precedent Comme du blé on fait du pain. suivant

Celui qui a trouvé sa vie...

«Celui qui aime père ou mère plus que moi n'est pas digne de moi. Et celui qui aime fils ou fille plus que moi n'est pas digne de moi. Et celui qui ne prend pas sa croix et ne m'accompagne pas derrière moi n'est pas digne de moi. Celui qui a trouvé sa vie la perdra et celui qui a perdu sa vie à cause de moi la trouvera. Celui qui vous reçoit me reçoit, et celui qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé. Celui qui reçoit un prophète à titre de prophète recevra un salaire de prophète, et celui qui reçoit un juste à titre de juste recevra un salaire de juste. Et celui qui aura fait boire à l'un de ces petits seulement une coupe d'eau fraîche à titre de disciple, en vérité je vous dis, il n'y a pas de danger qu'il perde son salaire.»


Matthieu X, 37-42

«Celui qui aime». Dès le départ le ton est donné. Tout ici sera une affaire d'amour.

«Celui qui aime père ou mère plus que moi». Littéralement, j'aurais dû traduire : celui qui aime père et mère au-dessus de moi ne me vaut pas, n'a pas la valeur que j'ai, moi. J'ai conservé la traduction habituelle, moins violente : «n'est pas digne de moi».

En d'autres termes, pour valoir autant que celui qui parle ici, en disant moi, il faut aller plus loin que l'amour de ceux qui meurent. Car si nous y réfléchissons bien, qu'est-ce que c'est qu'un père ou une mère ? Qu'est-ce que c'est qu'un fils ou une fille ? Ce sont des représentants de la vie. Le père, la mère transmettent la vie. Le fils, la fille reçoivent la vie. Mais cette vie inscrit aussi bien ceux qui la transmettent que ceux qui la reçoivent à l'intérieur de ce que l'on peut appeler le courant d'une vie mortelle.

Or pour valoir autant que celui qui parle et qui n'est, ici, ni père, ni mère, ni fils, ni fille, mais celui qui dit moi, celui qui parle, il va falloir l'aimer plus, lui qui parle, que ceux qui transmettent ou reçoivent la vie mortelle.

Allons plus loin. «Et celui qui ne prend pas sa croix et ne m'accompagne pas derrière moi n'est pas digne de moi», ne vaut pas ce que je vaux. Pour valoir autant que lui, il faut aller jusqu'à saisir ce qui donne la mort violemment. Avec le père ou la mère, avec le fils ou la fille, la vie était présente. Certes, il s'agissait d'une vie mortelle, mais serait-on tenté de dire : c'était dans l'ordre ; il va de soi que parents et enfants soient mortels. Avec la croix vient ce qui pèse sur la vie, ce qui l'écrase. Or, pour valoir autant que celui qui nous parle, il faut aller jusqu'à s'emparer de ce qui donne la mort, comme il le fait lui-même, et marcher avec lui à sa suite.

*

La pensée s'approfondit. «Celui qui a trouvé sa vie la perdra et celui qui a perdu sa vie à cause de moi la trouvera». Pour rester au plus près du texte, j'aurais pu traduire : celui qui a trouvé son âme, sa respiration, son souffle.

Qu'est-ce que c'est qu'avoir trouvé sa vie ? Est-ce que c'est avoir trouvé une vie qui ne peut plus que se perdre, car quand on a trouvé quelque chose, il ne reste plus comme possibilité que de le perdre ? Première hypothèse.

Autre hypothèse : avoir trouvé sa vie, est-ce que ce n'est pas avoir trouvé une vie qui ne peut que rester perdue, même si elle est trouvée ? En effet, même si on la tient bien en main, elle ne peut qu'être perdue un jour. Car je vous ferai remarquer que perdre la vie, c'est quelque chose qui, dans les propos de Jésus, n'est pas contesté. On dirait qu'il y a une chose assurée, c'est que perdre la vie est hors de cause, ça arrive toujours. Ou bien on la perd après l'avoir trouvée, ou bien on la perd mais non sans qu'intervienne celui qui s'adresse à nous. En tout cas, la chose la plus sûre du monde est la perte. Nous n'échappons pas à perdre.

Ou bien encore, dernière hypothèse, avoir trouvé sa vie, est-ce que ce n'est pas l'avoir trouvée pour de bon ? Comme si la trouver n'était jamais chose faite, mais chose à venir, mais à condition qu'elle ait été perdue, comme le dit, de façon énigmatique, le texte : «à cause de moi».

