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C’etait moi qui lui donnais

(7c) Car elle a dit : « J’irai derrière mes amants, qui me donnent mon pain et mon eau, ma laine et mon lin, mon huile et mes boissons. » (8) C’est pourquoi me voici, qui fermerai ton chemin avec des ronces, je le barrerai d’une barrière, et elle ne trouvera pas ses sentiers. (9) Elle poursuivra ses amants, et elle ne les atteindra pas. Elle les cherchera, et elle ne les trouvera pas. Et elle dira : « J’irai, et je retournerai vers mon homme, le premier, car c’était bon pour moi alors plus que maintenant. » (10) Elle n’a pas pénétré que c’était moi qui lui donnais le blé, le moût, l’huile fraîche. Et de l’argent, j’en ai multiplié pour elle, et de l’or, qu’ils ont fait pour Baal. (11) C’est pourquoi je retournerai et je prendrai mon blé en son temps, et j’arracherai ma laine et mon lin qui couvrent sa nudité. (12) Et maintenant je découvrirai sa honte aux yeux de ses amants, et pas d’homme qui la délivrera de ma main. (13) Et je ferai cesser toute sa joie, sa fête, ses nouvelles lunes, son sabbat et toutes ses solennités. (14) Et je ravagerai sa vigne et son figuier, dont elle disait : « Ce sont des dons que m’ont donnés mes amants ! » J’en ferai une forêt et la bête des champs les dévorera. (15)Je lui ferai rendre compte des jours des Baals, quand elle faisait fumer l’encens pour eux, qu’elle se parait de son anneau et de son collier et qu’elle allait derrière ses amants, et moi, elle m’oubliait – oracle de IHVH.



Osée II, 7c – 15

Faire l’expérience de IHVH

En lisant ce passage nous recevons un message. Le contenu de celui-ci peut être défini comme  la communication d’une certaine expérience de IHVH. Or, par « expérience de IHVH », du fait que celle-ci nous est communiquée et que nous la recevons, nous devons comprendre ceci : si étrange qu’il paraisse il s’agit d’abord de l’expérience que IHVH lui-même aurait faite mais aussi, puisqu’il nous la transmet, il s’agit aussi de ce que nous faisons, de ce que nous ferons de la communication qui nous est faite de cette expérience.

En ce second sens, la lecture que nous allons faire de ce message nous prépare, non pas à faire nous-mêmes, mais à accueillir en nous, à la mesure de notre réceptivité, l’expérience propre de IHVH. Ainsi cette dernière deviendra-t-elle la nôtre en quelque manière. C’est, du reste, cette manière nôtre qui se préparera et pour ainsi dire poindra dans la lecture même que nous allons faire de ce message. Notre lecture est donc le moment premier, qui pourra se prolonger sous des formes imprévisibles, d’une réception ou, si l’on préfère, d’une incorporation à nous-mêmes  du message que nous accueillons.

Approchons mieux encore ce que signifie « faire l’expérience de IHVH », en insistant maintenant sur les diverses acceptions du verbe « faire ».

Faire signifie d’abord construire fabriquer. En effet, puisque nous l’énonçons avec nos mots, c’est dans un certain agencement de ces mots que nous inscrivons cette expérience. Nous parlons celle-ci.

Nous faisons l’expérience encore en un autre sens. Faire alors, c’est considérer que ce que nous avons bâti avec nos mots provient d’une expérience qui, avant d’être celle de IHVH, est la nôtre : nous pouvons, en effet, utiliser ces mêmes mots pour dire ce que nous expérimentons nous-mêmes. Il reste que nous estimons que cette expérience, la nôtre, devenue la sienne, lui appartient en propre. Quand nous l’importons en nous, elle n’est donc §pas identique à celle que nous faisons avant de la lui attribuer. Elle a été transformée, en devenant celle de IHVH.

