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« Le Père est plus grand que moi »

«(27) C’est une paix que je vous laisse, c’est une paix, la mienne, que je vous donne. Ce n’est pas comme le monde donne que moi je donne. Que votre cœur ne soit pas troublé ni effrayé ! (28) Vous avez entendu que moi je vous ai dit : « Je pars et je viens vers vous. » Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père, parce que le Père est plus grand que moi. (29) Et c’est maintenant que j’en ai fini de vous dire, avant l’événement, afin que lors de l’événement vous croyiez. (30) Je ne m’entretiendrai plus beaucoup avec vous. Car le prince de ce monde arrive. Et en moi il n’a rien. (31) Mais c’est pour que le monde sache que j’aime le Père et que, comme le Père m’a commandé, ainsi je fais. Levez-vous ! Partons d’ici.»



Jean XIV, 27-31

C’est une paix que je vous laisse, c’est une paix, la mienne, que je vous donne.

Celui qui prend congé maintient le contact avec ceux auxquels il s’adresse, puisqu’il leur laisse quelque chose de lui-même, quelque chose qui lui est propre, une paix, la mienne, leur dit-il. Cette paix maintiendra sa présence parmi eux. Encore faudra-t-il  cependant qu’ils la reçoivent. En effet, il la leur donne. Ainsi, comme tout don, cette paix ne prolongera son effet de présence en eux et auprès d’eux que s’ils l’accueillent.

Ce n’est pas comme le monde donne que moi je donne.

Or, cet accueil n’est pas acquis, il ne va pas de soi. Car la nature de cette paix semble exiger de ceux à qui elle est offerte une certaine rupture par rapport à ce qu’on entend d’ordinaire par ce nom de paix. En vérité,  ce qui est mis en valeur, c’est moins la nature même de la paix que la manière de donner de celui qui la donne. On ne sait pas en quoi consiste cette paix. Mais, ce qu’il y a de sûr c’est qu’elle est affectée par la façon dont s’y prend le donateur  pour la donner. Aussi bien est-ce sur le geste même du don  que porte l’accent plus que sur  l’objet  en quoi consiste ce don, comme si l’opération concrète qu’on accomplit pour donner se répercutait non seulement sur l’objet qu’on donne mais encore et surtout sur la réception qui s’ensuit chez le donataire.

Que votre cœur ne soit pas troublé ni effrayé !

De fait, une certaine perturbation des donataires est redoutée par le donateur lui-même. Il le leur laisse entendre par le souhait qu’il exprime en s’adressant à eux. En les prévenant du dérangement et de la paralysie qui risquent de s’installer en leur cœur, on dirait qu’il veut les préparer à recevoir sa paix mais sans le trouble et l’effroi que pourrait introduire au plus profond d’eux-mêmes, en leur cœur,  la venue de celle- ci.

L’amour, la joie et la foi

Vous avez entendu que moi je vous ai dit : « Je pars et je viens vers vous. »

La perturbation affective ne sera évitée que si l’on se rappelle un certain propos que le donateur lui-même a dit et que les donataires ont entendu. Ainsi suffit-il, pour échapper au désarroi, d’employer toute sa force à accueillir une parole qui a été prononcée par celui-là même qui maintenant laisse et donne sa paix. Pour avoir entendu cette parole les donataires ont donc déjà par devers eux les ressources nécessaires pour recevoir, sans céder au trouble et à l’effroi, le don qui leur est fait et le geste qui accompagne ce don : ils ont entendu du donateur en personne un message précurseur qui les informait par anticipation sur sa façon d’agir.

Ce message tient tout entier dans cette formule : « Je pars et je viens vers vous. » Entendons : ma venue vers vous suit mon départ ou, encore, mon départ précède ma venue vers vous. Ainsi peut-on comprendre la pensée qui est affirmée ici, du moins à ne considérer que la succession des énoncés. Mais tentons de serrer maintenant cette pensée au plus près.

Je pars : il n’est pas dit expressément que le locuteur mette une distance entre lui et ceux auxquels il parle, ceux-ci ne constituent pas le terme dont il s’éloignerait. En quelque sorte, il part absolument, sans qu’il soit précisé qu’il les quitte. En revanche, il est clair que, s’il vient, après être parti, c’est vers eux qu’il vient : et je viens vers vous. Ainsi son départ ne fait-il pas de doute. Pourtant, s’il part effectivement, il n’est pas sûr du tout qu’il ne leur laisse rien de lui. Or, pourquoi le substitut de sa présence, en son absence réelle, ne consisterait-il pas en cette paix, la sienne, celle qu’il leur donne ? Dès lors, s’il peut déclarer aussitôt « et je viens vers vous », ne serait-ce point parce que, en effet, alors qu’il est parti, il  ne cesse pas de venir, et de venir vers eux par et dans la paix qu’il leur laisse, qu’il leur donne ?  Ainsi donc le départ et la venue se suivent-ils dans le temps mais, par un défi adressé à la successivité du temps, départ et venue sont contemporains dans un même présent, celui qu’instaure le don de la paix.