*

Lisons et relisons sans cesse cette phrase et essayons d'être inquiétés par l'énigme qu'elle porte : «celui qui a perdu sa vie à cause de moi la trouvera». «A cause de moi», c'est là, entre «perdu sa vie» et «la trouvera», et nous sommes très embarrassés pour décider sur quoi nous allons faire porter le «à cause de moi». Il est là, médian, comme s'il était un transformateur, un échangeur. Perdu à cause de moi, à cause de moi trouvé : l'un ne va pas sans l'autre. Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'il n'y a pas de vie trouvée vraiment, pour de bon, si elle n'est perdue d'abord. Comme si la vie trouvée devait être dépassée. Et ce qui fera qu'elle sera trouvée vraiment, c'est qu'un certain rapport avec celui qui est en train de parler sera intervenu.

Arrêtons-nous sur ce «à cause de moi», encore un peu plus. Rappelons-nous que celui qui parle à ses disciples et qui dit moi n'est, ici, ni père, ni mère, ni fils, ni fille. C'est un vivant mortel comme eux, assurément, mais ce qui le distingue d'eux, ici, dans le passage que nous lisons, c'est que, sans nous transmettre ni recevoir de nous la vie mortelle, il s'adresse à nous comme quelqu'un, c'est qu'il nous parle. En d'autres mots, la vie n'est trouvée vraiment que dans l'amour porté à qui nous parle : «à cause de moi».

*

Cet amour pour qui nous parle, comment va-t-il se manifester ? La deuxième partie de ce passage nous permet de répondre.

Vous avez sans doute été sensibles au fait que, dans cette deuxième partie, on change de registre. Il ne s'agit plus cette fois-ci de vie et de mort, il ne s'agit plus de trouver ni de perdre, mais de recevoir.

Recevoir, et recevoir celui qui parle, nous découvrons que ça nous entraîne au-delà même de celui qui parle, et de ceux que nous recevons. «Celui qui vous reçoit me reçoit, et celui qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé.» Nous ne sommes plus dans le cycle de la vie et de la mort. Nous sommes dans un tout autre ordre, dans l'ordre de ce qui est adressé et reçu, dans l'ordre de ce qui est accueilli et communiqué.

*

Tout s'éclaire encore plus par la suite. Recevoir revient avec une insistance marquée : «Celui qui reçoit un prophète à titre de prophète recevra un salaire de prophète, et celui qui reçoit un juste à titre de juste recevra un salaire de juste.» Déjà dans la vie, telle qu'elle va, il y a moyen de dépasser l'ordre de la vie et de la mort, pour autant qu'on accueille des gens, en raison de ce qu'ils sont. Il y a le prophète, il y a le juste. Les accueillir chacun pour ce qu'ils sont c'est, d'une certaine façon, devenir soi-même prophète, c'est, d'une certaine façon, devenir soi-même juste.

Or, tout cela, qui est plus que l'ordre de la vie et de la mort, est encore dépassé, et de façon proprement déconcertante. «Et celui qui aura fait boire à l'un de ces petits seulement une coupe d'eau fraîche à titre de disciple, en vérité je vous dis, il n'y a pas de danger qu'il perde son salaire.» Prophète, juste : ce sont encore des grandeurs reconnues, des situations repérables. Mais il y a beaucoup plus que cela. Il y a le fait d'accueillir quelqu'un en lui permettant de survivre, en lui donnant à boire, seulement une coupe d'eau fraîche. Qui donc ? Le plus petit. Non pas celui qui se présente es qualité de prophète ou es qualité de juste, mais celui qui se présente, étant petit comme l'envoyé de celui qui parle ici même. Celui-là est qualifié de disciple en même temps qu'il est tout petit.

Nous apprenons à ce moment-là que nous n'avons rien à craindre pour notre peu de valeur. En effet, de même que l'accueillant du prophète ou du juste a la récompense du prophète ou du juste, de même qui donne au plus petit, dont la petitesse fait un disciple, «seulement une coupe d'eau fraîche», peu de chose, mais assez pour qu'il vive, lui aussi recevra de quoi vivre. «En vérité je vous dis, il n'y a pas de danger [celui-là] qu'il perde son salaire».

Nous pourrions croire que nous-mêmes, nous ne valons pas grand chose. Aussi bien ne valons-nous pas grand chose s'il est vrai que, de toute façon, la vie, même trouvée, sera perdue. En un sens, nous ne nous trompons pas en pensant que peut-être nous n'allons rien gagner à avoir vécu. Mais c'est cette peur que Jésus qui parle ici est en train d'écarter.

*

Le disciple, en définitive, qui est-ce ? C'est celui qui perd sa vie, comme tout le monde la perd. Mais du fait que Jésus est là, qu'il fait quelque chose de cette vie perdue, le disciple trouve sa vie et il la trouve en la donnant à son tour, il la trouve, non pas pour la garder, mais pour la perdre, en n'ayant pas peur de la perdre : quelqu'un, moi, celui qui lui parle, est intervenu pour la sauver.

27 juin 1996

imprimer suivant