«On commet l’adultère envers elle»
«(31) Il a été dit : Que celui qui répudie sa femme lui donne un acte de séparation. (32) Et moi je vous dis que quiconque répudie sa femme - sauf si l’on parle de prostitution - fait qu’on commet l’adultère envers elle, et celui qui épouse une répudiée commet l’adultère.»
Législation et répudiation
Il a été dit : Que celui qui répudie safemme…Et moi je vous dis que quiconque répudie sa femme…
Selon le législateur antérieur comme selon le maître qui parle présentement lui aussi en législateur, la répudiation relève pareillement de la loi, mais elle n’y est pas traitée de la même façon.
Pour l’un comme pour l’autre la répudiation n’a de sens que dans le cas d’un mariage légalement reconnu.
Or, selon le premier, la répudiation met un terme au mariage mais pourvu qu’un acte de séparation soit donné par le mari à sa femme.
D’après le second, la répudiation est exclue, sauf si le mariage n’en était pas un, c’est-à-dire si, à la place et sous le nom usurpé de mariage, les conjoints vivaient dans la prostitution.
Ainsi, pour le maître, la répudiation est-elle absolument écartée. En effet, ou bien elle interviendrait pour mettre un terme à une situation qui n’est pas celle d’un mariage, mais un état de prostitution, ou bien elle prétendrait mettre un terme à une situation qui ne peut pas être anéantie légalement.
Ce dernier cas mérite la plus grande attention. Si le mari ne peut absolument pas répudier sa femme, c’est parce que celle-ci ne peut que rester sa femme, parce qu’elle l’est pour toujours, à moins que le mariage soit nul, comme c’est le cas lorsque la prostitution a pris la place du mariage. Aussi bien, s’il répudie sa femme ou, plutôt, s’il prétend pouvoir la répudier, comme si leur union relevait de la prostitution, alors il fait qu’on commet l’adultère envers elle pour le cas où un autre s’unit à elle. En effet, cet autre qui épouse une répudiée commet l’adultère, lui aussi, puisque la répudiation, ici, n’a pas d’effet. En réalité, cette femme n’est pas entrée dans un nouveau mariage. Aussi bien ne le peut-elle pas légalement, et son nouveau conjoint ne peut-il pas davantage être son époux.
L’absolu d’une alliance incarnée
Par le fait, le législateur, qu’il vienne en premier ou en second, rencontre la réalité d’une situation qu’on peut qualifier du nom d’alliance. C’est avec elle qu’il doit, en quelque sorte, négocier. Il pourra sembler réduire la force contraignante de cette alliance. Ainsi, par exemple, quand il admet que le mari peut répudier sa femme et lui donner un acte de séparation. Au contraire, il pourra accorder à l’alliance une force extrême. Tel sera le cas lorsqu’il déclare adultère toute rupture du lien entre un mari et sa femme, pourvu du moins que cette union ne puisse être confondue avec l’exercice d’une sexualité vénale, avec la prostitution. On pourra taxer de laxisme la première position, de rigorisme la seconde. Mais, en un certain sens, qu’importent ces qualifications ! Elles ne sont pas négligeables mais elles relèvent de l’histoire des mœurs. Elles ne suppriment pas une évidence, celle d’une alliance qui s’impose comme un état de fait au législateur et, avant lui, au mari et à sa femme du seul fait que celle-ci est devenue légalement son épouse.
Quant à la qualification d’adultère, certes, elle flétrit d’un blâme une certaine conduite, elle la réprouve. En somme, elle est sur la même ligne que l’octroi d’un acte de séparation qui figure dans la première législation. Mais, à la différence de celle-ci, la seconde législation tient pour nulle toute union conjugale ultérieure qui se donnerait comme un mariage.
Or, en tout cela, et dans les deux législations considérées, l’homme ou, pour parler plus rigoureusement, le mari, n’est pas expressément atteint par l’adultère. Ainsi a-t-il seul l’initiative de la répudiation et c’est lui qui, par une telle décision, rend adultères sa propre femme et l’éventuel futur conjoint de celle-ci. Cependant, s’il n’est pas lui-même directement qualifié d’adultère, il induit, si l’on peut dire, une situation d’adultère, puisque, comme le déclare le maître, on fait alors qu’on commet l’adultère envers elle. Il a en quelque manière ouvert le champ d’un adultère possible. On peut certes ne relever ce trait que comme un état des mœurs dans une culture marquée par la suprématie masculine. Mais il est loisible aussi de le considérer d’une tout autre façon.
