« Le salut de notre Dieu »
(1) Chantez à IHVH un chant nouveau.
Oui, il a fait des merveilles.
Sa droite l’a sauvé,
Et son bras de sainteté.
(2) IHVH a fait pénétrer son salut,
Aux yeux des nations il a découvert sa justice.
(3) Il s’est souvenu de sa grâce et de sa fidélité
Pour la maison d’Israël.
Toutes les extrémités de la terre
Ont vu le salut de notre Dieu.
(4) Acclamez IHVH, toute la terre,
Éclatez, criez et psalmodiez,
(5) Psalmodiez pour IHVH avec kinnor,
Avec kinnor et voix de psalmodie.
(6) Avec trompette et voix de chofar,
Acclamez à la face du roi IHVH.
(7) Que gronde la mer et ce qui l’emplit,
Le monde et ceux qui l’habitent !
(8) Que les fleuves battent des mains,
Qu’ensemble les montagnes crient
(9) À la face de IHVH ! Oui, il vient pour juger la terre.
Il jugera le monde avec justice
Et les peuples avec rectitude.
Le Psaume tout entier est sur le mode de l’injonction. Diverses formes verbales - et certaines sont répétées - en témoignent suffisamment : chantez…, acclamez…, éclatez…, criez…, psalmodiez…, que gronde la mer…le monde…, que les fleuves battent des mains…, qu’ensemble les montagnes crient…. S’agit-il d’une invitation pressante ou d’un ordre ? Quelque qualification qu’on retienne, il est clair que le lecteur ou l’auditeur et les éléments eux-mêmes sont sommés de répondre à un appel, d’obéir à une demande.
On peut accorder déjà, avant d’y revenir plus loin, qu’il est prescrit de chanter. Toutefois, avant de préciser davantage les divers aspects de ce chant, on ne peut manquer de s’interroger d’abord sur l’autorité que possède le requérant pour exiger ce qu’il demande et même, plus simplement encore, pour adopter la posture du demandeur. Il ne s’agit pas de connaître l’identité de celui qui parle mais de dégager la relation qui unit les interlocuteurs du seul fait de la mise en demeure qui est adressée ici.
Comme dans le cas de toute demande adressée, ce qui est requis manque encore, puisqu’on le demande. En outre, il va de soi que les sujets interpellés sont en mesure de satisfaire à l’exigence qui leur est adressée. Nul n’en doute et surtout pas celui qui leur exprime cette exigence. Cependant, l’expression formelle de cette exigence n’est-elle pas un luxe superflu ? En effet, si cette exigence procède d’une instance qui, de toute façon, ne peut qu’être obéie, à quoi bon la formuler ? Ainsi raisonne-t-on si l’autorité ici en cause est assimilée à une force qui, de toute façon, a le pouvoir de contraindre, d’obtenir, fût-ce par la violence, ce qu’elle sollicite. Mais est-ce le cas ? Est-ce que, tout à l’opposé, l’autorité du requérant n’en appellerait pas plutôt au libre consentement de ceux à qui elle enjoint d’obéir ? Est-ce que, par delà certitude ou incertitude sur les effets et les suites de l’appel, celui-ci ne tendrait pas à associer librement dans un même dessein le requérant et les exécutants ?
Ces questions ne sont pas déplacées. Dès à présent elles peuvent trouver une réponse. En effet, de quoi s’agit-il ? De chanter, comme on l’a dit. Or, qu’est-ce que chanter sinon une certaine façon de parler, donc de communiquer, non sans raison, comme on le verra, mais en joignant une modulation particulière à la parole, et cette modulation s’ajoute ainsi à l’intérêt qu’on peut porter, dans l’ordre de la connaissance ou de l’information, aux seules significations des mots et des phrases. Ainsi le chant non seulement connaît des variations diverses comme l’acclamation, l’éclat, le cri, la psalmodie, mais surtout il peut s’accompagner, comme d’une voix, du son des instruments comme ici le kinnor, la trompette ou le chofar. Bien plus, les bruits du monde peuvent s’associer au chant et à la voix des instruments eux-mêmes : que gronde la mer…que les fleuves battent des mains…qu’ensemble les montagnes crient…
N’est-ce pas insinuer que le chant et la musique, tels qu’ils sont institués dans la culture, mais aussi le vacarme de la nature sont convoqués indépendamment de toute utilité, gratuitement en quelque sorte, détournés qu’ils sont de leur finalité propre, mais non pas cependant en vain, pour rien ? Dès lors, les injonctions qui sont adressées ne sont elles-mêmes ni nécessaires ni libres et l’on est invité à les situer par delà ou en deçà de l’opposition de la nécessité et de la liberté.
