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Ayant ouvert sa bouche, il les enseignait...

«Ayant vu les foules, il alla en haut dans la montagne et, lui s'étant assis, ses disciples s'avancèrent vers lui. Et, ayant ouvert sa bouche, il les enseignait en disant :


''Heureux les pauvres par le souffle, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux.
Heureux les doux, parce que ce sont eux qui hériteront de la terre.
Heureux ceux qui sont dans le deuil, parce que ce sont eux qui seront consolés.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce que ce sont eux qui seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, parce que ce sont eux qui obtiendront miséricorde.
Heureux les purs par le coeur, parce que ce sont eux qui verront Dieu.
Heureux les faiseurs de paix, parce que ce sont eux qui seront appelés fils de Dieu.
Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux.
Heureux êtes-vous quand ils vous insultent et qu'ils vous persécutent et qu'ils disent mensongèrement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Réjouissez-vous et exultez, parce que votre salaire est grand dans les cieux. Car c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes d'avant vous.''»


Matthieu V, 1-12

«Ayant vu les foules, il alla en haut dans la montagne». Jésus se dégage, monte, prend de la distance, de l'altitude.

Mais, comme nous pouvons l'observer aussitôt, son dégagement n'est pas étranger à son rapport à la foule. «Ayant vu les foules, il alla en haut dans la montagne». La vue des foules l'a conduit à s'en aller. Demandons-nous si ce départ signifie qu'il abandonne les foules ou bien s'il préfère ainsi se mettre à l'écart pour parler mieux de cette foule.

«Et, lui s'étant assis, ses disciples s'avancèrent vers lui». Le voici qui siège, comme quelqu'un qui a autorité et qui se place en face d'autres qui ont à apprendre quelque chose que peut-être ils ne connaissaient pas ou qu'ils avaient oublié. Car des disciples sont des gens qui se reconnaissent un maître. Il accepte cette fonction de maître.

«Et, ayant ouvert sa bouche, il les enseignait en disant» : ça sort de lui, c'est une parole qui vient du fond de lui-même. On dirait que ce qu'il est devient parole, comme si ce qu'il est manquait encore d'expression.

*

Or que dit-il ? A considérer ses paroles dans leur ensemble, nous pouvons dire, sans grand risque de nous tromper, qu'il déclare avec solennité quels sont les titres qui donnent droit au bonheur ou, plus exactement, quels sont les titres qui permettent qu'on dise de quelqu'un : celui-là est un homme heureux.

Ces titres ont tous un trait commun : tous portent la marque d'une humanité simple, d'une humanité de bon aloi, parfois d'une humanité blessée ou insatisfaite, dans l'attente d'être reconnue, mais - et c'est le trait le plus saisissant -, tous ces titres relèvent d'une sorte de choix. Car, dans l'existence humaine, nous le savons bien, il y a plusieurs possibilités qui nous sont offertes.

Parmi ces possibilités, Jésus en distingue certaines. «Heureux les pauvres par le souffle». Ceux qui ont de la peine à respirer. «Heureux les doux... Heureux ceux qui sont dans le deuil... ceux qui ont faim et soif de la justice... les miséricordieux... les purs par le coeur... les faiseurs de paix... ceux qui sont persécutés». Nous savons bien que dans l'humanité, il y a beaucoup d'autres possibilités, beaucoup d'autres façons de vivre . Or, Jésus fait un choix. Mais un choix dans l'humain. Tous ces traits que nous venons d'évoquer à la suite de Jésus sont des traits qui peuvent caractériser n'importe qui. ça peut arriver à n'importe qui de ne pas pouvoir respirer. C'est vrai qu'il y a des gens qui sont durs, mais il y a aussi des gens qui sont doux. Quant à être dans le deuil, nous savons bien que ça arrive et que personne n'y échappe. Tous ces traits sont marqués par la banalité, par l'ordinaire de l'humain.

