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« Selon notre ressemblance »

Toutes choses sont, de par Dieu, comme s’il n’y avait pas de Dieu, ou comme si elles-mêmes élisaient Dieu, afin de pouvoir être, de pouvoir être elles-mêmes et être autonomes. Une autonomie reçue, dans ces conditions, n’en est pas moins radicale…

A-D Sertillanges

(26) (Les) Elohîm dit : « Faisons (l’) Adâm à notre image, selon notre ressemblance. Ils assujettiront le poisson de la mer, le volatile des ciels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre. » (27) (Les) Elohîm créa (l’) Adâm à son image, à l’image d(es)’Elohîm il le créa, mâle et femelle il les créa. (28) (Les) Elohîm les bénit. (Les) Elohîm leur dit : « Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-la. Assujetissez le poisson de la mer, le volatile des ciels, tout vivant qui rampe sur la terre. » (29) (Les) Elohîm dit : « Voici, je vous ai donné toute l’herbe semant semence, sur les faces de toute la terre, et tout l’arbre avec en lui fruit d’arbre, semant semence : pour vous ils sera à manger. (30) Pour tout vivant de la terre, pour tout volatile des ciels, pour tout reptile sur la terre, avec en lui âme vivante, toute verdure d’herbe sera à manger. » Et il en fut ainsi.

(Traduction Chouraki, légèrement modifiée)



Genèse I, 26-30

C’est sur cette traduction qu’on procèdera d’abord à une lecture analytique du texte. On s’appuiera ensuite sur les acquis de cette lecture pour formuler le message que nous recevons de ce fragment de la Genèse.  

Singulier et pluriel

À ne considérer que la langue, Elohîm est un substantif, voire même un nom propre, ayant la forme du pluriel. Or, ici, dans son emploi par le narrateur, il est le sujet grammatical de verbes qui sont tous au singulier : dit, créa, bénit. Mais lorsque Elohîm est censé parler et désigner une action dans laquelle il s’engage lui-même, il s’exprime par un verbe qui est tantôt au pluriel : Faisons, tantôt au singulier : je vous ai donné. On a cherché à rendre sensibles à la lecture ces particularités en faisant précéder le terme Elohîm de la forme plurielle, mise entre parenthèses, de l’article défini français.

Quant à Adâm, c’est un nom qui, par sa forme dans la langue, désigne un sujet singulier et qui, lui aussi, a valeur de nom propre. C’est ainsi qu’il est traité par le narrateur - il écrit : Elohîm créa Adâm - et même, dans un premier temps du moins, par Elohîm lui-même. En effet, on lit : Faisons Adâm… mais, aussitôt après : Ils assujettiront… On peut considérer que la tournure plurielle prépare ou anticipe une transformation qui affecte incontestablement Adâm du fait de sa création et de la distinction sexuelle dont elle est marquée. En effet, nous lisons d’abord : Elohîm créa Adâm ; puis : il le créa ; ensuite : mâle et femelle, il les créa et il les bénit. Enfin, quand Elohîm s’adresse à Adâm, nous lisons : Il leur dit : « Fructifiez… » et encore : « Voici, je vous ai donné… » Pour rendre manifeste cette complexité, on a placé entre parenthèses, devant Adam, l’article défini français au singulier.

Il était utile de s’arrêter sur ces traits formels. Comme on va s’en convaincre, ils ne sont pas sans importance pour la lecture dans laquelle on s’engage.

Le premier propos d(es)’ Élohîm (26)

Par ce mot de propos, dans notre langue, on désigne à la fois des paroles et un dessein, ce qu’on dit et la façon qu’on a de le dire et aussi le but qu’on se fixe en disant ce qu’on dit comme on le dit, bref, l’intention qu’on poursuit. C’est en gardant présente à l’esprit cette acception du terme de propos qu’on va examiner la portée de la première intervention d(es)Elohim. Rappelons-la :

« Faisons (l’) Adâm à notre image, selon notre ressemblance. Ils assujettiront le poisson de la mer, le volatile des ciels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre.»

Doit-on s’étonner que (les)Elohîm dise Faisons ? N’est-ce pas, pour le sujet, une façon d’être conséquent avec l’identité plurielle qui est inscrite dans la forme de son nom au moment même où il assume lui-même par la parole une action dans laquelle il s’engage ? S’il fallait être surpris, ce serait plutôt de la rupture entre le nombre du sujet : (les) Elohîm et celui du verbe : dit.

Mais allons plus loin. Le pluriel Faisons fait apparaître la dualité qui est présente dans toute allocution, même lorsque celle-ci est tout intérieure. En effet, quand on se parle à soi-même, quand on s’adresse à soi, on se dédouble toujours. Un sujet unique bien particulier naît alors car il est, à la fois et indissolublement, celui qui prend la parole et celui qui l’écoute et la retient.

Cette dernière observation n’est pas sans portée pour l’intelligence même du propos qui est tenu. Le lecteur, en effet, peut en apprendre ce que recouvrent ici, très fondamentalement, les termes d’image et de ressemblance. Il comprend notamment que le locuteur, (les) Elohîm, se propose de faire advenir à l’existence quelqu’un dont il prononce le nom, (l’) Adam, comme s’il existait déjà, pour lui du moins qui en parle, indépendamment de sa production effective dans l’existence.