Pourtant, elle devient nôtre. Et, par conséquent, la faire prend un dernier sens encore : faire cette expérience, c’est l’appliquer à nous-mêmes ou, si l’on préfère prendre l’événement à partir de nous, c’est y adhérer. Elle transforme ce que nous étions avant qu’elle ne soit entrée en nous. Pour désigner ce qui se « fait » alors, nous pouvons convenir ici de dire que nous « croyons ».

L’expérience et la foi

Qu’il soit bien clair d’emblée que si nous recourons à ce concept de « foi », ce n’est pas parce qu’il s’agit ici de IHVH.  Car la foi est toujours présente lorsque nous « faisons » une expérience, quelle qu’elle soit. Faute de ce « croire », il nous serait impossible de « faire » quelque expérience que ce soit. La foi s’intègre, en effet, à la moindre parole que nous entendons ou que nous prononçons. Nous ne pouvons pas nous entretenir sans croire tant soit peu à la communication qui s’établit entre nous, même si nous voulons mentir ou sommes assurés qu’on nous ment.

Mais cette foi, toujours présente, possède des intensités variables. Quand elle s’élève à sa plus haute intensité, nous disons volontiers qu’elle change d’ordre. Ainsi distinguons-nous la foi qui accompagne les échanges entre nous de la foi que nous donnons, par exemple, ici, à IHVH. Mais cette distinction, pour importante qu’elle soit, ne saurait faire qu’ici il y aurait foi, à cause du nom de IHVH, tandis que là il n’y aurait pas foi. Dans un cas comme dans l’autre la foi est à l’œuvre dans la communication et dans l’accueil de tout message qui est envoyé et reçu.

Ces observations, nous pourrions les présenter à propos de la lecture de tout passage, c’est-à-dire de tout message. S’il nous a paru opportun d’en faire la préface du fragment d’Osée que nous allons lire, c’est sans doute parce qu’il s’agit principalement ici de la foi ou, du moins, parce que nous pouvons lire ce fragment en étant particulièrement attentifs  à la foi.

Qui croyons-nous qui donne ?

Distinguons entre le thème et le motif, entre ce qui est posé en évidence et ce qui meut  le discours attribué à IHVH : oracle de IHVH.  

Il est évident que le thème, ici, consiste en la conduite que IHVH  projette de tenir pour répondre aux infidélités d’une femme qu’il tient pour son épouse. Déjà, observons-le, nous venons de formuler le thème en mentionnant un aspect de la foi, la fidélité. Mais nous allons pouvoir reconnaître bientôt que la foi est explicitement à l’œuvre autrement encore, comme le motif qui donne sa force à l’ensemble du propos.

Remarquons qu’en trois moments de ce passage il est fait mention du don. Dès le début, en effet, nous lisons cette déclaration de la femme, rapportée par IHVH : « J’irai derrière mes amants, qui me donnent mon pain et mon eau, ma laine et mon lin, mon huile et mes boissons. » Un peu plus loin, IHVH revient sur le fait du don : « Elle n’a pas pénétré que c’était moi qui lui donnais le blé, le moût, l’huile fraîche… » Enfin,  c’est IHVH  lui-même qui, de nouveau, fait état d’une affirmation de la femme à propos de sa vigne et son figuier : « Ce sont des dons que m’ont donnés mes amants.»

Chaque fois, un don est accordé et il est reçu. De toute évidence, la matière de ce don est chaque fois constituée par ce qui fait vivre la récipiendaire. Dans les deux cas quelqu’un est crédité du don. Mais le donateur n’est pas le même, selon que l’on écoute parler IHVH  ou la femme : pour elle, le donateur, ce sont ses amants, pour IHVH, c’est lui-même. Tout se passe comme s’il y avait une contestation sur le destinataire de la foi, sur celui à qui est attribué l’acte de donner la subsistance.