Si telle est la situation que supposent les prescriptions réitérées qu’on observe dans ce Psaume, on ne cède pas aux attraits d’une enquête rationalisante et réductrice quand on cherche la raison qui les explique et même les fonde. Car découvrir la raison de la gratuité ne supprime pas la gratuité elle-même. Mais, ainsi qu’on va l’observer, quelque chose de l’énigmatique suffisance d’un chant qui existe par lui-même et pour lui-même, indépendant de toute fonction, reflue sur l’énoncé des attendus qu’on va invoquer et leur communique même un caractère d’abord déconcertant.
Pourquoi faut-il chanter à IHVH un chant nouveau ?
Dès l’ouverture du Psaume, sous la forme d’un récit sommaire, la raison du chant est avancée sous les espèces d’un récit. Ce n’est qu’à l’extrême fin de ce même Psaume que le récit reprendra mais non plus alors comme celui d’une histoire passée.
Chantez à IHVH un chant nouveau.
Oui, il a fait des merveilles.
Sa droite l’a sauvé,
Et son bras de sainteté.
IHVH a fait pénétrer son salut,
Aux yeux des nations il a découvert sa justice.
Il s’est souvenu de sa grâce et de sa fidélité
Pour la maison d’Israël.
Toutes les extrémités de la terre
Ont vu le salut de notre Dieu.
D’emblée on était averti : il fallait chanter à IHVH un chant nouveau. Avant de lire ou d’entendre la suite, on pouvait demander pourquoi : pourquoi chanter ? pourquoi à IHVH ? pourquoi un chant nouveau ? Or, c’est la suite, justement, qui, sous la forme d’un récit, répond aussitôt à cette triple interrogation.
On ne sait pas, du moins semble-t-il pour l’instant, qui appelle à chanter à IHVH un chant nouveau. Mais on sait pourquoi retentit un tel appel. Celui-ci est la conséquence ou la suite et même, plus rigoureusement encore, l’expression et la version, à l’impératif, d’un événement qu’on peut raconter à l’indicatif. Obéir à l’appel de chanter, ce sera donc affirmer qu’on l’incorpore en quelque sorte à sa propre existence, et jusqu’à son souffle, que cet événement ne concerne pas seulement IHVH, qui en a pris l’initiative, mais n’importe qui en ce monde et même l’univers tout entier.
Ces propositions ne peuvent surprendre que si l’on n’examine pas le texte avec une suffisante attention. Car on apprend avec la dernière clarté que les merveilles accomplies par IHVH ont eu une heureuse suite pour lui-même en même temps que pour tout ce qui existe. En effet, il convient d’entendre le salut de notre Dieu comme une formule d’une extrême densité. Elle signifie que notre Dieu, celui auquel nous sommes liés, s’est sauvé lui-même et aussi, inséparablement, a sauvé la maison d’Israël et les nations ou encore les extrémités de la terre. Il faut donc donner toute sa force à l’affirmation selon laquelle IHVH a fait pénétrer son salut. Si étrange qu’il paraisse, le salut qui est en cause ici affecte IHVH lui-même et, de plus, la communication qu’il en fait à d’autres les atteint eux-mêmes au plus intime de leur existence, et cela d’un seul et même mouvement.
Tel est le pourquoi du chant ou, plus précisément encore, telle est la raison pour laquelle seul un chant peut convenir à l’expression de pareilles merveilles. Seul ce mode de parole est approprié à l’expression d’un salut qui touche tout à la fois IHVH et nous aussi, pour autant que nous confessons IHVH comme notre Dieu.
Après cela s’étonnera-t-on encore qu’on puisse déclarer nouveau le chant qui est prescrit ? Sa nouveauté ne consiste pas en ce qu’il serait récent comme pourrait l’être, par exemple, l’événement historique auquel il répond. La nouveauté du chant est sa singularité, l’exception qu’il constitue dans toute la durée du temps. Sans doute l’événement a-t-il eu lieu dans le passé. Mais il n’y réside pas à demeure, puisqu’il peut éclater aussi dans le chant d’aujourd’hui. IHVH s’est souvenu de sa grâce et de sa fidélité / Pour la maison d’Israël. Voilà pour hier et pour quelques-uns. Mais ce hier et ce groupe ne confisquent pas pour eux l’événement puisque, semble-t-il, maintenant encore et à d’autres, partout sur la terre, l’ordre est adressé de chanter à IHVH. La nouveauté propre du chant à IHVH consiste donc, paradoxalement, en ce qu’il est de toujours, passé donc, mais aussi présent et, bien entendu, à venir, en ce qu’il s’impose à certains, à la maison d’Israël, et aussi à tous.
