Toute chair verra le salut de Dieu
«En l'an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, et Hérode tétrarque de Galilée, Philippe, son frère, tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d'Abilène, sous les hiérarques Anne et Ca‹phe, vint un dire de Dieu sur Jean, le fils de Zacharie, dans le désert. Et il alla dans toute la contrée du Jourdain, proclamant un baptême de retour du coeur pour rémission de péchés, comme il est écrit dans un livre des paroles d'Isaïe, le prophète :
Voix d'un qui crie dans le désert :
Préparez le chemin du Seigneur,
Rendez droits ses sentiers.
Tout ravin sera comblé
Et toute montagne et colline seront abaissées,
Et les tortuosités deviendront droites
Et les chemins raboteux, lisses.
Et toute chair verra le salut de Dieu.»
*
Rendons-nous attentifs au chemin que nous venons de faire en traversant ce passage.
Dès l'entrée, nous avons traversé un pays fortement quadrillé, très organisé. Lorsque nous quittons ce passage nous sommes en pleine nature, mais dans une nature qui a été modifiée, transformée. Au départ, c'est l'ordre. Vous avez entendu avec quelle insistance revient ce mot de tétrarque. Le tétrarque est le chef d'un quart d'un territoire. Mais, surtout, j'attire votre attention sur ce arque (qui signifie chef), que nous retrouvons dans hiérarque. Non seulement le pays est politiquement organisé mais il l'est aussi religieusement. Bref, dès le départ, ce quadrillage oriente notre pensée vers la notion de pouvoir.
Mais avant d'en venir à une nature transformée, rectifiée, nous passons par un lieu vide, le désert.
Autre caractéristique. Dès le début, cet univers très quadrillé est aussi hautement personnalisé par des noms propres qui sont mentionnés en même temps que des fonctions. Il s'agit "du gouvernement de Tibère César," c'est Ponce-Pilate, mais il est "gouverneur". Quant à Hérode, Philippe, Lysanias, s'ils sont nommés, c'est en raison des responsabilités qu'ils remplissent.
Or, le contraste est grand avec ce que nous lisons à la sortie de ce passage : "Et toute chair verra le salut de Dieu." Ce "tout" envahit progressivement le texte. Il apparaît déjà lorsque nous lisons que Jean "alla dans toute la contrée du Jourdain" et ensuite "Tout ravin... toute montagne et colline ... et enfin toute chair verra le salut de Dieu." Forte personnalisation au départ. A la fin, anonymat ou, autre façon d'entendre, extension à tous et aussi à n'importe qui.
Nous sommes passés d'un monde très personnalisé à un monde anonyme par la focalisation sur un personnage, Jean. Jean n'a pas de fonction, alors que tous les autres sont nommés d'après leur charge. Lui, il est désigné par son origine. Il est surtout caractérisé par ce qui lui arrive. "Vint un dire de Dieu sur Jean, le fils de Zacharie, dans le désert". Dans ce monde hautement organisé et hiérarchisé, Tibère César est au sommet, les autres occupent le territoire. En contraste, surgit un dire de Dieu et il arrive sur quelqu'un dans le désert.
Ainsi, il y a une sorte d'affinité entre le dire de Dieu, Jean, fils de Zacharie et, d'autre part, le désert. Tout se passe, si l'on peut dire, comme si ce dire de Dieu venait fendre cet espace, le couper.
*
Allons plus loin. Nous apprenons que Jean "alla dans toute la contrée du Jourdain, proclamant un baptême de retour du coeur pour rémission de péchés". Ensuite de ce qui vient de lui arriver, lui-même va non pas fendre l'espace, couper le territoire mais il va faire sauter ce qui obture. Dans ce lieu qui n'est pas anonyme, pas plus que lui n'est anonyme, il introduit l'équivalent d'un désert, il invite à faire place nette. Au fond, ce qui manquait, c'était un certain désert. Il annonce, en suite du dire de Dieu qui l'a frappé, qu'on a à se plonger le coeur en le retournant pour que le péché s'en aille. Tel est le sens de l'appel qu'il adresse à ses auditeurs, pour qu'ils soient baptisés.
