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 Tendu, sorti vers ce qui est devant 

«Oui, bien sûr, je considère aussi que tout est dommage à cause de la suréminence de la connaissance de Christ Jésus, mon Seigneur: à cause de lui à propos de tout il y a eu dommage pour moi et je considère que c’est bon à jeter, afin que je gagne Christ, et que je sois trouvé en lui, en ayant non pas une justice mienne, celle qui vient de la loi, mais celle qui vient de la foi de Christ, la justice qui vient de Dieu, sur la base de la foi, pour le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, en étant fait conforme à sa mort: ainsi, de quelque manière, je parviendrai à la rencontre de la résurrection, celle qui vient des cadavres! Non que j’aie déjà pris ou que déjà je sois au terme, mais je continue ma poursuite: ainsi parviendrai-je aussi à prendre complètement, puisque aussi bien j’ai été pris complètement par Christ Jésus! Frères, moi, je ne compte pas avoir encore pris complètement. Mais une seule chose: oubliant ce qui est derrière, mais tendu, sorti vers ce qui est devant, droit au but, je continue ma poursuite vers le prix de l’appel, qui est en haut, de Dieu en Christ Jésus.»


Philippiens III, 8-14

Lorsque nous sommes engagés dans une affaire, dans un métier, une relation, un amour, par exemple, où nous avons mis tout notre cœur, nous n’aimons pas en voir la fin. Si, de nous-mêmes, il nous arrivait de dire «il suffit! arrêtez!», il nous semble que nous aurions pactisé avec la mort. Là où nous avons mis notre cœur, nous voulons continuer, sans jamais nous arrêter. Vivre est à ce prix, au prix d’une poursuite qui ne s’arrête pas.

A bien y réfléchir, nous pouvons nous étonner de penser de cette façon. En effet, il est épuisant d’être sans cesse tenu en haleine, de ne jamais pouvoir se reposer sur un acquis, surtout si nous estimons que cet acquis, nous l’avons bien mérité.

Voilà, je crois, un horizon qui nous est assez familier à tous. Du fait que nous sommes sollicités tantôt par le désir de poursuivre, tantôt par celui d’arrêter, nous pouvons regarder notre vie comme une alternance entre des périodes d’élan et d’autres, qui sont plus calmes, où nous nous reposons.

Si j’ai tenu à évoquer cet horizon, c’est pour que nous puissions mieux percevoir ce qui se détache sur cet horizon, quand nous traversons ce passage. Car il n’est pas sûr du tout que la conception de l’existence que je viens de vous présenter nous prépare à bien entendre ce que nous allons lire. D’une certaine façon, ce que nous allons lire, à la fois rencontre et contredit ce que je viens de vous présenter.

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«Oui, bien sûr, je considère aussi que tout est dommage à cause de la suréminence de la connaissance de Christ Jésus, mon Seigneur: à cause de lui à propos de tout il y a eu dommage pour moi et je considère que c’est bon à jeter». D’un bout à l’autre de ce passage, quelqu’un parle, en disant «je». Nous pouvons accepter ou refuser d’épouser ce «je». En tout cas, la vérité que nous allons découvrir ici ne s’autorise que de la parole de celui qui nous la présente: «Voilà mon estimation! voilà ma manière de considérer les choses! je vous le dis!» Quant à nous, lecteurs, nous pouvons à loisir trouver que c’est puissant, fort, ou au contraire fragile.

Très tôt, dès la première ligne, celui qui parle apprécie. Il s’exprime comme quelqu’un qui évalue. «Oui, bien sûr, je considère aussi que tout est dommage». Tout: tout ce qu’on peut imaginer. Autrement dit, rien ne peut être avancé qui n’apporte un inconvénient, qui ne soit une perte. Tout est dommage. Il y reviendra un peu plus bas: «à propos de tout il y a eu dommage pour moi et je considère que c’est bon à jeter». Croyez que j’ai beaucoup hésité à traduire ainsi. Si j’avais suivi les meilleurs traducteurs, j’aurais proposé: «je considère que c’est de la crotte». Le mot grec signifie que rien de ce qui existe n’est à garder. Tout peut être jeté. C’est quelque chose qui ne peut pas entrer dans le circuit de l’échange. Donc, autant s’en débarrasser.

« ''… dommage à cause de la suréminence de la connaissance de Christ Jésus, mon Seigneur''». Qu’est-ce qui a dévalué toute chose, enlevé toute valeur à quoi que ce soit? C’est «la suréminence de la connaissance de Christ Jésus». Dans la connaissance de Christ Jésus, est arrivé quelque chose qui dépassera toujours. C’est cela qui dévalorise, radicalement, quoi que ce soit et toute chose.

