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Par une offrande unique

«Tout prêtre se tient debout chaque jour à faire le service et à offrir maintes fois les mêmes sacrifices, qui jamais ne peuvent enlever des péchés. Lui, en revanche, ayant offert un unique sacrifice pour des péchés, pour durablement s'est assis à droite de Dieu, attendant désormais que ses ennemis [se] placent en marchepied de ses pieds. En effet, c'est par une offrande unique qu'il a mis au but pour durablement ceux qui sont en train de devenir saints. Et le souffle, le [souffle] saint aussi nous l'atteste. En effet, après avoir dit : Voici l'alliance que je placerai en intermédiaire pour eux après ces jours-là, dit le Seigneur, en donnant mes lois sur leurs coeurs, et sur leur pensée je les inscrirai. Et de leurs péchés et de leurs illégalités, non, je ne me souviendrai plus. Or là où [il y a] rémission de ceux-ci, [il n'y a] plus d'offrande pour des péchés.»


Hebreux X, 11-18

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Nous pouvons nous donner comme axe de notre lecture la question suivante : qu'en est-il ici du temps ? Et qu'en est-il de ceux qui sont dans le temps, qui, d'une certaine façon, tiennent leur être, leur consistance de cette étoffe qu'est le temps pour eux ?

Dès le début, nous observons que les péchés signalent leur présence par la façon que l'on a de vivre le temps. Les péchés, si nous entendons bien ces deux premières lignes, introduisent une impuissance à vivre le temps librement, comme un temps dans lequel quelque chose de nouveau apparaîtrait. Nous trouvons ici  comme un résultat de la présence des péchés. Ceux-ci se manifestent par la répétition d'un même effort tenté pour arriver à les perdre, et à les perdre totalement, grâce à quelque chose que nous faisons passer à Dieu, que nous sacrifions.

Nous avançons dans le temps, mais en y faisant du surplace, un peu comme lorsqu'on bégaie et que l'on n'arrive pas à prononcer ce que l'on veut dire. "Tout prêtre se tient debout chaque jour à faire le service et à offrir maintes fois les mêmes sacrifices, qui jamais ne peuvent enlever des péchés." Sans doute, ce qui est sacrifié s'est bien perdu, mais s'est perdu en vain, puisque les péchés, eux, ne sont pas enlevés.

Le temps apparaît comme un temps obstrué et, en la personne du prêtre qui nous représente et qui fait effort pour ouvrir le temps,  nous sommes comme lui sans cesse debout mobilisés en vain. Cette situation de répétition, je vous propose de l'entendre à la fois comme un symptôme de la présence des péchés, de leur présence insistante et, en même temps, comme l'effet de notre volonté, mais de notre volonté inefficace de détruire ces péchés. Bref, nous sommes devant ce que je vous propose d'appeler une répétition du même : c'est le même effort qui se répète.  

Cette répétition du même geste de sacrifice nous indique quelque chose sur la nature des péchés. Nous sommes mis en chemin vers une définition de ce que peuvent être les péchés. En effet, si nous cherchons ce qu'ils sont à partir des symptômes que nous venons de reconnaître, est-ce que nous ne pourrions pas les définir comme une impuissance répétée à inventer du nouveau ?

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"Lui, en revanche, ayant offert un unique sacrifice pour des péchés, pour durablement s'est assis à droite de Dieu, attendant désormais que ses ennemis [se] placent en marchepied de ses pieds." Il en va tout autrement quand l'offrande du sacrifice est unique, lorsqu'elle ne se produit qu'une seule fois. Dans ce cas celui qui accomplit le sacrifice innove, invente une expérience du temps qui est bien singulière. D'abord, il n'est plus astreint à un service qui se répèterait, toujours le même. Il n'est plus debout. Il n'est plus affairé. Lui, il est assis, il est souverain, il siège maintenant et pour toujours. Il a quitté le temps où les sacrifices ne peuvent que se répéter sans cesse à l'identique et toujours en vain. Le texte nous dit où il est allé. En quittant la répétition du même, il est vraiment passé à Dieu "s'est assis à droite de Dieu".

Cependant, la durée à laquelle il accède ne va pas sans une certaine attente : "attendant désormais que ses ennemis [se] placent en marchepied de ses pieds". En effet, il touche encore au temps de la répétition, de la répétition du même. Il y touche par ses pieds. Pour cet offrant, le temps, celui des péchés, se prolonge d'une certaine façon mais il s'est transformé : il est devenu le temps d'un combat qui s'achèvera par une victoire. "attendant désormais que ses ennemis [se] placent en marchepied de ses pieds". Les péchés demeurent mais comme des ennemis qui sont en voie de liquidation certaine. Si le sacrifice se prolonge, ce n'est pas selon la répétition du même, c'est selon la répétition de l'unique, la répétition de l'une fois seulement.

Au point où nous en sommes, nous sommes invités à admettre une opposition entre deux répétitions : une répétition du même qui ne débouche pas le chemin, symptomatique de ce que sont les péchés qui maintiennent dans la répétition et puis, d'autre part, une répétition de l'unique. L'unique ne s'enferme pas en lui-même, ce qui serait arrêter le temps, le bloquer.

