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Comme il est écrit dans le Livre

«L'an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, et Hérode tétrarque de Galilée, Philippe, son frère, tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d'Abilène, sous les hiérarques Anne et Caïphe, vint un dire de Dieu sur Jean, le fils de Zacharie, dans le désert. Et il alla dans toute la contrée du Jourdain, proclamant un baptême de repentir pour rémission de péchés, comme il est écrit dans le Livre des paroles d'Isaïe, le prophète ;


"Voix de celui qui crie dans le désert :
Préparez le chemin du Seigneur,
rendez droits ses sentiers ;
tout ravin sera comblé
et toute montagne et colline seront abaissées ;
et les tortuosités deviendront droites
et les chemins raboteux, lisses.
Et toute chair verra le salut de Dieu"


Luc, III 1-6

Le passage que nous lisons ce soir nous fait faire un immense trajet. A ne considérer que l'espace, nous en traversons des pays ! D'abord, de nombreux territoires, quasiment tout l'univers habité. Et puis nous en venons au désert. Nous bougeons encore, nous passons dans la contrée du Jourdain. Et le voyage continue, nous passons... dans un livre, curieux pays ! «comme il est écrit dans le Livre des paroles d'Isaïe». Et de nouveau, nous voilà repartis dans le désert, et le pays que nous abandonnons, lorsque nous sortons de ce passage, est un pays sans nom, un paysage qui est en grand contraste avec les territoires que nous avions traversés au début. Ils avaient tous des noms : la Galilée, l'Iturée, la Trachonitide, l'Abilène. Maintenant, il n'y a plus que des chemins, des sentiers, des ravins, des montagnes, des collines. Voilà pour l'espace.

Nous faisons aussi un grand voyage dans le temps : l'an quinze du gouvernement de Tibère César. Nous voilà au passé. Quand nous quittons le texte, ce n'est plus du passé, c'est du futur : «préparez..., rendez droits..., tout ravin sera comblé et toute montagne et colline seront abaissées ; et les tortuosités deviendront droites et les chemins raboteux, lisses. Et toute chair verra le salut de Dieu.»

Tel est le double parcours que nous faisons dans l'espace et dans le temps. Mais essayons de reconnaître, plus précisément encore, par quoi nous passons lorsque nous traversons ce passage. Remarquons à quel point une multitude de termes nous entretiennent du pouvoir : «le gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate, gouverneur de Judée». Le pouvoir est aussi présent dans ce terme étrange, qui ne nous est pas habituel, parce que la fonction a disparu : le «tétrarque». Nous l'entendons dans cette finale «arque», et jusque dans «hiérarques».

*

Tout commence par un réseau de pouvoirs, de pouvoirs en place, de pouvoirs établis, pouvoirs politiques, sans doute, pouvoirs religieux aussi. Et face à cet univers quadrillé par des pouvoirs, nous lisons : «vint un dire de Dieu sur Jean, le fils de Zacharie, dans le désert». Tous ces pouvoirs s'exercent sur des lieux déterminés, nommés. Voici que le dire de Dieu tombe dans le désert, sur quelqu'un, mais qui n'est pas dans un lieu porteur d'un nom. Sans doute, il a lui-même un nom : Jean, le fils de Zacharie. Mais pas un nom de fonction comme Tibère César, Ponce Pilate ou les autres : il n'a que son nom propre.

Et quand nous continuons, nous entrons dans une certaine indétermination. «Il alla dans toute la contrée du Jourdain». Où cela ? Et que fait-il ? Eh bien ! Il ne gouverne pas, il n'exerce pas de pouvoir. «Vint un dire de Dieu sur Jean». En contraste, pas forcément en opposition, en différence avec le pouvoir, il y a quelque chose qui ressortit à l'ordre de la parole : «un dire de Dieu».

Une insistance est mise sur cet ordre de la parole. Que fait Jean dans toute la contrée du Jourdain ? Il proclame. Quoi ? «Un baptême de repentir pour rémission de péchés». Nous aurons tout à l'heure à nous demander en quoi ça peut bien consister. Maintenant l'ordre du pouvoir, si sensible dans les premières lignes de notre passage, s'estompe quasi définitivement, à moins qu'il ne devienne pouvoir de la parole, de l'écrit.

C'est maintenant le règne de la parole écrite, du livre de quelqu'un qui est désigné comme quelqu'un qui parle : «Isaïe, le prophète». Pouvoir de la voix, et même du cri. Un cri qui ordonne: «préparez» «rendez droits». Une voix et un cri qui annoncent ce qui va arriver.

*

Reprenons encore une fois la lecture de ce texte, retraversons-le une fois de plus. Pour nous repérer dans cette nouvelle traversée, je vous invite à distinguer le temps qui passe du temps qu'il fait.

Le temps qui passe : «l'an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée», etc... Voilà le temps qui passe, le temps qui ne reste pas en place.

Et face au temps qui passe, il y a le temps qu'il fait. Le temps qu'il fait, c'est ce qui arrive dans le temps qui passe. Ainsi quand nous disons : «Il fait beau, il pleut, il fait froid», nous parlons du temps, non pas de sa durée, mais, en quelque sorte, de son contenu, de ce dont il est fait. Nous pouvons reconnaître que nous sommes le croisement où les deux temps n'en font qu'un. Aujourd'hui il fait beau. Demain il pleuvra, hier il faisait soleil. C'est nous qui faisons de ces deux aspects du temps un seul et même temps et même, on peut dire, une histoire.