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«… afin que je gagne Christ», et non pas afin de gagner le Christ. Le texte original nous permet de faire apparaître le «je», ne l’écartons pas en traduisant «afin de gagner le Christ. Curieusement, celui qui parle revient dans le régime dont il vient d’affirmer qu’il s’est détaché. Il venait de dire que tout était dévalorisé, et voici qu’apparaît le langage du gain. Gagner le Christ, c’est cela qui est poursuivi, mais il est bien entendu que ce Christ qu’il entend gagner ne peut s’échanger contre rien. Il s’agit de le gagner, mais il n’y a pas de prestation qui puisse permettre de l’acquérir.

Aussi bien d’ailleurs s’agit-il, inséparablement, de gagner le Christ et, de ce fait, de n’être pas perdu: «afin que je gagne Christ, et que je sois trouvé en lui». Ce «je» qui parle, révèle qu’en tenant tout comme quelque chose qui ne vaut rien, il va faire coup double. Il va gagner le Christ, sans rien débourser, sans avoir rien à donner, et, du même coup, il va se trouver lui-même. L’atteinte du Christ Jésus, son Seigneur, bien loin d’être le comble de son aliénation, le moment où il se perd, est celui où le «je» se trouve: «et que je sois trouvé en lui».

Comment est-il possible que ce «je» gagne le Christ et se trouve lui-même, enfin, dans ce Christ? C’est parce qu’il a renoncé à être par lui-même à la hauteur: «en ayant non pas une justice mienne, celle qui vient de la loi, mais (en ayant) celle qui vient de la foi de Christ - je vais revenir sur cette expression qui peut nous paraître étrange -, la justice qui vient de Dieu, sur la base de la foi».

Oublions que nous savons quelque chose sur ce que «foi» veut dire. Comme tous les mots importants, celui-ci est une auberge espagnole. Ainsi, le mot foi change de sens du fait de l’autre terme auquel on l’oppose. Quand vous dites «foiet raison», le mot foi n’a pas le même sens que lorsque vous dites «foi et œuvre». C’est toujours de son rapport avec autre chose que lui-même qu’un mot prend sens. Ainsi en est-il ici aussi: «en ayant non pas une justice mienne… qui vient de la loi, mais celle qui vient de la foi de Christ». Non pas une justice qui vient de mon rapport à la loi, mais la justice qui vient du rapport à Christ. Voilà ce qui, ici, est appelé foi. Je vous propose donc que, dans la lecture de ce texte, nous nommions foi le rapport à Christ. Je ne prétends pas que foi signifie cela dans tous les textes de S. Paul que nous pourrons lire. Je dis seulement que, si nous voulons comprendre quelque chose à ce texte, il faut que nous acceptions d’appeler foi le fait d’être lié à Christ. Or, ce fait ne s’acquiert pas, c’est quelque chose qui arrive, qui est donné. C’est le fait d’un don, et d’un don pour l’obtention duquel nous ne pouvons rien donner nous-mêmes.

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«… pour le connaître, lui». Connaître, c’est un mot que nous avions déjà lu tout à l’heure: «à cause de la suréminence de la connaissance de Christ Jésus». Qu’est-ce que connaître ici? Qu’est-ce que connaître Christ Jésus? Est-ce que cela signifie être informé sur lui? Avoir entendu parléde lui ?

«… pour le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, en étant fait conforme à sa mort». Nous pressentons que connaître, ici, est autre chose qu’une saisie notionnelle. Il s’agit de ressentir en soi la puissance liée à ce qui est arrivé à ce Christ, et qu'on appelle résurrection.

Soyons étonnés par l’ordre qui est suivi. Nous ne lisons pas: «pour connaître la communion à ses souffrances et la puissance de sa résurrection». C’est l’inverse: «pour le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection», ce qui va, bien entendu, nous amener à communier à ses souffrances et - allons jusqu’au bout de cette communion aux souffrances - à être conformes à sa mort. Ce qui est premier, qui déclenche tout, c’est la connaissance de la puissance de sa résurrection. Cette connaissance vécue me permet ensuite de connaître aussi une communion à ses souffrances et, bien plus, d’aller jusqu’à prendre sur moi la forme de sa mort.