Ainsi le propre de (l’) Adâm consistera-t-il, comme il est dit, à représenter le locuteur comme le fait une image et, bien plus encore, il lui ressemblera. En quoi ? Nous ne savons encore rien d(es)’ Elohîm sinon qu’il parle. C’est donc, pour le moins, en parlant que (l)’Adâm lui ressemblera. Ainsi (l’) Adâm sera-t-il un être distinct de celui qui l’a fait, il sera autre que lui, mais comme une réplique qui, en parlant, imite un original qui lui a donné d’être déjà en le nommant. En bref, (l’) Adâm ne peut pas accéder à l’existence par lui-même. Il faut donc qu’il soit fait, et il l’est par (les) Elohim. Mais, quand il accède à l’existence, il partage avec celui qui l’a fait exister une même propriété, et celle-ci n’est autre que le fait de parler, c’est-à-dire d’émettre et aussi de capter des propos.

En somme, (les) Elohîm et (l’) Adâm ont en commun la parole, sa production, son surgissement et, aussi, sa réception, son accueil. Mais ce double aspect de la parole n’introduit pas de répartition des fonctions entre eux, comme si l’un avait le monopole de l’adresse et que l’autre fût assigné au poste du destinataire. Chacun parle et écoute, et c’est cette double fonction, initialement présente chez (les) Elohim, qui est reproduite en (l’) Adâm.

En tout cas, chacun d’eux peut être considéré comme un unique sujet. En effet, en dépit de la marque du pluriel qui affecte leur nom, l’unicité caractérise (les) Elohîm, et elle se manifeste notamment dans le singulier du verbe : (les)Elohîm dit. Or, cette unicité n’est pas compromise chez (l’)Adâm, cet être qui est à l’image et selon la ressemblance d(es)’ Elohîm. Certes, il se réalise en une multiplicité, puisque (les) Elohîm parle de lui au pluriel : ils assujettiront…Cependant, il reste rassemblé sur lui-même et forme un seul être du fait de l’unique nom singulier par lequel il est désigné.

Toutefois, dans le récit que nous lisons, (l’) Adâm ne prend pas la parole comme le fait (les) Elohîm. Il se tait. Mais le destin qui lui est attribué par les propos (des) Elohîm est, très emphatiquement, l’objet d’une déclaration ample et détaillée : Ils assujettiront le poisson de la mer, le volatile des ciels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre .

Que peuvent nous enseigner ces observations ?

Nous apprenons, comme on l’a déjà noté, que (l’) Adâm est un nom qui désigne quelqu’un avant même qu’il n’existe ou encore quelqu’un qui existe du fait qu’il est nommé. Or, ce nom est tout autre chose qu’une définition : il est porté par acte de parole, il est l’indice atténué d’un appel. Aussi bien ce concept de destin qu’on a employé tout à l’heure doit-il être pris en un sens rigoureux. Car l’histoire à venir plus que la nature de (l’) Adâm est dessinée dans le nom qui lui est attribué : une certaine façon d’exister est annoncée qui est gravée, inscrite en son nom, comme un événement qui s’accomplira.

Cette façon d’exister de (l’) Adâm consiste toute entière en une assignation à la souveraineté sur tout ce qui est vivant dans l’univers. Et, en cela même, (les) Elohîm fait exister en (l’) Adâm, sur un autre mode d’être que le sien propre, une image, un autre que lui-même qui lui ressemble, puisque, dit-il, il est  selon notre ressemblance. Ainsi est-ce à partir de la proclamation du destin de (l’) Adâm à la souveraineté universelle que se révèle, implicitement, l’original de la souveraineté, celle d(es)’ Elohîm. C’est pourquoi quand on demande ce qu’est la souveraineté d(es)’ Elohîm , on ne peut que répondre qu’on n’en sait rien mais qu’un point est sûr : la souveraineté de (l’) Adâm ne lui est pas étrangère. Ètant une image, elle se distingue numériquement de l’original qu’elle représente. Étant à la ressemblance, elle le reproduit exactement.

Telle est la vérité qui trouve son expression dans le terme de création.

La création de (l’) Adâm par (les) Elohîm (27-28 a )

(Les) Elohîm créa (l’) Adâm à son image, à l’image d(es)’ Elohîm, il le créa, mâle et femelle il les créa. (Les) Elohîm les bénit.

Le narrateur ne se contente plus d’intervenir pour introduire au discours d(es)’ Elohîm. Il s’exprime maintenant avec ses mots à lui. On devra revenir sur la fonction propre qu’il remplit. Elle se manifestera encore par la suite. Pour le moment retenons seulement qu’il abandonne le verbe faire, utilisé par (les) Elohîm, et lui en substitue un autre : créer. Mais il fait plus encore. Il donne au lecteur les moyens de dégager la signification propre à ce dernier verbe.

Que signifie donc ici créer ?

C’est faire encore, mais quand le sujet de l’action est (les) Elohîm et que son résultat est (l’) Adâm, mais un Adâm tenu pour l’image d(es)’Elohîm et aussi affecté d’une distinction par le sexe en mâle et femelle.

On peut remarquer que les termes qui sont maintenant associés à créer l’étaient déjà à faire. Mais la ressemblance a disparu, tandis que la distinction sexuelle est apparue.

