precedent De ton livre fais de la foi. suivant

Ton cœur frémira et s'élargira


«Lève-toi, sois lumière, car elle vient, ta lumière,
Et la gloire de IHVH resplendit sur toi.
Car voici que les ténèbres couvrent la terre et le brouillard, les peuples,
Mais sur toi resplendit IHVH, et Sa gloire est vue sur toi.
Les nations vont à ta lumière,
Et les rois à l'éclat de ton resplendissement.
Porte tes yeux alentour, et vois, tous se regroupent, ils viennent à toi.
Tes fils viennent de loin, tes filles sont arrimées sur les hanches.
Alors tu verras, et tu rayonneras, ton coeur frémira et s'élargira,
Car se détournera vers toi la richesse de la mer, l'opulence des nations viendra à toi.
Une foule de chameaux te couvrira, des chamelons de Madian et d'Eypha ; tous les gens de Saba viendront,
Or et encens porteront, louanges de IHVH annonceront.»


ISAIE, LX, 1-6

Comme on dit qu'un morceau de musique est écrit en ut, on peut dire que ce poème est écrit en tu. «Toi» est partout, d'un bout à l'autre. Qui donc est toi ? Toi, c'est celui à qui je parle, mais toi, c'est aussi bien moi, si je me dis à moi-même ce poème. Et si nous sommes plusieurs à parler, si nous formons un groupe, le poème reste en tu, mais à la deuxième personne du pluriel. Toujours nous entendons que quelqu'un nous parle, nous tutoie, mais au pluriel.

Mais dans ce poème, il n'y a pas seulement l'insistance du tutoiement. Il y a aussi un certain nombre de réalités dont on parle. Il y en a une qu'il est difficile de prononcer. Dans le texte que vous avez sous les yeux, j'ai écrit IHVH. Nous n'avons pas de voix pour prononcer ce nom, puisque manquent les voyelles, la vocalisation. Nom imprononçable et cependant on parle dans ce texte de quelqu'un qui est visé par ce nom imprononçable : «la gloire de IHVH resplendit sur toi», «sur toi resplendit IHVH» et enfin «or et encens porteront, louanges de IHVH annonceront».

On parle aussi de lumière et de tout ce qui est lié à la lumière : le resplendissement, l'éclat, la gloire.

On parle enfin d'une multitude d'êtres qui composent la société et, plus largement, le monde. On parle des rois, des nations. On parle des fils de celui à qui on s'adresse, de ses filles, on parle de son coeur, on parle de la mer et de sa richesse, des chameaux, des chamelons, d'or et d'encens.

Bref, il n'y a pas seulement un nom imprononçable, il n'y a pas seulement toutes ces réalités qui relèvent de la lumière, il y a aussi la société, le monde et quelque chose du corps de celui à qui on s'adresse : «ton coeur frémira et s'élargira».

Voilà, rapidement signalé, l'ensemble des réalités dont il est question dans ce texte en «tu». Pardon ! J'ai oublié les ténèbres, le brouillard.

*

Or, en faisant nôtre ce passage, en le traversant, nous faisons un curieux voyage. Si vous observez bien, dans les premiers temps, c'est surtout la lumière et ses variantes qui l'emportent : «elle vient ta lumière et la gloire de IHVH resplendit sur toi». C'est, mais par contraste, de lumière encore qu'il est question quand on parle de ténèbres ou de brouillard. Lumière encore quand vient le resplendissement, lumière encore, si je puis dire, lorsque les yeux sont mentionnés, lorsqu'on invite à voir : «tu verras», «tu rayonneras».

Mais plus on avance, plus la lumière est relayée par autre chose. A la place de la lumière, il y a déjà, dès le début, les nations, les rois, puis les fils et les filles, et plus on avance vers la sortie, moins il y a de lumière. Il semble que la lumière s'en aille et qu'à sa place surgisse le pullulement des choses et des êtres de ce monde : la richesse de la mer qui se détourne vers toi, l'opulence des nations qui viendra à toi, la foule des chameaux qui te couvrira. Tout à l'heure, la terre était couverte par les ténèbres, les peuples étaient couverts par le brouillard et maintenant voici que ce sont les chameaux, les chamelons qui couvrent. Des gens viennent avec des offrandes, or et encens et voici que tout se termine par cette curieuse mention : «louange de IHVH annonceront».

Nous sommes passés de la lumière à l'afflux de l'univers, du monde et, surtout, à trois reprises, nous avons rencontré le nom imprononçable : «la gloire de IHVH» et puis, lui-même en personne, «mais sur toi resplendit IHVH» et enfin, voici qu'il est l'objet de la louange : «louange de IHVH annonceront».

Quand nous traversons ce texte, nous faisons un mouvement, et nous le faisons en prononçant des mots qui disent le mouvement : «elle vient, ta lumière», «ils viennent à toi», «tes fils viennent de loin», «l'opulence des nations viendra à toi», «tous les gens de Saba viendront».

