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Me voici, je fais du neuf

«Ainsi dit IHVH,
Lui qui donna dans la mer un chemin,
Dans les eaux puissantes un sentier,
Lui qui fit sortir char et cheval,
Armée et puissance :
Ensemble ils se sont couchés pour ne pas se lever,
Ils se sont consumés, comme une mèche ils se sont éteints.
Ne vous souvenez pas des premiers (événements),
(Les choses) d'avant, n'y réfléchissez pas.
Me voici, je fais du neuf.
Il germe déjà. Ne l'apercevez-vous pas ?
Oui, je mettrai dans le désert un chemin,
Dans la steppe des fleuves.
Il me glorifiera, l'animal des champs,
Les chacals, les autruches.
Car je donnerai dans le désert des eaux,
Dans la steppe des fleuves,
Pour faire boire mon peuple, mon élu.
Ce peuple que j'ai formé pour moi.
Ils raconteront ma louange''.»


Isaïe XLIII, 18-21

*

On commence par parler du Seigneur : "Ainsi dit IHVH". Non seulement on parle de lui, mais on évoque ce qu'il a accompli. Au nom qui est le sien est attaché ce qu'il a fait.

Si j'insiste là-dessus, c'est pour que nous saisissions qu'il y a une sorte de définition du Seigneur par ce qu'il a accompli. D'autre part, rendons-nous attentifs à ce fait : il est parlé de lui au passé. Or, vers le milieu de ce passage, quand le Seigneur prend la parole lui-même, ce sera pour écarter les titres qui lui viennent de ce qu'il a fait, et nous verrons en quel sens il les écarte. Car en quelque manière, il ne les écarte pas tout à fait puisque aussi bien, après avoir dit : "Ne vous souvenez pas des premiers (événements), (les choses) d'avant, n'y réfléchissez pas", il occupe la plus grande partie de son intervention à dire ce qu'il fera.

Lorsque nous rapprochons le début et la fin de ce texte, nous sommes frappés par un certain nombre de rencontres et de discordances. En effet, quand le Seigneur annonce ce qu'il fera, il recourt à des termes assez semblables (mais pas tout à fait les mêmes) à ceux qui ont été utilisés pour rappeler ce qu'il a fait.

Dans les deux cas, nous observons qu'il y a un chemin : "Lui qui donna dans la mer un chemin". Voilà pour le passé, quand on parle de Lui. Quand Il parle en personne : "Oui, je mettrai dans le désert un chemin".

Egalement, dans l'évocation de ce qu'Il a fait, il y a les eaux : "Dans les eaux puissantes un sentier" et, quand Il parle : "Car je donnerai dans le désert des eaux".

Egalement, au passé comme au futur, il donne : "Lui qui donna dans la mer un chemin", "Car je donnerai dans le désert des eaux". Voilà pour les similitudes.

Les différences, nous les avons certainement perçues. La mer est présente dans l'évocation du passé : "Lui qui donna dans la mer un chemin" Elle disparaît dans l'annonce du futur. Elle est remplacée par le désert. "Oui, je mettrai dans le désert un chemin... Car je donnerai dans le désert des eaux". Le désert est lui-même renforcé par la mention de la steppe : "Dans la steppe des fleuves". Tout au plus, ce qui reste de la mer, ce sont des fleuves.

Il est remarquable que, dans la première intervention, les eaux - en l'occurrence, la mer - sont convoquées pour détruire. En revanche, lorsque viennent les fleuves, c'est pour faire vivre, et faire vivre toutes choses, non seulement l'espace qu'est le désert ou la steppe, mais ceux qui s'y trouvent, les animaux des champs, et ceux qui traversent ce désert. Les eaux, bien loin de détruire, nourrissent : "Pour faire boire mon peuple, mon élu. Ce peuple que j'ai formé pour moi."

Voilà, à première inspection, ce que nous pouvons reconnaître dans ce passage.

Revenons-y, encore une fois, mais en essayant d'aller plus loin.

*

"Ainsi dit IHVH, Lui qui donna dans la mer un chemin". Il semble que ce soit le premier geste qui caractérise le Seigneur : la fabrication d'un chemin.  Ce chemin reviendra : "Oui, je mettrai dans le désert un chemin". Soit qu'on se souvienne de ce qu'Il a fait, soit qu'Il dise ce qu'Il fera, dans les deux cas, est accolé à son nom ce mot : le chemin. Il est même renforcé, nous le voyons au début, par le sentier. En somme, je parlais tout à l'heure d'une définition - et vous sentiez bien que j'entendais le mot avec beaucoup de méfiance - ce Seigneur crée un passage, les conditions pour avancer, pour faire route là où il est assez étonnant de trouver des routes.