Telle est la condition dans laquelle les auditeurs actuels ont été établis par la formule qu’ils avaient entendue et qui leur est rappelée par celui qui la leur avait dite. S’il la leur remet en mémoire, c’est pour qu’ils réalisent sa vérité maintenant, au moment même où il part mais sans cesser pour autant de venir vers eux.

Le maintenant d’à présent, si l’on peut dire, semble toutefois être marqué par une gravité exceptionnelle. La formule prononcée dans le passé disait la vérité constante des rapports qui existent entre le locuteur et ceux auxquels il s’adresse. Or, elle est sur le point de s’appliquer à un instant sans pareil, sans comparaison avec tous ceux qui l’ont précédé, un instant littéralement ultime. Plus précisément encore, cet instant peut être manqué par ceux qui, pourtant, sont appelés à le vivre, à se l’incorporer par la joie qu’il leur apporte : ils peuvent passer à côté ou le traverser sans qu’il les transforme eux-mêmes comme il va le faire pour celui qui leur parle.

Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père, parce que le Père est plus grand que moi.

Accordons qu’on ne sache pas ce que c’est qu’aimer. Du moins peut-on inférer la présence en soi-même de quelque chose de tel que l’amour à partir de la joie qu’on ressent. Cet affect, contraire au trouble et à l’effroi, est, comme on voudra, un signe ou un effet de la présence de l’amour. Tel est l’axiome qui règle désormais le propos.

Ainsi, pour rester dans le droit fil de la pensée qui se développe ici, la joie, signe ou effet de l’amour, devrait-elle accompagner l’accueil d’une paix bien singulière, puisque celle-ci n’est pas elle-même reçue sans que parte et vienne, successivement et simultanément, celui qui la donne. C’est lui qui serait aimé si la joie habitait ceux qui sont eux-mêmes affectés au plus profond par son départ et par sa venue portés maintenant à l’extrême. Or, cet extrême du départ et de la venue est exprimé ici avec un verbe propre : non plus partir ni venir mais aller et même, plus précisément encore, aller vers le Père.

Pourquoi cet aller vers le Père devrait-il réjouir ceux dont la paix dépend du départ et de la venue de celui qui leur parle et qui leur communique sa paix précisément par son départ et sa venue vers eux ?

Parce qu’en allant vers le Père celui qui parle ici va au-delà de lui-même : si grand soit-il, le Père est plus grand que lui. C’est vers ce plus grand qu’il va, et cet aller suprême communique sa vertu à tous ceux auxquels il laisse et même donne sa paix, la sienne. Et celle-ci est bien singulière, puisqu’elle consiste en l’expérience de la succession et la coïncidence, tout au long du temps, de son départ et de sa venue. En s’en réjouissant, au lieu d’en être ébranlés, ils témoigneraient qu’ils aiment celui qui va si loin, au plus loin, c’est-à-dire vers le Père, ils feraient la preuve vivante qu’ils ont intégré à leur pensée et à leur vie le motif qui le fait aller vers le Père  - parce que le Père est plus grand que moi.  Et leur amour joyeux ou, si l’on préfère, leur joie aimante les établirait dans un état tout nouveau qu’on peut désigner par le nom de foi ou, plutôt, par le verbe croire, employé absolument.

Et c’est maintenant que j’en ai fini de vous dire, avant l’événement, afin que lors de l’événement, vous croyiez.

Et c’est maintenant que j’en ai fini de vous dire, avant l’événement,…La tournure a de quoi surprendre. Dire est là, comme une chose faite, achevée, mais qui dure. Car ce dire accompli est maintenant. De ce fait, il est avant l’événement, il précède un temps encore à venir, celui de l’événement qui, lui, n’est pas arrivé, est encore futur, même s’il est imminent. Bref le temps de l’événement est en avant de tout présent actuel. Or, quand l’événement se sera produit, alors viendra la foi, croire. Ainsi peut-on comprendre que c’est elle, la foi, que le moment du dire préparait et annonçait. Mais ce moment du dire est lui-même situé dans le passé, à une certaine date - vous avez entendu que moi je vous ai dit - et aussi il affleure sans cesse comme un fait accompli qui continue à devenir présent - et c’est maintenant que j’en ai fini de vous dire, avant l’événement.

En somme, croire, résume le temps, le rassemble non pas en exilant le croyant du temps mais en le faisant demeurer en lui, dans le présent, sous les espèces réelles duquel croire se produit interminablement. Pour qui croit, l’événement est toujours maintenant et aussi, tout ensemble, passé et à venir. C’est pourquoi la croire est au principe de la joie d’aimer ou de l’amour joyeux.

Mais en quoi consiste l’événement, énigmatiquement désigné par cet aller vers le Père ? On sait déjà qu’il fait naître la joie en ceux qui croient. Soit. Mais qu’est-il en lui-même, à supposer qu’il puisse être considéré dans sa matérialité, tel un fait physique, autrement que dans son accueil par la foi et indépendamment de cet accueil ?

La question, posée en ces termes, paraît inévitable à quiconque estimerait, par exemple, qu’aller vers le Père est, identiquement, mourir. Et, de fait, comme on pourra s’en convaincre, la fin de ce passage est tout entière consacrée à un traitement, à un approfondissement et à un dépassement de la pensée de la mort, même si ce mot n’est pas prononcé.

