Une chose te manque
«Tandis qu'il sortait pour se mettre en route, quelqu'un accourut et, tombé à ses genoux, l'interrogeait : «Bon Maître, que ferai-je pour avoir en héritage une vie éternelle ?» Jésus lui dit : «Pourquoi me dis-tu bon ? Nul n'est bon sauf un, Dieu. Tu sais les commandements : Ne tue pas, ne commets pas d'adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne fraude pas, honore ton père et ta mère.» Celui-ci lui déclara : «Maître, tout cela, je l'ai observé avec soin dès ma jeunesse». Jésus, ayant fixé sur lui son regard, l'aima et lui dit : «Une chose te manque : va, tout ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel ; puis viens, suis-moi». Mais lui, devenu sombre à cette parole, s'en alla attristé car il avait beaucoup de propriétés.
Puis, ayant jeté son regard à la ronde, Jésus de dire à ses disciples : «Comme difficilement ceux qui ont des biens entreront dans le royaume de Dieu !» Les disciples étaient effrayés de ces paroles. Jésus, ayant répondu de nouveau, leur dit : «Enfants, comme il est difficile d'entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par la fente de l'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu !» Ceux-ci étaient extrêmement frappés, en disant entre eux : «Et qui peut être sauvé ?» Ayant fixé sur eux son regard, Jésus de dire : «A des hommes impossible, mais non à Dieu ; car tout est possible à Dieu».
Pierre commença à lui dire : «Voici, nous, nous avons tout laissé et nous t'avons suivi !» Jésus déclara : «En vérité je vous le dis : il n'est personne qui aura laissé maison, ou frères, ou soeurs, ou mère, ou père, ou enfants, ou champs, à cause de moi et à cause de l'Evangile, qui ne reçoive au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, et frères, et soeurs, et mères, et enfants, et champs, avec des persécutions, et dans l'âge qui vient une vie éternelle.»»
Il est utile, quand on aborde certains passages, de commencer par les dégager. Il peut y avoir des obstacles qui ne sont pas dans le passage lui-même, mais en nous, et risquent d'empêcher que nous y avancions. Je voudrais signaler trois de ces obstacles.
Premier obstacle : nous pouvons penser que ce texte nous entretient de deux catégories de personnes. Il y aurait ceux qui arrivent à vendre tout ce qu'ils ont, à le donner aux pauvres. Il y aurait même des gens qui l'auraient fait déjà, et puis d'autres qui n'y parviennent pas. Deux catégories : ceux qui avancent loin et ceux qui restent à la traîne.
Deuxième obstacle, un peu du même ordre que le précédent : nous pouvons penser qu'il s'agit, dans un passage comme celui-ci, de célébrer les pauvres et de maudire les riches ou, en tout cas, de les condamner, de les montrer du doigt.
Troisième obstacle, que je nous invite à lever d'emblée : il consiste à imaginer que ce texte est bâti sur une armature d'obligations. Il y a des choses qu'il faut faire, et puis d'autres encore qu'il faut aussi faire.
Si j'ai tenu à relever ces obstacles, c'est parce que, à première vue, nous pouvons ne pas les reconnaître comme tels. En effet, ce que je nomme d'emblée obstacle peut sembler plutôt tenir au fond même de ce texte.
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«Et tandis qu'il sortait pour se mettre en route, quelqu'un accourut et, tombé à ses genoux, l'interrogeait». D'un côté il y a celui qui sort pour une route à faire. De l'autre, quelqu'un qui se précipite et qui tombe, qui choit. Quelqu'un qui va, d'un côté ; quelqu'un, en face, qui est arrêté et qui arrête : il est dans la posture de quelqu'un qui demande.
