L’abandon de Dieu.
(1) Au maître de chœur. Sur « la biche de l'aurore ». Psaume. De David.
(2) Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné
Loin de mon salut, les paroles de mon rugissement.
(3) Ô mon Dieu, je crie le jour et tu ne réponds pas,
Et la nuit, et pas de silence pour moi.
(4) Et toi, saint, tu habites les louanges d'Israël.
(5) En toi se confièrent nos pères,
Ils se confièrent, et tu les fis s'enfuir.
(6) Vers toi ils clamèrent, et ils s'échappèrent.
En toi ils se confièrent, et ils ne se desséchèrent pas.
(7) Et moi, un ver, pas quelqu'un,
Flétrissure de l'humain et méprisé du peuple !
(8) Tous ceux qui me voient me raillent,
Ils grimacent de la lèvre, hochent la tête
(9) « Roule vers IHVH ! » - « Qu'il le fasse s'enfuir !
Qu'il l'en tire, puisqu'il en fait l'objet de son désir ! »
(10) Oui, toi, tu m'as extrait du ventre,
Tu m'as rendu confiant sur les seins de ma mère,
(11) Sur toi je fus jeté au sortir des entrailles,
Au sortir du ventre de ma mère, mon Dieu, toi.
(12) Ne t'éloigne pas de moi !
Oui, l'angoisse est proche. Oui, pas de secours !
(13) M'entourent de nombreux taureaux,
Des brutes de Bashan m'encerclent.
(14) Ils fendent leur gueule contre moi,
Un lion qui déchire et rugit
(15) Comme de l’eau je me répands
Et se disloquent tous mes os,
Mon cœur est comme la cire,
Il fond au milieu de mes viscères.
(16) Elle se dessèche comme un tesson, ma force,
Et ma langue colle à mes mâchoires.
Et dans la poussière de la mort tu me mets.
(17) Oui, des chiens m'entourent,
Une bande de malfaiteurs
Ils sont autour de moi.
Ils ont endolori mes mains et mes pieds.
(18) Je compte tous mes os.
Eux, ils me regardent, ils m'ont sous leur vue,
(19) Ils se partagent mes habits,
Et pour mes vêtements ils font tomber le sort.
(20) Et toi, IHVH, ne t'éloigne pas,
Ma vaillance, à mon aide ! Hâte-toi !
(21) Délivre mon âme de l'épée,
De la patte du chien mon unique !
(22) Sauve-moi de la gueule du lion,
Des cornes des aurochs.
Tu me réponds !
(23) Je raconte ton nom à mes frères,
Au milieu de l’assemblée je te loue.
(24) « Vous qui frémissez de IHVH, louez-le,
Toute la semence de Jacob, glorifiez-le
Et tremblez de lui, toute la semence d'Israël ! »
(25) Non, il ne méprise pas, il ne repousse pas la misère du miséreux,
Il ne cache pas de lui sa face,
Et son imploration vers lui, il l'entend.
(26) Elle vient de toi ma louange dans la grande assemblée,
J'accomplis mes vœux devant ceux qui frémissent de toi.
(27) Les miséreux mangent et sont rassasiés,
Ils louent IHVH, ceux qui le cherchent,
« Vive leur cœur à jamais ! »
(28) Ils se souviennent et retournent vers IHVH,
Tous les confins de la terre,
Ils se prosternent en face de toi,
Tous les clans des nations.
(29) Oui, à IHVH la royauté,
Le gouverneur des nations.
(30) Ils mangent et se prosternent,
Tous les repus de la terre.
Ils plient devant lui,
Tous ceux qui descendent à la poussière.
Et mon âme vit pour lui.
(31) Une semence le sert.
Le Seigneur est raconté à la suite des temps.
(32) Ils viennent,
Et ils annoncent sa justice au peuple qui naît.
«Oui, il a agi !»
- La traduction de ce psaume s'inspire du souci de conserver la force, sinon la poésie, présente dans le texte original. Quant au choix qu'il a fallu faire, en certains passages, entre diverses leçons, on s'est inspiré des suggestions proposées et des solutions retenues par les meilleures éditions. Le lecteur pourra s'en convaincre en se reportant lui-même à celles-ci.
ARGUMENT
L'abandon de Dieu.
Cette suite de mots propose une pensée ambiguë.
Nous demandons : Est-ce Dieu qui abandonne ? Est-ce Dieu qui est abandonné ?
Loin de n'être qu'un jeu sur des mots, ces questions introduisent directement à la méditation qui est poursuivie dans les pages qu'on va lire.
Dieu abandonne. Tel est sans doute le sens auquel on s'arrête d'abord. Pourquoi pas ? Mais la lecture attentive du psaume nous invite à aller plus loin.
Nous aurions nous-mêmes à abandonner, sinon Dieu, du moins une certaine façon de nous rapporter à lui. C'est tellement évident que ce nom de Dieu devrait lui-même être remplacé par un autre !
Alors nous découvrons que, du fait de cette substitution, nous avons fait l'expérience que, quoi qu'il arrive, et même si la mort vient, nous ne sommes pas abandonnés.
Ainsi la relève d'un nom par un autre apparaît-elle comme la trace, laissée dans un texte, d'une véritable conversion, elle aussi lisible dans ce même texte.
Vers quoi, vers qui nous sommes-nous donc tournés ?
Après une telle et si réelle transformation nous hésiterons sans doute à nous fixer sur une réponse. Non par scepticisme - il s'en faut de tout ! - mais par la joie qui nous vient de croire.
Ainsi le chemin sur lequel nous sommes entrés se poursuit-il, sans fin, et il nous mène toujours plus loin dans la même direction. Pourquoi voudrions-nous lui assigner un terme ? Il nous suffit d'y avancer.
I
Nie tes désirs, et tu trouveras ce que ton cœur désire.
Qu'en sais-tu toi-même si ton appétit est selon Dieu ?
Saint Jean de la Croix
1
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
Loin de mon salut, les paroles de mon rugissement.
Je ne sais pas qui est Dieu. Je sais du moins que j'appelle quelqu'un de ce nom. Existe-t-il ? Cette question ne me vient même pas à l'esprit, tant il va de soi qu'il existe, puisque je lui parle.
Ainsi, du fait que je m'adresse à quelqu'un que je nomme Dieu, il est évident pour moi qu'entre lui et moi il y a une relation. Ma parole en fait foi, elle révèle l'existence de cette relation. Ainsi Dieu, quel qu'il soit, et moi, nous appartenons l'un à l'autre. Je le déclare expressément quand je dis : Mon Dieu. Et cette appartenance n'est pas séparable du champ dans lequel elle m'apparaît à moi-même comme à quiconque m'entend, le champ de la parole.
Or, c'est précisément cette relation d'appartenance qui est ici compromise. Dieu lui-même lui aurait mis un terme : il m'aurait abandonné. Du moins me reste-t-il encore la possibilité de lui parler d'un tel événement, de lui demander de m'en faire savoir le motif. Car parler ne m'est pas enlevé.
Mais mes paroles ont quelque chose de sauvage et presque d'animal. Elles sont peu articulées. Je les qualifie moi-même de rugissement. Est-ce là une suite de l'abandon que j'endure ? En tout cas, ces paroles sont loin. De qui ? De quoi ? Assurément de mon salut. Mais que peut-on comprendre par là ? Qu'elles sont incapables de pouvoir me sauver ? Sans doute. Ce qui est sûr, c'est qu'elles sont à une extrême distance de celui que je tiens pour mon sauveur. Peut-il encore m'entendre ? L'abandon a écarté mon Dieu de moi, moi de mon Dieu.
Ô mon Dieu, je crie le jour, et tu ne réponds pas,
Et la nuit, et pas de silence pour moi.
Le temps tout entier, le jour, la nuit, sont remplis de mon cri. J'ai beau prononcer, en l'invoquant, le nom de celui qui est mon Dieu. C'est un acte vide, puisque mon Dieu ne répond pas. Je l'invoque, mais en vain, car seule sa réponse pourrait donner un commencement de consistance à la question que porte mon appel. Sinon, celui-ci reste en l'air, et ma question elle-même, faute de rencontrer une réponse, n'en est plus une. J'en suis donc pour la peine que je prends à hurler. Car à quoi bon rompre le silence, si je ne suis pas entendu ? N'est-ce pas ma parole elle-même, tout ce qui me reste encore dans mon dénuement, qui se trouve disqualifiée ? N'est-elle pas en trop, puisqu'elle me revient en écho, puisque son destinataire n'y apporte aucune réponse ?
Et toi, saint, tu habites les louanges d'Israël.
Mon abandon m'est d'autant plus sensible que je sais et affirme que mon Dieu est pourtant quelque part. Je ne manque pas de le lui dire. Le lieu où il réside est, comme lui-même, à part, séparé, il n'est pas commun, il sort de l'ordinaire : il est saint. Cependant, ce lieu est tout bruissant. Mon Dieu réside dans les louanges d'Israël. Encore un espace de paroles ! Mais là il y a tout autre chose que des vociférations, que ce discours informe que je tiens. Tout y est lumière, clarté, éclat. Mon Dieu réside dans la splendeur qu'il répand sur Israël et dans la gloire que celui-ci lui retourne par ses louanges : elles sont la vraie résidence de celui qui m'a abandonné.
Mais comment donc en est-il venu à séjourner ainsi en Israël au point qu'il en occupe les louanges ? Est-ce que je ne le sais pas ? Mais si ! Je peux même me le remémorer, me le redire.
En toi se confièrent nos pères,
Ils se confièrent, et tu les fis s'enfuir.
Vers toi ils clamèrent, et ils s'échappèrent.
En toi ils se confièrent, et ils ne se desséchèrent pas.
Ne suis-je pas, moi aussi, Israël ? Avec d'autres je tiens à ce passé : il est occupé par nos pères, donc par des gens auxquels je suis apparenté. Mais eux, du moins, eurent confiance en ce même Dieu qui m'a abandonné. Est-ce par suite de cette confiance, sinon à cause d'elle, qu'ils ont été délivrés, qu'ils ont pu s'enfuir, s'échapper de l'oppression qui pesait sur eux, de la captivité qui les retenait ? Ce qui est sûr, c'est que, comme je le fais en ce moment, vers toi ils clamèrent, toi que je nomme mon Dieu. Mais eux, du moins, ne se desséchèrent pas. Qu'est-ce qui les a sauvés ? Leur clameur ? Leur confiance ?
Et moi, un ver, pas quelqu'un,
Flétrissure de l'humain et méprisé du peuple !
Entre nos pères et moi la différence est grande. Chacun d'eux était quelqu'un, une personne. Je suis, moi, en deçà du seuil de l'humanité : un animal infime, qui rampe sur la terre : un ver, pas quelqu'un. Comment pourrais-je avoir part à la vie sociale organisée, comme elle l'est dans les communautés où l'humain n'a pas perdu sa dignité ? Je ne peux qu'être méprisé de ceux qui forment un peuple, un groupe dans lequel ils se tiennent les uns les autres.