Il faut, pour créer une voie de communication, affronter une force qui s'y oppose. Dans le début de ce passage, on souligne l'importance de la force : force des eaux, d'abord : "les eaux puissantes" et force aussi du char, du cheval : "Lui qui fit sortir char et cheval, armée et puissance". Donc, le chemin, quand il est ouvert, triomphe d'une force adverse. Ce trait revient vers la fin, où le désert est redoublé par la steppe. "Oui, je mettrai dans le désert un chemin, dans la steppe des fleuves" "Car je donnerai dans le désert des eaux, dans la steppe des fleuves".

Mais la victoire est mentionnée, dans le début. Au début comme à la fin, il y a des animaux : le cheval disparaît de la fin, ce sont les chacals et les autruches et l'animal des champs qui tiennent sa place. Le cheval était associé au char, à l'armée. Le Seigneur a fait disparaître, pour qu'ils ne se relèvent plus, ceux qui empruntaient ces chemins : "Ensemble ils se sont couchés pour ne pas se lever". Ce qu'il pouvait y avoir en eux de lumière s'est éteint : "Ils se sont consumés, comme une mèche ils se sont éteints."

Il n'en va pas de même, bien sûr, vers la fin : les chemins sont là pour qu'on y passe, pour que tout le monde en profite. L'image du chemin est travaillée intérieurement, elle est presque oubliée, puisque le chemin, que constituent les fleuves ou les eaux, se transforme en source. Il y a une sorte de communication intérieure à la métaphore : le chemin devient source, pour faire boire, et pour faire boire une collectivité choisie : "pour faire boire mon peuple... ce peuple que j'ai formé pour moi" et un peuple qui, à l'avenir, aura à se souvenir.

"Ils raconteront ma louange." Ne nous pressons pas de voir une contradiction avec ce qui est au coeur même de ce passage, et que j'ai pour l'instant encore réservé. Nous pouvons, en effet, dire : c'est contradictoire. En effet, pourquoi dire d'abord : "Ne vous souvenez pas des premiers (événements), (les choses) d'avant, n'y réfléchissez pas. Me voici, je fais du neuf.  Il germe déjà.  Ne l'apercevez-vous pas ?" Pourquoi, lorsque cette nouveauté aura été accomplie, faudrait-il en faire mémoire : "Ils raconteront ma louange." Est-ce que cette louange  va prendre les allures  d'un souvenir ? Il faut donc que nous nous arrêtions longuement sur ce coeur du passage.

*

Au beau milieu de ce passage est affirmée la condition de l'espérance. Nous ne pouvons espérer que si nous avons envoyé promener les souvenirs. Ne vous souvenez pas des premiers événements, de ce qui est en premier, des choses d'avant. Or, il y a toujours un avant. Aussi lorsqu'il dira : "Ce peuple que j'ai formé pour moi. Ils raconteront ma louange", ce n'est pas pour qu'à ce moment-là on se souvienne de ce qu'Il a fait après ce qu'Il avait déjà fait.

Pourquoi je vous dis cela ? Mais parce que le Seigneur le dit Lui-même. "Me voici, je fais du neuf. Il germe déjà. Ne l'apercevez-vous pas ?" Je ne suis pas loin de penser que dans ce "Ne l'apercevez-vous pas ?" il y a une sorte de blâme discret à l'égard de la titulature que l'on vient de donner au Seigneur. Qu'est-ce que vous avez à rappeler ce que j'ai fait ? Ne l'apercevez-vous pas ? Autrement dit, je ne suis pas définissable par ce que j'ai fait. Soit, vous le dites, je ne dis pas que je ne l'ai pas fait, mais ce qui me qualifie, c'est ma présence. Il sera là, Il est là, à mi-chemin entre ce que dans nos langues nous appelons le présent et le futur. Celui dont vous venez de parler, c'est Moi, "Me voici". Or, si je fais quelque chose, c'est du neuf, et du neuf qui est déjà en train de pousser. "Il germe déjà."