«Bon maître, que ferai-je pour avoir en héritage une vie éternelle ?» «Bon maître», nous ne savons rien de cet homme, mais cet homme, lui, reconnaît son interlocuteur comme celui qui peut l'enseigner. Et qu'est-ce qu'il attend de Jésus ? Il attend de Jésus qu'il lui donne un moyen de faire quelque chose qui lui manque encore : quand il aura ce quelque chose, il pourra lui-même faire. Il a besoin d'un moyen en vue d'une fin, d'un but. Il veut hériter et, pour hériter, il attend de posséder la disposition qui lui permettra d'hériter.
«Jésus lui dit : "Pourquoi me dis-tu bon ? Nul n'est bon sauf un, Dieu"». Peut-être sommes-nous surpris d'entendre Jésus attacher de l'importance au qualificatif qui lui a été attribué : «bon maître». Qu'est-ce que ça vient faire ? Etonnement d'autant plus justifié que, semble-t-il, à première lecture, rien par la suite ne reprendra le sujet. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que Jésus semble refuser pour lui le titre de bon et il en profite pour attribuer cette bonté à un autre qui est seul, qui est unique, et il donne un nom à cet autre : Dieu. Dit-il que lui-même, Jésus, n'est pas bon ? Non, ce serait aller trop loin. En tout cas, employer le qualificatif de bon à son propos, c'est usurper.
Jésus indique à son interlocuteur le moyen : «Tu sais les commandements». Etrange manière, pour ce maître de se conduire en maître. Car il se contente de lui dire que cet homme est aussi savant que lui : «tu sais les commandements», et il en donne un certain nombre. Est-ce qu'il n'est pas en train de refuser d'être appelé maître, puisque aussi bien il lui dit : «tu sais», toi aussi, tu sais ; certes, moi aussi, sans doute, je sais ; nous sommes donc à égalité.
«Celui-ci lui déclara : "Maître, tout cela, je l'ai observé avec soin dès ma jeunesse"». L'homme a entendu la leçon sur «bon». Mais il persiste à l'appeler «maître». Comment comprendre cette persistance ? Première hypothèse : s'il continue à l'appeler «maître», c'est parce qu'il a à apprendre de lui si ce qu'il a fait - «tout cela je l'ai observé avec soin dès ma jeunesse» -, ne serait pas, par hasard, cette vie éternelle dont il dit vouloir hériter. Alors, c'est ça la vie éternelle ? Dis-moi ! Ou bien, autre hypothèse : ça ne répond pas à ce que je demande ; tout cela, je sais ce que c'est : je l'ai observé avec soin dès ma jeunesse et c'est bien pour ça que je viens te demander autre chose que le fruit de cette observance soigneuse.
«Jésus, ayant fixé sur lui son regard, l'aima et lui dit». Jésus, en quelque sorte, annexe cet homme par le regard. Je dis : cet homme, car nous ne savons pas s'il était jeune ou vieux. Ce n'est pas parce que sa jeunesse est évoquée qu'il est jeune. Quel que soit notre âge, nous avons eu une jeunesse, nous pouvons tous dire «dès ma jeunesse». Toujours est-il que Jésus, par ce regard, prend possession de lui. Et, nous dit-on, l'aime. Or, comme il arrive souvent, les mots commentent les gestes. Ce que nous disons vient expliquer ce qui a été accompli corporellement ou affectivement. Or, que lui dit-il ? Sa manière de l'aimer s'explicite dans ce qu'il lui déclare : «une chose te manque». Nous avons déjà entendu quelque chose de ce genre tout à l'heure : «nul n'est bon sauf un, Dieu». De nouveau nous nous retrouvons devant quelque chose de singulier, d'unique. «Une chose te manque». Contraste aussi avec la multiplicité des commandements qui avaient été observés avec soin. Il ne manque que d'une chose. Or, de quoi manque-t-il ?