*
Continuons encore. Nous lisons ensuite "comme il est écrit dans un livre des paroles d'Isaïe, le prophète". Nous sommes passés par des lieux déterminés. C'est arrivé à une date précise. Donc, ça s'est inscrit dans l'histoire. Mais qu'est-ce qui s'inscrit dans l'histoire ?
Peut-être que, pour comprendre ce qui arrive, nous pourrions réfléchir à ce qui se passe lorsque nous allons de la carte au territoire réel, lorsque après avoir regardé ce qu'était le pays mais sur un dessin, nous faisons le trajet nous-mêmes. Vers la fin du passage, nous quittons le territoire lui-même où nous étions entrés et nous lisons la carte. Au moment où l'événement se réalise, nous regardons la carte. Et que nous dit la carte ? Elle nous entretient d'un futur, d'un avenir.
Non seulement c'est un futur mais c'est l'annonce d'une nature dans laquelle les repères qui permettent de la caractériser disparaissent. C'est peut-être le trait le plus fort de ce passage. Tout à l'heure il y avait une forte détermination du pays. Maintenant, nous sommes passés du monde organisé, civilisé, à la nature, mais à une nature corrigée qui, du fait de sa transformation, n'est plus qu'un horizon. Ce chemin du Seigneur sur lequel nous avons à avancer, ce sera un chemin droit, un chemin sur lequel les accidents manquent : "Tout ravin sera comblé... toute montagne et colline seront abaissées,... les tortuosités deviendront droites... les chemins raboteux, lisses". Nous sommes arrivés dans un pays où les balises sont absentes. Il y a un horizon mais il n'y a pas de repère. Le désert, ce lieu sur lequel avait fondu le dire de Dieu en la personne de Jean, s'est étendu, il a gagné.
Peut-être pensons-nous que c'est dommage. De même que, quand je vous faisais remarquer tout à l'heure que nous passions d'un monde hautement personnalisé à un monde anonyme et général, nous pouvions penser que c'était regrettable. Eh bien ! prenons garde : la finale de ce passage nous avertit que ce n'est peut-être pas si mal : "toute chair verra le salut de Dieu." Nous sommes dans un pays sans repère, où le terrain n'est plus accidenté, mais nous ne sommes pourtant pas perdus.
Nous avons à passer non pas de l'ordre au désordre mais du pouvoir au salut. Or, le salut, le salut de Dieu, arrive en supprimant toute l'organisation que nous avons pu faire. Il vient et il crée un monde ouvert, dégagé, et il n'y a rien à craindre de cette ouverture. C'est au contraire en voulant rester dans un univers marqué soit par des noms, soit par des accidents du paysage, que nous nous écartons du chemin du Seigneur. Nous ne sommes pas perdus, nous sommes sauvés : "toute chair verra le salut de Dieu". Quand donc ? Lorsque nous serons n'importe quelle chair, pas celle-ci plutôt que celle-là, n'importe laquelle. Pensons toujours que le passage du singulier à l'universel, c'est aussi le passage du nommé à l'anonyme. C'est le passage de quelqu'un qui est tout entier enfermé dans son nom, ou dans sa fonction à monsieur n'importe qui. Notre chance, la vôtre, la mienne, c'est d'être ce monsieur n'importe qui.
*
Rapprochons, librement, le début de ce passage de sa fin.
Le début présente un monde civilisé, organisé, un monde qui est aussi dominé, maîtrisé. Tous les noms de responsables sont des noms de chefs, de puissants. Ce début nous présente aussi l'ensemble du monde habité d'alors.
Quand nous nous reportons vers la fin, il y a un contraste par un côté et une reprise par un autre. Contraste entre le monde, d'un côté, la nature, de l'autre. Ressemblance, cependant, car à la place de ce monde, il n'y a plus qu'une nature mais une nature qui en quelque sorte est universelle. Nous trouvons à la fin un univers, mais à la fois naturel et transformé.
Le chemin du Seigneur, pour employer l'expression même du texte, se fait dans cet univers-là. Cet univers, Dieu l'habite, le Seigneur y avance.
Ceci est en accord avec l'irruption du dire de Dieu qui ne s'est pas faite dans un monde bien quadrillé mais dans le désert, là où l'on manque. Or Dieu se trouve dans le désert. Ainsi, dans le désert nous ne sommes pas perdus !