Tous ceux qui me voient me raillent,
Ils grimacent de la lèvre, hochent la tête
« Roule vers IHVH! » - « Qu'il le fasse s'enfuir !
Qu'il l'en tire, puisqu'il en fait l'objet de son désir ! »
Que suis-je devenu dans la parole des autres, de tous ceux qui me voient, qui me parlent et s'entretiennent à mon sujet ? Ils miment, plus qu'ils n'expriment avec des mots ce que j e suis pour eux: le rire, la moue, un branlement du chef, voilà tout ce qui peut traduire l'effet que je produis sur eux. Suis-je même digne qu'on s'intéresse à moi ?
Si, pourtant, car la moquerie trouve son langage : c'est l'ironie. Me voilà devenu pour eux une chose, un objet qui dévale, comme une pierre. Mais vers quoi ? Vers qui ? Justement, ils disent le nom que je n'ai pas encore prononcé, le nom de celui qui est censé pouvoir me délivrer, m'arracher à la situation présente. Mais ils ne parlent pas de lui comme de mon Dieu. Ils disent IHVH. Celui qui est ainsi désigné est-il le même que mon Dieu ?
Peut-être profèrent-ils la vérité, mais c'est pour la tourner en dérision. Car, après tout, supposent-ils, pourquoi IHVH ne ferait-il pas ses délices de moi ? Pourquoi ne serais-je pas l'objet de son désir ? Pourquoi entre lui - mon Dieu ou IHVH, qu'importe après tout ! - et moi la parole qui nous lie n'exprimerait-elle pas le désir, l'attrait violent qu'il a pour moi ? Cet attrait, pourquoi ne serait-il pas la réplique ou le modèle de celui que j'ai pour lui ? Voilà comme parlent ceux dont je suis la risée. Toutefois, dans leurs propos insultants, blasphématoires, pourquoi les autres ne diraient-ils pas, sans le savoir, sur le mode de la plaisanterie blessante, ce que j'attends en effet moi-même ? Car, après tout, pourquoi mon Dieu n'agirait-il pas envers moi comme il fit envers nos pères ? Au fond, est-ce que, comme mes ancêtres, moi aussi, je ne me confie pas en lui, IHVH, mon Dieu, quand je crie ?
Oui, toi, tu m'as extrait du ventre,
Tu m'as rendu confiant sur les seins de ma mère,
Sur toi je fus jeté au sortir des entrailles,
Au sortir du ventre de ma mère, mon Dieu, toi.
En effet, et je le rappelle, c'est lui, IHVH, mon Dieu, qui a fait de moi autre chose qu'un vivant dans l'univers : un humain dans la société. Il ne s'est pas contenté de présider à ma délivrance. La confiance, il me l'a communiquée lui-même en me remettant aux soins d'une mère. Et, dans le même temps, il se déclarait lui-même comme mon père, il m'adoptait. Ainsi était-il bien mon Dieu. Je n'en démords pas.
Ne t'éloigne pas de moi,
Oui, l'angoisse est proche,
Pas de secours !
A tout prendre, est-il vraiment loin de moi, puisque je peux le sommer de ne pas s'éloigner ? Par le fait, en m'exprimant ainsi envers lui, j'exerce mon droit de fils, un droit que j'ai reçu de lui, par suite de ce qu'il a fait de moi. Mais, pour autant, je n'en oublie pas ce qui est proche et qui m'étreint: c'est l'angoisse. De m'être rappelé ma condition filiale ne me détourne pas de reconnaître ma détresse présente : pas de secours ! Il y a donc une contradiction entre ce que je suis au regard du droit, un fils, et ce que j'éprouve en fait, l'abandon et son cortège de souffrances.
2
M'entourent de nombreux taureaux,
Des brutes de Bashan m'encerclent,
Ils fendent leur gueule contre moi,
Un lion qui déchire et rugit.
Je parle encore. Mais à qui ? Je ne le sais pas. Mais ce n'est plus à mon Dieu. Ainsi ce que je suis, mon être, passe encore dans ma parole et moi au moins, et peut-être aussi les autres, entendent le son de ma voix. Je le proclame donc bien haut: la société dans laquelle je suis plongé me cerne avec malveillance. Elle est composée de bêtes violentes, prêtes à me dévorer. Je suis prisonnier et menacé dans ma vie.
Comme de l'eau je me répands
Et se disloquent tous mes os,
Mon cœur est comme la cire,
Il fond au milieu de mes viscères.
Elle se dessèche comme un tesson, ma force,
Et ma langue colle à mes mâchoires.
Je ne suis plus quelqu'un mais quelque chose, et pas même une chose solide: un élément inconsistant, de l'eau. Je m'écoule. Plus rien en moi qui soit maintenu intact par l'attraction d'un centre. C'est la dissolution. Plus de squelette dans lequel mes os s'agenceraient les uns aux autres. Mon cœur n'est plus à sa place. Existe-t-il même encore ? Il est en fusion. Il est mêlé à mes tripes. Tous ces éléments, qui font encore de moi un vivant, sont détériorés, ils ont perdu leur site dans mon corps et aussi leur forme. On conviendra qu'il n'y a pas de vie possible sans force. Or, celle-ci est tarie : elle n'est plus capable d'irriguer. Tout est à sec. La paralysie gagne partout, et jusqu'à l'organe qui me permet d'articuler ce que je dis en mots et en phrases : ma langue est soudée à mes mâchoires. Au fond, est-ce que mes paroles ne seraient pas seulement des pensées silencieuses, une rumination intérieure ? Quelqu'un, si quelqu'un était là, pourrait-il les entendre ?
Et dans la poussière de la mort tu me mets.
Si faible qu'elle soit, la vie était là encore. Mais cet éparpillement de moi-même n'est-il pas déjà l'anticipation de la mort ? En effet, quoique vivant, je suis dispersé comme la poussière de la mort. Je peux déjà ressentir l'état qui sera le mien quand je ne serai plus.
Or, à qui attribuer cet ultime effet sinon à celui qui, après ma naissance, m'avait laissé vivre ? Et comment parler de lui sans, maintenant, même très brièvement, m'adresser à lui ? Car il n'est pas seulement spectateur de ma vie qui se délite. Il est à l'œuvre dans cette décomposition de mon être, lui qui, pourtant, m'avait adopté. C'est comme s'il revenait sur ce qu'il avait fait. J'ai heureusement encore assez de force pour le lui dire, pour user du droit de parole que me donne ma condition de fils. Mais ce n'est qu'un constat dont je le fais témoin, pas même un reproche, évidemment pas non plus un appel au secours. C'est le discours de quelqu'un qui serait déjà mort. Mon Dieu m'aurait-t-il tué ou m'aurait-t-il laissé mourir ? Ou encore serais-je mort de l'avoir invoqué comme mon Dieu ? Qui le dira ?
Oui, des chiens m'entourent,
Une bande de malfaiteurs
Ils sont tout autour de moi.
Mes assaillants prennent visage humain. Mais ils restent de vraies bêtes, des chiens, comme il s'en rencontre autour d'un cadavre. Toutefois, puisque, à la différence des animaux, ils sont des êtres moraux, on peut dire d'eux qu'ils sont des malfaiteurs : ils ne sont pas innocents.
Ils ont endolori mes mains et mes pieds.
Je compte tous mes os.
Eux, ils me regardent, ils m'ont sous leur vue,
Ils se partagent mes habits,
Et pour mes vêtements, ils font tomber le sort.
Il n'y a plus qu'eux et, d'autre part, en face d'eux, une ruine, moi. En effet, je n'existe plus que par la douleur qu'ils ont infligée à mes mains et mes pieds. J'en suis réduit à faire le compte des os qui ne m'ont pas été enlevés. Eux, ils me toisent. Ils m'épient. Je suis pris sous leur regard. Ils m'ont tous à l'œil. Je ne suis plus qu'un spectacle. Ils m'ont réduit à n'être qu'un corps dénudé qu'an peut voir, inspecter. Ce qui m'appartenait, pour me protéger, pour me donner figure parmi les autres, mes habits, mes vêtements, est devenu leur bien. Là pudeur est bafouée. Je suis mis en morceaux, mes biens sont devenus une propriété qu'ils divisent entre eux, comme s'ils avaient à se répartir des dépouilles ou un héritage. Littéralement, je n'ai plus d'existence humaine. De moi ne subsiste que cette voix, par laquelle je continue à parler. Sans savoir même à qui. Car je suis écarté de toute conversation possible. Seul.
3
Et toi, IHVH, ne t'éloigne pas,
Ma vaillance, à mon aide ! Hâte-toi !
Délivre mon âme de l'épée,
De la patte du chien mon unique !
Sauve-moi de la gueule du lion,
Des cornes des aurochs !
Même quand il pouvait sembler que je ne parlais plus à mon Dieu mais seulement à moi-même, ce Dieu restait l'allocutaire virtuellement présent à tous mes discours : si je ne m'adressais pas explicitement à lui, du moins je m'exprimais devant lui. D'ailleurs, tout avait commencé par une question, et quelle question! Elle était dirigée vers lui: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi ?... Mais, par la suite, j'avais dit que je l'appelais plus que je ne l'avais appelé effectivement, sauf à un moment, et comme fugitivement, quand j'avais prononcé ces paroles : Ne t'éloigne pas de moi...
Maintenant, ces mêmes mots reviennent mais voilà que je donne à mon Dieu le nom qu'avaient employé pour le désigner ceux qui se moquaient de moi : Et toi, IHVH, ne t'éloigne pas de moi ... Bien plus : je reconnais qu'il est partie intégrante de moi, qui suis devenu une loque, de ce qui survit de moi et résiste, mais pas plus qu'un souffle, mon âme, mon unique : il est ma vaillance. Au lieu du pas de secours de tout à l'heure, je crie maintenant: à mon aide ! Hâte-toi
La proximité n'est peut-être pas rétablie. Du moins j'enjoins à IHVH d'en finir avec l'éloignement, et vite encore, s'il vous plaît. Je lui parle à l'impératif, avec autorité, comme si je pouvais me le permettre. Manifestement ou, plutôt, non, obscurément, silencieusement, mais réellement, quelque chose de nouveau est arrivé, tandis que je m'attardais à mentionner la surdité de mon Dieu et que je me complaisais à décrire la déchéance consécutive à son abandon. Les menaces sont toujours imminentes, l'agression n'a pas cessé, les bêtes, les hommes devenus des bêtes, sont là encore : la patte du chien, la gueule du lion. Les cornes des aurochs s'y ajoutent même. Mais je supplie, à moins que je ne commande vraiment Délivre mon âme ... mon unique ... Sauve-moi...
Tu me réponds !
En effet, un événement s'est produit. Je ne peux plus dire, comme en commençant : O mon Dieu, je crie le jour, et tu ne réponds pas. Je mentirais si je tenais encore un tel discours. Mais où est la trace de la réponse de mon Dieu ? Il a répondu, certes, c'est fait, et c'est moi qui le dis. Mais la teneur, la lettre même de sa réponse m'échappent. Je ne peux rien en transcrire. Mais le fait de la réponse, je peux l'attester. Il y a là une énigme. Tout se passe comme s'il y avait un vide, un trou, la place d'un énoncé manquant. Mais cette absence, c'est ma parole qui la porte en elle. Je dis : Tu me réponds !