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"En effet, c'est par une offrande unique qu'il a mis au but pour durablement ceux qui sont en train de devenir saints." Le prêtre, dont il était question au début de ce passage, participait, avec ceux qu'il représentait, à ce que je peux appeler le temps des péchés. Il était incapable de l'ouvrir, d'y mettre de la liberté, tant pour lui que pour les autres. En revanche, l'offrant, celui qui offre un unique sacrifice, ne se contente pas d'être souverain. Ceux qu'il libère et qui, eux, restent dans le temps, il les place d'emblée, alors même qu'ils demeurent dans le temps, dans le terme qu'il a lui-même atteint. Ils y sont aussi, et d'un coup, du fait de son unique sacrifice : "c'est par une offrande unique qu'il a mis au but pour durablement". Quant à ceux qui sont en train  de devenir saints, l'obtention par eux de ce terme reste soumise à un temps qui est en train de se dérouler, mais dans lequel arrive la répétition de ce qui s'est passé une fois pour toutes et pour lui tout seul.

En d'autres termes, on pourrait dire qu'il continue, lui, qui est assis à la droite de Dieu, à mettre au but pour durablement ceux qui pourtant sont encore en train de devenir saints. Tout se passe comme si l'offrant de l'unique sacrifice, désormais vainqueur, attendait son triomphe dans l'histoire qui continue. Il l'attend de cette répétition de l'unique qui se prolonge en tous ceux qui, au long de l'histoire, deviennent saints.

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Nous apprenons comment comprendre cette nouvelle condition. "Et le souffle, le [souffle] saint aussi nous l'atteste. En effet, après avoir dit : Voici l'alliance que je placerai en intermédiaire pour eux après ces jours-là, dit le Seigneur, en donnant mes lois sur leurs coeurs, et sur leur pensée je les inscrirai." Au lieu des sacrifices vainement répétés, des sacrifices qui montent, qui viennent de nous vers Dieu, il y a désormais entre Dieu et nous le souffle d'une parole, et d'une parole qui est sainte, comme nous-mêmes, nous devenons saints. Et pas seulement le souffle d'une parole. Le souffle d'une parole qui n'a qu'une chose à nous dire, une parole qui dit l'alliance : "Voici l'alliance que je placerai en intermédiaire pour eux après ces jours-là".

Allons plus loin : entre Dieu et nous, quelque chose est donné qui va au plus intime de nous-mêmes, là où naît notre être : "en donnant mes lois sur leurs coeurs, et sur leur pensée je les inscrirai". Ceux qui sont en train de devenir saints deviennent source toujours jaillissante de la loi qu'il leur est donné de vivre. En observant cette loi, nous observons quelque chose qui nous est donné mais comme quelque chose d'unique, qui jaillit de ce qu'il y a de plus singulier, le plus secret, le coeur, la pensée.

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Comme nous sommes loin de ce qui était dit en commençant ! Quelque chose est arrivé, non pas seulement à nous, mais au Seigneur lui-même : "Et de leurs péchés et de leurs illégalités, non, je ne me souviendrai plus." C'est comme un oubli, comme la suppression de quelque chose qu'il a perdu pour toujours. Il manque désormais du souvenir des péchés, des infractions à la loi. D'un côté, sur le coeur, dans la pensée des hommes, il y a ses lois et, dans le même temps, en lui, comme une perte de mémoire. Mais il ne fallait pas tant enlever les péchés en nous que la mémoire du péché, chez le Seigneur.

"Et de leurs péchés et de leurs illégalités, non, je ne me souviendrai plus." Telle est la vraie nature de l'événement unique. Il a d'abord été présenté comme le sacrifice qu'un seul a fait, une fois pour toutes, et pour durablement. Or, en avançant jusqu'à la fin de ce passage, nous comprenons en quoi consiste cet événement unique. Il s'agit de l'événement de la perte de mémoire du péché et des illégalités, et cet événement est arrivé non pas à nous, mais au Seigneur.

Désormais, le temps est ouvert, plus rien ne l'obstrue. Le temps est ouvert sur un Dieu qui lui-même n'est plus l'archiviste des péchés. Il est ouvert sur Dieu puisque il n'y a plus de péché à faire partir. Je sais bien que l'expression "rémission des péchés" est traditionnelle. Je regrette cependant que nous n'osions pas l'entendre vigoureusement. Il faudrait traduire : là où les péchés sont envoyés promener. Là où il y a rémission des péchés, il n'y a plus d'offrande pour les péchés. Il n'y a plus de péchés à expédier. Aussi bien, d'ailleurs, quand il y avait péchés, il y avait la répétition impuissante d'un effort, qui n'arrivait pas à les enlever.

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Il n'y a donc plus désormais, dans le temps, d'offrandes pour les péchés. Mais, s'il n'y a plus d'offrandes pour les péchés, est-ce que ça veut dire qu'il n'y a plus d'offrandes du tout ? De quoi pourra-t-il y avoir d'offrandes, à supposer qu'on continue à en faire, puisqu'elles ne peuvent pas être offrandes pour les péchés ?

S'il y a des offrandes encore, je vous demande si elles ne peuvent pas être des offrandes de remerciement, des offrandes de gratitude, des offrandes d'action de grâce ? Pourquoi des offrandes encore sinon pour rendre grâce de la rémission des péchés ?

13 novembre 1997

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