Qui sont-ils et d’où sont-ils venus ?
«Après cela je vis, et voici une foule nombreuse, que personne ne pouvait dénombrer, de toute nation, et tribus, et peuples, et langues, se tenant debout en face du trône et en face de l’agneau, enveloppés de robes blanches, et des palmes dans les mains. Et ils crient à grande voix, en disant: «Le salut à notre Dieu, qui est assis sur le trône, et à l’agneau!» Et tous les anges se tenaient debout autour du trône et des vieillards et des quatre vivants, et ils tombèrent en face du trône, et ils se prosternèrent devant Dieu, en disant: «Amen! La bénédiction, et la gloire, et la sagesse, et l’action de grâce, et l’honneur, et la puissance, et la force à notre Dieu, pour les âges des âges! Amen!» Et l’un des vieillards répartit en me disant: «Ceux-ci, qui sont enveloppés de robes blanches, qui sont-ils et d’où sont-ils venus?» Et je lui ai dit: «Mon seigneur, toi, tu le sais.» Et il me dit: «Ceux-ci sont ceux qui viennent de la tribulation, la grande, et ils lavèrent leurs robes, et ils les ont blanchies dans le sang de l’agneau. A cause de cela, ils sont en face du trône de Dieu, et ils lui rendent un culte de jour et de nuit dans son temple, et celui qui est assis dressera sa tente sur eux. Ils n’auront plus faim ni n’auront plus soif, et il n’y a pas de danger que tombe sur eux le soleil ni aucune ardeur, parce que l’agneau, qui est au milieu du trône, sera leur berger, et il les acheminera aux sources des eaux de vie, et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux.»
Cette observation peut être décisive pour l’intelligence que nous allons prendre de ce passage. En effet, quelle est la portée d’une question venant de la part de quelqu’un qui sait? Est-ce qu’elle a ici pour objectif de mettre son interlocuteur en situation d’infériorité, de l’amener à reconnaître qu’il ne sait pas? Est-ce qu’on peut penser que cette question est impertinente, comme si celui qui interroge voulait faire la nique à celui à qui il s’adresse? Remarquons d’ailleurs que le voyant ne dit pas qu’il ne sait pas. Il n’avoue pas une ignorance. Il déclare seulement avec assurance que celui qui vient de l’interroger, lui, il sait.
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Pour comprendre la portée de ce bref dialogue, il est utile d’observer dans quel ensemble il se situe.
Tout commence par une vision. «Après cela je vis». Dans le cours de cette vision s’élève un cri puissant, qui fait partie de la vision. Cette vision n’est donc pas seulement quelque chose qui vient aux yeux. Elle est aussi entendue, si l’on peut dire: «ils crient à grande voix, en disant».
Ceux qui crient sont constitués de la foule qui a été vue: «une foule nombreuse, que personne ne pouvait dénombrer, de toute nation, et tribus, et peuples, et langues». Ils crient donc «en disant "Le salut à notre Dieu, qui est assis sur le trône, et à l’agneau!"» Une voix, sans doute, mais une voix qui crie.
Ensuite, le voyant a sous les yeux «les anges… debout autour du trône et des vieillards et des quatre vivants». Et voilà qu’un événement se produit: «ils tombèrent en face du trône, et ils se prosternèrent devant Dieu». Manifestement, il s’agit des anges. Eux aussi se mettent à s’exprimer verbalement, ils parlent, comme la foule immense avait parlé. Mais ils ne crient pas. Ils parlent plus longuement que les autres. Leur propos est encadré de deux «Amen», de deux «oui». Ils profèrent une sorte de longue litanie, composée de sept substantifs, mais sur le même mode que ce que la foule avait dit tout à l’heure. La foule avait dit «Le salut à notre Dieu,». Tout ce qui est dit par les anges est aussi attribué à notre Dieu, mais «pour les âges des âges».
Voilà comment nous étions entrés dans ce passage, avant d’en venir à l’étrange conversation.
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Rappelons-nous la scène. Il y a Dieu, assis sur le trône, l’agneau et, autour du trône, il y avait des vieillards et quatre vivants. C’est l’un des vieillards qui prend la parole. Le propos du vieillard porte sur ceux qui ont été vus par le voyant, la foule nombreuse, et sur un trait qui caractérise cette foule: le fait que tous ces gens «sont enveloppés de robes blanches». La question concerne à la fois leur identité et leur origine: «qui sont-ilset d’où sont-ils venus? » La demande n’est pas tellement déplacée après la présentation qui avait été faite de cette foule immense. En effet, elle était présentée comme issue de «toute nation, et tribus, et peuples, et langues». Est-ce que cette foule immense a besoin d’être définie encore mieux dans son origine? Sans doute.«Ceux-ci sont ceux qui viennent''''de la tribulation, la grande». Ainsi, nous apprenons qu’un événement s’est produit. Nous en avions déjà vu un se produire lorsque les anges «tombèrent en face du trône, et se prosternèrent devant Dieu». Maintenant, c’est un autre événement: ils sont sortis de la tribulation, la grande, ils lavèrent leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’agneau. (Notons, en passant, que le bain dans le sang de l’agneau permet une transformation du rouge au blanc!)
