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Puisez maintenant...

«Et le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à la noce, ainsi que ses disciples. Et, du vin étant venu à manquer, la mère de Jésus de dire à son adresse : «Ils n'ont pas de vin.» Et Jésus de lui dire : «Quoi à moi et à toi, femme ? Mon heure n'est pas encore arrivée.» Sa mère de dire aux servants : «Tout ce qu'il vous dira, faites-le.» Or il y avait, posées là, six jarres de pierre destinées à la purification des Juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures. Jésus de leur dire : «Remplissez d'eau les jarres.» Et ils les remplirent jusqu'en haut. Et de leur dire : «Puisez maintenant, et portez au maître de la fête.» Ils portèrent. Quand le maître de la fête eut goûté l'eau devenue du vin - et il ne savait pas d'où c'était, mais les servants savaient, eux qui avaient puisé l'eau -, le maître de la fête d'appeler l'époux et de lui dire : «Tout homme met d'abord le bon vin, et quand ils sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à présent.» Cela, il le fit en commencement des signes, Jésus, à Cana de Galilée, et il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.»


Jean II, 1-11

Je vous invite à observer, avant que nous ne traversions vraiment ce passage, ce qui est dit à l'entrée, et ce qui est dit à la sortie. «Et le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à la noce, ainsi que ses disciples.» Voilà l'entrée de notre passage. Et la sortie : «Cela, il le fit en commencement des signes, Jésus, à Cana de Galilée, et il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.» A la fin, quelqu'un manque. On avait mentionné la mère de Jésus dont, soit dit entre parenthèses, jamais nous ne connaissons, dans ce passage, le nom propre. Or elle a disparu à la fin. En revanche, Jésus est toujours là et les disciples aussi.

Si je vous montre cet aspect du texte tout de suite, c'est parce que nous devrons chercher, en le traversant, si la lecture que nous allons en faire ne nous aide pas à comprendre la présence, au début, et l'absence, à la fin, de la mère de Jésus.

La deuxième observation va peut-être vous paraître étrange, exagérée. Vers le milieu Jésus s'exprime ainsi : «Et de leur dire : "Puisez maintenant, et portez au maître de la fête".» Le narrateur ajoute : «ils portèrent», comme précédemment, quand Jésus avait dit : «remplissez d'eau les jarres», il avait écrit : «et ils les remplirent». Jésus a dit maintenant : «puisez et portez au maître de la fête». Or nous apprenons bien qu'ils portèrent, mais, à ce moment du moins, le narrateur ne nous dit pas, comme nous pourrions nous y attendre, «ils puisèrent et ils portèrent».

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«Et le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était.» «Le troisième jour». Retenons simplement que c'est une notation temporelle. Ça marque une date, un moment. Cette mention du moment reviendra, par exemple, lorsque nous lirons : «puisez maintenant» et puis, bien entendu, surtout vers la fin : «Tout homme met d'abord le bon vin, et quand ils sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à présent.» Et, avant de quitter ce passage, nous apprenons que ça n'est qu'un commencement. Bref, nous aurons à nous demander si dans tout cela il n'y a pas un certain traitement du temps, et quel traitement du temps nous est suggéré.

«Il y eut une noce à Cana de Galilée». «Cana de Galilée», c'est un lieu, un lieu précis. Ce lieu porte un nom, ce lieu est quelque part. «Et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à la noce, ainsi que ses disciples.» Jésus est mentionné avec insistance au début, comme il le sera d'ailleurs pendant toute la traversée du texte. A la fin, il n'y en a plus que pour lui et pour ses disciples. Or un disciple, c'est quelqu'un qui est à l'école, c'est quelqu'un qui apprend, et il semble qu'à la fin on nous dise ce qui a été appris : «ses disciples crurent en lui». Au début, ils étaient là simplement, comme lui, invités à la noce.

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«Et du vin étant venu à manquer, la mère de Jésus de dire à son adresse : "Ils n'ont pas de vin." Et Jésus de lui dire : «Quoi à moi et à toi, femme ? Mon heure n'est pas encore arrivée.» Sa mère de dire aux servants : «Tout ce qu'il vous dira, faites-le.» La mère constate que le vin manque. Il y a bien eu du vin, puisqu'il vient à manquer. La mère constate et, surtout, déclare qu'on est arrivé dans une situation critique. Le vin manque, c'est une affaire, mais c'est une autre affaire de le dire car le vin peut manquer sans que ce soit reconnu. Or qui dit que le vin manque n'est pas n'importe qui. C'est précisément la mère de Jésus. Et bientôt encore nous lirons : «sa mère de dire aux servants».

