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Il n'est pas bien que l'humain soit à part

«IHVH Dieu dit : ''Il n'est pas bien que l'Humain soit à part ! Je ferai pour lui un secours en face de lui.'' IHVH Dieu forma de l'humus tout animal du champ, tout volatile des cieux, et il les amena vers l'Humain pour voir comment il les appellera. Tout ce que l'Humain appelle de vivant, c'est son nom.» L'Humain appela des noms pour toute bête, pour les volatiles des cieux, pour tout animal du champ. Et pour l'Humain il n'avait pas trouvé de secours en face de lui. IHVH Dieu fit tomber une torpeur sur l'Humain, il s'endormit. Et il prit une de ses côtes, et il ferma la chair à sa place. IHVH Dieu bâtit la côte qu'il avait prise de l'Humain en isha-femme (Männin*). Il l'amena vers l'Humain. L'Humain dit : ''Celle-ci, cette fois, c'est l'os de mes os, la chair de ma chair. A celle-ci il sera appelé isha-femme (Männin), car c'est d'ish-homme (Mann) qu'elle est prise celle-ci.'' Sur quoi ish-homme abandonne son père et sa mère et il s'attache à son isha-femme, et ils sont une chair unique.»


Genese II, 18-24

Avant de traverser le passage que je viens de lire, je veux attirer votre attention sur un certain nombre de difficultés. Certaines d'entre elles sont d'ailleurs révélées par la traduction que je vous ai proposée.

Dans notre langue, nous sommes très embarrassés lorsque nous prononçons le mot «homme». Nous ne savons pas si nous désignons un individu, distinct en raison de son sexe de la femme, ou un être humain, distinct, non pas de la femme, mais d'autre chose que d'un être humain. Vous savez que d'autres langues ne connaissent pas cette gêne. En allemand, par exemple, l'être humain se dit der Mensch, et, lorsqu'on veut désigner un personnage masculin, on dit der Mann.

C'est pour faire apparaître cette difficulté que j'ai pris le parti de rendre l'homme, Adam, l'être humain, par l'Humain. Lorsqu'il conviendra de parler de l'homme, distinct de l'être féminin, nous lirons cette formule assez étrange, je vous l'accorde : ish-homme, distinct de isha-femme. J'avais, pour m'autoriser de ces audaces, un prestigieux prédécesseur puisque aussi bien, comme je vous l'indique en note, dans sa traduction allemande de la Bible, Luther a essayé lui-même de rendre le jeu de mot présent dans le texte original en formant, à partir de «Mann», le mot «Männin», qui n'existe pas dans la langue allemande.

J'ajoute ceci. En traduisant par Humain, on peut entendre qu'il y a un rapport entre l'humain et l'humus.

Autre chose encore. Nous sommes habitués à lire : je ferai pour lui une aide semblable à lui ou en face de lui. Ainsi, d'emblée, nous plaçons le féminin. Pourquoi pas ? Mais pour rendre notre lecture moins déterminée d'avance, j'ai préféré avoir recours à un mot qui soit, comme dans l'original, masculin, et dire secours plutôt que aide.

Autre trait de cette traduction : je n'ai pas voulu aller jusqu'à traduire : il les amena vers l'Humain pour voir comment il les criera. Puisque nous avons en français une heureuse équivoque avec le verbe appeler, je l'ai conservée. Appeler, en effet, signifie adresser un appel et aussi donner un nom.

Je voudrais enfin appeler votre attention sur un point qui nous arrêtera longuement tout à l'heure. Nous lisons : «IHVH Dieu bâtit la côte qu'il avait prise de l'Humain en isha-femme (Männin). Il l'amena vers l'Humain.» En d'autres termes, au point où nous en sommes, il n'y a que l'Humain, même si le narrateur anticipe en quelque sorte sur les lignes qui vont suivre et donne à la côte le nom d'isha-femme. Mais ensuite nous lisons ceci : «L'Humain dit - c'est l'Humain qui parle - : "''Celle-ci, cette fois, c'est l'os de mes os, la chair de ma chair''".» Entendons que, puisqu'il dit «mes os», «ma chair», il s'agit des os et de la chair de l'Humain. Et qu'il continue : «A celle-ci il sera appelé isha-femme (Männin), car c'est d'ish-homme (Mann) qu'elle est prise celle-ci.» Un peu d'attention nous jette dans l'embarras car nous sommes tentés de dire : mais ce n'est pas d'ish-homme que isha-femme a été prise puisque nous avions lu tout à l'heure : «la côte qu'il avait prise de l'Humain».