Sans doute. Mais la contestation est instructive. En effet, puisqu’il s’agit du don de ce qui fait vivre, se tromper sur l’identité du donateur est loin d’être indifférent pour la vie même de celle qui reçoit. Car, plus radicalement que de la matière des dons qu’elle reçoit, elle vit aussi du lien, que l’acte de donner ne fait que rendre manifeste, et ce lien est institué entre elle et  le donateur. Or, les amants, même s’ils peuvent donner ou paraître donner quelque chose, sont incapables d’instituer entre elle et eux un lien qui la fasse vivre. En revanche, qu’elle reconnaisse que ce ne sont pas eux qui donnent réellement, mais IHVH, et alors non seulement elle reste dans la foi - nul n’en sort jamais vraiment en ce monde - mais  encore elle accède à une foi d’un tout autre ordre que celui dans lequel croire conduit à mourir de faim.

Mais il n’est pas indifférent d’observer que, même quand elle se trompe d’adresse, même quand elle ne va pas jusqu’à l’extrême, ici représenté par IHVH, la foi est toujours une affaire de désir et d’amour, d’un amour qui désire : elle l’est déjà quand elle s’adresse aux amants, les bien nommés. Or, la foi ne cesse pas d’être l’affaire d’un amour qui désire, quand elle s’adresse à IHVH. Mais alors, semble-t-il, l’amour vient plutôt de Lui que de la femme, et il s’exprime sous la forme du dépit et de la jalousie qui, pour un peu, irait jusqu’à la détruire, parce que, dit-il, moi, elle m’oubliait. Quant à elle, elle ne va guère plus loin que jusqu’où la conduit la considération de son bonheur. Et elle dira : « J’irai, et je retournerai vers mon homme, le premier, car c’était bon pour moi alors plus que maintenant.»

Faut-il discerner dans cet aveu un intéressement qui, après tout, ne serait qu’une réplique, chez elle, de ce qui, en IHVH, prend l’aspect de la menace ? Pourquoi pas, tant il est vrai que, lorsque le désir et l’amour s’en mêlent, il est assez vain de prétendre qu’ils trouveront sûrement, pour s’exprimer, un langage qui soit adéquat à leur excès ? Ils n’ont, pour se dire, que des mots dont on peut comparer les valeurs. Tout au plus peuvent-ils tenter de faire violence au langage, de peser sur lui, pour l’arracher, si c’est possible, au régime du donnant-donnant.

La coïncidence des retours

Entre cette femme et IHVH le combat est inégal. IHVH détient le pouvoir de l’empêcher de rejoindre ses amants : C’est pourquoi me voici, qui fermerai ton chemin avec des ronces, je le barrerai d’une barrière, et elle ne trouvera pas ses sentiers. Elle poursuivra ses amants, et elle ne les atteindra pas. Elle les cherchera, et elle ne les trouvera pas. L’intention est exprimée avec insistance. IHVH passe même de l’adresse directe à la déclaration à lui-même ou à qui peut l’entendre. Mais se contente-t-il de formuler ses intentions ? Est-il passé à l’exécution ? Nous n’en savons rien.

Il semble, en tout cas, que IHVH  veuille que la femme, la sienne, décide de son propre retour par la comparaison qu’elle fera entre son bonheur d’alors et l’état qui sera devenu le sien maintenant : Et elle dira : « J’irai, et je retournerai vers mon homme, le premier, car c’était bon pour moi alors plus que maintenant.» IHVH, son homme, c’est-à-dire son mari, le premier - entendons : IHVH - apparaît comme le maître de sa destinée et, dans le même temps, il la met à même de décider de celle-ci. En effet, en faisant échouer ses tentatives pour rejoindre ses amants, il lui permettra de mesurer elle-même l’intensité, plus ou moins forte, de ce qui est bon pour elle.

Certes, il s’agira de son bonheur et, si l’on veut, de l’intérêt qu’elle peut avoir à atteindre le meilleur bonheur possible : elle calculera donc. Mais, plus réellement encore, elle se souviendra. Or, en faisant mémoire de ce qu’elle fut, elle fera l’expérience de son appartenance à une durée qui n’est pas interrompue et qui, semble-t-il peut l’ouvrir sur un avenir tout différent de ce qu’elle endurera du fait de ses échecs. En d’autres termes, l’état premier était celui d’une alliance et la jouissance de cette alliance, du fait du retour vers son homme, le premier, est toujours encore possible.