Comment comprendre cette lacune parlée ?
A dire vrai, il ne semble pas que j'en sois intrigué. Ce blanc ne me trouble qu'à la réflexion, quand j'essaie de me l'expliquer, quand je cherche si, tout de même, l'événement n'a pas laissé des marques de lui-même. Sinon, je poursuis mon entretien avec mon Dieu que, d'ailleurs, pour le dire en passant, je n'appellerai plus ainsi, que je continuerai désormais à nommer IHVH. Mais, j'y reviens, ce IHVH est-il bien le même que mon Dieu ?
Je raconte ton nom à mes frères,
Au milieu de l'assemblée je te loue.
« Vous qui frémissez de IHVH, louez-le,
Toute la semence de Jacob, glorifiez-le
Et tremblez de lui, toute la semence d'Israël ! »
Ce nom de IHVH n'est décidément pas indifférent. Je l'ai compris intuitivement, puisque c'est lui, ce nom, que je raconte à mes frères. C'est sur ce nom que nous sommes réunis en une assemblée, nous tous qui avons des pères en commun, comme je l'avais reconnu déjà. Bien loin de récriminer contre IHVH, j'invite à présent mes frères à se rencontrer avec moi pour le louer. Car, je l'ai dit, il habite les louanges d'Israël. C'est là que nous le trouvons, nous tous qui frémissons, qui tremblons à son nom, nous qui sommes semence de Jacob, semence d'Israël.
Mais qu'est-ce que cette louange sinon le langage de la confiance qui animait la clameur de nos pères, cette clameur et cette confiance qui leur valut de s'enfuir et de s'échapper ? Et moi donc, venant après eux, n'ai je pas aussi crié, même si je rugissais plus que je ne parlais ? Or, n'était-ce pas ma confiance qui s'exprimait, malgré tout, maladroitement mais réellement, alors que je pouvais penser ne manifester que mon incompréhension et mon scandale, parce que je supposais que mon Dieu m'avait abandonné ? Après tout, un Dieu, surtout s'il est mon Dieu, abandonne peut-être. Mais IHVH? Je pouvais sans doute m'imaginer que, lui aussi, abandonnait. Mais c'est parce que je m'appropriais ce Dieu, parce que je voulais le posséder ou qu'il me possédât: je faisais de lui mon Dieu.
Non, il ne méprise pas, il ne repousse pas la misère du miséreux,
Il ne cache pas de lui sa face.
Et son imploration vers lui, il l'entend.
Il me faut quitter la pensée que IHVH méprise et repousse loin de lui la misère du miséreux, comme si celle-ci mettait entre eux une distance infranchissable. Telle est sans doute la méprise dont j'ai eu peine à me délivrer. Mais elle résiste, elle s'impose même spontanément comme une évidence du sens commun. Peut-être est-ce afin de pouvoir m'en dégager, que je suis allé au plus loin dans la protestation. Alors seulement pourrait lever, enfin, la confiance, si elle devait jamais venir. Parvenu ainsi à l'extrême, mon scandale tomberait de lui-même. Mais ai-je vraiment pensé ainsi ?
Quoi qu'il en soit, tout se passe comme si je réalisais maintenant, dans une évidence fulgurante, que je m'adressais à un Dieu dont je me prétendais le propriétaire, alors que j'étais en conversation avec lui et lui avec moi. Pourquoi donc voulais-je à tout prix faire de lui mon Dieu, le posséder, être possédé par lui ? Maintenant il est clair qu'un retournement a eu lieu, qu'une conversion s'est produite. Voilà sans doute ce qui explique, si l'on ose encore ce terme, que j'aie pu dire, enfin : tu me réponds !
Elle vient de toi ma louange dans la grande assemblée,
J'accomplis mes vœux devant ceux qui frémissent de toi.
Si retournement et conversion il y eut, si j'ai changé de chemin, si je suis entré, moi aussi, comme nos pères, dans la louange, ce ne sont pas là des effets automatiques, le résultat de mon exaspération devenue insoutenable et se renversant en son contraire. Surtout, ce n'est pas de mon fait. Cette conversion vient de IHVH ou, plutôt, de ce que c'était à IHVH que je m'adressais en croyant m'adresser à mon Dieu. Car, quel était mon désir véritable ? Quels étaient mes vœux les plus authentiques ? Ils étaient, en réalité, ceux-là mêmes que j'exprime maintenant, tandis que je reconnais qu'ils sont accomplis, achevés, terminés, que rien ne laisse plus à désirer, quand je m'associe à tous ceux qui, comme moi, frémissent de IHVH, non qu'ils aient peur de lui mais parce qu'ils sont saisis jusque dans leur chair.
Les miséreux mangent et sont rassasiés,
Ils louent IHVH, ceux qui le cherchent,
« Vive votre cœur à jamais ! »
Pour un peu je ferais un éloge de la misère ! Mais je me tromperais lourdement. En réalité, il ne s'agit ici que des miséreux, des affamés qui ont besoin de manger - et qui ne connaît un tel besoin ? - mais que rien ne rassasie sinon ce qu'ils reçoivent en retour du seul fait qu'ils se sont mis à chercher IHVH. À ceux-là on peut souhaiter, pour leur cœur, une vie à jamais. Ils sont déjà dans une telle vie. Puissent-ils y rester !
Ils se souviennent et retournent vers IHVH,
Tous les confins de la terre.
Ils se prosternent en face de toi,
Tous les clans des nations.
Oui, à IHVH la royauté,
Le gouverneur des nations.
Mais qui sont ces miséreux ? Où sont-ils ?
Ils sont partout, dans tout l'univers. Car IHVH n'appartient à personne : il est commun à tous. Mon illusion consistait à imaginer que Dieu ne pouvait être que mon Dieu. Sous prétexte de personnaliser ma relation avec lui je me l'étais approprié. J'avais oublié que ce Dieu, le Dieu - IHVH, si l'on veut, était dans la communauté, dans le fait que nous faisons communauté. Aussi bien le retour dont j'ai fait l'expérience est-il à la portée de quiconque. Car tous ont des pères et peuvent se souvenir. Tous sont des frères. En se prosternant en face de IHVH, si forts ou si faibles qu'ils soient, ils ne sont pas humiliés mais soutenus, nourris. Ils ne passent pas de la dépendance, imposée par la lutte pour vivre, à un état où ils perdraient leur liberté. Car IHVH gouverne, en donnant à la vie de continuer et en étant lui-même présent dans cette vie qui se poursuit. J'avais réduit et contracté son action aux limites de mon amour-propre, à ce que j'endurais, moi, et qui, en effet, était insupportable !
Ils mangent et se prosternent,
Tous les repus de la terre.
Ils plient devant lui,
Tous ceux qui descendent à la poussière.
Et mon âme vit pour lui.
La satiété, l'opulence, comme aussi bien la détresse qui conduit à la mort, à cette mort qui met un terme à la vie de chacun, bref, toutes les conditions que connaissent les hommes sont soumises à IHVH, certes, mais IHVH n'écrase personne : il est la force vive de tous. En tous, chaque fois singulièrement, se reproduit ce qui se passe en moi : si mon âme vit pour lui, c'est parce que, comme tous les vivants, elle vit de lui. Voilà qui apparaît à ceux qui se confient en lui, même s'ils descendent à la poussière. Mais cette évidence échappe aux autres !
Une semence le sert.
Le Seigneur est raconté à la suite des temps.
Ils viennent,
Et ils annoncent sa justice au peuple qui naît.
«Oui, il a agi !»
Une semence a pris la place du moi. Non pour le supplanter et encore moins pour le nier, sinon dans sa prétention à posséder Dieu lui-même et à mesurer sa relation avec lui d'après ce qu'il pâtit. Plutôt pour élargir le moi, pour le décentrer de lui-même. Car dans la semence s'expriment la fécondité et la continuité. La communauté universelle dans l'espace se double de la succession continue des générations dans le temps. Ainsi partout et toujours une parole raconte le Seigneur et court le monde tout entier dans la confiance que nous faisons en son action, au salut qu'il réalise dans tout ce qui commence, dans tout ce qui naît et se rassemble en peuple. Ainsi l'humanité ne cesse-t-elle de se relayer elle-même, d'âge en âge: ils viennent! Un seul et même message est transmis : ceux qui viennent, par le fait même qu'ils arrivent, en naissant, toujours nouveaux, annoncent la justice du Seigneur. En un mot, et contrairement à ce j'affirmais initialement, quand je faisais de lui mon Dieu, IHVH n'abandonne pas les humains. « Il a agi ! »
La vie est sauve. C'est elle qui était en danger. Je pensais qu'elle allait être détruite avec mon corps. Elle est maintenue. Mais il ne s'agit pas d'un simple retour à une vitalité entendue dans sa signification biologique. Si l'expression ne risquait pas d'être incomprise, j'aimerais dire qu'il s'agit maintenant d'une vie de parole, de la vie qui est dans la parole, de la vie que la parole crée et assure.
Pendant tout le temps de ma déploration sur ma misère physique la parole était certes présente, mais elle n'était là que comme le dernier reste d'être par lequel j'existais encore. A vrai dire, elle était elle-même près de s'éteindre. N'avais je pas dit : Et ma langue colle à mes mâchoires ? Or, la parole, maintenant, chante la vie : Et mon âme vit pour lui... Et ici, puisque ce mot d'âme désigne le souffle qui anime, il faudrait traduire : « Et ma vie vit pour lui. » Ainsi n'opposerait-on pas, comme une réalité spirituelle, l'âme au corps, comme si celui-ci n'était que son associé matériel et sensible.
Mais il y a plus encore. La parole est la vie elle-même, la vraie vie, pas seulement sa manifestation. C'est en elle, dans la parole, que je vis, dans ce que je raconte du Seigneur, dans ce que j'annonce de sa justice, quand j'affirme qu'il est juste. Cette parole est tissée de souvenir, de louange, de récit et d'annonce et elle jaillit de cette confiance, qui fut celle de nos pères. Et, du coup, comme eux, ici et maintenant, je ne m'enfuis pas de la vie mais, certainement, j'échappe à la mort.
Oui, je reste un vivant souffrant, attaqué, mortel en un mot. Mais, sans être arraché à la mortalité de cette vie, par ma confiance j'existe autrement et, puisque, malgré la peine que je ressens, je suis vivant, je puis appeler vie encore cette existence dolente. Aussi bien ma mort, quand elle se produira, n'y changera rien. Je vis de ma confiance.
- II -
... comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d'un chacun de tous les hommes...