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«IHVH Dieu dit : "Il n'est pas bien que l'Humain soit à part ! Je ferai pour lui un secours en face de lui".» D'emblée, le Seigneur Dieu, porte un jugement sur l'état dans lequel se trouve l'humain. Le mal pour l'humain n'est pas tant d'être seul de son espèce que d'être isolé, c'est-à-dire d'être comme une île, d'être à part. Le mal pour l'humain, au jugement du Seigneur Dieu, c'est d'être sans lien ni liaison. Cette situation d'isolement constitue une détresse dont il importe de le dégager. Il lui faut un secours et ce secours est, d'une certaine façon, déjà défini : il y aura un secours pour cet humain, qui est à part, du seul fait que sera placé en face de lui un vis-à-vis. Le secours consistera dans le fait que l'isolement sera détruit pour la bonne raison qu'il y aura un en face, si j'ose dire.

«IHVH Dieu forma de l'humus tout animal du champ, tout volatile des cieux, et il les amena vers l'Humain pour voir comment il les appellera. Tout ce que l'Humain appelle de vivant, c'est son nom.» Ce secours, nous allons observer bientôt que l'Humain ne le rencontre pas dans ce qui est fait de même matière que lui, d'humus. Ainsi, la souveraineté est reconnue à l'Humain pour nommer ce qui est de même matière vivante que lui. Mais, pour autant, cette souveraineté ne permet pas qu'une société se crée entre lui, l'Humain, et ce qu'il nomme. «L'Humain appela des noms pour toute bête, pour les volatiles des cieux, pour tout animal du champ. Et pour l'Humain il n'avait pas trouvé de secours en face de lui.»

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«IHVH Dieu fit tomber une torpeur sur l'Humain, il s'endormit. Et il prit une de ses côtes, et il ferma la chair à sa place. IHVH Dieu bâtit la côte qu'il avait prise de l'Humain en isha-femme... Il l'amena vers l'Humain.» Retenons que l'Humain est dessaisi par le Seigneur Dieu de sa présence à lui-même. Il perd cette présence que nous avons au monde et à nous-mêmes lorsque nous sommes éveillés.

Et que se passe-t-il ? Tout à l'heure, le Seigneur Dieu avait formé à partir de l'humus. Maintenant il prend une des côtes de l'Humain. C'est sur l'Humain lui-même, non pas sur l'Humain en tant qu'il participe à tout ce qui est élémentairement vivant qu'une prise se trouve faite, mais sur le corps même de l'Humain, sur sa chair propre.

Oui, mais lisons la suite. C'est l'Humain qu'il va falloir entamer, dont il va falloir briser l'intégrité ! Est-ce que ce ne serait pas cette intégrité, comme celle d'un oeuf bien lisse, qui isole l'humain, qui fait de l'humain une île ? En prenant une côte et en fermant la chair à sa place - donc le vide reste là -, en introduisant du creux dans l'humain le Seigneur Dieu fera que cet isolement se trouve supprimé. Le secours dont l'Humain a besoin ne lui est pas ajouté. Il lui est soustrait. C'est par soustraction que ce secours lui est accordé.

Ce secours consiste dans le vide que l'Humain porte en lui, et il va être concrétisé, réalisé en un être extérieur. Le secours est fait de la consistance donnée au vide qui a été heureusement créé sur l'Humain.

*

Nous pouvons maintenant lire la suite, mais en nous rappelant la surprise que nous avions pu avoir tout à l'heure quand nous en repérions certaines étrangetés. «IHVH Dieu bâtit la côte qu'il avait prise de l'Humain en isha-femme ... Il l'amena vers l'Humain.» Le texte ne nous dit pas qu'il amena la femme vers l'homme. Nous sommes ici dans un moment extrêmement critique. Je nous mets en garde contre cet aplatissement du texte qui consisterait à comprendre ceci, qui n'est pas dans le texte : il amena la femme vers l'homme. Ce qui est dit est ceci : il amena ce qui vient d'être fait en isha-femme, c'est-à-dire, cette côte, c'est-à-dire, en définitive, ce vide qui a été fait dans l'Humain, il l'amena vers l'Humain. Et c'est l'Humain qui prend la parole encore et non pas l'homme, ou si vous préférez l'individu masculin. C'est l'Humain qui parle.

