Un chant nouveau
«Chantez à IHVH un chant nouveau !
Chantez à IHVH, toute la terre !
Chantez à IHVH, bénissez Son nom !
Annoncez jour après jour Son salut !
Racontez parmi les nations Sa gloire,
Parmi tous les peuples Ses prodiges !
Car Il est grand, IHVH, très digne de louange,
Redoutable (qu'il est) au-dessus de tous les dieux.
Car tous les dieux des peuples sont néant,
Mais IHVH a fait les cieux.
Majesté et magnificence en face de Lui
Force et splendeur en Son sanctuaire
Offrez à IHVH, clans des peuples,
Offrez à IHVH gloire et force !
Offrez à IHVH la gloire de Son nom,
Portez l'oblation, venez en Ses parvis !
Prosternez-vous devant IHVH dans l'éclat du sanctuaire,
Tremble en face de Lui, toute la terre !
Dites aux nations "IHVH règne,
Aussi le monde est ferme. Il ne chancelle pas.
Il prononce sur les peuples en droiture."
Que les cieux se réjouissent, que la terre exulte,
Que tonitrue la mer et tout ce qui l'emplit !
Que tressaille le champ, et tout (ce qui est) en lui !
Alors que tous les arbres de la forêt crient de joie
En face de IHVH !
Car Il vient, car Il vient pour juger la terre.
Il juge le monde en justice,
Les peuples en fidélité."»
*
Quand nous lisons un poème comme celui-ci, qui ne raconte pas une histoire, nous risquons d'être abusés. En effet, puisque, dans le passage que nous traversons, il n'y a pas de récit, nous pouvons penser que rien ne se passe. Nous sommes sensibles à une sorte de répétition, comme si on n'avançait pas. C'est un fait que ce passage peut nous donner cette impression. "Chantez à IHVH... Chantez à IHVH... Chantez à IHVH... " : voilà comment nous commençons ! Et puis, lorsqu'un peu de variété semblait venir, de nouveau, vers le milieu du passage : "Offrez à IHVH... Offrez à IHVH... Offrez à IHVH..." Et vers la fin encore : "Car Il vient, car Il vient pour juger la terre".
Nous pouvons continuer à reconnaître tout ce qui nous communique le sentiment d'une fixité. Je suis sûr que vous avez été très sensibles au retour fréquent de ce même mot "toute la terre", "tous les peuples", "tous les dieux", par deux fois, d'ailleurs. Et puis, "toute la terre", "tout ce qui l'emplit", "tout (ce qui est) en lui", "Que tressaille le champ, et tout (ce qui est) en lui!"
D'autres observations pourraient être faites. Il y a d'abord une monotonie, qui provient des impératifs qui jalonnent l'ensemble de ce passage. Lorsqu'on les abandonne, vers la fin, c'est pour trouver des formules qui sont très voisines de l'impératif : "Que les cieux se réjouissent,... que tonitrue la mer...! Que tressaille le champ". Ainsi, nous sommes portés à penser que rien n'arrive. C'est vrai d'ailleurs de tous les poèmes qui ne sont pas des récits, mais c'est particulièrement vrai sans doute de ce psaume-ci.
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Je voudrais faire apparaître ce qui bouge dans un passage comme celui-ci. Dès le début, tous ces verbes à l'impératif relèvent de l'ordre de la parole : chanter, annoncer, raconter. Lorsque reviennent des ordres ou des invitations pressantes, il n'est plus question de parler : "Offrez à IHVH... portez l'oblation, venez en Ses parvis ! Prosternez-vous devant IHVH". Si l'on passe de nouveau par un verbe qui nous réfère à la parole ("Dites aux nations"), il est bien difficile de qualifier les verbes qui marquent la fin de ce passage. "Que les cieux se réjouissent,... que tonitrue la mer... Que tressaille le champ,... que tous les arbres de la forêt crient de joie". Sans doute, la parole n'est pas loin, mais il s'agit davantage de la tonalité affective qui va accompagner la parole ou le cri.
Voilà ce qui suffit à nous suggérer qu'un chemin est tracé dans ce passage, et que nous n'en sortons pas comme nous y étions entrés. C'est ce que je voudrais essayer de faire apparaître davantage.
D'abord, en nous posant à tous une question que je reprendrai après avoir commenté ce texte. Je vous la formule tout de suite : en quoi le chant auquel nous sommes invités est-il un chant nouveau ? Est-ce que la lecture de ce passage ne nous permettrait pas par hasard de découvrir la nouveauté de ce chant ?
Sans doute, je vous l'accorde, à aucun moment la nouveauté en quoi consisterait ce chant n'est énoncée. A aucun moment il n'est dit : la nouveauté consistera en ceci.
