Moi, je suis la vigne, vous, les branches
«Moi, je suis la vigne, la véritable, et mon Père est l’agriculteur Toute branche en moi qui ne porte pas fruit, il l’enlève, et toute (branche) qui porte fruit, il la nettoie, afin qu’elle porte plus de fruit. Déjà vous, vous êtes nettoyés à cause de la parole que je vous ai adressée. Demeurez en moi, et moi en vous. De même que la branche ne peut porter du fruit d’elle-même, si elle ne demeure pas en la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez en moi. Moi, je suis la vigne, vous, les branches. Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit, parce que hors de moi vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il a été jeté dehors comme la branche et s’est desséché. Et on les rassemble et on les jette dans le feu et elles brûlent. Si vous demeurez en moi et que mes dires demeurent en vous, ce que vous voulez, demandez-le, et il vous deviendra. En cela mon Père a été glorifié, que vous portiez beaucoup de fruit et que vous deveniez pour moi des disciples.»
Autre caractéristique de ce passage. Après le début, comme pour marquer un nouveau moment, nous voyons avec insistance revenir le verbe «demeurer»: «demeurez en moi et moi en vous… si vous ne demeurez en moi… la branche ne peut porter du fruit d’elle-même si elle ne demeure pas en la vigne». «La vigne», elle, est présente pendant les deux tiers de ce passage et, vers la fin, elle est oubliée, comme si elle avait servi pour porter la pensée qui, ensuite, s’en détache.
Je tiens à m’expliquer sur quelques caractéristiques de traduction qui peuvent vous surprendre. Certes, celui qui travaille la vigne, nous l’appelons «vigneron». Mais il se trouve que le texte original n’est pas si précis. Il le nomme «travailleur de la terre». D’où la traduction «agriculteur». Bien sûr aussi, ce qui est «branchage» sur la vigne reçoit, dans notre langue, le nom de «sarment». Mais dans le texte que nous avons à lire, c’est un terme générique et non pas un terme spécifique qui est employé.
Dernière remarque préliminaire. Le terme de «vigne», en français, peut nous diriger dans deux directions: ou bien il s’agit de l’espace occupé par le vignoble, ou bien il s’agit de la plante elle-même, de l’arbuste. Ce qui est sûr c’est que le texte que nous lisons nous fait penser à la plante.
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«Moi, je suis la vigne, la véritable, et mon Père est l’agriculteur» Une autre formule vient un peu plus loin: «Moi je suis la vigne, vous, les branches». Voilà qui suffit à dessiner la configuration d’un espace. La vigne, assurément, est autre que l’agriculteur. Mais la vigne n’est pas autre chose que les branches. Les branches ne sont pas autre chose que la vigne. On fait donc une erreur très grave en traduisant la vigne par cep, qui évoque plutôt le tronc de la vigne. Il ne s’agit justement pas de l’opposition entre le tronc et, d’autre part, les branches. La vigne et les branches ne font pas nombre. On ne peut pas les additionner. La vigne est comme un ensemble par rapport aux éléments qui le composent.
«Moi, je suis la vigne, la véritable, et mon Père est l’agriculteur». Il y a la vigne et il y a le Père. Ils sont distincts et, d’une certaine façon, on peut ajouter l’une à l’autre. Mais quand ensuite nous lisons «Moi je suis la vigne, vous, les branches», nous ne pouvons pas ajouter les branches à la vigne. Nous avons donc à comprendre que ce «moi» ne s’ajoute pas à la série, rassemblée en «vous»: il est celui qui les rassemble, ce qui fait des «vous» un ensemble.
Observons encore qu’à deux moments, le moi n’est pas seulement le contenant, mais aussi bien le contenu. Nous lisons en effet: «. Demeurez en moi, et moi en vous» et un peu plus bas: «Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit». Ceci, d’ailleurs, nous rappelle que nous ne pouvons pas confondre l’ensemble avec l’enveloppe!
Ainsi, le Père ne fait pas partie de l’ensemble, il n’est aucun des éléments de l’ensemble. En revanche, les fruits font partie de l'ensemble. Un fruit peut se cueillir, mais aussi longtemps qu’il n’est pas cueilli, il fait partie de l’arbre et de la branche sur laquelle il se trouve. Il en est l’aboutissement, le terme, c’est vrai, mais aussi déjà comme quelque chose d’autre. Le fruit fait paraître que, dans cet ensemble, quelque chose arrive, que quelque chose y est produit. Cet ensemble n’est pas inerte.
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Nous pouvons nous tourner tout de suite vers la fonction remplie par le Père. Elle est avant tout au service de la productivité de cet ensemble, non des branches, mais de la vigne. Il est celui qui la cultive.
«Toute branche en moi qui ne porte pas fruit, il l’enlève». Il l’enlève d’où? Il l’enlève de moi. Parce que, étant en moi, en moi qui ne suis pas une branche de plus, qui ne suis pas même la plus grosse, en moi qui suis ce qui permet le fruit. Vous voyez donc que le moi, celui qui parle, est bien singulier. «Toute branche en moi qui ne porte pas fruit, il l’enlève, et toute (branche) qui porte fruit, il la nettoie, afin qu’elle porte plus de fruit» Tout est au service de la fructification de la vigne, de sa fécondité: nettoyer ou, comme certains proposent de traduire, «émonder», bien loin que ce soit supprimer, détruire, c’est accomplir le service de la vigne. Car la vigne, d’elle-même, sans l’application d’une culture, sans l’agriculteur, à l’état sauvage, portera bien du fruit, mais pas autant qu’elle en portera si la culture vient s’ajouter à sa nature.