On lit, en effet, la séquence suivante : (Les) Elohîm créa (l’) Adâm à son image, à l’image d(es) Elohîm, il le créa, mâle et femelle, il les créa. Tout se passe comme si mâle et femelle venait à la place de selon notre ressemblance. Ainsi l’expression mâle et femelle introduit-elle une distinction là où l’image, renforcée par la ressemblance, pouvait induire à l’affirmation d’une continuité, d’une différence de degré, entre (les) Elohîm et (l’) Adâm. Or, c’est une telle continuité et une telle différence qui sont exclues. Quant au rapport entre l’image et l’original, il est maintenu.

Telle est, en tout cas, la situation à laquelle (les) Elohîm confère de la valeur et donne son approbation sous la forme d’une bénédiction, ainsi que le note le narrateur. Cette bénédiction porte expressément sur l’être, sinon pluriel, du moins duel, auquel est assigné (l’) Adâm du fait de sa création : (les) Elohîm les bénit. La distinction sexuelle est reconnue sans préjudice pour le rapport d’image, qui est maintenu, alors que la ressemblance n’est plus mentionnée.

Pourquoi est-ce à la distinction sexuelle qu’est attribuée la fonction de maintenir, voire de sauvegarder un rapport d’image et d’empêcher que celui-ci ne se transforme en un rapport où la ressemblance inclinerait à affirmer seulement une différence du plus au moins entre (les) Elohîm et (l’) Adam ? La suite du récit permet de répondre à cette question dont l’importance ne va cesser d’apparaître.

La souveraineté de la créature (28 b)

(Les) Elohîm leur dit : « Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquerrez-la. Assujettissez le poisson de la mer, le volatile des ciels, tout vivant qui rampe sur la terre. »

Le dessein d(es)’Elohîm, quand il l’exprime en paroles, devient un ordre. Que s’exerce donc la souveraineté de (l’) Adâm ! Mais maintenant que l’intention se manifeste extérieurement, il n’est plus fait état de la bête ni de toute la terre, et le reptile est remplacé par le vivant. Il est clair, en outre, que la maîtrise de (l’) Adâm devra s’étendre sur tout ce qui est animé par un certain principe, par la vie, et ce principe est de même nature que celui dont il relève lui-même. Ainsi une spécification notable est-elle apportée à cette maîtrise. Celle-ci porte sur un certain ordre, le vivant, auquel il appartient lui-même. En effet, s’il doit emplir la terre, la conquérir, c’est à la faveur d’une fructification, d’une multiplication qui l’emportera sur des êtres qui participent du même processus d’expansion que lui-même.

Ne serait-ce point pour cette raison que (l’) Adâm est marqué de la distinction sexuelle ? C’est par un certain usage de celle-ci, en effet, qu’il possède le moyen de réaliser son destin à la souveraineté. Mais, du même coup, cette souveraineté elle-même apparaît bien singulière. En effet, étant obtenue par l’exercice d’une prolifération en devenir, elle n’est jamais déjà entière, pleinement acquise et, de ce fait, (l’) Adâm devient lui-même souverain sans cesse dans une histoire, il ne l’est pas d’emblée.

Si la souveraineté de (l’) Adâm est toujours en devenir, ne peut-on pas supposer qu’il n’existe lui-même et en lui-même que de s’accroître ? Or, de ce fait, encore qu’il soit à l’image et selon la ressemblance d(es)’ Elohîm, il s’en distingue très radicalement. Quant à la distinction sexuelle, elle n’est pas seulement le moyen de sa propagation et de sa domination sur tous les animaux : elle constitue aussi sa distinction radicale d’avec (les) Elohim et elle le maintient dans un ordre qui lui est propre. Dès lors l(es)’ Elohîm ne fait pas nombre avec (l’) Adam et celui-ci ne s’ajoute pas à l(es)’ Elohîm comme une unité dans une même série.

Mais la vie de (l’) Adâm est-elle assurée de se poursuivre pour la seule raison qu’il en a le moyen au prétexte que mâle et femelle, (les) Elohîm les créa ?

Certainement pas. (L’) Adâm doit encore manger.

« Manger » (29-30)

(Les) Elohîm dit : « Voici, je vous ai donné toute l’herbe semant semence, sur les faces de toute la terre, et tout l’arbre avec en lui fruit d’arbre, semant semence : pour vous il sera à manger. Pour tout vivant de la terre, pour tout volatile des ciels, pour tout reptile sur la terre, avec en lui âme vivante, toute verdure d’herbe sera à manger. » Et il en fut ainsi.

Il y a une autre fécondité que celles des animaux : celle des végétaux. Sont-ils des vivants ? Oui, sans doute, encore que ce mot de vivant ne soit employé ici que pour   qualifier des animaux. Nous lisons, en effet : tout vivant qui rampe sur la terre, tout vivant de la terre, tout reptile sur la terre, avec en lui être vivant.  Mais ce qui est sûr, c’est que les végétaux possèdent, comme les autres vivants, comme les animaux, comme (l’) Adâm, la propriété de se reproduire. Tel est le cas pour toute l’herbe semant semence, pour tout l’arbre avec en lui fruit d’arbre, semant semence.