Mais demandons-nous : est-ce que par hasard, la nouveauté de ce chant ne serait pas évidente, mais pour peu que nous y prêtions attention ? Or, quand je vous proposerai tout à l'heure une réponse à cette question, je suis sûr que vous n'aurez pas de peine à l'accepter.
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Relevons encore un certain nombre de termes qui, eux aussi, reviennent. Il y a le retour de ce mot de terre - "toute la terre" - et quand il n'y a pas "toute", on lit "que la terre exulte" ou "Il vient pour juger la terre". De même, il y a le retour des nations : "Racontez parmi les nations Sa gloire", "Dites aux nations "IHVH règne". La terre, les nations, les peuples : "parmi tous les peuples Ses prodiges", "les dieux des peuples sont néant", "Offrez à IHVH, clans des peuples". C'est par les peuples que le texte s'achève : "les peuples en fidélité."
Ainsi, celui qui chante appelle à chanter. Celui qui parle ici, se met à part. A part et en même temps au milieu d'un ensemble "Chantez à IHVH, toute la terre !", "Racontez parmi les nations Sa gloire, parmi tous les peuples Ses prodiges !" Est-ce qu'il est étranger à la terre, aux nations ou aux peuples ou bien est-ce qu'il est au milieu de la terre, des nations et des peuples ou même du monde, puisque aussi bien ce mot de "monde" est, lui aussi, répété : "aussi le monde est ferme", "Il juge le monde en justice" ?
Bien sûr, il fait partie de tout ce qu'il désigne avec des noms différents, mais, en même temps, par le seul fait qu'il s'exprime, il s'en distingue, puisqu'il parle pour demander à tout ce monde, à cette terre, à ces nations, à ce peuple d'adopter une certaine attitude, l'attitude de quelqu'un qui célèbre, qui chante, et qui chante quoi ? Qui chante un nom. "Chantez à IHVH, bénissez Son nom !" Dites du bien de son nom. Le nom reviendra encore : "Offrez à IHVH la gloire de Son nom".
Bref, s'affirme, tout au long de ce texte, une appartenance de celui qui s'exprime ici, à un univers et, dans le même temps, il s'en distingue, comme aussi bien d'ailleurs il distingue de cet univers celui qu'il nomme le Seigneur. Car s'il y a un terme qui revient souvent, c'est bien celui du nom imprononçable, le nom du Seigneur.
Nous pouvons lire ce texte comme une sorte d'alternance entre une extrême appartenance et un dégagement. Extrême appartenance et dégagement qui trouvent leur raison d'être dans le lien qui existe entre ce monde et le Seigneur. En effet, la raison de cette parole qui est exigée, c'est la distinction entre celui dont il y a à parler en chantant, le Seigneur et, d'autre part, le reste.
En effet, après avoir traversé ces appels pressants nous passons par un moment de justification, comme si celui qui chante ce psaume avait à avancer des raisons : "Car Il est grand, IHVH, très digne de louange, redoutable (qu'il est) au-dessus de tous les dieux." Donc, non seulement il se distingue du monde, mais aussi de tous les dieux, "Car tous les dieux des peuples sont néant, mais IHVH a fait les cieux." Ceci reviendra ou presque, un peu plus bas, lorsque nous disons : "Dites aux nations "IHVH règne, aussi le monde est ferme. Il ne chancelle pas. Il prononce sur les peuples en droiture." Pour finir, il y aura encore un moment de justification ou d'explication : "Car Il vient, car Il vient pour juger la terre. Il juge le monde en justice, les peuples en fidélité."
Le lien entre le Seigneur et le monde est modulé de diverses façons. Il s'agit d'abord de ce qu'est le Seigneur en lui-même : il a sa gloire à lui, son nom à lui. Et puis, quand on avance, on souligne non pas tant ce qu'il est ou la position qu'il occupe, mais la souveraineté qu'il exerce, celle d'un juge : "Il prononce sur les peuples en droiture." Ce qui est peut-être la grande nouveauté, c'est qu'il vient : "Car Il vient, car Il vient pour juger la terre." Autrement dit, lui-même bouge, il se déplace. Le jugement qu'il exerce est accompagné d'un déplacement comme s'il s'approchait.
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Revenons encore sur ce passage et traversons-le de nouveau. Il y a sans doute à chanter, mais ce chant est aussi un message : "Annoncez jour après jour Son salut !" Et même il y a un récit à faire : "Racontez parmi les nations Sa gloire". Nous voyons donc que tout n'est pas seulement de la musique : c'est de la musique avec des paroles qui disent quelque chose, cette fameuse nouveauté que nous cherchons à détecter et que nous trouverons tout à l'heure.
