Celui-ci accueille des pécheurs...
«Tous les publicains et les pécheurs s'approchaient de lui pour l'entendre. Et les Pharisiens et les scribes murmuraient entre eux, disant: «Celui-ci accueille des pécheurs et mange avec eux !» Il leur dit cette parabole : «Quel homme d'entre vous, s'il a cent brebis et qu'il en perde une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf dans le désert et ne va après celle qui est perdue, jusqu'à ce qu'il la trouve ? Et, l'ayant trouvée, il la pose sur ses épaules, joyeux, et étant venu à la maison, il convoque ses amis et ses voisins, en leur disant: «Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai trouvée, la brebis qui était perdue !» C'est ainsi, je vous dis, qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repentir. Ou quelle femme si, ayant dix drachmes, elle perd une drachme, n'allume une lampe, et ne balaie la maison et ne cherche avec soin, jusqu'à ce qu'elle trouve ?» Et, ayant trouvé, elle convoque les amies et voisines, en disant: «Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai trouvée, la drachme que j'avais perdue !» C'est ainsi, je vous dis, que naît de la joie face aux anges de Dieu pour un pécheur qui se repent».»
«Tous les publicains et les pécheurs s'approchaient de lui pour l'entendre. Et les Pharisiens et les scribes murmuraient entre eux, disant : "Celui-ci accueille des pécheurs et mange avec eux !"» Dès le début de ce passage nous nous trouvons devant un certain nombre de traits qu'il est important de reconnaître. D'abord, bien sûr, nous sommes sensibles au fait qu'il y a un groupe compact, le groupe des Pharisiens et des scribes. C'est un ensemble d'hommes qui fait bloc, qui est fermé, immobile. Ceci nous apparaît d'autant plus que, de leur côté, les publicains et les pécheurs bougent, se déplacent. Et si Jésus, lui, ne bouge pas ni ne se déplace pas, il lui arrive quelque chose : il accueille et il mange.
Mais ce n'est pas tout. Il s'agit de gens qu'on nous désigne comme des publicains et des pécheurs. Or nous observons que, par la suite, il n'est plus question des publicains. Ce que disent les Pharisiens et les scribes entre eux porte sur l'identité religieuse de ces hommes qui s'approchent pour entendre. Il ne reste plus que des pécheurs. «Celui-ci accueille des pécheurs et mange avec eux.»
Et il y a plus troublant encore. Les publicains et les pécheurs, nous dit-on, «s'approchaient de lui pour l'entendre.» L'initiative vient d'eux. Le sens du mouvement part des publicains et des pécheurs et leur intention est d'entendre une parole. Or ce mouvement des publicains et des pécheurs devient, dans la version propre au groupe des Pharisiens et des scribes : «Celui-ci accueille des pécheurs et mange avec eux». Ce n'est pas le mouvement vers Jésus qui est retenu, c'est quelque chose comme un mouvement de Jésus vers eux : la relation alimentaire, le rapport quasi physique par le biais de la nourriture. Les uns, les publicains et les pécheurs, se déplacent pour entendre. Les autres, les Pharisiens et les scribes, comprennent que Jésus accueille des pécheurs et s'associe à eux.
En un sens, qu'importe que les Pharisiens et les scribes parlent sur le ton du murmure et même, sans doute, du blâme. Peut-être d'ailleurs disent-ils quelque chose de vrai. En tout cas, dans la suite de ce passage, c'est bien sur l'identité de pécheur que Jésus va revenir. «il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur», «la joie [naît] face aux anges de Dieu pour un pécheur». On dirait que Jésus a accepté de se placer sur le terrain sur lequel scribes et Pharisiens ont introduit le débat.
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«Il leur dit cette parabole : "Quel homme d'entre vous"», et un peu plus bas : «Ou quelle femme». Pharisiens et scribes avaient laissé tomber l'identité sociale pour passer à la qualification religieuse. Que fait Jésus ? Il n'oublie personne, si j'ose dire. Il y a les hommes, il y a les femmes. Quel homme, quelle femme ne ferait comme je vais dire ? En d'autres mots, scribes et Pharisiens avaient ouvert un débat, sans le dire, sur la conduite à suivre lorsqu'on tient compte du fait que certains sont dans la catégorie des pécheurs. Jésus, lui, déplace sérieusement le débat, en nous invitant à considérer une conduite humaine ordinaire et supposée générale. C'est à vous, c'est-à-dire à vous et à moi, que le discours s'adresse. «Quel homme d'entre vous... ?» Tout le monde, n'importe qui. Si vous croyez que c'est une conduite propre aux hommes, dirigeons-nous du côté des femmes : «Quelle femme... ?» Le propos de Jésus est adressé à tout le monde et il invoque une conduite universelle. Il cherche dans ce qu'il y a d'ordinairement humain la matière de son enseignement.
Nous sommes tentés, bien sûr, de penser que ces deux discours, le discours qui parle de l'homme et le discours qui parle de la femme, constituent comme une sorte de doublet et que le second n'est qu'une pure redondance. En fait, quand nous y regardons de près, nous allons voir qu'il n'en est rien.
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«Quel homme d'entre vous, s'il a cent brebis et qu'il en perde une». C'est vrai que tout à l'heure, quand il s'agira de la femme, on commencera à peu près de la même façon : «Ou quelle femme si, ayant dix drachmes, elle perd une drachme». Il n'y a que le nombre qui change : cent brebis, dix drachmes, mais c'est toujours une brebis qui s'en va, c'est toujours une drachme qui est perdue.