Ainsi les végétaux ont-ils pour fonction de permettre à tous les animaux et à (l’) Adâm de se nourrir et donc de subsister, avec cette précision toutefois que les végétaux semblent n’être l’objet d’un don que pour (l’) Adâm. Cependant, du fait de la propriété qu’ils possèdent de se reproduire par la semence, ils forment un même ensemble avec tous ceux pour qui ils sont à manger. Par là même cette fonction de reproduction et la distinction sexuelle qu’elle suppose, en tout cas très explicitement chez (l’) Adâm, marquent plus fortement encore l’extrême singularité qui caractérise (les)’ Elohîm : il en est indemne.

(Les)’Elohîm, en effet, même si son nom a la forme d’un pluriel, échappe à toute pluralité, à toute comparaison, à toute assimilation à quoi que ce soit. En revanche, il peut conférer à (l’) Adâm, et à lui seul, en le créant, la propriété de le représenter comme son image, faire de lui  sa ressemblance. Or, tout affecté que soit (l’) Adâm, comme tous les animaux, voire comme tous les végétaux, par la distinction sexuelle en mâle et femelle, cette distinction même ne l’aligne pas sur l’ensemble des vivants. Elle l’en dégage plutôt. En effet, dans son cas, cette distinction reçoit une signification propre du fait qu’elle l’affecte alors qu’il est à l’image d(es)’ Elohîm. Elle fait donc de lui, si l’on peut dire, un autre unique et un autrement unique que (les)’Elohîm. Par là, même s’il appartient à l’ordre du vivant, il est sans proportion aucune non seulement avec ce qui lui est donné à manger, à lui comme d’ailleurs aux autres vivants animaux, mais encore avec ces animaux eux-mêmes, puisqu’il est institué, lui seul, dans la vocation à les assujettir tous, et cela en vertu du statut propre qui lui est reconnu par (les) Elohîm. Quoi qu’il en soit, c’est par la fructification et la multiplication, elles-mêmes permises par un certain usage de la distinction sexuelle, qu’il peut exercer cette souveraineté.

Il en fut ainsi. Le dernier mot revient au narrateur. Or, on se souvient qu’il était déjà intervenu, et pas seulement pour introduire des discours. C’est lui qui a substitué créer à faire. C’est lui encore qui n’avait pas repris selon notre ressemblance et qui avait introduit mâle et femelle. C’est lui enfin qui avait relaté la bénédiction d(es)’Elohîm. Tout se passe comme si, tout impliqué qu’il soit dans l’événement qu’il raconte, il pouvait néanmoins s’en extraire et lui apposer le sceau de l’authenticité et, surtout, énoncer, à l’adresse du lecteur, sa correcte formulation, employer les mots qui conviennent pour le dire.       

La configuration de l’énonciation

Retenons les observations que nous avons faites sur les traits qui caractérisent l’énonciation aussi bien dans le récit du narrateur que dans les discours qu’il rapporte.

Elohîm désigne un sujet pluriel, voire un nom propre. Ce sujet parle. Son discours est attribué par le narrateur à un sujet unique : (Les)Elohîm dit…(Les)Elohîm leur dit…(Les)Elohîm dit…

Quand (les) Elohîm parle de ce qu’il fait, son discours est tantôt à la première personne du pluriel : Faisons…tantôt à la première personne du singulier : Voici, je vous ai donné…

Quant à l’effet de son action, il le désigne d’un nom propre, qui est un singulier : (l’) Adâm.

Lorsqu’il énonce, en un projet, la définition de (l’) Adâm ou, du moins, ce qui le caractérise en propre, il dit, en s’exprimant au pluriel, qu’il sera à notre image, selon notre ressemblance.

(L’) Adâm, est-il unique ? Est-il multiple ?

Quand (les)Elohîm, toujours en énonçant un projet, déclare ce que fera (l’) Adâm, il parle de lui comme d’un sujet pluriel : Ils assujettiront…

Un tel projet, quand il est constaté par le narrateur comme réalisé, reçoit de lui le nom de création : (Les) Elohîm créa (l’) Adâm à son image, à la ressemblance (des)Elohîm il le créa. Mâle et femelle, il les créa.

Dans cet énoncé, le verbe créer, employé par trois fois, est toujours au singulier et son sujet est désigné par la forme plurielle Elohîm. Quant à l’effet créé, (l’) Adâm, il est d’abord nommé expressément ainsi, puis il est désigné par un pronom singulier et, pour finir, par un pronom pluriel. Celui-ci désigne deux êtres distincts, mâle et femelle, qui ont pris la place de (l’) Adâm comme complément du verbe créer.  

Par la suite, ce nom, Adâm, n’est plus employé. C’est à un destinataire désigné par un pluriel que s’adresse la bénédiction d(es)’ Elohim : il les bénit. C’est à un tel destinataire, désigné par la deuxième personne du pluriel, que s’adresse aussi (les) Elohîm quand, par deux fois, il prend la parole en des propos qui sont introduits par le narrateur : d’abord (Les) Elohîm leur dit : Fructifiez…multipliez…emplissez la terre…conquerrez-la…assujettissez et, ensuite :…Je vous ai donné…pour vous il sera à manger…

Par elle-même cette configuration de l’énonciation, à l’évidence fort complexe, resterait muette si, après l’avoir suivie à la trace autant que faire se pouvait dans l’original hébreu, on ne la reversait pas sur le contenu de l’énoncé. Du rapport qu’ils entretiennent l’un avec l’autre, énonciation et énoncé, on peut escompter dégager les lignes essentielles d’un message.