En tout cas, on ne peut pas adopter cette attitude de célébration chorale, si je puis dire, sans que le corps de celui qui chante soit pris au chant. "Offrez à IHVH gloire et force ! Offrez à IHVH la gloire de Son nom". On dirait que son nom n'a pas de gloire aussi longtemps qu'on ne la lui a pas donnée, comme s'il fallait lui faire offrande de ce qui est à lui. Ce n'est pas seulement le corps de ceux qui chantent qui est pris par ce chant mais, vers la fin de ce poème, nous observons que c'est le corps même de l'univers. "Que les cieux se réjouissent, que la terre exulte, que tonitrue la mer ...! Que tressaille le champ,... Alors que tous les arbres de la forêt crient de joie". Le chant a transformé le corps du chantre en une offrande et le chant va jusqu'à saisir l'univers qui est, vers la fin, évoqué dans sa variété : les cieux, la terre, la mer, le champ. Les arbres de la forêt, non seulement sont invités à prendre voix, mais aussi à bouger, à s'émouvoir, au sens propre de ce mot.
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Est-ce que nous approchons de la réponse à la question que je posais tout à l'heure : où est la nouveauté ?
Je voudrais formuler la réponse en des termes d'une grande simplicité.
Au fond, celui qui chante, ne veut pas être seul à chanter. Ne voulant pas être seul à chanter, il en convoque d'autres à s'unir à lui et même il donne à d'autres l'ordre de chanter : à la terre, aux nations, aux peuples, au monde et à la mer, aux champs, aux arbres de la forêt.
Alors, quelle est la nouveauté ? Est-ce que ce n'est pas ce passage d'un chant solitaire à un chant qui appartient à tout le monde - c'est vraiment le cas d'employer cette expression -, à un chant qui est le propre du monde entier, de tout ce qu'il y a dans le monde ? La voilà, la nouveauté : le passage d'un chant localisé à un chant universel. Celui que l'on chante est donné comme quelqu'un qui a un sanctuaire : "Majesté et magnificence en face de Lui, force et splendeur en Son sanctuaire", "Prosternez-vous devant IHVH dans l'éclat du sanctuaire". Donc, il a bien un lieu, il n'est pas n'importe quoi et il n'est pas n'importe où. Oui, mais cela ne signifie pas que tout n'ait pas à le célébrer, à se tourner en quelque sorte physiquement vers lui. "Offrez à IHVH... venez... tremble en face de Lui, toute la terre".
Cette nouveauté mérite bien son nom. Car, considéré en lui-même, le monde se tait. Qu'il s'agisse de la terre, des nations, des peuples, bref du monde, s'il leur arrive de s'exprimer, ce n'est pas par un chant qui célèbrerait le Seigneur. En d'autres termes, il faut qu'on leur souffle de chanter, de célébrer, il faut qu'on les mette en demeure de prononcer une parole de célébration. Elle n'est pas naturelle. La terre, les nations, les peuples, le monde, les cieux, le champ, les arbres de la forêt ne sont pas nés avec cette parole. Ils sont faits pour entonner cet hymne, mais ils ne l'entonneront pas s'il n'y a pas quelqu'un qui les y invite et leur annonce qu'ils doivent faire partie du choeur.
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Revenons maintenant, avant d'en terminer avec la traversée de ce passage, sur ce qui concerne le Seigneur. Si tout ce qui existe est appelé à bouger, et, d'abord, à bouger par les cordes vocales, à bouger dans son corps, c'est parce que le Seigneur lui aussi bouge. "Venez en Ses parvis" répond comme en écho, à la fin, "Car Il vient, car Il vient pour juger la terre. Il juge le monde en justice, les peuples en fidélité". Qu'est-ce qui peut arriver de mieux à la terre et au monde que de ne pas seulement exister, que de ne pas seulement être là, mais d'être quelque chose ou quelqu'un sur qui le Seigneur prononce. C'est la dignité du monde que le Seigneur puisse le juger en vertu du lien, de l'alliance qui unit ce monde à ce Seigneur. "Car Il vient, car Il vient pour juger la terre." "Il juge le monde en justice, les peuples en fidélité." La loi selon laquelle le Seigneur se rapporte au monde n'est pas d'ordre physique. Elle est comme le lien que quelqu'un qui parle peut avoir avec quelqu'un qui parle. Je vous invite donc à introduire une distinction entre être seulement, exister seulement, subsister seulement, et, d'autre part, être capable de parler, de chanter et même de raconter. De ce fait, on relève d'un Seigneur qui prononcera sur tout un monde qui n'existe pas seulement, mais qui parle.