Telle est, du moins, la pensée de IHVH. Qu’importent, après tout, les motifs qui pourront conduire cette femme à retourner ! Qu’importe même que l’état qu’elle connaîtra en retournant soit meilleur que celui dont elle pâtira dans le maintenant  futur qui sera le sien ou qui va le devenir ! L’important est que retourner soit possible. Or, comme on va l’observer, non seulement le retour est possible pour cette femme mais, en retournant, elle fera un mouvement qui est analogue à celui que IHVH  peut, lui aussi, accomplir et que, semble-t-il, il a bien l’intention d’accomplir.

Assurément, retourner n’aura pas la même signification ou, plutôt, n’ira pas dans le même sens, dans la même direction, selon que c’est la femme ou IHVH qui retournera. S’agit-il de la femme, le retour lui fea retrouver ce qu’elle a perdu. Pour IHVH, en revanche, le retour consistera à retirer ce qu’il avait donné - rappelons-nous :…c’était moi qui lui donnais…- et qui cependant restait à lui. Car lui, IHVH, peut donner sans perdre : le blé, la laine, le lin demeurent siens, alors même qu’il les prodigue : C’est pourquoi je retournerai et je prendrai mon blé en son temps, et j’arracherai ma laine et mon lin qui couvrent sa nudité.

La différence entre les deux acceptions du retour est considérable. Pourtant, puisque c’est le même mot et le même concept qui sont utilisés ici, les deux retours sont solidaires et s’éclairent réciproquement l’un l’autre. Plus même : ils coïncident.

Les deux retours flanquent la déclaration solennelle de IHVH sur l’inintelligence de la femme : Elle n’a pas pénétré que c’était moi qui lui donnais…Cette déclaration est précédée du je retournerai prononcé par la femme, elle est suivie par le je retournerai de IHVH. Ainsi encadré en quelque sorte, le fait qu’elle mentionne apparaît comme la cause commune de l’un et de l’autre des deux retours, si différents qu’ils soient par ailleurs quant à leur signification. D’un côté, en effet, parce qu’elle n’a pas pénétré…je retournerai et je prendrai mon blé…Ainsi en est-il pour le retour de IHVH. Mais, d’un autre côté, pour la même raison, parce qu’elle n’a pas pénétré et, en conséquence, parce que IHVH  déclare : je retournerai et je prendrai mon blé…, elle dira : …je retournerai vers mon homme…Les deux retours se tiennent, ils sont aussi inséparables que le recto et le verso d’une même feuille de papier.

Plus précisément encore, le retour de la femme ne s’explique que par le retour de IHVH.  Or, ce lien étroit entre les deux retours n’est pas sans conséquence. Le lecteur est invité à comprendre que la conduite adoptée par IHVH, indépendamment des motivations psychologiques qu’on peut lui trouver, contient virtuellement le retour de la femme vers lui. Quand ce retour se produira, alors apparaîtra la vérité oubliée ou méconnue, voire méprisée, du don par IHVH de tout ce qui pouvait faire vivre la femme. Dès lors, le retour de IHVH sur le don qu’il avait fait n’est pas à entendre comme une vengeance mais  comme un rappel à la réalité adressé à la mémoire de la femme. Il reste que ce rappel sera onéreux pour elle. Il ne consistera pas en une information qui rendrait présent à sa conscience un événement passé. Il l’atteindra comme une expérience qui la détruira – ou, plutôt, qui ne détruira en elle, et avec quelle rudesse ! que l’illusion dans laquelle elle s’était égarée.

Détruire et perdre les illusions

Très réellement la femme se nourrissait d’illusions. Pour accéder à la vérité ou pour la retrouver, elle doit les perdre. Mais, pour les perdre, encore faut-il pouvoir les détruire. Or, elle ne le peut pas. Seul IHVH le peut. Aussi déclare-t-il avec insistance, et presque avec acharnement, qu’il s’y emploiera.