Pour recevoir ce message dans la culture qui est la nôtre, on peut désormais traduire le nom d’Elohîm par Dieu et celui d’Adâm par homme, ainsi que l’a fait la tradition par laquelle nous est transmis ce récit. Il n’y a en cela aucune concession à la facilité. En effet, le texte que nous lisons nous y invite plutôt expressément, puisqu’en un moment décisif du récit, sans perdre son unicité propre et en restant à l’image d’Elohim, Adâm est désigné comme mâle et femelle. Or, par ce trait, il se présente à nous sous l’aspect où nous expérimentons ce que nous nommons notre humanité. Dans ces conditions, si quelqu’un doit être désigné comme le créateur de cette humanité, pourquoi ne pas donner le nom de Dieu à celui qui remplit une telle fonction ?

Dire, faire et créer

Dieu est l’autre de l’homme, et l’homme n’existerait pas si Dieu ne parlait pas, s’il ne disait pas. En cela consiste leur ressemblance. Si l’homme est lui-même comme un pluriel - Ils assujettiront…Assujettissez…- c’est parce que, comme Dieu, il ne peut pas parler sans que naisse en lui, de lui, quelqu’un qui s’exprime en paroles et quelqu’un d’autre encore, qui écoute. Aussi bien Dieu lui-même, quand il parle, tout en paraissant se scinder, manifeste plutôt son unité et reste simple : singulier pluriel, pluriel singulier. Car la parole ne le coupe pas en deux : tout au plus fait-elle apparaître en lui de la distinction. Et c’est cette distinction, condition même de la parole, qu’il communique comme sa ressemblance à cet autre que lui, à l’homme, son image.

S’il en est ainsi, on peut comprendre que faire ne soit pas plus ni mieux que dire. S’il y a du nouveau cependant avec faire, c’est qu’il y a maintenant quelqu’un d’autre que Dieu, Adâm, l’homme, non seulement pour déclarer que Dieu parle mais pour parler comme lui, selon sa ressemblance. Et cet autre est celui-là même qui dit, en la personne du narrateur : Dieu dit. Par là cet autre que Dieu fait l’expérience d’avoir part lui-même à la parole et d’anticiper sur ce qu’il va nommer tout aussitôt l’acte de sa propre création par Dieu.

L’homme donc participe au dire de Dieu qui fait que l’homme existe. Il entend ce dire et il le rapporte avec le commentaire dont Dieu lui-même l’accompagne : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. Or, du fait de l’expérience qu’il fait de dire et de rapporter un propos, l’homme saisit ainsi directement, sans discours qui l’explicite, ce que signifie, dans le propos de Dieu, à notre image, selon notre ressemblance. La reproduction en une image qui va jusqu’à la ressemblance, c’est la parole même, c’est le dire et aussi le faire, qui ne s’en sépare pas.

Mais quel faire de l’homme incarnera le dire de Dieu dont il participe ?

Ce sera, du moins semble-t-il d’abord, l’exercice d’une entière souveraineté sur tout l’univers du vivant : Ils assujettiront le poisson de la mer, le volatile des ciels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre. Sans doute. Mais, comme on peut l’observer, l’homme est traité maintenant comme un pluriel. Tout se passe comme si la multiplicité et la variété du vivant, sur lequel il est destiné à dominer, faisait de lui quelqu’un que seul le pluriel peut désigner. En cela encore il est selon la ressemblance de Dieu, que désigne un nom au pluriel, (les) Elohim.

Et, de fait, c’est bien le passage à sa propre pluralité que l’homme enregistre quand il affirme, par l’intermédiaire du narrateur, sa propre création par Dieu : Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle, il les créa. Dieu les bénit. Alors que le verbe créer est présent par trois fois, comme pour marquer avec insistance quel faire propre est ici en cause, la mention de la ressemblance, ainsi qu’on l’a noté, a disparu. Un autre trait est venu à sa place : la distinction, en l’homme, de l’homme d’avec lui-même, quand de singulier il devient pluriel, mâle et femelle.

Pourquoi ce passage du singulier au pluriel ? Pourquoi l’avènement de la distinction en mâle et femelle ?  En quoi ce passage et cet avènement représentent-ils la réalisation effective de la ressemblance avec Dieu ?

Distinction sexuelle et création

« Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquerrez-la. Assujettissez le poisson de la mer, le volatile des ciels, tout vivant qui rampe sur la terre. »

Comme on peut le constater, le destin à la souveraineté sur tout vivant est toujours affirmé. Il devient même l’objet d’un ordre : ils assujettiront devient assujettissez. Mais cet ordre est précédé d’une série d’injonctions : il faudra, pour atteindre à cette fin, observer des pratiques qui sont la condition de cette souveraineté : Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquerrez-la. Or, comment fructifier et multiplier sinon par suite de l’existence en humanité de la distinction sexuelle en mâle et femelle ?

Il est difficile de ne pas en convenir. Toutefois, la prolifération de l’humanité et la réalisation de sa souveraineté accomplissent-elles à elles seules la ressemblance de l’homme avec Dieu ?