*

Il y a aussi, dans ce parcours que nous faisons, un moment critique. Il nous a peut-être échappé, quand nous avons lu pour la première fois. J'attire votre attention sur ce moment : «Alors tu verras et tu rayonneras, ton coeur frémira et s'élargira». Jusqu'alors, tout était au présent. Et un présent qui était chaque fois supporté, lancé en quelque sorte, par un ordre : «lève-toi, sois lumière, car elle vient ta lumière» et un peu plus bas : «porte tes yeux alentour, et vois, tous se regroupent». Maintenant, c'est le futur : «alors tu verras, et tu rayonneras, ton coeur frémira et s'élargira» et ça ressemble au début où il y avait aussi un «car». De même que nous avions «car elle vient», «car voici que les ténèbres couvrent», nous avons maintenant «car se détournera vers toi la richesse de la mer, l'opulence des nations viendra à toi»

Arrêtons-nous sur ce moment critique. «Alors, tu verras et tu rayonneras». Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Voir, ce n'est pas rayonner. Voir, ce n'est pas faire voir. Il semble que ce soit à cette affirmation que tout le début du poème nous conduise : «Lève-toi, sois lumière, car elle vient, ta lumière et la gloire de IHVH resplendit sur toi.» Devenir lumière, c'est à la fois voir, être vu et permettre que l'on voie. Sa gloire, la gloire de IHVH resplendit sur toi. Ta lumière, c'est bien la tienne, mais elle ne vient pas de toi, ta lumière vient de Sa gloire, de la gloire de IHVH qui resplendit sur toi.

Cela suffit cependant à faire de toi quelqu'un de distinct, qu'on ne peut pas confondre. «Les ténèbres couvrent la terre et le brouillard, les peuples, mais sur toi». Ce n'est même plus sa gloire qui resplendit, mais c'est Lui-même, «Sa gloire est vue sur toi...». Et du coup, toi, ce fameux toi dont nous avons parlé en commençant, tu draines l'univers : «Les nations vont à ta lumière, et les rois à l'éclat de ton resplendissement.»

Or, tu n'es pas lumineux, tu n'es pas lumière sans que quelque chose t'arrive : «ton coeur frémira». Nous sommes peut-être là au coeur le plus sensible de ce passage. Quelque chose se produira en toi qui est de l'ordre du tremblement, du frémissement, du tressaillement. Et n'allons pas plus loin que ce que nous lisons, n'ajoutons pas : ton coeur frémira de joie, ni ton coeur frémira d'effroi. Ton coeur frémira, un point, c'est tout. Ce qu'il y a de plus central en toi ne sera pas indemne, bougera.

Et quel sera le fruit de ce frémissement ? Un élargissement tel que tu vas t'ouvrir à un immense envahissement. Tu seras occupé, il n'y aura pas en toi de place libre ou nette. Tu devras faire ton coeur large. Large pour qui ? Pour quoi ? Large pour l'univers, pour le monde entier.

Voilà ce qui se produit dans cet étrange parcours, quand nous passons de la lumière au monde entier. Au départ, on ne voit que de la lumière. A la fin, il y a un déferlement universel. Entre les deux, il y a ce coeur qui frémit, ce coeur qui, ayant frémi, s'élargit.

*

Est-il possible maintenant de revenir encore une fois sur ce poème et de reconnaître ce qu'il nous fait dire ?

Ce poème nous fait comprendre ce que c'est que la gloire. Ou, plus exactement, non pas ce que c'est que la gloire, mais quand, comment la gloire vient. Non pas la nature de la gloire, non pas la définition de la gloire, mais la gloire quand elle vient, la gloire quand elle arrive, quand elle se produit. Alors, à ce moment là, nous changeons, nous devenons autres. La gloire, c'est quand nous changeons, c'est quand nous devenons autres. Et quand nous devenons autres, non pas en vertu de ce que nous aurions en nous-mêmes et qui nous permettrait de devenir autres. La gloire vient sur toi quand tu deviens autre grâce aux autres. Lorsque tu t'altères à la faveur des autres, par la faveur des autres. Et, s'il vous plaît, de tous les autres. Changer, devenir autre, grâce aux autres, à tous les autres, et du même mouvement, comme si çà allait ensemble, grâce aussi à Un Autre, au Seul Autre.

En somme, nous voyons se dessiner en lisant ce poème et en le faisant nôtre, quelque chose comme une équivalence entre, je ne dis pas IHVH et les autres, mais grâce à IHVH, grâce aux autres.

Allons plus loin. La gloire, c'est quand tu es au centre. «Porte tes yeux alentour, et vois, tous se regroupent, ils viennent à toi.» Etre au centre, oui, mais dans le même temps, au moment même ou l'on est centre, devenir immense, comme si d'être au centre obligeait à s'élargir sans mesure. Aussi bien d'être centre, si ça doit conduire à devenir immense, ça fait trembler. Car l'expérience qui est faite de la gloire qui vient pourrait être comparée à quelqu'un qui naîtrait de ce qui est né de lui. «Tes fils viennent de loin, tes filles sont arrimées sur les hanches». Naître de ce qui est né de soi, ne plus s'appartenir, être, non pas seulement assiégé, mieux que cela : être occupé. Etre occupé mais, en même temps, libre, séparé de la ténèbre, séparé de l'obscurité. A la place du brouillard et des ténèbres : la foule, qui n'apporte pas l'obscurité.

Bref, la gloire, c'est quand on est debout. Alors, on est vu, puisqu'on est debout, et on voit aussi. On est lumière, mais l'éclat d'un reflet seulement. Tu es riche car se détournera vers toi la richesse de la mer, l'opulence des nations viendra à toi. Tu es riche, mais de quoi es-tu riche ? de ce qui n'est pas à toi. Tu es riche de ce qui est offert, de ce qui célèbre un Autre que toi. La gloire, c'est en définitive quand tu viens à toi-même. Mais d'où viens-tu à toi-même ? A partir du monde entier et aussi en même temps, inséparablement, en venant de Lui, cet innommé, cet ineffable.

5 janvier 1995

imprimer suivant