Il est remarquable que cette nouveauté du chant à IHVH et la garantie de sa prolongation dans l’avenir soient comme confiées à la permanence tumultueuse des éléments, à la terre, à la mer, aux fleuves, aux montagnes. Telle une modulation assurée de durer interminablement, les éléments du monde sont présentés comme des vecteurs qui font passer l’événement et le chant qui l’acclame d’ici jusque là-bas, de maintenant à demain. En effet, c’est une fois mention faite du rôle de ces éléments que résonne, pour finir, en réplique à la narration initiale d’un certain passé, le message qui concerne le futur :
…Oui, il vient pour juger la terre,
Il jugera le monde avec justice
Et les peuples avec rectitude.
À présent seulement il est fait état d’un jugement qui vient pour la terre, pour le monde et pour les peuples. Avec l’ouverture du temps vers ce qui n’est pas encore se confirme l’extension à l’univers tout entier. Mais ce qui était nommé salut quand il s’agissait du passé est appelé jugement quand il s’agit de l’avenir et ce qui se manifestait sous les espèces de la justice, de la grâce et de la fidélité s’annonce sous les espèces de la seule justice et de la rectitude. Comment comprendre ce changement ?
Il suffit de considérer que l’avenir n’est pas, quoi qu’il paraisse, le symétrique du passé, l’équivalent de celui-ci mais dans le futur. L’avenir, c’est le passé encore, toujours rendu présent. Car ce qui est passé doit toujours, d’une certaine façon, être sauvé, ne fût-ce que pour être maintenu ou, comme on dit significativement, sauvegardé. Et que dire alors si ce passé est marqué par une intervention libératrice qui délivre de la servitude dans laquelle IHVH et nous avec lui étions enfermés ? Ainsi quiconque s’est assimilé le salut advenu ou, comme on l’a dit, quiconque l’a déjà incorporé à lui-même au point de le célébrer par son chant, celui-là ne peut qu’attendre un avenir conforme à ce salut, et un avenir qui prolongera ce salut dans une justice dont il est lui-même devenu le bénéficiaire et l’auxiliaire.
Cette dernière remarque invite à revenir sur une affirmation qui mérite d’être maintenant nuancée, voire corrigée. En effet, on a avancé plus haut qu’on ne savait pas qui appelait à chanter à IHVH un chant nouveau. Or, on peut maintenant douter sérieusement du bien-fondé d’une telle déclaration.
Qui demande de chanter à IHVH un chant nouveau ?
À la différence du donateur qui, dans certains tableaux, se laisse voir très ostensiblement, celui qui parle ici ne se découvre pas clairement mais laisse toutefois au lecteur un indice pour qu’il puisse le reconnaître :
IHVH a fait pénétrer son salut,
Aux yeux des nations il a découvert sa justice.
Il s’est souvenu de sa grâce et de sa fidélité
Pour la maison d’Israël.
Toutes les extrémités de la terre
Ont vu le salut de notre Dieu.
Quelqu’un dit donc notre Dieu. Il n’en faut pas davantage pour que chacun admette soit que ce Dieu n’est pas le sien mais seulement celui des autres, d’autres que lui, soit, tout au contraire, qu’il est aussi le sien et pas seulement celui des autres. Telle est l’ambiguïté du pronom notre. J’ai donc à décider s’il désigne un ensemble dans lequel je suis moi-même inclus ou bien s’il désigne un ensemble dont je ne fais pas partie.
Qu’est-ce qui peut me pousser à choisir ceci plutôt que cela ?
Ce sera l’autorité que j’accorde à l’instance qui appelle à chanter à IHVH un chant nouveau. Ou bien je récuse l’autorité qui s’adresse à moi, ou bien je la reconnais. Dans le premier cas, l’affaire est terminée. Dans le second, il en va tout autrement. Que j’obéisse ou n’obéisse pas, je considère que je suis obligé d’accomplir ce qui est demandé et même, d’une certaine façon, je suis en plein accord avec l’instance qui m’oblige. Bref, je consens à être sommé comme je le suis et je prends pour moi la parole qui m’est adressée, je l’entends de telle façon que je me regarde comme appelé à lui répondre. C’est, en ce sens, on l’aura compris, que je suis en lien avec qui s’adresse à moi, même si, dans cet ensemble bipolaire que forme la parole, je ne dis rien moi-même, si j’occupe le poste de l’écoutant et non pas celui du locuteur.
On vient de définir la situation de celui qui croit. Un réponse est donnée à la question qu’on a soulevée : c’est un croyant qui demande de chanter à IHVH un chant nouveau.
À qui est-il demandé de chanter à IHVH un chant nouveau ?