On ne pourrait pas soulever une telle question si d’emblée on n’avait pas relevé déjà que c’est par la parole, parce qu’il parle, que l’homme est fait à l’image et selon la ressemblance de Dieu. Or, que la fructification et la multiplication en vue d’assurer la souveraineté, l’assujettissement de tout ce qui vit, soient une parole, on peut l’admettre. Mais la création à l’image de Dieu se confond-elle avec la prolifération, voire même avec   la souveraineté ? On peut en douter.

Dès lors, on est invité à ne pas réduire la distinction sexuelle à n’être que la condition indispensable, inscrite dans le vivant humain, de sa fructification et de sa multiplication, comme si elle n’était qu’un dispositif physique utile à la procréation.

En effet, si une telle distinction vient à la place de la ressemblance, n’est-ce point que l’homme doit connaître et reconnaître d’autres façons encore de vivre cette distinction ? Cette distinction n’est-elle pas présente dans l’humanité, d’abord et très radicalement, pour lui signifier sa ressemblance avec Dieu ? Si c’et le cas, la distinction sexuelle devient alors en elle-même une parole et même, en humanité, la condition de toute parole. Elle n’est plus seulement un moyen pour parler, pour accéder à la parole, étant entendu que la parole consisterait en la seule souveraineté sur le vivant, poursuivie et obtenue par la fructification et la multiplication. Parole absolument principielle, radicale, la distinction sexuelle n’est plus seulement utile : elle dit par elle-même.

Que dit donc la distinction sexuelle ?

Par elle-même la distinction sexuelle affirme que mâle et femelle sont l’un et l’autre, sans confusion de l’un avec l’autre, intégralement, l’homme, (l’) Adâm. Ils sont tels non pas en dépit de la distinction qui empêche de les confondre mais en raison même de cette distinction. C’est elle qui dit l’humanité de l’un et de l’autre.

Or cette situation, propre à l’humanité, fait système avec une autre, qu’on a déjà rencontrée. On a, en effet, relevé que l’homme et Dieu, sans se confondre, participent de la parole, du dire, au point que l’homme, en déclarant Dieu dit : « Faisons l’homme…. », en parlant et en faisant parler Dieu, anticipe sur sa propre création par une parole que Dieu prononce précisément en vue de le faire : Faisons l’homme…

Ainsi, observe-t-on d’un côté l’appartenance du mâle et la femelle à une même humanité et, d’un autre côté, l’appartenance de l’homme et de Dieu à la parole. En conséquence, on peut conclure que la distinction sexuelle inscrit en humanité, dans le rapport du mâle et de la femelle, la distinction de Dieu et de l’homme en tant qu’ensemble, distinctement, sans confusion aucune, Dieu et l’homme appartiennent à l’ordre de la parole. Ainsi le selon notre ressemblance, d’abord présent, puis absent, n’est pas tant supprimé, effacé que remplacé ou mieux, incarné. Et quand il est incarné dans la distinction sexuelle, il n’est pas englouti, perdu en elle : il fait d’elle une parole qui énonce la relation de création par laquelle l’homme et Dieu se tiennent l’un l’autre, s’entretiennent dans la parole, qui est, si l’on peut dire, leur élément commun.

Faut-il le souligner ? la distinction sexuelle parle ici, elle dit, mais indépendamment de la procréation que, par ailleurs, c’est bien vrai, elle permet. Mais ici, elle n’est pas au service de la dissémination humaine en vue de la souveraineté : elle est un signe, elle témoigne à sa façon, structurellement, de la création de l’homme à l’image et selon la ressemblance de Dieu.

Et que dit-elle sur cette création ?

Ceci, qui est le mystère même ou, si l’on veut encore, l’énigme même : qu’être créé, c’est être, en toute circonstance, uni avec l’autre, avec tout autre, dans la mesure même où l’on se distingue de lui, et même être d’autant plus uni à lui qu’on s’en distingue davantage. Car la distinction est au principe même de l’union.

Telle est la pensée vers laquelle nous sommes conduits à la lecture de Genèse I, 26-30. Comme on l’a remarqué, tout repose sur le traitement de l’équivalence qu’on a reconnue entre à notre ressemblance et mâle et femelle. Afin d’éviter toute équivoque sur la portée de cette équivalence, on va maintenant dégager la voie sur laquelle on est introduit quand on l’accepte.

« Selon notre ressemblance…mâle et femelle »

La ressemblance, en s’inscrivant dans l’humanité, y devient, comme on l’a dit, la distinction sexuelle. Mais elle ne se confond pas avec la sexualité, qui qualifie cette distinction. La sexualité n’en est que la manifestation dans le vivant qu’est l’homme. Sinon, autant prétendre que la sexualité affecterait d’abord Dieu lui-même et que celui-ci, par la création, l’exporterait, telle quelle ou avec quelque modification, en l’homme !

Ainsi la dualité des sexes exprime-t-elle en l’homme non pas une différence, comme si un sexe pouvait avoir plus ou moins d’humanité que l’autre, mais ce qu’on nomme ici distinction.

En effet, c’est la distinction elle-même qui, sans préjudice pour son unité, caractérise Dieu lui-même, ainsi qu’en témoigne ce pluriel (les)Elohîm par lequel on le nomme et qui lui permet, comme on l’a observé, de s’entretenir avec lui-même comme avec un autre et comme s’il était non pas un mais plusieurs. Si donc il y a une quelconque exportation de Dieu en l’homme par mode de ressemblance, il s’agit non pas de la sexualité mais de la distinction elle-même. En l’homme aussi cette distinction, sans porter atteinte à son unité, s’exprime dans la parole, dans le dialogue, et déjà entre soi et soi.