Le temps qui passe est-il fait pour nous seulement et exclusivement de l'exercice du pouvoir, du pouvoir qu'exercent sur nous les autres ou que nous pouvons exercer sur les autres ? Est-il fait aussi encore de quelque chose d'autre qui, face au pouvoir, paraît n'être presque rien ? Est-il fait de paroles ? Oui je dis «paraît n'être presque rien» car le pouvoir, c'est solide ! Le pouvoir c'est ce dont, éventuellement, on souffre, ce qui permet de déployer de la force. En face, la parole a quelque chose de fugitif, d'inconsistant.

Donc en traversant ce passage, nous sommes invités à décider de quoi est fait pour nous le temps qui passe. Si notre temps, si le temps que nous vivons est composé de pouvoir seulement, si c'est ça, le temps qu'il fait, ce temps-là qu'il fait, passe.

En revanche, si le temps est fait de paroles, alors le temps qu'il fait est toujours le même. S'il est fait de paroles, il y a, dans le temps qui toujours passe, une curieuse stabilité, une étrange permanence, sur laquelle nous allons pouvoir maintenant nous arrêter. Si le temps qu'il fait est fait de paroles, nous apprenons (et cela peut d'ailleurs nous irriter d'abord) que ce temps est déjà écrit, tel qu'il sera toujours. Or, sans doute réagissons-nous mal, d'abord, à cela. C'est pourtant ce qui nous est dit.

*

«Comme il est écrit au Livre des paroles d'Isaïe le prophète». On ne saurait mieux dire que c'est déjà écrit. Or les conceptions que nous pouvons avoir de notre liberté, tout à fait légitimes d'ailleurs, regimbent contre une telle vue des choses. Mais approfondissons notre lecture.

Le temps fait de paroles est, en effet, déjà écrit, tel qu'il sera toujours. Oui, mais il attend toujours de se dire dans le temps qui passe. C'est en l'an quinze du gouvernement de Tibère César que le dire de Dieu est tombé sur Jean, le fils de Zacharie, dans le désert, c'est à ce moment là, à une date précise, à un moment déterminé. Ce temps, déjà écrit, attend sa nouveauté, son renouvellement du temps qui passe. Il y a comme une sorte de tresse entre les deux temps. Le temps déjà écrit, n'est pas un temps déjà vécu. Il attend d'être vécu, précisément, du temps qui passe. Ainsi, sans cesse, ce temps déjà écrit devient nouveau et il tient sa nouveauté de cette fuite permanente du temps qui passe. Mais, bien sûr, ce temps fait de paroles attend de nous que nous reconnaissions cette venue du temps de la parole dans le temps qui passe.

Il attend notamment que, dans ce temps qui passe, nous ne mettions pas de barrières. «Et il alla dans toute la contrée du Jourdain, proclamant un baptême de repentir pour rémission de péchés.» Au fond, tout se passe comme si il y avait un fleuve - un Jourdain ! -, mais un fleuve qui peut comporter des barrages. Sans doute, le temps qui passe n'arrêtera pas de passer, mais s'il n'y a pas un geste qui envoie promener ce qui fait bouchon, ce temps qui passe ne sera pas lesté du temps de la parole.

Ce temps de la parole mérite bien son nom : il est le temps où la communication peut s'établir. «Préparez» les chemins, «rendez droits... tout ravin sera comblé... toute montagne et colline... les tortuosités deviendront droites». Autant d'obstacles - et l'obstacle peut être un val ou une montagne - autant d'obstacles au libre accès, autant de gênes à la libre circulation. Tout à l'heure, nous risquions de nous emporter, de nous indigner en lisant : c'est écrit. Oui, mais qu'est-ce qui est écrit ? C'est l'ouverture du chemin. Ce qui est écrit dans le Livre, c'est l'établissement toujours à venir, toujours encore à faire, du libre chemin, et non pas seulement pour ceux qui auraient eu la chance, si c'en est une, de vivre «sous le gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode tétrarque de Galilée», mais pour tout le monde et n'importe qui à l'avenir : «Toute chair verra», pas cette chair-là plut»t qu'une autre. Heureusement que c'est futur, car puisque c'est futur, c'est donc encore pour nous. Si ça n'était que passé, nous ne pourrions pas, nous aussi, attendre : le futur nous permet d'attendre, et d'attendre comme on attend que se réalise quelque chose qui est écrit.

Ce qui est écrit, c'est que tout ravin sera comblé, que toute montagne et colline seront abaissées. Ce qui est écrit, c'est qu'il y aura transit, communication, passage. Alors nous disons : «mais passage de quoi ?» parce que nous sommes tellement obsédés par les objets que le passage ne nous suffit pas. Qui passe ? Eh bien ! Soit ! Ce qui passe, c'est comment dire ? Vais-je dire : Dieu ? Oui, allons-y, puisque le mot est dans le texte : «Toute chair verra le salut de Dieu», «vint un dire de Dieu sur Jean, le fils de Zacharie». Le temps de la parole, le temps de la communication, le temps où le libre accès se fraye, (dans ce même temps où aussi s'exerce le pouvoir) est un temps où il y va de Dieu, un temps dans lequel Dieu est de la partie. Il y va de Dieu, et non pas seulement de Tibère César, de Ponce Pilate, d'Hérode, et non pas seulement non plus des hiérarques Anne et Caïphe.

''1er décembre 1994''

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