«Va». Il est accouru, il est tombé à genoux. Il manque d'aller, il manque de marcher. Mais ça n'est pas tout. «Va, tout ce que tu as, vends-le» répond à «Tout cela, je l'ai observé avec soin dès ma jeunesse». On peut vendre pour avoir, pour réaliser. Il s'agit d'autre chose ici. Tout ce que tu as, vends-le à perte, vends-le et assure-toi que tu ne pourras pas être payé de retour. Il lui dit donc : entre, non pas dans la loi de l'échange - dans les meilleurs cas on reçoit l'équivalent de ce qu'on a donné -, mais donne à des gens qui ne pourront sûrement pas te rendre. Les pauvres ne sont pas ici évoqués en raison de la générosité qu'il convient de leur montrer, mais pour que cet homme trouve, enfin, ce qui lui manque, et ce qui lui manque, c'est d'avoir perdu. Il a gagné jusqu'à présent. Il l'aura, son trésor ! Oui, mais où ? Justement pas ici. A la place du trésor, il aura ici une espérance. Au fond, il voulait un héritage. Eh bien ! soit, c'est bien un héritage qu'il aura, mais il ne l'occupera pas séance tenante : «tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi». Ça avait commencé par «va» et voilà que ce qui lui est enjoint c'est d'aller en s'attachant à celui qui parle, qui avait d'abord été déclaré à deux reprises «maître». Maintenant, il est un chef de file, il est un avant-coureur : «viens, suis-moi».
«Mais lui, devenu sombre à cette parole, s'en alla attristé car il avait beaucoup de propriétés». Cet homme, qui s'était présenté comme un disciple virtuel - «maître» - s'en va. Pour lui tombe la nuit : «devenu sombre à cette parole». Tombe aussi sur lui la tristesse. Pourquoi la tristesse ? La question n'est pas déplacée, puisqu'il y a un «car» : «Car il avait beaucoup de propriétés».
Bien sûr, nous nous disons : il est triste parce qu'il avait conçu qu'il pouvait y avoir quelque joie à ne pas garder ce qu'il avait, à le perdre. Peut-être est-il attristé justement parce qu'il conçoit que cette vie éternelle, qu'il était venu demander, elle est à portée de sa vie présente. La difficulté est qu'il y a beaucoup de propriétés qui font obstacle, mais finalement il y avait une joie, toute proche de lui, qu'il est triste de manquer. Autre hypothèse, qui n'est pas impossible, et qui se mêle peut-être à la précédente : il est attristé de ce que les propriétés qu'il a ne lui donnent pas ce qu'il attend. Car cette possession des propriétés, elle est stérile en joie. Toujours est-il qu'il s'en va.
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Il est relayé par des gens qui, eux, sont vraiment qualifiés de disciples. Puisque nous aussi, en lisant, nous sommes en train de faire un trajet, nous pouvons nous représenter que nous sommes cet homme qui aborde Jésus et qui entretient avec Jésus la conversation précédente. Or, quand cet homme s'en va, en vous comme en moi, un autre prend la relève : «et ayant jeté son regard à la ronde, Jésus de dire à ses disciples». Mais entrons maintenant dans une zone de turbulence, au moment où tout va devenir plus complexe et, brusquement, s'éclairer.
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«Comme difficilement ceux qui ont des biens entreront dans le royaume de Dieu !» Plus question de vie éternelle. Plus question d'avoir un héritage. Il est question d'entrer. Rappelons-nous : «Tandis qu'il sortait pour se mettre en route», «va», «viens», «suis-moi». Et il ne s'agit pas de ce qui pourrait contenter l'intérêt de celui qui s'adresse à Jésus, mais d'entrer là où Dieu règne. Or, c'est difficile à ceux qui ont des biens.
Les disciples n'apprennent peut-être rien ici, en matière de savoir, de savoir d'idées, mais ils sont pris de panique. Car ils apprennent jusque dans leur affectivité, que les biens ne sont rien pour entrer dans le royaume de Dieu, ou en tout cas n'aident pas. Que ce que l'on peut avoir n'est pas un moyen. «Les disciples étaient effrayés de ces paroles».