Ainsi l’homme parle-t-il et sa parole est proférée en des conduites rendues possibles par une distinction qui l’affecte sexuellement. Cette distinction est en lui la condition de toute parole. Aussi bien cette distinction n’est-elle pas étrangère à la réalisation du rapport sexuel, qui est parole, comme tout dialogue en mots et en phrases, mais cette distinction ne limite pas son effet à cette réalisation ni ne se confond avec elle. Bien plus, dans le rapport sexuel lui-même, cette distinction s’exerce déjà, selon une certaine plasticité, dans la poursuite de fins diverses. Ainsi ne peut-on invoquer cette distinction et la sexualité qu’elle affecte seulement pour expliquer la fructification et la multiplication de l’homme par voie de génération. Car même si l’on peut tenir avec raison cette croissance de l’homme comme un moyen pour atteindre à la souveraineté et, par là, comme une façon de réaliser le propos de Dieu, elle n’épuise pas à elle seule les virtualités de parole qui, du fait de la distinction, sont accordées à un homme fait à l’image et selon la ressemblance de Dieu.  

En définitive, il ne s’agit pas ici d’abord de prescrire une certaine pratique sexuelle mais d’affirmer que dans la distinction sexuelle s’inscrit le signe d’une alliance entre Dieu et l’homme et entre l’homme et l’homme en raison d’une altérité indépassable, irréductible en tout cas à la notion de différence, et cette alliance est la création même.

Différence, altérité et affirmation de la création

La création n’est rien d’autre réellement qu’ une certaine relation à Dieu avec une nouveauté d’être.

Saint Thomas d’Aquin

Pour reconnaître clairement la signification propre du terme de création on peut recourir, comme on l’a fait implicitement tout au long de cette étude, au concept d’altérité et faire paraître la distance qui le sépare de celui de différence.

Voici comment, par exemple, on peut comprendre cette distance. « 34 diffère de 43, un cercle et une ellipse sont différents, écrit C. Castoriadis. L’Iliade etle Château ne sont pas différents – ils sont autres. Une bande de babouins et une société   humaine sont autres. La société humaine, par exemple, n’existe que comme émergence d’une nouvelle forme (eidos) et incarne une telle forme. Nous dirons que deux objets sont différents s’il existe un ensemble de transformations déterminées (« lois ») permettant la déduction ou production de l’un à partir de l’autre. Si un tel ensemble de transformations déterminées n’existe pas, les objets sont autres. L’émergence de l’autre est la seule manière de donner un sens à l’idée de nouveauté, du nouveau comme tel…Quelque chose est nouveau lorsqu’il est position d’une forme qui n’est ni productible ni déductible à partir d’autres formes…Comme tel, le nouvel eidos, la nouvelle forme, est créé ex nihilo… » (1).

Ainsi l’homme est-il autre que Dieu, ils ne diffèrent pas l’un de l’autre. S’il y a une ressemblance entre l’homme et Dieu, celle-ci n’est donc pas produite par quelque chose qui existerait déjà en Dieu et qui passerait en l’homme mais sur un autre mode, avec une autre intensité, et ainsi, par exemple, la sexualité. Ce qui advient, et qui est autre, n’est pas une propriété ou une qualité mais l’altérité même, qui est la condition de la parole.

L’homme n’est pas différent de Dieu mais absolument autre que Dieu. Or, une telle altérité entre l’homme et Dieu, tout autre qu’une différence, s’exprime en humanité dans l’altérité entre mâle et femelle comme ressemblance de Dieu. On peut en être surpris. Car cette distinction, à ne considérer que l’appartenance de l’un et de l’autre à l’espèce humaine, pourrait avec raison être traitée seulement comme une différence. Comme création, en revanche, elle fait du mâle un autre que la femelle, comme de l’homme un autre que Dieu. Et ainsi la distinction sexuelle devient-elle le type même de l’altérité en humanité.

Telle est la signification de la distinction sexuelle. Si l’on a retenu ici ce terme de distinction, si on le préfère à celui de différence pour traiter de la dualité des sexes qui, elle, en effet est facilement observable, c’est parce que la distinction permet de penser l’altérité comme nouveauté irréductible, alors que la différence est compatible avec la reproduction, la comparaison et la gradation.

Mais un autre trait sépare encore l’altérité de la différence. La première s’affirme, la seconde se constate. Car, pour reprendre les exemples de C. Castoriadis, on pourra toujours hélas ! soutenir que L’Iliade et Le Château, une bande de babouins et une société humaine diffèrent entre eux mais ne sont pas autres radicalement, absolument. La reconnaissance de l’altérité n’est pas l’effet d’une nécessité logique qui contraindrait à l’admettre. Elle n’est pas elle-même une variante, une simple différence mais une nouveauté, une création dans l’énonciation. Ainsi la création échappe-t-elle à toute observation : elle est d’un autre ordre, celui de l’affirmation.