Mais pourquoi donc, demandera-t-on, cette absence ou cette omission du nom de la mort ?

Sans doute parce que aller vers le Père n’exclut pas la mort mais transforme celle-ci, conduit plus loin qu’elle, comme la paix, donnée ici, ne l’est pas à la façon du monde : s’il y a plus grand que le locuteur, il y a aussi plus grand que la mort. Ainsi serait-il déplacé de faire état de celle-ci comme si elle empêchait l’aller vers le Père.

L’amour et la mort

Je ne m’entretiendrai plus beaucoup avec vous. Car le prince de ce monde arrive. Et en moi il n’a rien.

Le locuteur déclare que son temps est compté, qu’il aura une fin, il laisse même entendre que celle-ci est proche. La conversation avec ses interlocuteurs va s’achever sans tarder. À la place du régime de l’entretien, il y aura non plus une venue et encore moins un aller mais une arrivée, celle de quelqu’un qui ne se satisfait pas de passer mais qui occupe le terrain en maître, le prince de ce monde. Ce dernier terme rappelle aux auditeurs et au lecteur que le monde, lui aussi, a sa façon de donner : Ce n’est pas comme le monde donne que moi je donne.

Au point où nous en sommes, le trouble et l’effroi vont-ils réapparaître ? Faudra-t-il les conjurer ? Si tel est le cas, ce ne sera plus, comme précédemment, pour s’accorder au geste de donner qui est propre, rappelons-le, au locuteur. On craindra plutôt que de tels affects ne s’emparent à présent victorieusement du cœur. Or, il n’y a pas à craindre qu’il en soit ainsi. Ce serait attribuer au prince de ce monde un pouvoir qu’il n’a pas. En effet, celui qui parle ici déclare sobrement à propos du prince de ce monde : Et en moi il n’a rien.

 Sans doute. Mais il reste que cette dernière affirmation ne fait qu’augmenter la perplexité. En effet, s’il est vrai que le prince de ce monde est sans prise aucune sur celui qu’on entend parler, pourquoi ce dernier doit-il cependant aller vers le Père ? Que signifie donc un tel événement si, comme on l’a dit, on ne doit pas le confondre avec un anéantissement pur et simple, avec ce qu’on nomme la mort ? Or, tel est bien le cas, puisqu’il doit causer de la joie. Mais il y a plus encore. Admettons que le moi qui s’exprime ici soit lui-même à l’abri de toute défaite définitive. En est-il de même pour quiconque croit ? C’est à de telles questions qu’une réponse est apportée pour finir.

Mais c’est pour que le monde sache que j’aime le Père et que, comme le Père m’a commandé, ainsi je fais.

Il s’agit d’instruire le monde. Pourquoi faudrait-il le supprimer ? Il suffit que son prince, en effet, celui qui commande en lui, n’empiète pas sur moi. Pour le reste, ce même monde peut gagner à apprendre de moi qu’alors même que je suis en lui, comme le sont ceux-là mêmes auxquels je m’adresse, j’aime le Père, je vais de moi-même vers ce plus grand que moi. En me conduisant de cette façon, je n’affronte pas le Père, je n’entre pas en rivalité avec lui. Tant s’en faut ! Comme le Père m’a commandé, ainsi je fais. Je ne fais que lui obéir et, si l’on peut dire, souverainement, puisque je ne suis en rien soumis au prince de ce monde, même si je meurs.

Que le monde subsiste  donc! Au fond, ceux qui sont en lui, vous à qui je m’adresse et moi qui suis ici, nous pouvons, ici aussi, dès à présent, détruire les prétentions du prince de ce monde, subvertir la mort elle-même et, en entrant en elle, la vaincre. Agir ainsi, c’est faire comme le Père lui-même a commandé, c’est se conduire comme son associé, comme son fils, non comme son esclave ni même comme son exécutant.

Sait-on maintenant ce que c’est qu’aimer ? Oui, sans doute, du moins d’un savoir qui  ne définit pas mais qui raconte. Aimer, c’est emboîter le pas à celui qui parle ici, se réjouir de ce qu’il aille vers le Père et manifeste ainsi au monde qu’en se conduisant comme il fait il aime le Père librement, sans être soumis au prince de ce monde, le seul, en définitive, par rapport auquel pourrait se produire quelque soumission que ce soit.

Levez-vous ! Partons d’ici !

Au terme de ce discours celui qui le tient ne fait plus qu’un avec ceux auxquels il parle.  Il les exhorte et s’exhorte lui-même avec eux. Après s’être adressé à eux - levez-vous ! - il s’exprime à la première personne du pluriel, comme s’ils partageaient le même destin que lui. L’objectif, qui leur est commun, n’est ni de sortir du monde ni d’y rester mais de se lever, comme on fait au réveil, après avoir été étendu, de partir, mais ensemble cette fois : tel est le fruit dernier de la formule « Je pars et je viens vers vous ».    

Clamart, le 29 mai 2009


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