Une mère, c'est quelqu'un qui a donné naissance à un enfant. Est-ce pour cette raison que la mère est sensible au déficit devant lequel on se trouve ? En tout cas, c'est elle qui exprime le manque. Et c'est en direction de Jésus qu'elle formule cette phrase : «Ils n'ont pas de vin». Ne disons pas qu'elle lui demande qu'il en donne. Prenons la phrase au pied de la lettre : «Ils n'ont pas de vin». Dont acte.

«Et Jésus de lui dire : "Quoi à moi et à toi, femme ? Mon heure n'est pas encore arrivée".» Jésus a-t-il compris la phrase de sa mère comme une demande ? Ça n'est pas sûr. Pourquoi ne pas entendre ce qu'il dit comme un constat interrogatif ? «Quoi à moi et à toi, femme ?» Femme, non pas mère. Comme s'il y avait une distance entre, d'un côté, lui, Jésus, un homme, son fils et celle à laquelle il s'adresse, une femme, et, d'autre part, l'événement lui-même. «Quoi à toi et à moi, femme ?»

«Mon heure n'est pas encore venue». Je vous disais tout à l'heure qu'il était question du temps dans la traversée de ce passage. Ce qui est sûr en tout cas c'est que son heure à lui n'est pas encore venue : il en est distant, et elle aussi !

«Sa mère de dire aux servants : "Tout ce qu'il vous dira faites-le. On dirait qu'elle fait des servants des disciples. La voilà qui leur fait la leçon !

Avant de quitter la mère de Jésus, risquons un mot, mais en lui donnant son sens le plus simple. La mère de Jésus a été médiatrice ou, si vous préférez, intermédiaire. C'est elle qui fait passer en mots le manque de vin et qui formule l'événement à l'adresse de Jésus. C'est elle aussi qui, après avoir entendu la réponse de Jésus, sert d'intermédiaire, cette fois-ci vers les servants, pour les instituer dans leur service de Jésus. Elle fait naître, elle, la mère, l'événement à la parole ; elle reçoit, en écoutant ; elle transmet ; elle fait naître les servants à l'écoute de son fils.

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Il semble qu'on a quitté la mère. Ça n'est pas si sûr. Car on nous dit qu' «il y avait, posées là, six jarres de pierre destinées à la purification des Juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures.» Si la mère s'en va, les jarres viennent. A la place de la mère absente, les jarres ! Les jarres dont nous n'allons pas tarder à apprendre qu'elles peuvent contenir de l'eau, comme il arrive à des mères, et une eau qui dans le ventre des mères n'est pas inféconde !

Les jarres sont là pour rendre propre, pour laver. Laver, c'est bien beau, mais, si j'ose dire, ça ne répond pas à la situation. Ce n'est pas d'être propre, purifié, qui va saouler quelqu'un, lui faire boire le vin qui manque. Comme la mère de Jésus, ces jarres font tout ce qu'elles peuvent, et elles peuvent, semble-t-il, beaucoup. D'abord, il y en a six, il n'y en a pas seulement une. Et puis elles contiennent deux ou trois mesures. Elles font ce qu'elles peuvent, mais, comme tout à l'heure la mère, elles sont à la fois puissantes et impuissantes.

La mère avait été capable de produire Jésus, qui est là. Mais, s'agissant du vin, elle n'a pas de succès. Elle peut simplement dire : «ils n'ont pas de vin». Elle a produit Jésus, elle ne peut pas produire le temps de Jésus, l'heure de Jésus «Mon heure n'est pas encore venue.» Elle n'a pas barre sur ce que nous appellerions son destin.

«Jésus de leur dire : "Remplissez d'eau les jarres." Et ils les remplirent jusqu'en haut.» Toujours cette impression que ce texte nous parle d'une limite qu'on atteint. Limite du vin qui vient à manquer. Maintenant ces jarres, voilà qu'elles sont remplies à ras bord, mais remplies de quoi ? Remplies d'eau. Remplies de puissance ou d'impuissance ? Nous sommes interrogatifs. De même que nous nous demandions si la mère de Jésus était puissante ou pas puissante, de même nous nous disons : «ce n'est pas mal ; elles sont pleines d'eau, elles étaient vides jusqu'à présent !» Mais nous sommes tentés de dire aussi : «si elles sont pleines, elles ne sont pleines que d'eau.»

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Voilà le maintenant. Il s'agit d'à présent. Il s'agit d'aujourd'hui : «Puisez maintenant et portez au maître de la fête.» On ne nous dit pas s'ils puisent dans l'eau ou dans autre chose : «Puisez» «Travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins !» Oui, je vous avoue que ça m'a fait penser à ces propos de la fable. Et vous voyez pourquoi j'ai été tenté de m'intéresser beaucoup à ce «puisez». C'est pour la raison que je vous disais tout à l'heure : parce qu'on ne nous dit pas qu'ils puisent. On le dira un peu plus loin, quand l'événement deviendra public : «ceux qui avaient puisé l'eau». Ainsi, dans ce passage, il y a une sorte de point obscur. L'opération de puiser a-t-elle eu lieu ? Sans doute, oui ! la suite le dira. Qu'est-ce qui a été puisé ? Nous ne voyons que les effets. En tout cas, «Ils portèrent».