 La création vient donc s’insinuer jusque dans l’énonciation : elle y est présente sous les espèces de l’affirmation. En effet, on n’affirme pas une différence : on en fait un relevé, on l’enregistre ou, tout au plus, on la découvre. En revanche, par l’affirmation on invente de l’altérité, on en crée. Quand la parole affirme, elle fait être, elle ne manifeste pas un état de fait qui était déjà là mais latent, caché. Elle n’est pas davantage un consentement donné à ce qui existe pour l’approuver, par exemple. L’affirmation est, dans la langue, la forme parlée de la création. Elle ne dit pas « c’est », car ce serait encore désigner une présence qui serait antérieure à la parole. Elle dit « que soit ! » : l’indicatif n’est jamais que la suite et la retombée d’un optatif premier, absolument initial.

Mais, convenons-en, dans les discours que nous tenons habituellement, l’altérité est toujours exposée à se changer en différence. Aussi devons-nous sans cesse nous garder de la confondre avec la différence, de la réduire à celle-ci et, pour finir, de la supprimer. En tout cas, si l’altérité peut s’effacer ou, plus simplement encore, ne pas advenir du tout, en revanche, comme il arrive dans la sexualité, la présence ainsi que l’absence de différence sont compatibles avec l’affirmation de l’altérité. Car l’autre ne naît pas du différent ni comme de sa cause ni même comme de sa condition. L’autre est ou n’est pas et, s’il est, il apporte toujours avec lui une nouveauté dont nul ne sait ni d’où elle vient ni où elle va.

En définitive, la distinction des sexes institue en humanité une figure. En elle se dessine et s’incarne l’altérité, celle-là même qui est affirmée – mais qui peut toujours ne pas l’être ! – quand on reconnaît, implicitement ou non, la relation de création par laquelle, sans cesse, toute nouveauté advient entre nous. S’il en est ainsi, c’est parce qu’une telle distinction a pris la place de la ressemblance de Dieu. On ne peut donc pas sans lui faire violence la décharger de rappeler une altérité qui est dispersée partout entre tous en humanité, où chacun est appelé à être un autre pour l’autre. On ne peut donc pas non plus transformer cette distinction en une différence où se manifesterait plus ou moins d’humanité, voire même une égalité dans l’humanité, entre un sexe et l’autre. Car on n’entendrait plus alors le message que porte cette distinction, si on le confinait au seul champ de la sexualité au prétexte, par exemple, d’en prescrire ou d’en proscrire telle ou telle pratique. La distinction sexuelle, quelque pratique de la sexualité qu’on adopte, parle toujours de l’altérité, celle de la création, par laquelle émerge parmi nous « du nouveau comme tel ».

Quelque commodité qu’offre la distinction entre différence et altérité pour l’intelligence de la création, on pressent qu’il ne suffit pas de recourir à cette distinction pour entendre le lien qui existe entre la création et l’altérité. En effet, on ne parle alors encore que négativement de l’altérité quand on soutient qu’elle ne se constate pas, qu’elle n’est pas visible à la façon d’un caractère physique, par exemple. On dit déjà davantage, c’est bien vrai, quand on déclare qu’elle est l’objet d’une affirmation, et d’une affirmation sans preuve. On voudrait toutefois aller plus loin encore et s’appuyer sur une indication incontestable qui engage à un discours pleinement positif et lui-même libre.

Or, cette indication, on la trouve dans le passage qu’on vient de traverser. Il suffit, pour s’en convaincre, de prêter attention à la substitution de la distinction sexuelle, mâle et femelle, à la ressemblance de l’homme avec Dieu. Or, si une telle substitution peut avoir lieu, c’est qu’entre Dieu et homme, comme entre mâle et femelle, existe un écart absolu. Non seulement cet écart ne peut pas être produit par « un ensemble de transformations déterminées (« lois ») permettant la déduction ou la production de l’un à partir de l’autre » - ce qui est encore une façon négative de s’exprimer ! - mais il est constitutif de la situation même de l’humanité, de cette situation que nous nommons la création.

Cette situation est affirmée de deux façons, inséparables l’une de l’autre : quand on dit Dieu et homme et quand on dit mâle et femelle. Et chaque fois qu’une telle situation est affirmée, en quelque circonstance que ce soit et, notamment, hors même de toute conduite culturellement considérée comme religieuse ou sexuelle, alors cette altérité advient, celle de Dieu et de l’homme, celle du mâle et de la femelle, et elle advient toujours de façon inattendue, imprévisible ou, si l’on ne redoute pas de donner dans la psychologie, comme une heureuse surprise qui s’impose et ne supporte pas qu’on l’écarte. Mais, assurément, elle peut toujours être déniée ! Car l’altérité, si essentielle qu’elle soit à la situation de création, étonne toujours : elle est là comme un miracle, comme un événement qu’on admire. Elle n’est cependant pas un luxe, quelque chose dont on pourrait se passer et, pourtant, elle est comme un don, gratuitement offert et gratuitement reçu.

Que si l’on hésite encore à tenir que l’altérité est toujours gratuitement affirmée et si l’on s’interdit cependant d’en rester à un discours seulement négatif, qu’on dise alors que l’un « n’est pas sans » l’autre, que l’unité, celle de soi avec soi comme de soi avec quiconque, « n’est pas sans » l’altérité.

 

(1)C. CASTORIADIS – Temps et création in Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Paris 1990, p.267

Clamart, 19 mai 2008


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