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«Ne pas tenir contre le mauvais»


«(38) Vous avez entendu qu’il a été dit: «Oeil contre oeil et dent contre dent.» (39) Et moi je vous dis de ne pas tenir contre le mauvais. Mais quelqu’un te gifle-t-il sur la joue droite, tourne-lui aussi l’autre. (40) Et à qui veut etre en jugement avec toi et prendre ta tunique, laisse-lui aussi le manteau. (41) Et quelqu’un te réquisitionne-t-il (pour) un mille, va deux avec lui. (42) A qui te demande donne, et de qui veut t’emprunter ne te détourne pas.»


Matthieu V, 38-42

« Pour » ou « contre » ?

Supposons qu’au lieu de « œil contre œil... » nous lisions « œil pour œil... », le sens de la formule resterait le même pour nous. Alors, pourquoi donc préférer ici la première à la seconde ?

Un peu plus loin, nous lisons : « ...je vous dis de ne pas tenir contre le mauvais... » De nouveau nous rencontrons contre. Mais, cette fois, nous ne pouvons pas le remplacer par « pour » sans que ne change le sens de la proposition tout entière.

Le même mot, préposition ou préverbe, du texte original (anti) peut donc, dans la traduction de celui-ci, tantôt être remplacé par un autre sans que change le sens de la locution et tantôt être tellement nécessaire à l’expression du sens d’une proposition qu’on ne peut lui en substituer un autre et, en tout cas, certainement pas le remplacer par le « pour », qui pourtant convient tout à fait, dans le premier cas, en lieu et place de « contre ». Pour le dire en passant, le fait est d’autant plus surprenant que, lorsque « pour » induit le même sens que « contre » dans la locution considérée, on s’écarte d’un usage fréquent dans lequel « pour » est tenu pour le contraire de « contre » et signifie « en faveur de ».

Comment peut-on comprendre de tels faits ?

Dans le premier cas, lorsque « pour » convient aussi bien que « contre » pour le sens, ces deux prépositions servent différemment à l’expression d’une même pensée, à l’affirmation de l’équivalence entre deux termes : un œil vaut un œil, une dent vaut une dent. Aussi l’un peut-il occuper la place de l’autre ou encore l’un peut-il être donné et reçu en échange de l’autre.

En revanche, dans le second cas, cette équivalence ou cette permutation dans l’espace ou dans la circulation des biens, est tout à fait impossible. Le mot du texte original (anti) ne dégage plus, si l’on peut dire, qu’un seul sens, celui d’une opposition, voire d’un conflit comme il en naît entre adversaires.

Sans doute. Ces explications sont fondées. Néanmoins, il reste que le même mot a été employé ici et là. On peut donc se demander si, tout en perdant sa capacité à être traduit différemment quand il passe du premier au second emploi, ce même mot n’importerait pas cependant quelque chose de la complexité du premier sens jusque dans l’univocité du second. Plus précisément, du fait de la proximité des occurrences de ce même mot dans le passage que nous lisons, ne peut-on pas faire l’hypothèse que, par sa répétition, il constitue la trace d’une pensée qui cherche à se formuler ? Plus précisément encore, ne peut-on pas supposer qu’une réponse est donnée, dans le second emploi, à une question qui avait été ouverte dès le premier ?

On est conforté dans cette supposition quand on constate qu’en effet une déclaration, la seconde, celle du maître, se présente, énigmatiquement, à la fois comme une prolongation et comme une correction, sinon même comme une contradiction de la première. En effet, après avoir lu Vous avez entendu qu’il a été dit : « Œil contre œil et dent contre dent », nous lisons Et moi je vous dis de ne pas tenir contre le mauvais. Le retour d’un même mot, de contre, laisse entendre qu’il s’agit maintenant de marquer une opposition. Or, celle-ci était déjà présente, sous les espèces de l’expression d’une équivalence, dans le premier emploi, quand on lisait œil pour œil... mais elle pouvait passer inaperçue. En effet, l’opposition pouvait paraître s’effacer devant l’équivalence. En revanche, dans le second emploi l’opposition éclate à l’évidence.

Quelle conclusion peut-on dégager de toutes ces observations ?

L’enseignement premier invite à pratiquer dans les rapports humains une stricte loi d’équivalence : on retourne autant qu’on a reçu, on échange sans perte, puisqu’on enlève à l’autre autant qu’il a pris, et notamment lorsque l’on a été lésé en quelque point de son corps, dans son œil ou dans sa dent . La riposte doit être à la mesure de l’agression et, estime-t-on, une fois retournée une agression identique, l’affaire sera close, l’équilibre sera rétabli : un autre œil ou une autre dent est supprimé au lieu, à la place, en échange de l’œil ou de la dent arrachés, «contre» ou, mais c’est la même chose, «pour» l’œil ou la dent arrachés.

Or, l’enseignement du maître invite à discerner dans le rétablissement de l’équilibre quelque chose qui est encore une attaque et c’est précisément l’agressivité qu’il entend supprimer. C’est à elle qu’il s’en prend. D’où le recours à ce même « contre », mais entendu dans son sens adversatif, pour qualifier la conduite qu’il recommande d’éviter : il entend détourner de répondre par une équivalence d’attaque : Et moi je vous dis de ne pas tenir contre le mauvais . Maintenant, remarquons-le, l’adversaire reçoit un nom. Or, ne serait-ce point parce qu’il s’agit du mauvais qu’il ne faut pas répondre du tout, ni en retournant un équivalent ni même en retournant quoi que ce soit, pas même une attitude de résistance ? Car, avec le mauvais on ne négocie pas, il n’y a rien à attendre d’une transaction avec lui et, surtout, on a tout autre chose à faire que de tenir contre lui.