Une explication est donnée sur la présence de ces gens. «A cause de cela, ils sont en face du trône de Dieu». Nous avions appris initialement qu’ils se tenaient debout en face du trône et en face de l’agneau. Maintenant, on nous dit qu’ils sont en face du trône de Dieu. Et «ils lui rendent un culte de jour et de nuit dans son temple». Il semble que le temps se soit arrêté.
Voici qu’apparaît, pour ne plus s’interrompre, un propos au futur: «et celui qui est assis dressera sa tente sur eux. Ils n’auront plus faim ni n’auront plus soif, et il n’y a pas de danger que tombe sur eux le soleil ni aucune ardeur». On donne la raison de cette sécurité dans laquelle ils se trouvent : « parce que l’agneau, qui est au milieu du trône, sera leur berger,… il les acheminera… et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux».
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Ce texte est construit comme une ellipse. D’un côté, il y a le trône, avec Dieu et l’agneau, du moins au départ. Vers la fin, l’agneau a disparu de cet emplacement. Il y a, autour d’un des foyers de l’ellipse, les vieillards, les quatre vivants et, entourant ce groupe, les anges: «tous les anges se tenaient debout autour du trône et des vieillards et des quatre vivants». Autour de l’autre foyer se trouve la foule.
Le passage que nous lisons est tout entier consacré aux relations entre la cour et la foule. La cour est composée d’un certain nombre de personnes, que l’on peut compter, car même si l’on n’indique pas le nombre des vieillards, ils ne sont pas présentés comme innombrables. En face, il y a, «se tenant debout en face du trône et en face de l’agneau», une foule qui vient de toute nation, tribus, peuples et langues. Et ils se retrouvent, dans la même posture que les autres, debout, en face du trône et en face de l’agneau, avec des robes blanches et avec les insignes d’une victoire. Mais ils ne s’attribuent pas le mérite de cette victoire, puisque, à pleine voix, ils crient: «Le salut à notre Dieu, qui est assis sur le trône, et à l’agneau!»
La foule immense crie quelque chose qui n’est pas sans avoir comme un écho dans le propos des anges. Ce que disent les anges est enclavé entre deux mots qui soulignent que c’est ainsi: en effet, oui, les choses sont bien telles! Même si le terme de salut n’apparaît pas, il y a une succession d’attributs donnés à «notre Dieu». (c’est la même expression qui était employée par la foule quand elle criait à grande voix: ''«Le salut à notre Dieu, qui est assis sur le trône, et à l’agneau!»''). Nous assistons à la reconnaissance d’une communauté par elle-même, une communauté formée de la foule immense et de ceux de la cour. Ils ont en commun le même Dieu.
Mais ce qui est reconnu à ce Dieu commun, ce n’est pas la même chose pour les uns et pour les autres. La foule lui attribue un salut, une victoire. Les anges, eux, affirment que, d’une certaine façon, rien ne peut se produire. Ils sont dans «les âges des âges ». L’événement dont ils sont les acteurs est intemporel. Sans doute, ils tombèrent en face du trône et se prosternèrent devant Dieu, mais ils déclarent alors sur ce Dieu, quelque chose qui échappe à la temporalité. Cependant, nous pouvons nous demander si ces attributs, décernés à ce Dieu, ne sont pas déjà passés vers la foule immense. Sinon, pourquoi ces palmes qu’elle tient dans la main?
Bref, après tout cela, nous ne savons pas très bien où nous en sommes. Aussi pouvons-nous faire nôtre l’interrogation du vieillard.
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«Et l’un des vieillards répartit en me disant: "Ceux-ci, qui sont enveloppés de robes blanches, qui sont-ils et d’où sont-ils venus?"» Observons que nous venons d’entendre «pour les âges des âges». Si l’un des vieillards prend la parole c’est peut-être parce qu’il peut, du fait de son âge, savoir ce qui s’est passé!
«''Et je lui ai dit: «Mon seigneur, toi, tu le sais.»'' J’attends que tu le dises car je viens d’avoir cette vision, je l’ai encore, elle est sous mes yeux. Mais il ne suffit pas de voir. Encore faut-il que j’entende. J’ai déjà entendu, certes, j’ai entendu le cri, j’ai entendu la déclaration des anges, mais ce que j’attends - et que tu dois savoir - c’est la signification de ces deux sphères: la cour et la foule. Or, je ne peux connaître cette signification, que si elle m’est dite. Jusqu’à présent elle est encore cachée.
