Il le pressa de prendre, mais il refusa
«Il descendit et il se plongea dans le Jourdain par sept fois, selon la parole de l'homme de Dieu, et sa chair retourna comme la chair d'un petit garçon, et il fut pur. Il retourna vers l'homme de Dieu, lui et toute sa suite. Il arriva et il se tint en face de lui et il dit : "Oui, je sais qu'il n'y a pas de Dieu par tout l'univers sinon en Israël ! Et maintenant, je t'en prie, prends un présent de ton serviteur." Il dit : "Par la vie de IHVH, devant la face de qui je me tiens, si je prends !" Il le pressa de prendre, mais il refusa. Naaman dit : "Non ! Qu'on donne du moins à ton serviteur ce qu'un attelage de mulets peut porter de terre, car ton serviteur ne fera plus d'holocauste ni de sacrifice à d'autres dieux qu'à IHVH".»
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"Il descendit et il se plongea dans le Jourdain par sept fois, selon la parole de l'homme de Dieu". Il ne fit qu'un avec le Jourdain, et à plusieurs reprises, mais, chaque fois, il en est ressorti. Il s'est immergé, mais il a émergé. Ce geste, par lequel il plonge et ressort, réalise une entière communication entre lui et le Jourdain : nous ne sommes jamais si proches d'un élément que lorsque nous y plongeons. En même temps, ce geste témoigne d'une victoire. Il n'est pas englouti par le Jourdain.
Que se passe-t-il dans ce mouvement de descente et de sortie de l'eau du Jourdain ? C'est, comme nous le dit le texte, l'accomplissement de la parole de l'homme de Dieu.
Cette immersion, suivie d'une remontée, n'est pas seulement une suite de la parole de l'homme de Dieu. Elle est, si l'on entend exactement le "selon", la traduction de cette parole dans la chair de cet homme. La parole de l'homme de Dieu, en étant obéie, prend chair, elle s'incarne.
Mais elle ne s'incarne pas seulement : elle opère quelque chose. Car cette chair est affectée d'une transformation : "et sa chair retourna comme la chair d'un petit garçon, et il fut pur." Cet homme qui plonge et ressort est rendu à l'état d'un enfant. En d'autres termes, il est rajeuni. Non seulement il n'est pas englouti, mais il est libéré de son âge. Pas de confusion donc avec les eaux du Jourdain, pas de domination non plus des eaux du Jourdain, mais restitution de cet homme à sa pureté initiale, à sa pureté d'avant son histoire, si l'on peut dire.
Pour comprendre la suite du récit nous pouvons maintenant nous poser une question qui nous aidera à entendre ce qui va arriver. Comment cet homme va-t-il pouvoir, à son tour, prolonger ce qui s'est passé ? Comment va-t-il pouvoir reconnaître avec ses moyens à lui l'événement qui s'est produit ? Car, jusqu'à présent, c'est l'événement qui avait été l'agent de cette transformation. Que faire lorsque l'on a été ainsi rendu à l'état de pureté ?
La suite va s'éclairer dans la lumière de la question que je viens de formuler. Ce qui suit, en effet, est une manière pour lui, d'assimiler ce qui s'est passé et de lui donner une continuation qui lui appartienne en propre, dans laquelle il ne soit plus passif, dans laquelle il s'engage activement.
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De même que "sa chair retourna comme la chair d'un petit garçon", lui, il retourne vers l'homme de Dieu, lui et toute sa suite. Tout cela lui est arrivé à lui, bien sûr, et à lui tout seul, mais il prend une initiative, comme si ce qui a eu lieu intéressait aussi tous ceux qui l'accompagnent. Et le point vers lequel il se dirige, c'est celui qui a déjà été nommé : l'homme de Dieu.