En quelque sorte, l’acte de répudiation échappe à la puissance de celui-là même qui le prononcerait. Celui-ci est engagé dans une alliance qui ne peut pas être anéantie et qui s’impose à lui. Ainsi rencontre-t-on le paradoxe d’une alliance immémoriale qui est constitutive de l’humanité de l’humain : elle est intérieure à son histoire, immanente à son développement et transcendante à toutes ses éventuelles perversions qui peuvent survenir du fait de la duplicité ou de l’intérêt des individus !
Or, s’il en est ainsi, on n’a pas de peine à estimer que les propos tenus ici par le maître à ses disciples, alors même qu’ils visent une situation bien concrète, le mariage, n’y sont pas enfermés et, au-delà de celle-ci, on peut admettre qu’ils atteignent tous ceux qui, de quelque façon, se trouvent en alliance avec d’autres. Or, mariés ou non, nous le sommes tous. Mais l’habitude s’est tellement incrustée de réduire les déclarations qu’on vient de commenter à l’énoncé de mesures disciplinaires qu’il vaut la peine de s’interroger sur les raisons qui nous conduisent à ne pas nous arrêter à cette limitation, à la considérer comme indue.
Une lecture selon la figure
Si nous soutenons que la situation dont il est traité est une figure, nous ne prétendons pas rendre caduques les prescriptions disciplinaires qui l’incarnent dans une société donnée. Nous entendons seulement rester fidèles au mouvement de dépassement qui est inscrit dans la lettre même du texte, puisque nous lisons : Il a été dit…et ensuite : …Et moi je vous dis…
Dépassement vers quoi ?
Vers le dégagement d’un principe qui ne se restreint pas dans son application à la seule législation du mariage. Dépassement inspiré par la lumière et la force que donne, en toutes circonstances, le passage de la particularité de la lettre à l’universalité de cette même lettre. Mais encore faut-il qu’on lise cette lettre comme une figure particulière d’autre chose encore que la situation concrète à laquelle cette lettre s’applique.
En définitive, il s’agit pour nous, en quelque situation que nous soyons, de recevoir la lettre même du message qui, d’un même mouvement, applique celui-ci à une date et à un lieu déterminés et aussi l’en dégage, pour qu’il vienne nous rejoindre et s’adresse à nous ici et maintenant, où nous sommes.
Ici donc, par exemple, la législation du mariage témoigne d’une situation d’alliance absolument imprescriptible. C’est vers elle que pointe l’enseignement du maître, alors même qu’il reconnaît que les dispositions concrètes concernant le mariage ont changé dans le cours du temps. Plus radicalement que les variations de ces dispositions, il y a une situation, un état toujours actuel d’alliance qui demeure. Cette alliance possède une telle force qu’elle s’impose même à la souveraineté qui est attribuée au mari par le maître qui parle ici. En effet, on l’a vu, cette souveraineté dans l’initiative n’est pas arbitraire. Elle est, si l’on ose dire, responsable. Le mari n’est pas lié mais, libre partenaire dans une alliance, il ne peut pas agir n’importe comment envers sa femme et, notamment, il ne peut pas s’en séparer, pour autant du moins que leur union n’a rien de commun avec les trafics de la prostitution, c’est-à-dire de la vénalité.
De quoi cette figure est-elle la figure ?
Elle dirige notre attention vers une union qui est infrangible en raison de sa gratuité même. C’est bien là l’ultime ou la plus fondamentale affirmation qu’on peut discerner dans les propos du maître. Seule peut, voire doit être dissoute une rencontre entre un homme et une femme qui serait payante et payée. Sur la base de cette considération on peut estimer que l’indissolubilité de l’union conjugale, bien loin d’apparaître comme une contrainte ou une servitude, témoigne au contraire de la fidélité à une alliance radicale qui n’a pas de prix, qui est étrangère à la prostitution, c’est-à-dire non seulement à toute perversion du juste trafic marchant mais encore à toute nécessité naturelle et même et même à toute utilité et à tout besoin.
En somme, en tout cela il s’agit de tenir une foi. En effet, ce terme de foi apparaît comme un élément essentiel de toute alliance. C’est lui qu’on emploie pour caractériser aussi bien l’union des époux que celle des fidèles ou des croyants - les bien nommés ! - à leur dieu.