«Jésus, ayant répondu de nouveau, leur dit...» Vous observerez qu'ils n'ont rien dit, à moins que leur effroi n'ait été une parole entendue de Jésus. «Enfants, comme il est difficile d'entrer dans le royaume de Dieu !» Il répète presque la même chose, à ceci près qu'il donne un nom aux disciples : «enfants». L'autre avait dit tout à l'heure qu'il avait observé «tout cela» avec soin dès sa jeunesse. Peut-être faut-il se mettre dans la position de l'enfant, de celui qui n'a encore rien accompli, n'a encore rien pratiqué qui ait la qualité de moyen.
Et maintenant vient la déclaration qui augmentera encore l'effroi des disciples : «Il est plus facile à un chameau de passer par la fente de l'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu !» Autrement dit, c'est impossible ! Et c'est bien ce qu'ils entendent. «Ceux-ci étaient extrêmement frappés, en disant entre eux : Et qui peut être sauvé ?» L'homme interrogeait pour hériter d'une vie éternelle. Jésus vient de parler d'entrer dans le royaume de Dieu. Or voilà que la question change encore : «Et qui peut être sauvé ?»
«Ayant fixé sur eux son regard», comme il l'avait fait tout à l'heure pour l'autre dont ils viennent de prendre la relève, «Jésus de dire : "à des hommes impossible, mais non à Dieu ; car tout est possible à Dieu."» Autrement dit : vous cherchez un moyen. Eh bien ! je vais vous dire : le moyen est identique à la fin. Le moyen qui te manque existe. Il existe à l'état actif, à l'état d'une puissance qui se déploie. Il s'appelle Dieu.
En d'autres termes, quand il arrive à quelqu'un de vivre à perte, comme Jésus l'avait suggéré à l'homme tout à l'heure, il ne tient qu'à lui d'entendre que Dieu est à l'oeuvre dans la perte qu'il est en train de faire, si l'on peut dire «faire», dans la perte qu'il est en train de pâtir. «A des hommes impossible, mais non à Dieu ; car tout est possible à Dieu».
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Comme en écho à l'homme de tout à l'heure, en voilà un autre, mais il a un nom, comme chacun d'entre nous en a un, il s'appelle Pierre, et il commence à lui dire, au nom des autres : «Voici, nous, nous avons tout laissé et nous t'avons suivi !» Ces propos ressemblent, formellement, à ce qu'avait déclaré l'homme : «tout cela, je l'ai observé avec soin dès ma jeunesse». Le tout est pareillement ici et là.
«Jésus déclara : "En vérité je vous le dis, il n'est personne qui aura laissé maison, ou frères, ou soeurs, ou mère, ou père, ou enfants ou champs à cause de moi et à cause de l'Evangile"». Il arrive à tout le monde de laisser maison, frères, soeurs, mère, père, enfants ou champs. Mais ce qui n'arrive pas à tout le monde, c'est de vivre cette perte «à cause de moi et à cause de l'Evangile». En effet, quand on a vécu cela à perte, à cause de moi et de l'Evangile, en y ajoutant l'attachement à moi, et à la bonne nouvelle, que j'annonce, il n'y a pas de quoi en être triste, ou alors, c'est qu'on ne me suit pas.
Car maintenant, au centuple, on reçoit tout ce qu'on a quitté. Mais vous avez pu l'observer : on ne reçoit pas de pères. On a quitté mère ou père, et on reçoit «au centuple maintenant en ce temps-ci, maisons, frères, soeurs, mères, enfants et champs». Le père ne se reçoit pas. On le quitte mais on ne le reçoit pas. Pourquoi ? Ne serait-ce point parce que, même quand on le quitte, même s'il faut le quitter pour vivre, Lui, il n'est jamais perdu ? Et cela même si, à la place du père, il y a les persécutions «et dans l'âge qui vient une vie éternelle» : non pas aux calendes, mais dans l'âge qui arrive, «tu auras un trésor au ciel». L'espérance est le trésor maintenant, la figure présente du trésor qu'on attend.