Qu’est-ce qui fait que l’on quitte l’état sauvage, exubérant mais, en définitive, stérile ou, en tout cas, insuffisant? C’est que cette vigne est nourrie par quelque chose qu’il faut appeler de la parole: «Déjà vous, vous êtes nettoyés à cause de la parole que je vous ai adressée.» Il s’agit, dit Jésus, de la parole dans laquelle j’ai institué une conversation, un entretien avec vous. Autrement dit, ce qui permet à la vigne de rendre à plein, c’est qu’elle est insérée dans une situation de conversation. Cette conversation émonde, nettoie.
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«Demeurez en moi, et moi en vous». Voilà qui commente très heureusement ce qu’est la vigne. La vigne n’est manifestement pas le tronc sur lequel sont entées des branches. A la rigueur, nous pourrions dire «demeurez en moi», mais nous ne pourrions pas dire «et moi en vous», car le cep, le tronc ne réside pas dans la branche.
«De même que la branche ne peut porter du fruit d’elle-même, si elle ne demeure pas en la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez en moi». Phrase très importante, en raison de la position qui est la sienne. Elle vient en effet après cette affirmation péremptoire: «Demeurez en moi, et moi en vous». Je veux dire par là que l’affirmation que comporte cette phrase se trouve rehaussée par ce qui vient d'être dit et notamment par le «et moi en vous». Nous avons en effet, envie de dire:évidemment, la branche ne peut porter du fruit d’elle-même, elle doit demeurer dans la vigne. Oui, sans doute. Mais cette affirmation est commentée par ce que nous venons de lire: demeurer dans la vigne, c’est aussi, pour le moi qui parle, demeurer dans les branches, de sorte qu’on ne sait plus qui porte du fruit. Manifestement, c’est la branche, mais c’est la branche, pourvu qu’elle soit dans la vigne et pas sans la vigne en elle. Ainsi, c’est la vigne, en définitive, qui porte fruit.
Il y va d’une habitation mutuelle. C’est sur ce caractère mutuel que nous revenons aussitôt: «celui qui demeure en moi et moi en lui», fait écho à «demeurez en moi et moi en vous». Mais l’écho est présenté comme une sorte de loi générale. Jusqu’alors, nous étions dans une conversation particulière. Maintenant est énoncée une sorte d’axiome: «celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit». Puis nous revenons à la conversation: «parce que hors de moi vous ne pouvez rien faire». D’autres traduisent «sans moi». Il est de fait que le terme permet aussi bien la première traduction que la seconde. Ce qui est clair, c’est que le «hors de moi» ou le «sans moi» est une avancée par rapport au «vous en moi» et «moi en vous», où il y avait encore quelque chose de spatial, d’un spatial spiritualisé: il s’agissait de savoir qui était où, qui était en qui. Nous atteignons maintenant à une précision supplémentaire. Nous dépassons la distinction entre «moi en vous» et «vous en moi». Disons que le chemin de pensée que nous venons de parcourir nous conduit à dire maintenant: hors de moi vous ne pouvez rien faire, hors de moi, la vigne, sans moi, la vigne.
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«Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il a été jeté dehors comme la branche et s’est desséché» Expression bien étrange: nous nous trouvons brusquement devant une tournure au passé. «Si quelqu’un ne demeure pas en moi», c’est chose faite, c’est fait, il n’a même pas besoin qu’on le jette dehors, il est jeté dehors, comme la branche, et il est desséché. Bien entendu, il ne porte plus de fruit. «Et on les rassemble»: passage brutal au pluriel, on rassemble les branches coupées. Quelle ironie, d’ailleurs, dans ce rassemblement! Car elles n’étaient branches que d’être ensemble avec la vigne, d’être ensemble la vigne. Maintenant encore c’est un rassemblement, mais un rassemblement qui porte avec lui la mort: «on les rassemble et on les jette dans le feu et elles brûlent» Au lieu du fruit, du feu. Au lieu d’une productivité, la destruction même de ce qui était là pour produire.
Mais la pensée va encore s’affiner: «Si vous demeurez en moi», variante de «Si quelqu’un ne demeure pas en moi», mais variante positive, et variante qui, cette fois-ci, n’oublie pas l’interlocuteur: si vous, à qui je parle, demeurez en moi «et que mes dires demeurent en vous». Qu’arrivera-t-il alors? Le fruit porté sera la vigne elle-même en état de désir, en état d’attente. Car le fruit porté par la vigne fait d’elle une vigne désirante, une vigne demandante, et de tout ce qu’elle voudra. Ce qui peut paraître en contradiction avec ce que nous avons lu au début, parce qu’il semblait que l’émondage consistait à couper, à supprimer des voies. Or, maintenant, il n’y a plus de voies, il n’y a plus de chemins, («ce que vous voulez, demandez-le, et il vous deviendra») mais seulement des fruits.
C’est en cela que mon Père apparaît en gloire comme Père. Le Père se fait reconnaître à la fructification devenue effective, «En cela mon Père a été glorifié,» c’est chose faite, «que vous portiez beaucoup de fruit». La finale est admirable: «et que vous deveniez pour moi des disciples». Que vous deveniez des vignes! En portant du fruit, les disciples deviennent eux-mêmes semblables au moi qui parle, ils deviennent eux-mêmes vigne.