout entier porté par la certitude de la grâce et de la pure amitié qui, tel un arc, unissent indéfectiblement dans une même alliance je et IHVH ?
En veut-on, sinon des preuves, du moins des indices ? Il suffit sans doute de relire maintenant la longue adresse initiale de je à IHVH :
IHVH, non, dans ta colère ne me punis pas !
Non, dans ta fièvre ne me châtie pas !
Fais-moi grâce, IHVH,
Oui, je suis abattu, moi,
Guéris-moi, IHVH,
Oui, mes os sont terrifiés.
Et mon âme est fortement terrifiée.
Et toi, IHVH, jusqu’à quand ?
Retourne, IHVH, arrache mon âme !
Sauve-moi à cause de ta pure amitié !
Oui, dans la mort, pas de souvenir de toi.
Dans le shéol qui te loue ?
Deux non, deux interdits, qui sont aussi des refus de penser que colère, punition, fièvre, châtiment soient ici de mise. Seule convient la grâce, parce que seule elle répond à l’abattement. La procédure judiciaire, avec les emportements de violence dont elle risque toujours de s’accompagner, est ici hors de saison. Il s’agit de soigner et, si possible, de guérir, en tout cas, certainement pas d’ajouter à la terreur : celle-ci est déjà là, avec la dernière intensité. Est-ce que IHVH, quant à lui, peut échapper à l’alliance de pure amitié, qui l’unit à je ? C’est impossible. Sinon, que serait-il encore, lui, IHVH, et même serait-il encore si, par impossible pour le coup, je venait à disparaître ?
On atteint ici à la fine pointe de ce que l’on ose à peine nommer une argumentation et, encore moins, un plaidoyer. On est toujours mal préparé à entendre la pensée qui essaie ici de se frayer un chemin jusqu’à nous. Pour l’écarter ou pour s’autoriser à la refuser, on invoque, et non sans raison, la confusion, que nous aurions maintenant dissipée au long des ans, avec l’évolution des mentalités, entre la culpabilité et la maladie. Or, cette confusion, dit-on, grèverait ici la méditation. Il faut donc la dissiper. Mais, surtout, on répugne à admettre, sinon comme un sophisme, que je doive échapper à la mort pour que IHVH ne manque pas d’adorateurs. Subtilités, dit-on, voire préciosités d’une religion facile sinon insensée.
Il est malaisé de faire obstacle à une telle rationalité, surtout lorsqu’elle paraît protéger le juste rapport de l’humain au divin. Aussi n’est-on pas facilement entendu lorsqu’on suggère que IHVH pourrait n’être pas un « Dieu » comme les autres. Il y a toujours quelqu’un pour dire : « Oui, mais quand même… » Aussi est-il sans doute préférable d’inviter seulement à faire sienne cette sommation, en effet, déconcertante, vrai concentré de la « foi » en la grâce :
Retourne, IHVH, arrache mon âme !
Sauve-moi à cause de ta pure amitié !
Qu’on ose seulement lâcher ce cri ! On sera alors porté à tenir pour de vrais ennemis de je ceux qui voudraient l’en détourner. Oui, il s’agit bien de prescrire à IHVH de changer la conduite qu’une entente superficielle de son propre intérêt pourrait, pense-t-on, lui dicter, de l’inviter à prendre énergiquement fait et cause pour la liberté de je, et cela par pure amitié ( hessed ).En tout cas, je n’y peut rien, et il est prêt à déclarer qu’il n’en revient pas, à tous les sens de cette expression familière - il en est tout étonné et il y reste fermement attaché ! - mais il ne peut s’empêcher d’en témoigner, et la honte, s’il y en a, ne retombe pas sur lui mais sur ses ennemis :
Oui, IHVH a écouté la voix de mes pleurs.
IHVH a écouté ma demande de grâce.
IHVH prendra ma prière.
Ils auront honte et seront fortement terrifiés tous mes ennemis.
Ils retourneront, ils auront honte soudain.
Clamart, le 14 janvier 2008