On peut observer aussi que toutes ces caractéristiques sont en rapport avec ce que, bien abstraitement, nous pourrions appeler le mal. Jésus sélectionne une humanité qui souffre du mal : celui qui arrive sans qu'on l'ait voulu (ceux qui sont dans le deuil) ou bien de mal qui arrive du fait des autres (ceux qui sont persécutés) ou bien il parle de ceux qui, à force de bonté, prennent position par rapport au mal (les doux, ceux qui ont faim et soif de la justice, les faiseurs de paix) ou bien encore de ceux qui, devant le mal, sont sans moyen (ceux qui sont essoufflés devant le mal).

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Je voudrais attirer votre attention sur la révolution que Jésus est en train d'introduire sans peut-être que nous nous en rendions compte. Nous pensons que, pour atteindre au bonheur, il y a quelque chose à faire, qu'il y a des exercices à pratiquer et il nous arrive parfois de lire ce passage de l'Evangile comme un programme. Aussi bien, d'ailleurs, nous nous disons : oui ! c'est vrai ! mais, malheureusement pour moi, je n'ai pas le souffle court, il faudrait que je l'ai. Quel dommage ! je ne suis pas doux. Pour l'instant, je n'ai perdu personne, je ne suis pas dans le deuil. Ma faim et ma soif de justice, oui, elles sont restreintes, j'en ai un peu honte. Il n'est pas défendu, bien sûr, d'entendre ainsi les Béatitudes. Mais je crois que nous passons ainsi à côté de quelque chose de beaucoup plus simple.

Jésus est en train de dire : mais vous savez, ça existe déjà ! C'est déjà là. Vous pouvez, si vous voulez, vous mettre en peine pour devenir purs par le coeur, miséricordieux, faiseurs de paix. Soit ! mais vous n'inventerez rien. C'est déjà présent dans le monde, et là où on ne l'attendrait pas. Parce que ces façons d'exister, ces manières d'être, non seulement on ne songerait pas à les qualifier d'«heureuses», mais on n'y fait guère attention. Et puis, surtout, on se dit : mais qu'est-ce qui peut bien faire que ça, et pas autre chose, doive être tenu pour une situation heureuse ?

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«Heureux les pauvres par le souffle, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux» et ainsi pour les doux : «ce sont eux qui hériteront de la terre» etc. «Heureux ceux qui sont dans le deuil, parce que ce sont eux». Il y a là une très grande énigme, au point que très souvent nous passons à côté. Je veux dire que nous nous disons d'abord : comment la douceur peut-elle faire de quelqu'un un conquérant ? Comment le deuil peut-il, de lui-même, produire la consolation ? Et nous avons d'ailleurs bien raison parce que ces situations ne portent pas en elles-mêmes la capacité de conduire à ce bonheur.

Pourtant, Jésus dit : «c'est à eux,... ce sont eux». Alors, qu'est-ce qui se passe pour que, avec insistance, Jésus tienne à dire : «ce sont eux» ? Si Jésus insiste à ce point, c'est parce que ce sont là des situations limites. Nous sommes portés à les regarder en pensant ceci : quand on est pauvre par le souffle, ou doux, ou dans le deuil, ou dans la faim et la soif de justice, sans doute, on est humain encore, mais dans la misère de l'humain, on est presque prêt à basculer, comme si ces situations, grandement humaines pourtant, étaient sans avenir, des situations perdues.

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Face à ces situations, Jésus dit : «c'est à eux,... ce sont eux». Vous l'avez remarqué, Jésus parle tantôt au futur, tantôt au présent. A quelques reprises, c'est le présent : «c'est à eux qu'est le royaume des cieux... c'est à eux qu'est le royaume des cieux». Mais la plupart du temps, il parle au futur. Comment comprendre ce mélange de présent et de futur ?

Si Jésus parle du futur : «Heureux les doux, parce que ce sont eux qui hériteront de la terre», il me semble que c'est pour nous suggérer que nous n'avons pas à pervertir son message et à appeler bonheur ce qui est, en effet, douleur. Le futur est là pour marquer qu'il ne s'agit pas d'appeler blanc ce qui est noir : ceux qui sont dans le deuil, sont dans le deuil. Il y a à respecter cette douleur, à l'honorer. Mais cette douleur, si respectée et si honorée qu'elle soit, Jésus ne peut pas s'empêcher de dire qu'elle n'est pas le dernier mot. C'est une façon de la reconnaître présentement indépassable que d'exprimer le bonheur sur le mode futur.