Et maintenant je découvrirai sa honte aux yeux de ses amants, et pas d’homme qui la délivrera de ma main. La honte de cette femme était dissimulée et ses amants eux-mêmes pouvaient s’y tromper. Leur montrer cette honte lui fera perdre à leurs yeux mêmes tout attrait et toute valeur, de sorte qu’il n’y aura plus personne pour souhaiter s’emparer d’elle, fût-ce par violence. Elle sera prise par la seule main de IHVH, comme s’il n’y avait plus que lui qui veuille encore la tenir, la posséder.

Et je ferai cesser toute sa joie, sa fête, ses nouvelles lunes, son sabbat et toutes ses solennités. C’en sera fini du décor qui l’entourait et la maintenait dans la joie. Il n’est pas jusqu’aux célébrations qui rythmaient son temps social qui ne soient promises à l’anéantissement. Si le sabbat signifie l’interruption de tout travail, oui, elle entrera dans  un  sabbat de toutes les réjouissances qui pouvaient lui faire croire et faire croire aux autres à sa religiosité.

Et je ravagerai sa vigne et son figuier, dont elle disait : « Ce sont des dons que m’ont donnés mes amants ! » J’en ferai une forêt et la bête des champs les dévorera.

Les ressources qui ajoutaient de l’agrément  et de la douceur à sa vie disparaîtront. Car dans ce luxe, tout ordinaire qu’il soit, elle a réussi à loger un foyer tout particulier d’illusion. Non, les amants, quoi qu’elle pense, ne sont pour rien dans le plaisir qu’elle peut prendre aux produits de sa vigne et de son figuier. Les espaces cultivés seront remplacés par la forêt. S’il y reste quelques fruits comestibles, ils serviront bien de nourriture, mais non pour elle : la bête des champs les dévorera.

Ainsi la femme sera-t-elle réduite à n’avoir que juste ce qu’il faut pour exister encore. Quelle dérision si elle gardait encore les atours qui donnaient le change sur son état véritable et qui pouvaient donner à penser qu’elle avait seulement transféré sa fidélité de moi, IHVH, à d’autres, ses amants, des Baals ! Il faut qu’elle soit dépouillée de ses parures trompeuses, dépourvus de toute valeur qui tienne. Je lui ferai rendre compte des jours des Baals, quand elle faisait fumer l’encens pour eux, qu’elle se parait de son anneau et de son collier et qu’elle allait derrière ses amants…

Si sa femme doit perdre tous les insignes de l’illusion et si IHVH est seul à pouvoir les détruire, c’est en définitive, non point parce qu’il serait plus puissant que tout ce qui est faux - ce qui serait une bien piètre excellence !- mais, plus simplement, plus profondément aussi, parce qu’il peut seul conduire cette femme jusqu’à se souvenir de lui : et moi, elle m’oubliait.

Il est seul, en effet, à pouvoir susciter en elle un mouvement de retour  -  je retournerai vers mon homme, le premier…- parce que lui, il ne l’a pas oubliée. Tout se passe comme si l’alliance entre lui et elle demeurait mais que, lui seul, en eût gardé la mémoire, comme s’il était seul, surtout, à l’avoir observée. Dès lors, le retour dans lequel il s’engagera n’aura rien de commun avec une mesure de rétorsion. C’est elle qui lui impose en quelque façon d’avoir à l’accomplir comme on vient de le voir. La forme que prend ce retour en lui, IHVH, est l’envers ou l’endroit, comme on voudra, du retour qui s’accomplit en elle, quand elle dit, elle aussi : je retournerai… Car il n’y a qu’un seul retour. Les alliés sont deux. D’où vient que le chemin du retour ne sera pas le même pour l’un et pour l’autre ? C’est qu’ils ne partent pas du même lieu ! Mais ils se rencontreront dans ce retour même.