"Il retourna vers l'homme de Dieu, lui et toute sa suite. Il arriva et il se tint en face de lui et il dit". Nous voilà préparés à entendre ce qui va se produire. Il va au plus près de l'homme de Dieu mais il reste en face de lui. D'une certaine façon, il ne l'atteint pas. Nous allons tout à l'heure, d'ailleurs, reconnaître l'importance de cette distance maintenue.
"Il se tint en face de lui et il dit : "Oui, je sais qu'il n'y a pas de Dieu par tout l'univers sinon en Israël ! Et maintenant, je t'en prie, prends un présent de ton serviteur."" Cet homme veut reconnaître le caractère unique, repérable sur la surface de la terre, de ce qui s'est passé. "Je sais qu'il n'y a pas de Dieu par tout l'univers sinon (ici, où nous sommes) en Israël !" Maintenant, l'embarras de cet homme, si je puis dire, réside en ceci : comment faire que ce qui s'est passé ici soit présent partout ? Comment faire communiquer l'événement unique avec l'immensité de l'univers ? L'unique n'arrive qu'une fois. Or, le moyen de propager l'unique, cet homme l'invente, en disant : "Et maintenant, je t'en prie, prends un présent de ton serviteur." Par le "présent" qu'il prendrait, l'homme de Dieu, établirait un contact avec cet homme. Il n'aurait pas seulement fait du bien à cet homme, mais celui-ci, par le présent qu'il offre, établirait une continuité entre lui et l'homme de Dieu.
Donc, il demande à celui qui lui a donné la pureté, de prendre, de saisir. C'est autour de ce terme de "prendre" que le débat va s'engager, "maintenant, je t'en prie, prends un présent de ton serviteur."
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Nous touchons, avec l'intervention de l'homme de Dieu, au point le plus sensible du texte. "Il dit : "Par la vie de IHVH, devant la face de qui je me tiens, si je prends !" Il le pressa de prendre, mais il refusa." Il est important que nous nous arrêtions sur cette joute au cours de laquelle s'affrontent l'obligé et le bienfaiteur.
Comment l'homme de Dieu, s'il est vraiment l'homme de Dieu, s'il mérite son nom, pourrait-il prendre un présent ? Car, à ce moment-là, c'est la vie même du Seigneur qui perdrait son caractère propre. Il ne s'agirait plus de la vie du Seigneur, et l'homme de Dieu se supprimerait lui-même, s'il prenait. Prendre, saisir un présent, c'est ne rien entendre à ce qu'est un Dieu qui est le Seigneur. Cet homme fait l'expérience que, devant ce Dieu qu'il appelle le Seigneur, il ne peut pas donner quelque chose que celui-ci prendrait. Le Seigneur ne peut que faire ce qu'il a fait, mais s'il s'agit de reconnaître ce qu'il a fait, cette reconnaissance ne peut pas s'exprimer par un don venant de l'obligé.
Le Seigneur, Dieu, ne prend pas. Et l'homme de Dieu, lui non plus, ne peut pas prendre. Il ne peut que donner. Entre nous, nous échangeons. Ici, celui qui a retrouvé l'intégrité de son être, est placé dans l'impossibilité de donner quoi que ce soit en échange. La situation d'échange, dans le rapport à Dieu, se trouve supprimée. Il n'y a pas d'échange possible, et cependant, il y a eu don.
Mais, reconnaissons-le, nous appartenons tellement à l'échange, que cette situation où il y en a un qui donne et qui ne peut que donner et ne pas prendre, nous apparaît, à certaines heures, insupportable.
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Cette affaire va se terminer d'une façon qui mérite beaucoup d'attention. "Naaman dit : "Non ! Qu'on donne du moins à ton serviteur ce qu'un attelage de mulets peut porter de terre, car ton serviteur ne fera plus d'holocauste ni de sacrifice à d'autres dieux qu'à IHVH."