On peut maintenant répondre à une question à double fond qu’on ne manque pas de soulever à la lecture de ce Psaume. À qui s’adresse-t-il et qui est concerné par les événements dont on fait mémoire ?
Il est bien clair que la maison d’Israël est le destinataire du message et qu’elle est la bénéficiaire des merveilles qui sont rappelées. À priori rien n’empêche de restreindre à elle seule et le message et les hauts faits accomplis par IHVH. On peut même concevoir, du moins dans un premier temps, que les nations et les extrémités de la terre n’occupent qu’une place de spectateur ou, au plus, de témoin. Sans doute, mais alors, dans ce cas, le Dieu de la maison d’Israël n’est pas le leur. Or, on ne peut s’en tenir là.
En effet, la maison d’Israël ne reçoit pas l’appel à chanter à IHVH un chant nouveau, sans lui ajouter foi, sans y croire, même si, il faut le redire, elle n’obtempère pas. Or, cette foi, toujours postulée et, éventuellement, refusée, fait de la maison d’Israël une réalité qu’on pourrait comparer à l’épicentre d’un séisme dans lequel advient ce qu’elle peut elle-même nommer le salut de notre Dieu. Ce salut, que la foi accueille, rayonne à partir de ce site unique. Mais cette foi, elle, n’est pas la propriété exclusive de la maison d’Israël. Elle n’est même la propriété de personne. On peut la rapprocher des ondes par lesquelles se propagent très loin les effets d’une perturbation tellurique sur la terre et dans le monde. Ainsi la foi, et la foi en ce salut de Dieu, de s’être incarnée quelque part, en une durée particulière, dans l’espace et dans le temps, devient-elle virtuellement universelle, disponible pour quiconque.
S’il en est ainsi, on peut revenir, pour la confirmer et mieux l’entendre encore, sur une affirmation qui a pu d’abord surprendre.
Il pouvait paraître étrange de soutenir que Dieu pût se sauver lui-même. De fait, il y a plus d’imagination que de pensée à prétendre que Dieu doive recourir à sa droite et à son bras de sainteté pour se tirer d’affaire. Mais il ne s’agit pas ici d’une telle hypothèse fantastique. S’il y va bien, pourtant, du salut de notre Dieu, c’est précisément parce que - vraie merveille ! - sans la moindre confusion IHVH fait cause commune avec la maison d’Israël et aussi, à partir d’elle et de son histoire, comme à partir de l’épicentre d’un séisme en humanité, avec quiconque croit. En un mot, la foi, celle du moins qui s’exprime dans un chant nouveau à IHVH, cette foi suppose qu’entre lui et nous tous court une mystérieuse et indéfectible alliance comme il s’en conclut avec une maison.
En définitive, si nous croyons que notre Dieu est quelqu’un de tel que IHVH, alors, oui, il n’est pas sans nous comme nous ne sommes pas sans lui, et lui et nous sommes sauvés ensemble. Mais sauvés de quoi, demandera-t-on. Sans doute. Et l’on répondra, du moins pour ce qui nous concerne : sauvés de passer à côté d’une expérience heureuse que le Psaume qu’on vient de lire permet au moins d’approcher, de pressentir.
Mais a-t-on bien mesuré la distance que l’on prend ainsi par rapport à la pensée, assez communément admise, d’un Dieu qui, pour être reconnu tel, devrait d’abord et toujours, par principe, être tenu pour existant en soi et qui, en tout cas, perdrait sa divinité et jusqu’à son existence au cas où il serait sauvé et nous avec lui ? On n’évoque d’ailleurs pas ici cette pensée pour s’en démarquer ou la récuser, même s’il semble qu’on ne parvienne pas tout à fait à ce but, puisque, malgré tout, on la mentionne encore. Il faudrait, en effet, arriver à l’ignorer comme si on ne l’avait jamais connue, parce qu’elle n’est pas pertinente pour la situation dont on traite ici.
En tout cas, ce Psaume nous éloigne de cette pensée quand il nous invite - et avec quelle insistance ! - à chanter à IHVH un chant nouveau. La responsabilité qu’il nous assigne nous presse d’adopter une autre modalité de parole que celle qui se satisfait de désigner, de référer et de signifier et qui s’en tiendrait là. Il nous faut atteindre à une autre façon de parler, aller jusqu’au chant, par exemple, mais pourvu qu’il soit lui-même nouveau et, plus loin encore, jusqu’à la musique et même au frémissement sonore dont bruit le cosmos tout entier. D’ailleurs, ce chant, cette musique et ce frémissement ne sont encore eux-mêmes que des figures d’une parole et d’un entretien irreprésentables.
Clamart, le 20 novembre 2007