La foi et l’expérience de IHVH : la vérité de l’amour et l’amour de la vérité

L’expérience que fait IHVH  lui-même s’unit, sans confusion aucune, avec celle que fait la femme. Sans doute dans une telle expérience s’agit-il, pour l’un comme pour l’autre, d’aimer et d’être aimé. Sans doute le don est-il le champ et le signe et la preuve de l’amour. Mais l’amour peut être trompeur et trompé. Alors rien n’est vraiment donné ni reçu. Aussi convient-il que l’un et l’autre parviennent ensemble à la vérité de l’amour et s’y maintiennent. Mais comment y atteindre sans concevoir et pratiquer un intraitable amour de la vérité qui, impitoyablement, fasse tomber toutes les illusions ? Quelle est cette vérité de l’amour pour l’amour de laquelle IHVH se prépare à infliger à la femme les plus rudes traitements ?

La vérité de l’amour a le caractère d’un lien conjugal irrévocable, elle consiste en la fidélité à une alliance initiale qui ne peut pas être révoquée. IHVH et la femme, c’est-à-dire son épouse, ne peuvent donc que demeurer dans cette alliance. Mais la femme possède la faculté d’oublier qu’elle appartient  à cette alliance, qu’elle en vit, qu’elle en est entretenue dans l’existence. La conduite de IHVH envers elle est à la mesure de cet oubli. Il convient de l’entendre comme ce même oubli encore, mais vu ou, plutôt, expérimenté à partir de IHVH.

Ainsi IHVH et la femme sont-ils tous les deux sur un même chemin. C’est à qui aimera davantage la vérité afin de parvenir ainsi à la vérité de l’amour. Mais dans cette émulation qui les réunit et les affronte l’un à l’autre, ils ne font assurément pas la même expérience l’un et l’autre. Celle que fait IHVH consiste à détruire toutes les illusions de la femme, celle que fait la femme consiste à pénétrer, mais en les perdant, toutes les illusions dans lesquelles elle s’était égarée. Mais, si opposées l’une à l’autre qu’elles soient, ces deux expériences sont chacune comme l’envers ou l’endroit l’une de l’autre.

Aussi bien  l’événement qui se produit là peut-il, à bon droit, être qualifié d’expérience de IHVH. L’effort à faire pour dissiper l’équivoque que contient une telle expression, pour aller au-delà de la confusion qu’elle semble introduire dans la pensée, cet effort, à lui seul,  indique qu’existe entre IHVH et la femme, une relation que rien ne peut briser. Jamais il n’est question de l’anéantir, mais toujours de la rendre actuelle dans sa vérité, quoi qu’il en coûte. Or, pour actualiser cette vérité, il ne suffit pas de la formuler avec des mots, de la reconnaître en idée : il faut encore, pour ainsi dire, se l’incorporer, la pénétrer et en être pénétré dans sa chair, s’engager toujours davantage en elle. La foi, cette variante, apparemment plus abstraite de la fidélité, est cet engagement même. Elle est le fait de IHVH tout autant que de la femme. Car IHVH ne croit pas moins en la femme, qu’il délivre de ses illusions, que celle-ci n’est invitée à croire qu’elle peut en être délivrée pour son plus haut bonheur et ainsi vivre actuellement de son appartenance à l’alliance.

Une union d’alliance

En acceptant le message que nous recevons en traversant ce passage, les lecteurs que nous sommes cherchent à identifier IHVH et aussi la femme dont il parle et à laquelle même, en un bref moment, il s’adresse.

Nous avons dit ‘les lecteurs que nous sommes’. Soit. Ne l’oublions pas. Car il n’en faut pas davantage pour que nous ne puissions pas nous satisfaire de chercher, dans le passé ou dans le présent, la réponse à la double question « Qui est IHVH ? Qui est la femme ? » Comme pour la réception de tout message, celui que nous sommes en train de lire est saisi par nous, il nous prend tout autant que nous en prenons connaissance et, plus radicalement qu’à toute recherche portant sur l’identité des acteurs, nous prêtons attention à la situation même dans laquelle ils se trouvent.  