"Non !" Il est étrange ce non. On peut l'entendre comme une façon de dire : Non ! je n'accepterai pas cette situation. Donc, je vais essayer de la tourner. Ou bien, ou plutôt en même temps, il veut dire : non, non bien sûr, j'aurais dû y penser ! Il est très important de saisir l'ambigu‹té, qui est dans ce non.
Est-ce que la suite des propos de Naaman nous permet de trancher ? Il y a là quelque chose qui tient un peu du marchandage. Mais rappelons-nous ce que j'ai essayé tout à l'heure de faire apparaître. Au fond, ce qui était en cause, ce n'était pas seulement ni même d'abord un geste de gratitude, d'échange. C'était ce qu'il avait dit d'abord : ""Oui, je sais qu'il n'y a pas de Dieu par tout l'univers sinon en Israël !" La question, pour lui, était de permettre une diffusion de cet unique, de ce qui s'était passé ici, maintenant, et seulement ici et maintenant. Il avait prononcé une confession de l'unicité du Dieu d'Israël : "je sais qu'il n'y a pas de Dieu par tout l'univers sinon en Israël !" Or cet aveu tenait aussi un peu du regret qu'il en soit ainsi. Aussi bien, l'offre d'un présent en échange était une manière de capter l'événement, en l'achetant en quelque sorte.
C'est bien ce qu'il va réussir à faire. "Qu'on donne du moins à ton serviteur" : qu'on donne, du moins ! Ton serviteur ne peut pas prendre quelque chose qui lui appartient pour que tu le prennes. Soit. Alors, "Qu'on donne du moins à ton serviteur ce qu'un attelage de mulets peut porter de terre". Un attelage de mulets ! Comme il m'a fallu résister pour ne pas traduire : ce qu'une alliance de mulets peut porter de terre ! Dans l'évocation des deux mulets joints se retrouve comme une trace de ce qui vient de se passer. Car, qu'est-ce qui vient de se passer ? Une alliance entre celui qui donne sans pouvoir prendre et celui qui ne peut pas retourner quoi que ce soit en retour.
Un texte comme celui-ci travaille donc notre notion d'alliance. Car l'alliance, au sens ordinaire du mot, c'est un pacte, une association dans laquelle il y a réciprocité. Or, voici que cette réciprocité est impossible. L'alliance, cependant, existe.
"Qu'on donne du moins à ton serviteur ce qu'un attelage de mulets peut porter de terre". Cette terre permettra de diffuser l'événement. "Il n'y a pas de Dieu par tout l'univers sinon en Israël !" Eh bien ! si ! Ou plutôt, le Dieu qui est en Israël peut aller partout. Le Jourdain n'est pas seulement là où ce fleuve est présent. Le Jourdain, comme Israël, est partout où moi, qui viens d'être rendu à la chair d'un petit garçon, je me promènerai. Tu ne veux rien prendre. Soit ! Mais les holocaustes et les sacrifices que je vais faire vont changer tout à fait de signification. Ton serviteur ne fera plus d'holocaustes et de sacrifices comme il pourrait en faire à d'autres dieux qu'au Seigneur, mais il en fera quand même, et ce seront de vrais faux dons ! Vrais dons, car c'est lui, Naaman, qui les fera et, pour autant, il aura triomphé du refus qui lui était adressé par l'homme de Dieu. Faux dons cependant, car partout où cela se passera, je ne serai plus chez moi, je serai chez lui, sur la terre de Dieu.
La terre, c'est cet élément qui ressemble à la poussière, alors que tout à l'heure, il s'agissait de l'univers ou du monde, du territoire, si vous voulez. Il s'agit de disperser partout la réalité d'une présence, qui est celle du Seigneur, présence unique, sans doute, incomparable et pourtant communicable. Non seulement communicable, mais communicable partout. L'holocauste, le sacrifice, changent de signification : ils deviennent le signe que l'unique se donne partout et toujours. Il suffit qu'il se soit donné une fois pour que, à tout bout de champ, si je puis dire, il se donne.