*

«Quand le maître de la fête eut goûté l'eau devenue du vin». Nous apprenons que l'eau qui, tout au plus, peut servir à purifier, mais sans aller plus loin, dépasse maintenant la limite de son pouvoir. Toujours, dans ce texte, on va jusqu'à une limite, et cette limite, c'est la limite non pas du néant, mais du vide, un passage par un point zéro, point tellement nul qu'on ne peut rien dire de ce qui se passe. Mais il suffit d'avoir puisé, sans doute, mais surtout de porter. Et voilà que le maître de la fête goûte l'eau devenue du vin. Transformation. Transformation dans le sens du meilleur, qui manquait. Car ce n'est pas seulement le vin qui manquait, mais le vin meilleur.

Et pas plus que nous ne savons s'il y a eu geste de puiser, le maître de la fête ne sait d'où ça vient. Nous nous demandions si la mère de Jésus était puissante ou impuissante ; si les jarres étaient capables de faire quelque chose ou, au contraire, si elles n'avaient qu'une contenance limitée, et limitée de toute façon à ne contenir que de l'eau. Et puis voilà que la frontière est passée. La limite est franchie, et sans qu'on sache comment elle a été franchie.

Il n'y a que les servants qui savent. Qu'est-ce qui les qualifie pour savoir ? C'est d'avoir puisé. Ce qui les rend savants en la matière, c'est d'avoir fait l'effort de puiser, de puiser l'eau, de ne puiser que de l'eau, parce que, finalement, peut-être qu'il n'y a que de l'eau. Il n'y a que de l'eau, mais quand on la puise sur sa parole, voilà que l'eau, non seulement devient du vin, mais du meilleur.

Aussi bien, «le maître de la fête d'appeler l'époux et de lui dire : "Tout homme met d'abord le bon vin, et quand ils sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à présent. En d'autres termes, le bon vin n'est pas au passé. Le bon vin n'est qu'au maintenant, qu'à là présent. Le bon vin, on ne l'a jamais encore déjà goûté. Je vous disais que c'était un traitement du temps. Le bon vin est aujourd'hui, maintenant, et, comme aujourd'hui et maintenant, c'est déjà, presque aussitôt, du passé, je peux dire que c'est pour tout à l'heure, pour demain. Demain, quand demain sera à présent, quand demain sera maintenant. Mais quand sera maintenant ? Maintenant est lié à un geste : «Puisez maintenant». Le présent, le bon vin, le meilleur vin, le vin qui saoule, c'est celui de maintenant, contemporain du geste de puiser, qui aussitôt s'accompagne de celui de goûter, geste jamais passé, geste jamais épuisé car il y a toujours à puiser.

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«Cela, il le fit en commencement des signes, Jésus, à Cana de Galilée». On voudrait savoir ce que signifie ce «Cana de Galilée», pourquoi on nous dit que c'est à Cana de Galilée ? Si d'aventure «Cana de Galilée» avait le même sort que beaucoup de détails qui sont donnés dans ce texte, si «Cana de Galilée», c'était un lieu limite, un lieu frontière, un lieu où ça bascule ?

Et «le troisième jour», si c'était le jour où la limite est atteinte, franchie, dépassée ? Le troisième jour, c'est le jour où le bon vin arrive. Mais ce jour est toujours un jour bordure, limite, jamais passé, présent, dans la succession des présents qui n'arrêtent pas de se présenter.

Et à ce moment-là, qui est toujours l'heure de Jésus, qu'est-ce qui se passe ? C'est Lui, c'est Lui qui fait le travail. Elle a fait ce qui fallait, la mère de Jésus. D'abord elle a fait Jésus, elle a dit à Jésus quel était l'état des choses. Mais c'est Jésus, à Cana de Galilée, qui «manifesta sa gloire». Manifester sa gloire, c'est faire que, quand on est passé par l'eau, fût-elle abondante, du vin en sorte, et du vin qu'on porte, du vin qu'on transmet. Et c'est pour cette raison qu'il faut des disciples. Les voilà donc qui croient en Lui, mais les voilà surtout établis en situation de disciples. Car il s'agit bien sûr de prendre part à la noce, d'y être ivre, mais sans oublier de porter.

Si croire était une fête, une noce, une fête d'alliance ?

12 janvier 1995

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