Pascal
Dire mon Dieu ne constitue pas, de soi, une mainmise du moi sur Dieu, pas plus que dire moi n'est, de soi, une expression de l'amour-propre ou, si l'on préfère, de l'égoïsme. C'est le discours que je tiens qui seul révèle, dans son ensemble, ce qu'il en est véritablement, et non pas, pris en eux-mêmes, abstraits de leur contexte, les mots que je prononce.
Il n'y aurait donc qu'innocence, voire piété, à dire mon Dieu si, à partir d'un certain moment, je n'avais pas abandonné cette formule pour désigner celui à qui je m'adressais, si je ne l'avais pas remplacée par IHVH. À tout le moins cette modification de mon discours constitue un indice remarquable. Tout se passe, en effet, comme si, en utilisant cette nouvelle désignation, je donnais raison à ceux qui, en se moquant de moi, avaient dit les premiers « Roule vers IHVH. » Sans le savoir, sans le vouloir - qu'est-ce que j'en sais ? - ils m'avaient transmis ou rappelé le nom que je prononce moi-même, maintenant, pour désigner celui qui a répondu. Ainsi, à proprement parler, ce n'est pas mon Dieu qui a répondu.
Pareillement, j'avais bien, très tôt, évoqué le souvenir de nos pères, mais c'était pour poser mon moi en contraste avec eux. Or, j'en suis venu, pour finir, à m'effacer ou, plutôt, à ne plus parler de moi que dans mon union avec d'autres, innombrables : non seulement j'ai des pères mais encore je reconnais que j'ai des frères. Autre indice, à ne pas négliger.
Il peut paraître surprenant que je cesse de dire mon Dieu précisément lorsque vient la confiance. Car, enfin, quoi de plus conforme à un tel état que de le manifester par un rapport, sinon de possession, du moins de dépendance et de proximité entre celui qui se confie et celui en qui il se confie ? Et comment mieux marquer la singularité d'un tel rapport qu'en disant, ici, mon Dieu ? C'est pourtant ce qui semble devenu inconvenant et même dommageable.
Le lecteur lui-même peut en tomber facilement d'accord. Il pressent qu'il serait, en effet, impossible de dire « mon IHVH ». La formule n'ajouterait rien à mon Dieu. Non que IHVH soit sans relation avec moi ni moi avec IHVH mais cette relation est tellement singulière qu'elle ne gagne rien à être caractérisée par l'indice linguistique de l'appartenance, sinon de la possession.
En revanche, dire IHVH, le nom imprononçable, sans le rapporter à moi de quelque façon, c'est honorer une relation qui ignore tout d'une rupture possible comme, aussi bien d'une affinité privilégiée. La singularité va avec l'universalité. Cependant, quand le moi s'efface, le je ne disparaît pas : il manifeste son union non seulement à des pères, à des frères mais encore à tous les confins de la terre, à tous les clans des nations, à tous ceux qui descendent à la poussière, à la suite des temps, au peuple qui naît. Car il n'y a aucune contradiction entre cette ouverture illimitée et mon âme qui vit pour lui, IHVH.
Au lieu de cette ouverture, le discours du moi témoignait d'une concentration et s'accompagnait d'un enfermement. Le moi était entouré, encerclé, il était le point de mire de tous ceux qui étaient autour de lui, centre dérisoire de leurs railleries, puisque lui-même, en son corps, était privé de tout point de gravité : Comme de l'eau je me répands / Et se disloquent tous mes os, / Mon coeur est comme la cire, / Il fond au milieu de mes viscères ... Cette débâcle du moi et aussi l'acharnement de ses adversaires n'étaient que la figure humiliée, paradoxalement inversée, de l'attachement qu'il se portait à lui-même et, en même temps, à un Dieu qu'il voulait sien. Ainsi se regardait-il comme un être qui avait franchi, par en bas, la frontière de l'humanité, un ver, pas quelqu'un, /Flétrissure de l'humain et méprisé du peuple. Il n'y avait rien en lui qui en fit un ensemble cohérent ni qui le fit membre d'un ensemble.
Le moi, de fait, était bien abandonné. Du moins gardait-il le souvenir de son adoption. Il n'avait pas été jeté, comme un petit animal, sur les seins de sa mère. Sitôt extrait du ventre, quelqu'un l'avait rendu confiant. Plus et mieux encore : Sur toi je fus jeté au sortir des entrailles, /Au sortir du ventre de ma mère, mon Dieu, toi. Quelque nom qu'il lui donne, il tient celui auquel il s'adresse pour son père, il ne doute pas que lui-même soit fils, en dépit de son humiliation présente.
Mais pourquoi ces trois derniers mots, mon Dieu, toi ? Pourquoi, surtout, cette revendication d'un lien comme on ferait d'un souvenir heureux, devient-elle la préface à une avancée vers le désespoir ? Pourquoi déclarer : Ne t'éloigne pas de moi ! / Oui, l'angoisse est proche. / Oui, pas de secours ? Pourquoi passer d'un appel à la proximité à l'affirmation qu'elle est irréalisable ? C'est sans doute le moment de l'aveuglement dernier, le plus intime, quand on s'imagine que la parole elle-même va, très certainement, manquer et que la mort est déjà là : Elle se dessèche comme un tesson, ma force, / Et ma langue colle à mes mâchoires. /Et dans la poussière de la mort tu me mets.
Comment se fait-il donc que la certitude de l'abandon ait néanmoins pris fin ?
En effet, sans que rien semble avoir préparé un tel changement, voilà que l'allocutaire est traité tout autrement. Non seulement il n'a plus le même nom mais, en outre, il est devenu un recours, comme s'il était la vigueur intime, intacte, de celui qui continue néanmoins à crier : Et toi, IHVH, ne t'éloigne pas, / Ma vaillance, à mon aide ! Hâte-toi! Les mêmes mots reviennent, ou presque, que tout à l'heure. Mais ils ne confirment plus dans le désespoir. Ils préparent à cet aveu jubilant, qui ne tarde pas : Tu me réponds.
Comment en est-on venu là ?
On ne peut que prendre acte de l'événement. Il n'est pas possible de l'expliquer, d'en rendre raison. Tout au plus remarque-t-on que l'origine d'un tel changement n'est pas attribuée à celui qui en reçoit le bienfait. Il dit, en effet, à IHVH: Elle vient de toi ma louange dans la grande assemblée. La confiance va avec la reconnaissance d'une grâce qui aurait été accordée.
On est décidément bien loin de dire - sur quel ton ? - comme on l'avait fait quand on parlait à mon Dieu : Et dans la poussière de la mort tu me mets. Mais il n'est pas possible de saisir le moment où cesse l'action de IHVH, où commence l'action de celui qui parle, ni même, si l'on préfère s'exprimer ainsi, le moment où la première se poursuit dans la seconde. On l'a remarqué déjà, il y a une faille, dont on ne perçoit que les deux lèvres. Ce qui se fait, ce qui se dit dans l'entre-deux échappe.
Il n'en faut pas davantage pour que nous ne puissions pas attribuer à IHVH la responsabilité de l'abandon ou de l'angoisse. C'est peu de dire qu'il en est innocent. IHVH est bien engagé lui-même dans le même champ où se trouve son fidèle, agressé de tous côtés. Mais s'il est, en effet, dans le même champ, celui-ci n'est pas caractérisé par la force mais par la parole. Dès lors, si l'on passe de mon Dieu à IHVH, ce changement dans la désignation ne peut se produire que du fait de IHVH, de son action - « Oui, il a agi ! » - mais cette action n'a rien de commun avec une quelconque physique. Elle est homogène à la parole elle-même, à la vie qu'est la parole, elle est étrangère même à l'énergie qui soutient la vitalité biologique. Puissante, la parole n'est pas une force. Le Tu me réponds ! ne se soutient que d'être dit, et dit par moi.
Nous sommes ainsi conduits à nous interroger sur l'énigme de la parole. Le changement qu'on a observé dans l'invocation et les suites de ce changement nous suggèrent que parler peut s'entendre au moins en deux sens. On peut considérer que parler agit comme une cause, que parler est le déploiement d'une énergie qui produit des effets. Mais on peut aussi estimer que parler appelle une réponse, qui est tout autre chose qu'un effet, parce que la parole n'est plus considérée comme une cause.
Dans le premier cas, nous serons toujours déçus par l'effet prétendu de la parole. Nous attendions de notre appel une délivrance. Celle-ci n'a pas lieu. Les choses restent en l'état, voire s'aggravent. Nous pouvons donc dire : ... tu ne réponds pas. En fait, nous escomptions un effet plus qu'une réponse. Or, aucune autre réponse ne vient que la permanence, sinon l'augmentation, des effets déjà réalisés. Et nous pourrons même nous appliquer à détailler l'amplification monstrueuse de ces effets.
Il en va tout autrement si nous sommes vraiment dans l'attente d'une réponse à l'adresse que constitue notre parole, et non plus d'un effet de celle-ci. Alors, dans une première approche, on pourrait dire que notre parole se dédouble elle-même. Elle est faite, certes, de notre appel, depuis le rugissement, ce cri élémentaire, jusqu'à l'imploration, mais cet appel porte, comme dans ses plis, une réponse. Seul un certain espace de temps, un délai, sépare l'appel de cette réponse, de la reconnaissance de celle-ci dans ma parole : je dois attendre avant de pouvoir dire moi-même, par exemple: Non, il ne méprise pas, il ne repousse pas la misère du miséreux, /Il ne cache pas de lui sa face, /Et son imploration vers lui, il l'entend...
Qu'est-ce qui remplit ce temps ou, mieux, qu'est-ce qui arrive pendant ce temps, qu'est-ce qui était déjà là mais sans se manifester ? Rien d'autre que la confiance... Ainsi sommes-nous alors devenus réellement, ici et maintenant, les dignes fils de nos pères: En toi se confièrent nos pères, /Ils se confièrent, et tu les fis s'enfuir. / Vers toi ils clamèrent, et ils s'échappèrent. /En toi ils se confièrent, et ils ne desséchèrent pas...
Dédoublement de notre parole, disions-nous. Sans doute. Encore convient-il de ne pas comprendre cette scission comme un phénomène d'écho, comme une réplique. La réponse n'en est une vraiment que si, dans la confiance qui l'accompagne, j'adviens comme quelqu'un - rappelons-nous: Et moi, un ver, pas quelqu'un, / Flétrissure de l'humain et méprisé du peuple ! - et si je tiens aussi IHVH comme un autre quelqu'un, autrement que moi, ou, mieux encore, pas même un moi, absolument autre, ce singulier, mentionné tout à l'heure, qui est tel pour tous, universellement, pas seulement pour moi.
La réponse, quand elle est ainsi impliquée dans l'adresse, quand elle lui fait face dans la parole, peut être contemporaine de l'affliction et de la marche à la mort. Aussi bien peut-elle continuer à s'accompagner de la plainte, du gémissement. Mais tout est changé. Notre angoisse est minée de l'intérieur même par la confiance, qui en triomphe sans cesse. Mais cette angoisse n'était pas cependant le fait d'une illusion En effet, face au péril réel, comme s'il en donnait une justification, s'était manifestée, tel un réflexe de défense, la propension que nous avons à nous faire centre.