Pourquoi cette attention ?

Mais parce que, si nous avons compris cette situation comme nous l’avons fait,  nous n’avons pas exclu qu’elle puisse devenir la nôtre. Il suffira, pour cela, que nous y ajoutions foi, ne fût-ce même qu’une foi de sympathie ou de fiction, qui ne nous engagerait qu’en imagination. Mais, bien sûr, la foi peut aller beaucoup plus loin : nous pouvons littéralement devenir ce que nous recevons. Dès lors, c’est trop clair, nous ne nous prendrons ni pour IHVH ni pour la femme. Plus simplement, nous accepterons d’appartenir à la situation qu’on vient de décrire, d’en relever, non pour y tenir tel ou tel rôle, mais pour nous y repérer nous-mêmes ou, comme on dit plus simplement, pour faire avec.

Or, nous avons à faire avec une situation qui se caractérise fondamentalement par une extrême conjonction. Celle-ci est assez bien représentée par l’union conjugale. Cette conjonction est première, permanente et elle est portée à sa plus haute intensité concevable, sans que jamais, pour autant, les partenaires de cette étroite alliance se confondent l’un avec l’autre.

Pourquoi cette extrême conjonction ?

Parce que se réalise en elle une relation de donateur à donataire hors de laquelle nous ne pouvons pas même exister. Mais nous pouvons toujours tenter d’attribuer une figure concrète, sensible, identifiable, au donateur. C’est alors que nous nous abusons. Alors nous ne supprimons pas l’union d’alliance dans et par laquelle nous existons - c’est impossible -  mais nous faisons un effort à la fois réel et vain pour y échapper. Alors nous prétendons, illusoirement, discerner la réalité des donateurs en des êtres qui ne sont que des produits de notre amour, en des amants. Or, en vérité, celui qui donne existe bien mais il est présent dans le don que nous recevons et que nous sommes nous-mêmes mais il n’est pas quelqu’un que nous pourrions nous représenter, que nous fabriquerions, en le mettant à distance de nous, en nous éloignant de lui et en prétendant triompher ainsi, ne fût-ce qu’en pensée, par une extrême disjonction de la conjonction d’alliance dans laquelle nous sommes : Elle n’a pas  pénétré que c’était moi qui lui donnais le blé, le moût, l’huile fraîche. Et de l’argent, j’en ai multiplié pour elle, et de l’or, qu’ils ont fait pour Baal.

Mais cette pesée que nous pouvons exercer sur la conjonction d’alliance est si forte, si réelle qu’elle s’impose, comme on l’a dit, au donateur lui-même et que  en vient à la reproduire réellement. En effet, il serait faux de supposer, sous prétexte que l’union ne peut être rompue, qu’il feint seulement de s’éloigner. Non, il s’éloigne vraiment, et nous pouvons mesurer la distance qu’il prend d’après le dénuement extrême dont nous souffrons : C’est pourquoi je retournerai et je prendrai mon blé…Mais notre peine n’est jamais si écrasante que nous ne puissions, par notre libre initiative, mettre un terme à son éloignement : « J’irai, et je retournerai vers mon homme, le premier, car c’était bon pour moi alors plus que maintenant. »

Exister en croyant, c’est occuper sans cesse, et toujours de façon neuve, cet instant où les deux retours coïncident, où le retour de l’un est vécu sous les espèces du retour de l’autre car, pour en rester aux termes du message que nous avons lu, IHVH ne retourne pas sans que la femme, elle aussi, ne retourne, et réciproquement. Telle est l’expérience à laquelle nous sommes voués du fait de l’union d’alliance qui est notre existence même, une union qui résiste à toutes les tentatives de disjonction qui s’efforcent,  toujours vainement, de la détruire.

Clamart, le 25 janvier 2009


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