Il arrive aussi que, à deux reprises au moins, nous entendons le présent, «Heureux les pauvres par le souffle, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux... Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux.» Pourquoi ce présent ? Parce que dès à présent, au coeur même de notre détresse, dans un geste de foi, nous sommes capables aussi de reconnaître que le bonheur n'attend pas. Si le bonheur vient plus tard, s'il est vrai qu'il arrivera, c'est qu'il est déjà là.

Voilà, je crois, le secret des Béatitudes. Cette présence actuelle du bonheur à l'heure de la détresse ne peut être accueillie que si nous ajoutons foi à l'autorité de celui qui fait une telle déclaration. Ça n'est pas l'analyse du concept de pureté de coeur qui nous amène à déduire la vision de Dieu, non ! Ça n'est pas l'analyse du deuil qui nous amène à déduire la consolation. S'il y a consolation, s'il y a vision de Dieu, ça n'est vrai que parce qu'il le dit. Ça n'est vrai que parce qu'il nous en assure. C'est vrai sur sa parole, moyennant sa parole.

Aussi, la fin des béatitudes est-elle très importante. Relisons les derniers versets : «Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice, parce que c'est à eux qu'est le royaume des cieux. Heureux êtes-vous quand ils vous insultent et qu'ils vous persécutent et qu'ils disent mensongèrement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Réjouissez-vous et exultez, parce que votre salaire est grand dans les cieux. Car c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes d'avant vous.» Ici Jésus parle avec une extrême souveraineté. Nous avions observé tout à l'heure, en commençant, que Jésus siégeait et qu'il parlait comme un oracle. Or, Jésus, vers la fin de ce passage, s'introduit personnellement dans l'affaire.

Nous venons de lire «Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice». Si concret que soit ce combat, nous pouvons trouver la désignation bien vague. Mais nous lisons ensuite : «Heureux êtes-vous quand ils vous insultent et qu'ils vous persécutent et qu'ils disent mensongèrement contre vous toute sorte de mal à cause de moi». C'est moi qui suis à l'oeuvre là-dedans. Dans ces conduites humaines, grandement humaines, il y a moi, qui les transforme, ces situations qui peuvent paraître humiliantes, voire perdues. C'est moi qui en fais des paroles, des paroles prophétiques, en lesquelles Dieu lui-même s'exprime : «c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes d'avant vous.»

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Nous avions appris au début : «Et, ayant ouvert sa bouche, il les enseignait en disant». Il les enseigne sur l'humanité lorsque celle-ci paraît n'être pas grand-chose, quand elle est à bout de souffle, quand elle n'a pour elle que sa lutte, sa bonté, le vide de son coeur.

L'enseignement que donne Jésus à ses disciples porte sur des situations qui se rencontrent dans la foule : «Ayant vu les foules, il alla en haut dans la montagne». Mais cet enseignement porte l'attention sur des manières de vivre qui peuvent se rencontrer chez quiconque appartient à la foule humaine. Or, ces façons de vivre ne sont pas perdues. Elles disent quelque chose. «C'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes d'avant vous» : ceux qui, avant vous, parlaient, parlaient avec des mots, sans doute, mais aussi par des façons de vivre qui sont communes et qui vous attendent, vous aussi : «Heureux êtes-vous quand ils vous insultent et qu'ils vous persécutent et qu'ils disent mensongèrement contre vous toute sorte de mal à cause de moi».

Jésus, je vous le disais, est en train de révolutionner notre conception spontanée du bonheur. Il est aussi en train de renouveler notre façon d'entendre la vérité. Car, encore une fois, toutes ces situations ne sont pas des situations à partir desquelles on pourrait déduire le bonheur logiquement, par voie de raisonnement. Le bonheur n'en sort que parce qu'il le dit et parce qu'il est dedans, en elles, lui. La voilà la vérité selon les Béatitudes.

25 janvier 1996

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