Au fond, la centration sur soi était le signe et la cause de la détresse. Elle imposait comme une réalité l'illusion que j'étais abandonné. Car il faut et il suffit que le moi ne se fasse plus centre, qu'il ne dise plus mon Dieu mais IHVH, qu'il se désintéresse de soi, pour que se transforme l'accueil qu'il fait à la situation qui est la sienne. Car rien n'indique que cette situation elle-même ait changé. Mais, assurément, il ne parle plus d'elle de la même façon. Sa parole n'est plus la même.
Estimera-t-on qu'il se dupe lui-même, qu'il déclare maintenant salut ce qui était tout à l'heure perdition, vie, ce qui était mort ? Au contraire, jugera-t-on, comme le moi, maintenant décentré, juge lui-même, qu'il n'y a pas d'accès au salut et à la vie sans le passage par la perdition et la mort, sans l'expérience de la mort comme de l'abandon même?
Ici, le lecteur est invité à s'engager, à prendre position. Et rien ne le contraint à choisir ceci plutôt que cela, pas plus que le souffrant, dont il est censé épouser le discours, n'est lui-même contraint. Tout au plus pouvons-nous reconnaître le sens et la portée, bien singuliers, que prennent certains mots prononcés.
On a déjà dit et redit quelle importance revêt ici le passage de mon Dieu à IHVH. Aussi voudrait-on peut-être pouvoir définir, autrement que par l'expérience de ce passage, la signification de ce nom de IHVH. Or, c'est ce qui est impossible. Sa signification est insaisissable, non point parce qu'elle est cachée mais, tout simplement, parce qu'elle n'existe pas, comme pour tout nom propre. En revanche, la fonction remplie par un tel nom, par le fait qu'on l'emploie, est susceptible d'être saisie. Aussi bien, dans le cas qui nous occupe, apparaît la fonction du nom de IHVH. On peut tenter de l'approcher en précisant le sens que nous sommes conduits à donner au temps, à la parole et à la confiance.
Le temps n'apparaît littéralement comme un terme, recouvrant un concept, que très tard, vers la fin du psaume, et encore on pourra toujours prétendre que seule la traduction lui donne quelque consistance : Le Seigneur est raconté à la suite des temps. Cependant, on ne peut pas en douter, comme on l'a d'ailleurs déjà noté, le temps est inséparable de l'expérience qui est faite ici, il est consubstantiel, si l'on peut dire, au passage de tu ne réponds pas à tu me réponds. Le temps est dans cette différence. Encore convient-il, notamment, de ne pas le confondre avec une sorte d'espace à l'intérieur duquel, à la façon d'un intervalle entre deux points, deux lieux, se produirait cette différence. Au reste, l'effort qui nous est demandé pour distinguer le temps de l'espace se révèle fructueux, comme on va le constater.
D'une certaine façon, l'espace préexiste toujours au parcours que nous pouvons effectuer en lui. Il est derrière nous ou il est devant nous, à moins que nous n'adhérions à lui présentement comme à une surface qui nous porterait. Toujours, en tout cas, il est sans nous, il n'a pas besoin de nous pour exister. Il n'en va pas ainsi pour le temps. Le temps, lui, n'est pas sans nous. Nous disparaissons ensemble, lui avec nous, nous avec lui, au fur et à mesure que le temps passe nous passons avec lui et il ne reste alors que cette étrange retenue de temps qu'est le souvenir. Quant à l'attente ou à l'espoir, seule une confusion du temps avec l'espace peut nous faire penser que ce que nous attendons ou espérons est là, proche ou lointain, au-delà de la frontière que serait le présent, comme quelque chose qui existe déjà et qui n'a pas encore été parcouru, occupé. Bref, à la différence de l'espace, le temps naît sans cesse avec nous, jamais sans nous, et nous avec lui, jamais sans lui : Ils viennent, / Et ils annoncent sa justice au peuple qui naît. / « Oui, il a agi ! »
Or, IHVH a partie liée avec le temps. Je ne prétends pas qu'il soit, qu'il existe avec le temps. Je n'en sais rien. Soutenir que IHVH existe hors du temps ou, au contraire, soutenir qu'il n'existe pas hors du temps, ces deux affirmations reviennent au même : elles sont invérifiables. Mais il est sûr qu'il ne m'apparaît pas à moi-même ou, plutôt, qu'il ne nous apparaît pas à nous-mêmes, qui sommes ensemble, sans le temps. Et prétendre sortir IHVH du temps reviendrait encore à faire de ce dernier un espace dans lequel, à l'intérieur duquel il y aurait des places pour les uns et pour les autres. Or, le temps, sans lequel je ne suis pas, ignore tout de ces localisations.
Mais comment IHVH se montre-t-il à nous temporellement ?
La parole est la manifestation temporelle de IHVH. Pourquoi ? Parce que, très élémentairement, la parole, toute parole, se répartit en adresse, en écoute, en réponse qui est, de nouveau, une adresse. Ainsi en est-il déjà entre nous, qui ne sommes pas sans le temps. Or, quand nous disons IHVH, nous désignons les uns aux autres quelqu'un qui n'est pas nous et qui est entre nous. Aussi parlons-nous de lui comme nous parlons de chacun d'entre nous, comme de quelqu'un qui, lui aussi, parle, c'est-à-dire s'adresse à nous, nous écoute, nous répond, etc. Dire IHVH est notre façon de porter à sa plus haute puissance notre appartenance au temps, à un temps marqué par la différence de la parole, dans laquelle se rencontrent, inséparables, adresse, écoute et réponse.
Mais dire IHVH ne s'impose pas comme une contrainte pas plus que ne s'impose à quelqu'un l'obligation de répondre quand on s'adresse à lui. Car, avec la parole il en va tout autrement qu'avec les choses, entre lesquelles règne, si souple, si fortuite soit-elle, la causalité. Par conséquent, si nous pouvons en venir à déclarer que IHVH nous a répondu, c'est que nous tenons la parole comme un régime dans lequel l'absence de réponse, possible en droit, ne se produit jamais en fait. Et même cette distinction du droit et du fait est-elle encore impropre. Car la parole, si elle est étrangère aux contraintes de la causalité, possède néanmoins quelque chose qu'on peut nommer sa loi propre. Celle-ci est la confiance mutuelle, une confiance que l'on donne toujours, sauf à en revenir, en deçà même de l'arbitraire de la faveur, à la physique des forces.
Or, c'est le retour à une telle physique que l'on suppose lorsqu'on déclare, par exemple, Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Tout à l'opposé, quiconque parle, qu'on s'adresse à lui ou qu'il écoute, est tenu, mais sans nécessité, gratuitement, par la confiance. Celui-là ne peut donc ni être abandonné ni abandonner. Mais il peut s'imaginer appartenir à un régime où l'abandon serait possible. Bien plus, il peut y être soumis réellement dans l'histoire qui est la sienne et courir ainsi le risque d'y perdre toute confiance. Allons même plus loin encore. Il peut, quoi qu'il lui en coûte, désespérer au point d'avaliser par ses propos une telle situation. Et c'est très exactement ce qui arrive ici, quand Dieu est assimilé aux forces qui s'unissent pour détruire quelqu'un. Mais l'abandonné, le prétendu tel, et par lui-même encore, retrouve la confiance, celle de ses pères, parce qu'il appartient, comme ceux auxquels il s'adresse, à un peuple qui naît. S'il est effectivement abandonné, ce n'est donc pas le fait de IHVH mais, tout au plus, de celui dont il a fait son Dieu en disant: mon Dieu.
Dira-t-on que le passage effectif de mon Dieu à IHVH est le résultat et l'effet d'un effort, l'aboutissement d'une ascèse volontaire dans laquelle nous avons dû dépenser nos forces ? S'exprimer ainsi serait oublier que nous sommes nous-mêmes surpris d'avoir accompli un tel trajet. A vrai dire, rien de plus contingent et de moins décidé, de moins prévu. Tout simplement, si l'on ose s'exprimer ainsi, il nous arrive de ne plus dire Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi ... et, ensuite, IHVH ... tu me réponds... Tout, ici, est reçu comme grâce. À peine si nous pouvons reconnaître quand nous avons consenti, donné notre accord, dit oui. C'est pourquoi l'instant où nous avons changé de ton ne laisse pas de trace. Il n'apparaît que dans ses suites, comme un fruit dont il ne serait pas possible de saisir le moment où il n'était pas encore là, où il est advenu. C'est une preuve encore, s'il en fallait une, que le temps ne peut s'apprécier comme l'espace, dans lequel il y a des limites et des territoires toujours plus ou moins repérables.
On s'égarerait pourtant si, hanté encore par des représentations spatiales, on allait supposer qu'avec une telle pensée on reste dans l'immanence et qu'on écarte toute transcendance. Ces mots disent soit qu'on reste soit qu'on monte quelque part. Ainsi, comme le révèle clairement la langue, chacun de ces deux concepts et le couple qu'ils forment ont plus d'affinité avec l'espace qu'avec le temps, avec le jeu des forces qui se combattent et s'excluent, qu'avec la parole, qui est toujours, au moins virtuellement, mutuelle, avec la subordination, enfin, qui n'écarte jamais tout à fait la rivalité et la servitude, qu'avec la confiance, qui suppose et appelle la liberté.
Il y a donc certainement mieux à faire qu'à essayer, à toute force, de penser l'expérience qui est ici en cause à partir de catégories dont, justement, elle nous invite à nous dégager. C'est la venue à la confiance que nous avons à comprendre, la certitude exprimée qu'une réponse est donnée à l'appel qui avait été adressé, et cela sans que, semble-t-il, rien n'ait changé dans les conditions concrètes de l'existence, qui reste la proie du malheur. Le moi, en effet, demeure, sous la pression de la plus extrême douleur et du mépris, exposé à la mort.
Or, si tout se joue dans le changement entre tu ne réponds pas ... et tu me réponds..., si donc vient effectivement ce que le moi nomme une réponse, on peut se demander si celle-ci n'arrive pas, non pour satisfaire à la question initialement posée, mais plutôt par suite d'une dissolution de cette question, comme si celle-ci ne pouvait que fourvoyer celui qui la pose. Le chemin est long, certes, de la question à la reconnaissance de la réponse. Pourquoi ? Sans doute parce qu'il fallait tout ce temps ou, en tout cas, du temps, pour que la question, brûlante, se consumât et qu'à sa place, au lieu de se détruire lui-même en continuant à questionner, le moi ne fût plus qu'un je qui se confie à une parole.
Rien pourtant ne paraît davantage aller de soi que de demander la raison de l'abandon dans lequel se trouve le moi. L'évidence de l'interrogation pathétique semblait s'imposer: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Or, c'est une telle évidence qui peu à peu, lentement, disparaît. La question, comme forme de la parole, l'interrogation, et l'objet sur lequel elle porte, l'abandon, voilà ce qui s'efface. Mais avant qu'il n'en reste plus aucune trace, il aura fallu que la question ait déployé toute sa virulence, non d'ailleurs sans que le souffrant lui-même ne mette quelque complaisance à décrire son malheur, à s'attacher à lui, comme à son misérable dernier bien.