Ainsi, le voyant est en face d’un spectacle qui lui échappe, devant une vision qu’il ne se satisfait pas de voir. Il attend que le sens de cette vision lui soit donné par quelqu’un qui s’y connaît!
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Maintenant nous pouvons entendre la réponse du vieillard. «Ceux-ci sont ceux qui viennent de la tribulation, la grande, et ils lavèrent leurs robes, et ils les ont blanchies dans le sang de l’agneau.» Les robes blanches qu’ils portent n’ont pas toujours été blanches. Elles ont été salies, souillées. Ils viennent d’une situation où ils auraient pu être broyés. C’est cela que signifie «la tribulation, la grande». Mais ils y ont échappé, non par leur propre force, mais par le sang de cet agneau qui est sur le trône. Voilà pourquoi «ils sont en face du trône de Dieu». Les anges déjà se tenaient autour du trône et des vieillards et tombèrent en face du trône de Dieu. Or, eux aussi, ils sont en face, «ils lui rendent un culte de jour et de nuit dans son temple.» Quelque chose de la condition de la cour est passé jusqu’à eux. Oui! mais (et c’est cela qui est assez prodigieux dans ce passage), il y a quelque chose dont ils ne sont - heureusement? malheureusement? - pas libérés. Ils ne sont pas libérés du temps. Nous lisonsen effet : « et celui qui est assis dressera sa tente sur eux. Ils n’auront plus faim…». Est-ce que la victoire est acquise ou future?
Ce qui est sûr, c’est que ce passage célèbre, pour finir, une situation de sérénité, de paix, qui culmine dans «il n’y a pas de danger que tombe sur eux le soleil ni aucune ardeur».
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Nous pouvons entendre ce récit comme un travail sur l’idée que, spontanément, nous nous faisons du temps. Du fait de nos grammaires, surtout des conjugaisons de nos langues occidentales, nous pensons qu’il y a le passé, qui est derrière nous, qui ne reviendra pas, parce que le présent qu’il a été n’existe plus, est mort. En effet, ce présent, en qui nous sommes à chaque moment, ne dure que pour fuir, et ce présent fait de nous des mourants en sursis. Ainsi, le futur, qui est devant nous, n’arrive que pour se transformer en passé. Aussi bien ne sommes-nous pas loin de penser que l’attente d’un avenir nous aura trompés, en nous berçant de l’illusion que nous pourrions ne pas mourir. Bref, notre pensée spontanée du temps va à la mort.
Pourtant, il nous arrive parfois de penser autrement. Il nous arrive de penser que ce qui est passé, un souvenir, peut faire vivre. Il nous arrive de penser qu’un engagement, pris dans le passé, nous tient, autant que nous le tenons. Et le présent, lui aussi, pensons-nous parfois, fait vivre parce que, dans le présent, se produit par exemple quelque chose comme une naissance. Quant à l’avenir, il n’est pas seulement trompeur. Ainsi, c’est contre la tromperie possible de l’avenir que nous nous élevons quand, par exemple, nous faisons confiance à quelqu’un.
En somme, si notre pensée spontanée du temps va à la mort, nous avons, dans l’expérience que nous faisons, la possibilité de corriger cette pensée. Or, le texte que nous venons de lire pousse très loin cette correction. Sans doute, l’avenir, comme son nom l’indique, n’est pas ici, mais il n’est plus seulement devant nous. L’avenir deviendra certes du passé, comme tout avenir, mais cet avenir, devenu passé, ne cesse d’être présent. Ainsi, sans être sortis du temps, nous sommes vainqueurs du temps. C’est ce qui arrive à cette foule enveloppée de robes blanches. Elle n’a pas échappé à la tribulation. Elle n’y échappe pas dans le temps qui continue. Elle n’y échappera pas dans l’avenir qui viendra. Mais, chose étrange, tous ces gens, qui ne sont pas dispensés de passer par la tribulation, ont blanchi leur robe dans le sang de l’agneau. Bien plus, quelque chose s’est produit, non seulement pour eux, mais pour l’agneau lui-même, puisque l’agneau, qui est au milieu du trône, sera leur berger. L’agneau changé en berger! Voilà qui est parallèle à une autre transformation, au passage par la tribulation pour la foule nombreuse et à son arrivée à la victoire. Ils ont blanchi leurs robes dans le sang de l’agneau: c’est chose faite, c’est aussi chose qui se fait, et c’est chose qui se fera.