Ce n'était pas une erreur complète que d'évoquer ce que le Seigneur avait fait. A ceci près, et ce n'est pas peu, que ce qui avait été évoqué n'était que la défaite d'une certaine puissance. Ce qui avait été retenu, c'était la déconfiture du char, du cheval. Mais quelque chose avait été oublié, qui est la nouveauté permanente. Or, cette nouveauté, elle n'a pas été mentionnée. C'est Lui qui la mentionne.

*

Je voudrais vous rendre sensibles au travail sur le temps qui s'accomplit dans ce texte. A quelque civilisation que nous appartenions, quel que soit notre système verbal, avec plus ou moins de précision, nous distinguons entre un passé, un présent et un avenir. Il y a des langues qui ont plus de peine que la nôtre à couper ainsi le temps. Mais cependant, pour elles aussi, il y avait ce qui était passé, ce qui se passait et ce qui allait se passer. Nous sommes tous ainsi faits, que nous répartissons le temps entre ces trois moments. Au mieux, nous ajoutons qu'il y avait du nouveau dans le passé, qu'il y a du nouveau dans le présent et qu'il y aura du nouveau dans l'avenir.

Ce qui est ici présenté, c'est que le nouveau permanent fait boire. Le nouveau, en faisant boire, permet de vivre. Donc, ce n'est pas tant la permanence du nouveau qui est soulignée, encore qu'elle soit fortement marquée. Elle n'est sensible que si nous oublions que ce qui nous a fait boire hier était déjà du nouveau.  "Ne vous souvenez pas des premiers (événements), (les choses) d'avant, n'y réfléchissez pas." Car, quand vous le faites, vous oubliez le principal : vous oubliez que, s'il y a eu défaite de la puissance adverse, c'était pour ouvrir un chemin pour conduire jusqu'à une source.

Le passé risque toujours de nous conduire à la nostalgie. Ce qui ne veut pas dire que dans le passé, il n'y avait pas du neuf qui nourrissait. Mais nous ne pensons au passé que pour dire : ah ! c'était mieux !  

Etant donné ce qu'Il est - "Me voici" - Il ne peut que faire du nouveau, un nouveau qui toujours germe et germe toujours déjà. Il ne dit pas : je vais faire dans le désert un chemin sur lequel vous allez pouvoir passer. Le chemin est relayé par l'eau, déjà présente, et par les fleuves et, comme nous le remarquions tout à l'heure, c'est pour signifier que ce sont des chemins qui font boire, qui alimentent la vie. Sans doute, vous y passerez, mais ce n'est même pas la peine de parler du transit que vous ferez par ces chemins. A l'avenir, je ne vous demanderai pas de vous souvenir de ce que j'aurai fait. Ce que vous célébrerez, c'est ma louange. Vous me féliciterez. Autrement dit, il n'y en aura que pour moi.

*

Vous avez certainement remarqué que, à partir de la mi-temps, dès que le Seigneur a pris la parole,  son ego, si j'ose dire, est très présent. "Me voici", voici moi, faudrait-il presque traduire ! Ensuite, le je, le moi reviennent et, lorsqu'Il parle du peuple, Il le fait comme de quelque chose qui Lui appartient : "Pour faire boire mon peuple, mon élu", Il déclare : "Ce peuple que j'ai formé pour Moi."

Ce peuple ne fait qu'un avec Lui. Il ne fait qu'un avec ce peuple. S'il y a une différence, et elle n'est pas négligeable, c'est que ce peuple est alimenté par lui, après avoir été façonné par lui : il y en a un qui façonne, et un autre qui est façonné. L'un donne à boire, et l'autre boit, l'un choisit, l'autre est choisi. Pas de confusion mais ils ne font qu'un. Il fait cause commune avec ce peuple qui est nourri par Lui.

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Nous avons ici un texte qui est un travail théologal sur le temps. A la place du temps, il y a Moi. Dans le temps, il y a Moi, Moi, le Seigneur, l'imprononçable. Je suis dans ce que vous appelez le passé, ce que vous appelez le présent, ce que vous appelez l'avenir. J'y suis et Ma seule présence fait du nouveau.

Réfléchissez à ce qu'a de singulier par rapport à passé, présent et avenir, le mot très simple: neuf. Passé présent et avenir, c'est dans une même série. Neuf n'entre pas dans une série, pas plus que le nom de IHVH n'entre dans une série. Le germe, c'est le moment où, dans le temps, l'on sort du temps. Ne réfléchissez que sur deux mots : le mot neuf et le mot germe.

26 mars 1998

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