Rappelons-nous que nous avions cru discerner l'acmé de cette délectation morbide dans cette déclaration: Et dans la poussière de la mort tu me mets. Alors, en effet, au beau milieu d'une description minutieuse de l'état pitoyable qui est le sien, le moi semble se souvenir que, puisqu'il parle, il s'adresse à quelqu'un, à celui-là auquel il avait adressé sa question. Il fait une pause dans son discours, il cesse de ruminer en lui-même son mal, juste le temps de faire reproche à l'interlocuteur qu'il avait oublié. Après ce bref éclat, il pourra bien continuer encore un peu à raconter l'abjection à laquelle il est condamné. Le moment ne tardera à venir où il s'exclamera: Et toi, IHVH, ne t'éloigne pas.../Tu me réponds.
La disparition de la question va de pair avec le changement du nom donné à l'allocutaire. En outre, comme on l'a noté déjà, tout en restant très personnel, le moi - faut-il même continuer à l'appeler ainsi ? N'est-il pas devenu un frère, celui qui, avec d'autres, a des pères ? Le moi donc est, pour ainsi dire, entré dans le rang. Il est avec d'autres. Ainsi, avec la confiance vient la communauté, la grande assemblée, et aussi la semence dans la suite des temps.
Mais, en formulant comme nous venons de le faire le changement qui s'est produit, n'avons-nous pas, sans nous en rendre bien compte, énoncé clairement ce qui avait été oublié par le moi quand il se prétendait abandonné et quand il en demandait la raison à son Dieu ?
Le moi avait oublié sa condition inaliénable de fils. On se souvient qu'il l'avait mentionnée, mais comme en passant, sans y prêter vraiment attention, tant il était préoccupé par sa douleur et par sa plainte : Sur toi je fus jeté au sortir des entrailles, /Au sortir du ventre de ma mère, mon Dieu, toi. En tout cas, à supposer qu'il en eût conscience, il n'avait pas pensé alors que sa condition de fils rendait l'abandon proprement impossible. Certes, il avait pu rapprocher, quand il s'agissait de nos pères, la clameur, la confiance et le salut. Mais il ne concevait pas encore qu'une telle séquence pût s'appliquer à lui, ou même il en rejetait jusqu' à la pensée.
Or, maintenant, aussitôt après avoir dit: Tu me réponds, celui qui parle ici proclame : Je raconte ton nom à mes frères. Ton nom ? Lequel ? Mon Dieu ? Il ne semble pas. Mais, plutôt, IHVH. Tout ce qu'il dit de celui-ci proclame indéfectible l'alliance qui l'unit à tout ce qui existe en ce monde et même à tous ceux qui descendent à la poussière. Le locuteur ne questionne plus mon Dieu. Il a écarté jusqu'à la supposition d'un abandon possible. Avec IHVH l'alliance fait vivre sans qu'on puisse même en douter, en quelque circonstance qu'on se trouve. Elle est la vigueur du temps, de la parole et de la confiance.
Ainsi l'interrogation initiale apparaît-elle, sinon comme une faute, au moins comme une tentation ou une méprise, un oubli. Le psaume est le temps, un temps de parole, pendant lequel advient ou revient la confiance sans laquelle il n'est pas d'alliance qui vaille. Et cette alliance n'est autre que celle qui court, infrangible, mais toujours susceptible d'être méconnue, entre un père et son fils.
- III -
M.Bergson... nous remet dans le précaire, et dans le transitoire, et dans ce dévêtu qui fait proprement la condition de l'homme.
Péguy
L'existence est impitoyable. Elle est inexorable. Elle n'a pas de cœur. Quoi qu'il en semble d'abord, à s'exprimer ainsi on ne fait pas de l'existence une entité à laquelle on attribuerait la personnalité. L'existence est toujours concrète. Elle désigne le fait que nous vivons et que nous ressentons les effets de la vie, que nous les exprimons et, surtout, que nous sommes sensibles à percevoir l'obstination de la mort à nous détruire.
Il fallait rappeler cette dureté de l'existence. Car on pourrait penser que notre malheur n'est tel, et si vivement éprouvé, que par suite de la centration du moi sur lui-même. Il n'en est rien. Si déplorable et nocive que soit notre volonté de tout rapporter à nous-même comme à un foyer, si libérateur qu'il soit d'y mettre fin, cette volonté ne crée pas de toutes pièces la réalité, atroce, de notre condition. Celle-ci demeure, quoi qu'il arrive.
S'il importait de rappeler cette vérité, c'est parce que l'expérience que nous faisons du temps, de la parole et de la confiance ne supprime rien de la cruauté de l'existence. Convenons de nommer foi une telle expérience. Mais alors on demandera: Qu'est-ce donc que cette foi si elle s'accommode de l'existence, telle que nous venons d'approcher celle-ci, sans rien occulter, sans rien atténuer de sa violence ? N'est-elle rien d'autre qu'un feu follet qui court sur des décombres ?
Pour prolonger la méditation sur de telles interrogations sans doute gagnerons-nous à nous arrêter sur les propos qui sont attribués aux moqueurs et que le moi se rappelle au comble de sa détresse. Loin de figurer dans son discours comme un ornement, qui ajouterait une note pittoresque à la dépréciation de soi sur laquelle il s'attarde, ces propos sont porteurs d'une vérité austère mais décisive. Rappelons-les.
Tous ceux qui me voient me raillent,
Ils grimacent de la lèvre, hochent la tête
« Roule vers IHVH ! » - « Qu'il le fasse s'enfuir !
Qu'il l'en tire, puisqu'il en fait l'objet de son désir ! »
On l'avait observé déjà, mais sans y attacher plus d'attention: ces moqueurs disent, mais sans y croire, plus vrai qu'il n'y paraît. Ils sont impies, dira-t-on, sacrilèges même, de faire de IHVH le vain recours du malheureux qui dévale vers lui, de l'assimiler à un spectateur détaché, impuissant, comme ils le sont eux-mêmes, en face d'un souffrant qui, dans son inconscience, pense encore pouvoir compter sur lui. Soit. Mais a-t-on assez scruté la confusion à laquelle n'échappe pas leur discours ?
Arrêtons-nous sur ces quelques mots : ... puisqu'il en fait l'objet de son désir !
Il faut en convenir, la traduction proposée ici est lourde à souhait. En tout cas, elle n'a rien à envier à d'autres. En effet, ailleurs, on n'a pas hésité pas à rendre le texte hébreu par puisqu'il le désire, ou par puisqu'il le veut ou, encore, par puisqu'il lui plaît tant, ou même par s'il tient à lui.
Toujours semble s'imposer le langage de la passion, c'est-à-dire de la souffrance et aussi de l'attachement. Mais qui souffre, qui est attaché à qui ? L'homme qui est dans l'abandon ? Sans doute. Mais IHVH lui-même est-il indemne, n'est-il pas remué, lui aussi, par un mouvement proprement passionnel ? Qui le dira ? Qui donc désire ? Qui est désiré ?
Pour ne rien dire de plus, il semble qu'on atteint ici, comme il arrive dans le procès de tout désir, à un moment où l'on serait en peine de discerner entre le désirant et le désiré, alors que pourtant, on le sait bien, on n'en doute pas, ils sont deux, et que l'un n'est pas l'autre. Sinon, c'est le désir lui-même qui tomberait ! Mais il semble indispensable au maintien et à la reconnaissance mutuelle de leur dualité, de leur altérité, qu'ils soient passés, comme en un creuset où ils se mélangent, au feu de cette passion. En effet, l'existence est cet emmêlement inextricable du désir et, aussi, le dépassement de cet emmêlement mais non pas son abolition. Toujours il y a la séparation de l'un et de l'autre, l'exaspération de leur séparation et son apaisement. Ainsi court la trame du désir dans le temps.
Ce désir ne serait rien d'autre qu'une pulsion vitale si la parole ne l'accompagnait pas. Mais la parole est là dans l'existence, inséparable du désir et, pourtant, autre que lui. Si la confusion du désirant et du désiré est impossible n'est-ce pas à cause d'elle ? En tout cas, c'est elle qui exprime ici la différence entre l'un et l'autre, c'est en elle que nous tous, qui parlons, la vivons. Ainsi, dans la vie, dans le courant vital, advient cette différence. Elle empêche que nous confondions vivre et exister.
Sans doute ne savons-nous pas d'expérience ce que serait une existence sans la vie et, par conséquent, sans la mort. L'existence n'est pas, purement et simplement, ce qui reste de nous quand on en abstrait la vie. Mais, si prégnante que soit celle-ci, elle ne peut faire que l'existence ne se détache d'elle alors même qu'elle ne peut subsister sans elle, et c'est par la parole qu'elle s'en détache.
Le psaume que nous lisons peut ainsi s'entendre comme une inflexible modulation de l'existence dans la parole et par elle. Elle ne s'élève pas contre la vie mais en elle. Bien plus encore : nous sommes incapables de nous concevoir existants sans qu'en même temps nous soyons des vivants. Aussi bien, lorsque, par la confiance, nous reconnaissons qu'une réponse nous a été donnée, c'est encore comme une profusion de vie que nous représentons à nous-mêmes notre salut : Les miséreux mangent et sont rassasiés... « Vive leur coeur à jamais ! » ...Ils mangent et se prosternent, / Tous les repus de la terre. / ... Une semence le sert. / ... ils annoncent sa justice au peuple qui naît... Le contraste est total avec ces longs moments occupés à décrire la défection de l'humanité de la vie, son basculement dans l'animalité, son combat impuissant à triompher de la mort.
Mais ce que signifie vivre a changé. Certes, la vie n'a pas été enlevée, mais nous ne pouvons pas nier qu'elle n'a pas été épargnée : nous n'avons pas évité, sinon l'expérience effective de mourir, du moins la pensée et l'approche d'une mort certaine. Par le fait, c'est donc la signification de mourir qui, seule, a changé.
Or, si paradoxal qu'il paraisse d'abord, c'est la confiance, venue à la parole, présente en elle, qui a pris la place de la mort, sans que la certitude de mourir soit écartée. En effet, si nous n'avions pas à mourir, existerions-nous encore présentement, dans le temps, comme les vivants que nous sommes ? Évidemment, non. Dès lors, ne pouvons-nous pas avancer que la confiance est la transformation de la mort, mais une transformation qui, loin de supprimer la mort, appelle celle-ci, voire l'exige ? Sinon, nous ne serions plus des vivants, nous serions des existants abstraits, des fantômes. Le changement qui, par la confiance, affecte notre vie mortelle est à ce prix.
