« Veillez donc… »
(33) « Faites bien attention, passez aux champs le temps du sommeil, car vous ne savez pas quand c’est le moment. (34) C’est comme un homme parti du pays, ayant laissé sa maison et donné le pouvoir à ses esclaves, à chacun son travail, et qui a commandé au portier de veiller. (35) Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison vient, ou tard, ou à minuit, ou au chant du coq, ou le matin. (36) Qu’en étant venu soudain, il ne vous trouve pas endormis ! (37) Ce que je vous dis, c’est à tous que je le dis : Veillez.
Il vous faut passer aux champs le temps du sommeil. Et pourquoi donc ? Si vous devez adopter une telle conduite, c’est parce que vous ne savez pas quand c’est le moment. Ainsi, quoi qu’il en soit de la nature de ce moment, il suffit que vous ne le connaissiez pas pour que vous restiez éveillés. Il n’est pas dit expressément que vous devez travailler pendant ce temps du sommeil. Il semble, en tout cas, que si l’on doit passer ce temps aux champs, c’est pour rester disponible. Mais à quoi donc ?
C’est comme un homme parti du pays, ayant laissé sa maison et donné le pouvoir à ses esclaves, à chacun son travail, et qui a commandé au portier de veiller.
Vous n’êtes pas libres d’occuper votre temps à votre guise et vous n’êtes pas davantage propriétaires des lieux : la maison où vous êtes n’est pas la vôtre, elle appartient à quelqu’un qui l’a laissée et qui est même parti du pays. Mais il ne s’en est pas allé sans vous faire un don. Celui-ci consiste, inséparablement, en un pouvoir et aussi en l’assignation à un travail, propre à chacun. Pouvoir et travail sont donc intimement associés. Le travail est donc tout à la fois une astreinte à laquelle vous ne pouvez pas échapper et une puissance qui vous est accordée.
Avec vous toutefois, il y a quelqu’un, un portier, qui a reçu mission impérative de veiller.
Cependant, cette mission ne lui est pas propre, c’est aussi la vôtre à tous : ce que je vous dis, c’est à tous que je le dis : Veillez ! Et pourquoi donc ? Mais parce que tous, tant que vous êtes, vous ne savez pas quand le maître de la maison vient, ou tard, ou à minuit, ou au chant du coq, ou le matin. Maintenant, vous voilà renseignés sur ce qu’est le moment, ce moment que vous ne savez pas. Il coïncide avec la venue du maître de la maison.
On peut observer que la veille, ici, présente un double sens. Ce terme désigne une application au travail, en vertu d’un pouvoir reçu, et aussi une attention à la venue du maître de la maison. Le premier sens de la veille relève de l’action, le second de la connaissance. Mais le rapport qu’on entretient avec l’action n’est pas le même que celui qu’on entretient avec la connaissance. Si l’on doit être attentif, c’est parce qu’on ignore quand sera le moment de la venue, c’est donc par défaut de savoir. En revanche, le travail ne s’accompagne pas d’un manque quelconque, il est plutôt l’expression d’un réel pouvoir. Et ce pouvoir en quoi consiste le travail n’est même pas limité dans le temps par la venue du maître de la maison. Sans doute a-t-il eu un commencement : celui-ci coïncide avec le moment où l’homme est parti du pays. Mais rien n’indique que ce pouvoir et ce travail seront interrompus par le moment de la venue du maître de la maison. Au demeurant, ce qui importe avant tout, c’est que celui-ci, venu soudain, ne vous trouve pas endormis, c’est-à-dire dans un état impropre à l’attention comme au travail.
On peut, il est vrai, observer que l’ignorance où vous êtes du moment n’est pas absolue. Il semble, en effet, qu’on ne considère pas que le maître de la maison puisse venir de jour. La veille qui vous est imposée à tous, et pas seulement au portier, concerne donc la nuit, dont on détaille les quatre heures successives. Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison vient, ou tard, ou à minuit, ou au chant du coq, ou le matin. Mais la veille, pour ceux qui ne remplissent pas la fonction particulière de portier, en quoi consistera-t-elle ? On n’en sait rien. En tout cas, il n’est pas dit expressément qu’ils devraient travailler pendant les heures de la nuit, comme si leur travail leur tenait lieu de veille, comme si, quel qu’il soit, il était pour eux l’équivalent de celui que remplit le portier, en veillant. Il reste cependant qu’à leur manière, qu’ils s’appliquent à un ouvrage ou qu’ils soient seulement en état de disponibilité, eux aussi ils peuvent veiller, pourvu qu’ils ne soient pas endormis.
Que conclure de toutes ces observations ?
D’abord que veiller, c’est ne pas dormir. Ensuite, que veiller, sauf pour le portier, n’est pas un emploi spécifique. Enfin, que veiller, peut devenir une composante de l’existence de tous, qui que vous soyez. La veille ne se manifeste pas positivement par un trait particulier, puisqu’elle est compatible avec tous les états de vie et, notamment, avec le travail. Cependant, si elle manque, pour le coup elle apparaît alors nettement, parce que le fait d’être endormi est immédiatement sensible, notamment au maître de la maison, quand il vient.
Par le fait on pourrait soutenir que veiller n’est pour tous, à l’exception du portier, rien de plus qu’une nuance de l’existence. Accordons-le. Mais, comme toute nuance, veiller est quelque chose qui n’est pas grand-chose mais, ajouté aux choses - ici à l’existence -, en fait autre chose.
Il n’est d’ailleurs pas impossible de préciser la transformation qu’apporte ici à l’existence de tous cette nuance qu’est la veille.
On peut avancer qu’elle donne à l’existence à la fois une limite et une ouverture.
L’existence, en effet, est doublement limitée. D’une part, elle a été instituée un jour, dans le passé, quand un homme est parti du pays, par le don d’un pouvoir, assorti d’une mission, le travail. D’autre part, la venue du maître de la maison, même si le moment n’en est pas connu, lui fixe un terme dans l’avenir.
Mais ces traits, qui font de l’existence une réalité finie, doivent être composés avec l’ouverture que représente la veille et dont le portier est la figure : l’une et l’autre transgressent toute enceinte dans l’espace et dans la durée ! Ainsi la maison où se déroule l’existence n’est-elle pas fermée : elle est exposée au grand vent de l’inconnu. Et cette ouverture est elle-même figurée constamment, à l’intérieur même de ce temps fini, par le travail et l’absence de sommeil dont font preuve les esclaves en vertu du pouvoir qu’ils ont reçu en don.
Il y a donc une maison, un domaine avec sa clôture, un espace avec une frontière qui distingue un dedans d’un dehors, un en-deçà d’un au-delà. Il y a aussi une porte, à laquelle quelqu’un est affecté : elle permet de partir et d’entrer. Car il y a, enfin, un départ, donc un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur. Quant à la venue de celui qui est parti, n’est-elle qu’un retour, comme si tout ce qui s’est passé en son absence n’avait rien changé à la situation initiale, ne l’avait pas transformée ? Il ne semble pas. Ou alors il faudrait ne tenir pour rien et le travail et la veille. Il faudrait surtout ne tenir pour rien l’association qui s’est produite, à la faveur de la veille, entre le continu du travail et le soudain de la venue.
Clamart, le 14 décembre 2008