Et pourquoi donc ?

Parce que ce serait reconnaître au mauvais, ou au mal, le privilège de l’initiative, ce serait se soumettre à lui encore, même en se dressant contre lui. Et, de fait, quand on considère l’expérience, c’est le mauvais qui prend les devants, c’est la violence qui arrive d’abord. Mais cette antécédence effective du coup qui offense et qui blesse ne confère au mauvais aucun droit et surtout pas celui de régner souverainement dans les rapports humains. Or, c’est ce droit qu’on lui reconnaîtrait implicitement en agissant avec violence. En bref, la méchanceté peut bien être première dans l’histoire, elle n’y a pas la primauté, elle n’y est pas souveraine : si elle doit être chassée, c’est parce qu’elle y est présente en réalité comme une intruse. Tel est, semble-t-il, l’enseignement que le maître va proposer.

Comment dépasser le règne de l’équivalence ?

Mais quelqu’un te gifle-t-il sur la joue droite, tourne-lui aussi l’autre. C’est une fois de plus le corps qui subit l’agression. Or, ce même corps a de quoi offrir à l’attaquant une autre surface sur laquelle il pourra porter ses coups : il dispose de deux joues ! En présentant aussi l’autre, celle qui est encore indemne, la victime peut paraître soumise, voire complice de celui qui la frappe. En réalité, elle devient, mais sans qu’il y paraisse encore, maîtresse de la situation.

Et à qui veut être en jugement avec toi et prendre ta tunique, laisse-lui aussi le manteau. Le corps est toujours en cause mais, cette fois, indirectement, par le biais du vêtement qui le protège. Cependant l’exigence ne se manifeste pas aussi brutalement que précédemment. Elle prend la forme civile d’un procès. Cependant, la direction qui a été indiquée déjà reste la même. Comme s’il avait déjà perdu le procès, l’accusé est invité à en rajouter sur la réclamation du requérant, à lui abandonner plus qu’il ne réclame : il voulait prendre ta tunique, laisse-lui aussi le manteau.

Et quelqu’un te réquisitionne-t-il (pour) un mille, va deux avec lui. Il s’agit maintenant d’une requête qui peut être formulée au cours d’une conversation et sans qu’intervienne nécessairement une contrainte. Quant au corps, il n’est plus présent que par l’énergie physique qu’il peut dépenser dans l’accompagnement. Mais voilà que le sollicité, libre qu’il est de satisfaire à la requête qui lui est adressée, accorde spontanément et sans raison manifeste le double de ce qui lui est demandé.

À qui te demande donne, et de qui veut t’emprunter ne te détourne pas. C’en est fini maintenant d’une conduite où se manifesterait un surcroît qui n’était pas attendu. La pensée est devenue plus générale tout en restant aussi concrète: la circulation de l’argent est évoquée, elle sert de métaphore. Mais maintenant, c’est toute demande, quelle qu’elle soit, qui est visée et, avec elle, c’est le don qui est censé devoir lui répondre, comme si le don, qui certes suit la demande, lui était attaché par nature. En effet, ce qui est donné à la suite d’une demande n’est jamais qu’un emprunt sollicité et accordé et, de plus, le bénéficiaire de celui-ci semble bien avoir le droit de le réclamer.

Voilà, en définitive, où aboutit ou, plutôt, ce qui fonde l’engagement dans des conduites qui ne sont pas réglées par la logique de l’équivalence. De telles conduites manifestent, avec tout l’éclat du paradoxe, que chacun est tenu à donner à quiconque demande et qu’en donnant il transforme la relation qu’il entretient avec qui demande, à moins plutôt qu’il ne fasse apparaître la solidarité essentielle qui l’unit à celui-ci. Il pouvait donc sembler ne faire que prêter, comme lorsqu’on consent un emprunt à quelqu’un. En fait, puisque l’autre lui demande, il donne, et sans qu’intervienne la pensée d’être ou de n’être pas remboursé.

Une prodigalité sans fin

Assurément, c’est là une très étrange condition. D’un côté, en effet, il y a une obligation de donner et cette obligation naît de la demande même. D’un autre côté, qui donne ainsi ne perd rien : ce qu’il donne, puisqu’il s’agit d’un emprunt, semble devoir lui être rendu, encore que ce ne soit pas dit. Par le fait, ce qu’il possède ne lui appartient pas, puisqu’il ne peut pas éviter de donner à qui demande. Ainsi la demande, loin d’être un signe d’indigence, est-elle le prétexte à la révélation d’une fécondité sans autre fin qu’elle-même.

Après cela, faut-il s’étonner si le maître prescrit des conduites déconcertantes pour qui juge selon la logique de l’équivalence ? Celle-ci a été sapée à la source, au principe même. Ces conduites attestent donc non pas d’une résignation passive à la violence mais d’une exubérance, d’un surplus intarissable du don auquel nous sommes tous assignés. Cette exubérance et ce surplus constituent le rythme de l’existence même et lui communiquent une prodigalité sans arrêt comme sans but défini, littéralement gratuite. Voilà, en tout cas, ce dont porte témoignage le maître quand il substitue son propre enseignement à ce qui a été dit avant lui.

Clamart, le 29 janvier 2010

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