Ces considérations peuvent nous aider à parcourir le psaume tout entier comme un long chemin qui conduit de l'absence, douloureusement ressentie, de la confiance à sa présence, joyeusement accueillie. On peut comprendre aussi que l'on passe de la mort à la vie. Et nous ne sommes pas dépourvus de moyens d'expression conceptuels pour nous formuler à nous-mêmes en quoi consiste ce passage. La mort, que l'on quitte, n'est pas celle qui se caractérise par la cessation des fonctions de notre organisme. C'est la mort de la solitude, de l'absence de toute communication. Quant à la vie, à laquelle nous atteignons, elle s'identifie avec la réponse même, avec la parole adressée, avec l'avènement de la communauté : Tu me réponds ! /Je raconte ton nom à mes frères...
Il n'est pas indifférent de marquer fortement le sens que prennent ces termes de vie et de mort quand on les emploie pour exprimer, dans le temps, l'avènement d'une parole qui nous lie dans la confiance. Mais il est tout à fait insuffisant de rappeler seulement que ces termes n'ont plus la signification que leur attribue la biologie. L'insuffisance, en effet, avoisine ici le risque d'une méprise. En effet, répétons-le, le temps, à l'intérieur duquel se produit une telle expérience, est bien celui d'une durée qui, pour chacun de nous, commence avec notre conception et s'achève avec notre extinction physique. C'est assez dire l'incarnation de ce temps, de cette parole et de cette confiance. Cette incarnation est si forte que nous devons nous surveiller nous-mêmes chaque fois que nous serions tentés de la négliger ou de l'oublier. Car c'est l'excarnation, si l'on ose ce néologisme, qui est problématique, la poursuite, hors de toute chair, d'une vie qui se signifie aujourd'hui, dans le temps, par la parole et par la confiance. Le régime d'incarnation est de principe, il est inaliénable. Mais nous sommes heureusement protégés contre tout risque d'ixcarnation pourvu que nous restions attachés à une notion du temps qui ne l'assimile pas à un espace qui durerait. Il faut revenir sur ce point. Il est décisif pour notre intelligence de la parole, de la confiance, de la vie et de la mort.
À parler rigoureusement du temps, sans faire de lui un autre espace, nous ne pouvons pas dire que nous entrons dans le temps ou que nous en sortons. Ce serait parler spatialement de lui. Nous sommes dans le temps. Et l'apparence de localisation qui marque encore notre langage, avec l'emploi de ce « dans », se dissipera aisément si nous voulons bien admettre que d'être situés quelque part, ne nous enferme nulle part. Le site n'est pas un lieu mais une virtualité, toujours actualisable, de communication. C'est l'ailleurs, ponctuel et fixe, du haut duquel nous souhaiterions nous voir ici où nous sommes, qui est illusoire. La confiance que nous pouvons donner à une parole, échangée dans le temps, peut suffire à contenter notre aspiration à ce que nous nommons l'éternité et, déjà, notre accès à celle-ci. Voilà, sans nul doute, la réforme, plus spirituelle qu'intellectuelle, à laquelle nous sommes conviés si, du moins, nous voulons recevoir le psaume que nous lisons dans sa vérité la plus littéralement humaine.
En effet, quiconque fait sien ce psaume découvre qu'il parle temporellement du temps. Certes, des moments divers se découpent dans l'histoire personnelle et collective qui est évoquée. Nous y reconnaissons un passé, un présent et un futur. Mais gardons-nous d'entendre cette répartition comme s'il s'agissait de régions qui se limitent et s'excluent l'une l'autre. La tonalité de l'ensemble, dont l'expression est facilitée par le génie propre à la langue hébraïque, reste le présent, un présent multiple, diversifié plus que fragmenté. Les événements ne s'y suppriment pas les uns les autres au fur et à mesure qu'ils arrivent, ils s'y accumulent, s'y fécondent l'un l'autre, y communiquent entre eux plus qu'ils ne s'y succèdent. Ils se fondent dans le présent sans s'y confondre pour autant mais, en tout cas, sans en sortir, sans non plus vraiment y entrer, alors pourtant que de la nouveauté ne cesse d'y surgir. Car le nouveau n'est pas comme une pièce qui s'ajoute à une autre, qui vient en plus, en supplément. Le nouveau est toujours la transformation, parfois radicale, de l'ancien, non pas sa suppression. Le virtuel est un autre nom de l'actuel.
Ainsi ne peut-on pas prétendre que la fin: « Oui, il a agi ! » ne serait qu'un écho inversé du commencement: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Que serait la force de l'exclamation finale sans l'interrogation inquiète, agressive presque, du début ? On ne peut oublier l'un sans que l'autre ne perde, en même temps, de sa puissance et de sa signification. On peut donc se livrer à une lecture du psaume tout entier comme d'un concert de correspondances contrastées. Chaque phrase, bien sûr, vient après et avant une autre. Mais elles se tiennent toutes ensemble dans une sorte d'émulation : c'est à savoir qui l'emportera.
Ainsi va le temps. On comprend mieux dès lors que la question, suivie d'une réponse, puisse apparaître comme la forme typique de la parole dans le temps. Car la question ouvre le temps par une attente qu'elle y inscrit. Mais la réponse ne va-t-elle pas fermer le temps et, pour le coup, le changer en un espace, avec sa clôture ? Le risque d'un tel enfermement n'est pas vain. Du moins est-il évité ici.
En effet, le pourquoi initial reste sans réponse qui lui soit homogène. Pourtant, IHVH répond mais il ne dit ni non plus ne nie qu'il aurait abandonné, et donc il n'avance pas de motif pour expliquer ou justifier son éventuel abandon. Bien plus, IHVH lui-même ne parle pas. Seul celui qui s'adresse à lui dit qu'il parle. Ainsi la parole qui pourrait être celle de IHVH est soustraite à notre oreille. Nous n'entendons que la parole de celui qui l'a écoutée. Et il l'a écoutée en se confiant à elle. La confiance de l'auditeur ouvre, sans fin maintenant, celui-ci, et, si nous y consentons, nous autres, lecteurs, à une nouveauté qui ne sera jamais une solution. Comme on l'a dit déjà, c'est la question elle-même qui s'est trouvée dissoute. La confiance ne termine donc pas une question restée sans réponse. Elle est elle-même plutôt l'avènement d'un avenir, le fruit ou, si l'on veut, la vraie réponse, incarnée en nous, dans le temps de notre vie, donnée par nous à l'interrogation première. Elle est venue prendre la relève de celle-ci.
Ainsi le temps, qui est la forme même de notre existence, communique-t-il sa manière d'être à la parole et à la confiance. Une manière d'être qui n'a rien de commun avec l'extériorité propre à l'espace, s'il est vrai qu'on est dans l'espace ou hors de lui et que, si l'on est en lui, on y est toujours ici ou là. La modalité du temps apparaît plus comme une intégration de diversités que comme leur exclusion ou leur incompatibilité mutuelle. Mais personne, pourtant, ne réduira au même, dans l'inattention aux différences, l'angoisse et la louange, par exemple. Aussi bien tout semble-t-il se passer comme s'il y avait un principe qui déjoue notre logique, habituée à se régler selon l'extension de l'espace.
Pourquoi la trace de ce principe, de son opération, ne serait-elle pas le nom, c'est-à-dire la nomination, faite par nous, de IHVH ? Nous lisons, en effet : Je raconte ton nom à mes frères, /Au milieu de l'assemblée je te loue. / « Vous qui frémissez de IHVH, louez-le, ... » Ce qu'il y a de sûr, c'est que rien n'interdit de le penser, tout même porte à l'admettre. Mais, bien entendu, si nous suivons la suggestion qui nous est faite par la lettre même du texte, nous voilà obligés d'adopter une façon de penser et de parler qui nous paraîtra d'abord déconcertante. Essayons cependant d'en dessiner une esquisse.
Pour l'instant, laissons IHVH de côté. Arrêtons-nous sur Dieu. Nous ne sommes pas surpris d'avoir à distinguer entre Dieu lui-même et, d'autre part, la foi que nous mettons en lui. Car si intime que Dieu soit à notre foi, nous posons qu'il s'en distingue. Nous n'accepterions pas qu'on établît une équivalence entre Dieu et la foi en lui. On ne peut pas dire « Dieu ou la foi », au sens où, si l'on prend l'un, il irait de soi qu'on prend l'autre.
C'est pourtant une telle logique qui est insinuée à notre esprit quand nous tentons de penser IHVH. Nous n'avons donc pas à contester le raisonnement précédent. Nous sommes seulement invités à en suivre un autre, pour autant d'ailleurs qu'il s'agisse encore d'un raisonnement.
Il y a bien IHVH et ceux qui se confient en lui. La dualité demeure. Mais, du fait de notre commune appartenance au temps, IHVH n'est jamais sans ceux qui se confient ou peuvent se confier en lui et, inversement, il n'y a pas de confiance ou de possibilité de confiance sans IHVH. On comprendra que, dans ces conditions, on hésite à penser en termes de sujet et d'objet, celui-ci fût-il objet du désir. Cependant, on pressent aussi qu'une qualification comme celle de monisme, par exemple, n'est pas appropriée à ce que nous essayons d'approcher. Encore convient-il d'aller plus loin qu'un simple pressentiment.
Alors qu'allons-nous faire ? À quoi nous arrêterons-nous ?
Nous retiendrons que nous essayons ici de dire au plus juste, au moins mal, la réalité sans sortir nous-mêmes des conditions de l'expérience dans laquelle nous sommes, c'est-à-dire, pour s'exprimer positivement, en épousant le temps comme la forme interne de toute expérience humaine possible. Or, une telle expérience et son expression dans le langage ne vont pas sans un total dépouillement, sans la perte d'une maîtrise qui ne s'obtiendrait et ne se maintiendrait que par le surplomb qu'assure la vision. Cette domination de spectateurs était d'ailleurs évoquée lorsque nous lisions : Oui, des chiens m'entourent, / Une bande de malfaiteurs : / Ils sont autour de moi. / Ils ont endolori mes mains et mes pieds. / Je compte tous mes os. / Eux, ils me regardent, ils m'ont sous leur vue, / Ils se partagent mes habits, / Et pour mes vêtements ils font tomber le sort.
En éprouvant durement que nous sommes pris pour « cible », nous apprenons que nous ne pouvons mettre personne en joue, en faire l'objet d'une visée, même sans agressivité, et surtout pas celui que nous nommons mon Dieu, en tout cas certainement pas IHVH. Tout au plus pouvons-nous avancer qu'il est « avec » nous et que nous sommes « avec » lui. Rien de plus. Rien de moins. Ce n'est pas, pour autant, cesser d'être quelqu'un ni de tenir IHVH lui-même pour quelqu'un. Mais, reconnaissons-le, ce quelqu'un nous renvoie à une situation mutuelle de parole. Si connaissance il y a, celle-ci n'a donc rien de commun avec la posture théorique de celui qui voit ou qui est vu.