Que dit l'Humain ? «L'Humain dit : "Celle-ci, cette fois, c'est l'os de mes os, la chair de ma chair".» Tout en restant lui-même, il est passé à un autre ordre. Comment approche-t-il avec ses mots à lui cet autre ordre auquel il passe ? Il reconnaît qu'il s'est augmenté d'avoir été vidé de quelque chose de lui-même. Il reconnaît qu'il y a quelqu'un d'autre que lui du fait qu'il a été vidé, mais pas de n'importe quoi, de quelque chose de lui-même, d'un élément vif de lui-même : «l'os de mes os, la chair de ma chair.», de mes os et de ma chair d'Humain.

Allons plus loin ! «A celle-ci il sera appelé» - rappelez-vous qu'on aurait pu traduire par crié - «A celle-ci il sera appelé isha-femme (c'est-à-dire Männin), car c'est d'ish-homme (Mann) qu'elle est prise celle-ci.» Nous sommes tentés de dire : est-ce qu'il ne se trompe pas ? En effet, de qui a été prise celle qui est présentée comme femme, isha dans le texte initial ? Nous, lecteurs, nous avions appris qu'elle avait été prise d'une des côtes de l'Humain. Ne parlons pas d'un mensonge de l'Humain ! Je préfère, quant à moi, dire qu'il ne sait plus parler correctement de lui-même. En effet, isha, nous, nous le savons, a été prise de lui, l'Humain, mais voilà que lui, l'Humain, est devenu porteur d'un autre nom, car ce nom d'ish, d'homme, qui le prononce ? Rappelez-vous la règle qui avait été donnée tout à l'heure «Tout ce que l'Humain appelle de vivant, c'est son nom.» C'est lui-même, l'Humain, qui s'appelle ish et qui, s'appelant ish, désigne comme isha féminin, comme femme, ce qui est tiré de lui, mais de lui, non pas en tant qu'il est ish, mais de lui, Humain.

Que vient-il de se passer ? Ne simplifions pas et ne disons pas que le masculin a pris la place de l'Humain. Non, ce n'est pas ça. Ce qui vient de se passer, et qui est extraordinaire, c'est ceci : lorsqu'il reconnaît la différence des sexes, le masculin et le féminin, lorsqu'il se trouve, non pas seulement devant cette différence, mais pris en elle, l'Humain ne proclame pas l'identité du masculin et de l'Humain mais que l'Humain manquait de ce secours qui consiste à vivre en alliance.

Ce que l'Humain découvre, c'est que ce dont il manquait c'était de vivre son humanité avec de quoi faire alliance. Or de cet état d'alliance l'attachement de l'homme à la femme est le signe, mais un signe qui n'épuise pas cette alliance, désormais constitutive de l'Humain. Car c'est l'Humain qui est maintenant secouru par cet état d'alliance. Ce qui manquait à l'Humain, du fait qu'il était à part, c'était de n'avoir pas de lien, d'être sans liaison. Le voilà maintenant en société.

La conséquence est tirée avec une simplicité merveilleuse. «Sur quoi ish-homme abandonne son père et sa mère et il s'attache à son isha-femme, et ils sont une chair unique.» Qu'est-ce qui nous est dit à la fin de ce texte ? C'est que l'humanité ne fonctionne pas seulement à la génération, à l'engendrement ou à l'enfantement. Sans doute, pour autant que l'Humain est un vivant, il fonctionne à l'engendrement, à la génération : il y a père, il y a mère. Mais, s'il fallait sauver l'Humain, c'est parce qu'il manquait de pouvoir s'allier. «Il s'attache à son isha-femme, et ils sont une chair unique.» Ce texte nous fait passer de la lignée parentale, à quelque chose qui est d'un autre ordre, à l'alliance.

2 octobre 1997

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