Autrement dit, je vais être dépossédé de ma vie, mais non pas de mes manières de vivre. Celles-ci comportent souffrances et mort. De cela je ne serai pas privé. Mais, dans la souffrance et dans la mort, je serai dépossédé de ma souffrance et de ma mort, pour éprouver la puissance de sa résurrection à lui.

« … ainsi, de quelque manière, je parviendrai à la rencontre de la résurrection, celle qui fait sortir des cadavres''». Ce n’est pas en souffrant et en mourant que je parviens à la rencontre de la résurrection. C’est en étant dépossédé de ma souffrance et de ma mort, et en communiant à sa mort et à sa ''souffrance, que j’arrive à rencontrer la résurrection, celle qui fait sortir des cadavres, celle qui fait entrer dans la vie. Nous voyons comment Paul, ici, fait l’éloge du chemin, l’éloge du passage. C’est en passant par là, c’est-à-dire en passant par Christ, que je parviendrai à la rencontre de la résurrection.

Paul s’arrête sur cette pensée. «Non que j’aie déjà pris ou que déjà je sois au terme, mais je continue ma poursuite». Nous croisons l’horizon que j’avais proposé en commençant. Je continue ma poursuite, je ne m’arrête pas de poursuivre. Mais ce n’est pas parce que, étant engagé dans une affaire où j’ai mis tout mon amour, je ne veux pas arrêter. Ce n’est pas cela du tout. «Je continue ma poursuite: ainsi, parviendrai-je aussi à prendre complètement, puisque aussi bien j’ai été pris complètement par Christ Jésus». La poursuite ininterrompue dans laquelle je déclare me trouver engagé ne vient pas de moi. Ce n’est pas parce que j’en veux toujours plus.

«Ainsi», ainsi seulement, en poursuivant sans cesse, je parviendrai à prendre complètement. Il avait dit tout à l’heure: «non que j’aie déjà pris». Maintenant, il emploie le même verbe, mais avec une précision: «ainsi parviendrai-je aussi à prendre complètement, puisque aussi bien j’ai été pris complètement par Christ Jésus!» J’ai été pris. Or, en étant sans cesse en train de poursuivre, comme à la chasse, ce n’est pas seulement l’infini de mon désir que je déploie. En continuant à poursuivre, je ne fais que rivaliser, sans jamais y atteindre, avec la saisie dont j’ai été l’objet. Si vous voulez, ma poursuite sans fin est la monnaie - vous voyez, moi aussi je reviens à un langage de l’échange! que sans cesse je vais verser pour égaler, si c’était possible, cette emprise.

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«Frères, moi, je ne compte pas avoir encore pris complètement.» Paul a employé un verbe qu’il faut traduire par «compter». Quand je fais mes comptes, je ne me dis pas: le compte y est, j’ai pris complètement. Il dit le contraire: «moi, je ne compte pas avoir encore pris complètement.»

«Mais une seule chose». Ici, la syntaxe se casse, se brise, la phrase est en suspens. Et puis, viennent des mots qui mettent le traducteur au supplice: «oubliant ce qui est derrière,''''mais tendu, sorti vers ce qui est devant, droit au but, je continue ma poursuite vers le prix de l’appel», comme un coureur. La métaphore est celle du stade et de la compétition sportive. Je continue ma poursuite vers le prix de l’appel, «qui est en haut, appel de Dieu en Christ Jésus». Donc, disons-le encore une fois, le dynamisme de son existence procède de ce qu’il a été appelé et non pas de son insatisfaction. La force de courir ne lui vient pas de ce qu’il peut encore courir, mais de ce qu’il a été pris, elle provient de l’appel, qui est en haut, de Dieu, en Christ Jésus. Elle vient de son lien à Christ Jésus.

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Ce que Paul nous laisse entendre n’est pas peu de chose. Je le résumerai dans les propositions suivantes. Je perds, et je perds tout sans que rien vienne à la place de ma perte. Rien, sinon - curieux gain! -, d’avoir été pris par un autre, Christ Jésus. De ce fait, je cherche encore à gagner, mais à gagner celui qui m’a pris. Et comme je sais que celui qui m’a pris est au-delà de tout, je ne peux le saisir qu’en me dessaisissant sans cesse de tout ce que j’ai déjà atteint. «Oubliant ce qui est derrière,… tendu, sorti vers ce qui est en avant». C’est en une tension, en une sortie vers ce qui est devant et, du coup, dans l’oubli de ce qui est derrière nous, que nous pouvons être à l’accord de la prise, dont nous sommes l’objet.

29 mars 2001

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