Mais restons-en au psaume que nous lisons. Il ne s'agit pas de traiter mon Dieu comme on fait pour IHVH. Si nous pensions ainsi, nous estimerions seulement que nous avions mal compris notre rapport à Dieu. Nous le corrigerions donc, nous le modifierions. Nous devons plutôt découvrir que c'est, en lui-même, le rapport à Dieu, à mon Dieu, qui « ne répond pas », comme on dit que nous laisse sans réponse un poste qu'on appelle. Pour honorer dans sa vérité la situation présente il convient donc d'instituer un tout autre rapport, et c'est le rapport à IHVH.
Qu'on ne soutienne pas que le rapport à IHVH est bien particulier, qu'il dépend de certains conditionnements culturels, qu'il ne présente pas la généralité du rapport à Dieu. Il faut s'entendre sur les mots qu'on emploie. Ce qui caractérise le rapport à IHVH, ce n'est pas la signification qu'on en donne par ces quatre lettres : c'est, avant tout, qu'il appartient au temps, à la parole et à la confiance. Mais on dira peut-être : pourvu que cette triple appartenance soit maintenue, pourquoi alors ne pas dire Dieu au lieu de IHVH. C'est bien vrai. Qui donc verrait un inconvénient à cela ? Car, au fond, ce qui est en cause ici, ce n'est pas un nom, pris en lui-même, Dieu ou IHVH, pour désigner un certain être, mais le nom par lequel se signale à nous un certain rapport, une certaine façon d'être humain, d'expérimenter ce que nous avons nommé l'existence.
Si l'on accepte qu'il en soit bien ainsi, que l'être ne soit pas en cause mais le rapport dans lequel nous sommes, alors l'énoncé du nom importe peu, chacun pourra dire, à son gré, IHVH ou Dieu, et même mon Dieu. Alors aussi, comme on va maintenant l'établir, il paraîtra moins surprenant qu'on n'hésite plus maintenant à dire, par exemple, « Dieu ou la foi ».
Le « ou » n'est plus le aut latin, qui signifie l'alternative entre deux réalités, dont l'une exclut l'autre, mais le vel, par quoi s'exprime l'équivalence et l'indifférence et que l'on peut entendre comme: « si vous voulez... » Alors, oui, nous pouvons dire, à notre choix, « Dieu » ou « la foi ». Car peu importe l'accès que nous prenons pour entrer dans le rapport. Les portes d'entrée, si l'on peut dire, ne se confondent pas - « Dieu » n'est pas « la foi » - mais elles conduisent et introduisent au même rapport. Car si l'on y accède par « Dieu », on ira à « la foi », on ne pourra pas se dispenser d'être confiant, et réciproquement, car les deux se tiennent inséparablement.
On a certainement compris qu'il s'agit ici d'un enjeu considérable. Car chacun de nous, à commencer par le psalmiste, entre dans le rapport, disons accède à Dieu, par la porte qu'il rencontre sur son chemin: ou bien c'est le nom de Dieu, ou bien c'est la confiance. Or, vient un moment - toujours le temps ! - où nous avons, secrètement ou publiquement, à décider si l'on va, en effet, de l'un à l'autre (vel) ou bien si nous excluons absolument que l'on puisse aller de l'un à l'autre, parce que la confiance et Dieu n'auraient rien de commun entre eux (aut). Ainsi ou bien nous pouvons faire confiance à Dieu (et qu'importe alors que nous ne le désignions pas par IHVH !) ou bien Dieu n'a rien à voir avec un quelconque acte de confiance, surtout avec une confiance absolue : il est, par exemple, une cause première ou une fin dernière, indépendant en tout cas de notre rapport à lui, de son rapport à nous. Il n'y a pas de danger que ce prétendu Dieu-là puisse jamais devenir le Dieu-IHVH, puisque celui-ci inséparable de la confiance que nous plaçons en lui.
- IV -
Il n y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.
Pascal
Afin d'éviter toute confusion, convenons de parler, d'une part, de Dieu et, d'autre part, de Dieu-IHVH. Ajoutons aussitôt qu'en dépit du terme Dieu, qui leur est commun, Dieu et Dieu-IHVH n'ont rien de commun entre eux.
Mais alors pourquoi donc ce même nom de Dieu se rencontre-t-il ici et là ?
Bien loin de désigner ce qu'il y aurait de commun à Dieu et à Dieu-IHVH, l'emploi du nom de Dieu dans notre réflexion signale, si l'on peut dire, le point à partir duquel l'expérience d'humanité dans laquelle nous sommes engagés bifurque et nous emporte dans deux directions distinctes. Car tous, si paradoxal qu'il paraisse, nous pouvons continuer à avancer simultanément sur deux chemins qui, pourtant, sont maintenant séparés, et cela sans nulle scission de notre esprit, sans humilier en rien notre raison, sans introduire en elle la moindre contradiction. Il suffit, pour cela, d'admettre que expliquer et comprendre sont deux fonctions d'une même raison, la nôtre, compatibles entre elles mais séparées l'une de l'autre.
En effet, pour autant que nous proposons une explication dernière du monde et de tout ce qui est en lui, et notamment de l'homme, nous nous rapportons à Dieu, même si nous n'en prononçons pas le nom. En cela nous sommes raisonnables. Le nom de Dieu ou, plutôt, son idée désigne ici un principe ultime et notre rapport à lui. Mais nous pouvons aussi nous confier, et nous confier absolument, que nous le sachions et le disions ou non. Convenons alors de dire que nous nous rapportons à Dieu-IHVH. Pourquoi cette différence ? Parce que, dans ce second cas, notre pensée ne tombe pas seulement ni même d'abord sur un terme, comme lorsque nous disons Dieu, mais, avant tout et principalement, sur une certaine expérience de notre relation à ce terme, à savoir la confiance absolue. Et en cela nous ne sommes pas déraisonnables.
On doit donc se garder de supposer que Dieu-IHVH ne serait qu'une variante de Dieu, comme si à l'explication de toutes choses, qui se termine à Dieu, venait s'ajouter, comme un supplément adventice, la confiance absolue. Car on méconnaîtrait alors la différence d'ordre qui existe entre l'explication, qui en appelle à Dieu pour rendre compte de tout ce qui est, et la compréhension, qui nomme ici Dieu-IHVH, pour désigner, entre autres, dans notre expérience d'humanité, la démarche que nous faisons lorsque nous nous confions absolument.
Explication et compréhension n'ont pas de frontière qui leur soit commune. L'une ne se prolonge pas dans l'autre. Elles ne s'excluent donc pas réciproquement pas plus qu'elles ne s'appellent. Elles s'ignorent. Elles procèdent de deux visées, pareillement raisonnables, de notre esprit, en lequel elles cohabitent.
L'explication exige, elle cherche à prouver, à établir une raison d'être. Elle nous conduit à dire « parce que » ou « pour que ». Elle ramène ceci à cela ou fait sortir ceci de cela. Comprendre est une toute autre opération : c'est prendre ensemble divers aspects de notre expérience sans réduire l'un à l'autre, sans déduire non plus l'un de l'autre. Quand nous comprenons, nous disons simplement : « pas ceci sans cela ». Ici, par exemple, nous ne posons pas un quelconque lien de causalité ou de finalité entre la confiance et Dieu-IHVH. Nous ne déclarons pas, par exemple, que Dieu-IHVH existe parce que nous nous confions absolument. Aussi bien ne s'agit-il pas ici d'affirmer ou de nier une existence. D'une certaine façon nous paraissons nous contenter de décrire une expérience. Et, de fait, nous décrivons. Mais cette description n'est pas une pure reproduction, en mots ou en idées, de ce que nous expérimentons. En réalité, si nous pouvons déclarer qu'en décrivant nous comprenons, c'est parce que nous posons qu'il n'y a pas de confiance sans Dieu-IHVH, et réciproquement.
Pour se dire, l'explication et la compréhension recourent au langage. Cependant, si le langage leur est commun, elles ne puisent pas en lui les mêmes ressources. La compréhension, quand elle s'applique à la confiance, retient du langage la capacité qu'il offre de parler à quelqu'un, de s'adresser, d'écouter, de répondre. Ainsi le sujet, dans la confiance, est-il celui qui parle ou celui à qui on parle, non celui qui pense ou qui est pensé, celui qui cause ou qui est causé. Ainsi encore comprendrons-nous, sans chercher à nous l'expliquer, que, pour le sujet de la confiance, ce soit tout un que de parler et aussi, par exemple, d'écouter ou de répondre. Non que écouter et répondre soient des actions identiques. Mais ces deux modalités du langage, l'écoute et la réponse, si différentes qu'elles soient l'une de l'autre, ressortissent, nous le comprenons sans nous l'expliquer, à la même expérience de confiance, et notamment de confiance absolue, telle qu'on la rencontre dans le rapport à Dieu-IHVH.
Dans ces conditions, à ne considérer que l'expérience que nous faisons, quand nous cherchons à comprendre, non pas à expliquer, la confiance absolue nous paraîtra toujours précéder, en quelque sorte, la nomination du Dieu-IHVH, qui en découlerait comme une conséquence. En effet, une telle nomination, pensons-nous, viendrait seulement mettre un sceau objectif sur l'expérience d'une telle confiance. Ou encore on dira, par exemple, que Dieu-IHVH n'est en lui-même un nom imprononçable que parce qu'il désigne un être infini. Pour cette raison sa nomination, ajoutera-t-on, s'accompagne d'une confiance qui, elle aussi, n'est pas de l'ordre de ce qui est fini et assuré mais relève de ce qui se dit et, plus radicalement encore, de l'événement, de ce qui advient et donc, aussi, peut ne pas advenir.
Ne nous abusons pas. À vrai dire, de telles pensées nous trompent, elles sont encore des façons, maladroites, de traduire ou de convertir ce que nous comprenons dans la langue de l'explication. De là naît, par exemple, que nous affirmons souvent volontiers que le temps constitue, telle une substance, la source ou le fonds où s'alimente une parole de laquelle surgit, comme un effet, la confiance. Or, il convient de le reconnaître clairement, en nous exprimant ainsi nous expliquons, nous ne comprenons pas, nous recourons à des enchaînements de causes et d'effets, nous prouvons, nous démontrons, au lieu de saisir ensemble, à la fois, comme faisant un tout insécable, des éléments divers qui se tiennent entre eux.
Ainsi, quand on se satisfait de comprendre, la confiance, associée au nom de Dieu-IHVH, ne peut-elle apparaître que gratuite : elle est une donnée, au sens le plus fort de ce mot, on la donne et on la reçoit, elle est accordée, elle va avec la nomination d'un tel nom, on ne peut l'en séparer que par violence. Dès lors il n'est pas étonnant que son importance échappe à quiconque confondrait la raison avec la seule explication.
Mais ajoutons que la compréhension n'est pas la dernière démarche que nous ayons à faire. Tout, dans notre expérience de l'humanité, ne se termine pas avec elle. Lui reconnaître une place dans l'exercice de la raison, lui attribuer notamment la charge de rendre raisonnable une confiance absolue, comme celle que nous donnons à Dieu-IHVH, ce n'est pas encore entrer dans une telle confiance, la pratiquer effectivement. C'est du moins admettre qu'il n'est pas absurde de se confier ainsi
Clamart, juin 2006