Or que s'est-il passé dans les deux cas ? Quelqu'un a et perd. Dans les deux cas nous sommes placés devant l'expérience d'une perte. Eh bien ! qu'arrive-t-il à l'homme ? Il ne supporte pas de perdre. Mais, très curieusement, il se conduit comme quelqu'un qui est lui-même perdu. Oui ! S'il a cent brebis et qu'il en perd une, «quel homme d'entre vous ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf dans le désert» ? Etrange conduite. Pourtant, c'est une conduite présentée comme allant de soi : tout le monde en fera autant. Il les laisse dans le désert, il les abandonne. Il s'expose à ce qu'elles soient perdues. D'une certaine façon, il ne les garde pas. Ce qu'il recherche, c'est celle qui était perdue. Qu'importe, en un sens, que les autres soient exposées à être perdues ! Une sorte de nouvelle identité a été donnée à celle qu'il a perdue : elle est perdue, et voilà que non seulement il a perdu, mais il est perdu. La perte de la brebis fait de lui un homme qui se perd pour aller la chercher, «jusqu'à ce qu'il la trouve», au risque de tout perdre, de ne plus rien avoir.
«Et, l'ayant trouvée, il la pose sur ses épaules, joyeux». Et à ce moment-là, oh ! je ne dis pas qu'il mange avec elle, mais il fait quelque chose qui n'était pas sans être évoqué tout à l'heure, quand les Pharisiens et les scribes disaient : «Celui-ci accueille des pécheurs et mange avec eux !» Par ce contact physique, il ne fait qu'un avec elle, il l'assume. Et de l'avoir perdue, d'avoir tout laissé de ce qui restait, d'avoir couru après celle qui était perdue, de l'avoir trouvée, de l'avoir posée sur les épaules, de tout cela sort quelque chose qui n'était pas prévu : «L'ayant trouvée, il la pose sur ses épaules, joyeux». Cette conduite produit une sorte de valeur ajoutée : de la joie, et une joie telle que, revenu à la maison, «il convoque ses amis et ses voisins, en leur disant : "Réjouissez-vous avec moi"». La joie à laquelle il a atteint ne peut pas être solitaire. Cette joie ne peut que diffuser. Le voilà changé dans ses relations avec la société environnante. Le voilà transformé dans sa vie sociale et il ne peut pas contenir sa joie en lui-même, il faut que d'autres soient avec lui dans la joie. Pourquoi ? «Car je l'ai trouvée, la brebis qui était perdue !»
Du coup, à l'adresse de ceux auxquels il parle, Jésus revient sur le terrain où on l'avait placé : «C'est ainsi, je vous dis, qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repentir». Si l'on parle religion et si l'on veut comprendre quel impact peut avoir la religion dans une vie sociale, ici et maintenant, si l'on veut que le ciel tombe sur la terre, ou plutôt sur la société, il n'y a qu'à en faire autant. C'est vrai qu'il y a des pécheurs, mais il est vrai aussi qu'un pécheur qui se repent, c'est quelqu'un qui mérite une seule chose : être poursuivi, être traqué pour que de la joie vienne.
En d'autres termes, il y a comme deux aspects indissociables. Le pécheur qui se repent est comme le côté pile d'une pièce de monnaie, dont le côté face est l'affolement de celui qui laisse tout et qui court après. Cette parabole parle simultanément, sans les séparer, comme si c'était la seule et même personne, le seul et même être, de celui qui a et de celui qui est perdu. De celui qui a et de celui qui est cherché. De celui qui a et de celui qui est trouvé. Inséparablement, sans qu'on puisse diviser, sans qu'on puisse couper en deux. C'est à la fois de l'un et de l'autre qu'il est question.
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«Ou quelle femme, si ayant dix drachmes, elle perd une drachme». Cette fois-ci, ça ressemble à ce que nous avons vu tout à l'heure, à ceci près qu'il s'agit d'une femme et qu'il s'agit d'argent, de ce qui peut valoir pour acheter quelque chose d'autre, tout et n'importe quoi. Toujours est-il que la femme aussi, elle a perdu ce qu'elle avait.
Mais la suite est fort différente. Car ce qu'elle fait nous est détaillé : «n'allume une lampe, et ne balaie la maison et ne cherche avec soin, jusqu'à ce qu'elle trouve ?» Tout se passe chez elle, dans la maison. La maison, elle est bien présente dans l'histoire précédente, mais seulement quand on y revient : «étant venu à la maison, il convoque ses amis et ses voisins». Ici, ça se passe dans son intérieur : c'est l'intérieur qui est chambardé. Elle cherche à voir clair ; elle enlève la poussière. Sa recherche devient elle-même quelque chose comme son trésor. Tout à l'heure on nous disait qu'il allait après celle qui est perdue, jusqu'à ce qu'il la trouve, «Et, l'ayant trouvée, il la pose sur ses épaules». Cette fois-ci, la parabole de Jésus nous dirige vers l'activité fébrile elle-même, comme si la femme n'avait rien de mieux, de plus précieux à faire, que d'allumer la lampe, balayer la maison, chercher avec soin. Mais comme l'homme de tout à l'heure, elle aussi, elle va trouver.
«Et, ayant trouvé, elle convoque les amies et voisines». C'est beaucoup plus bref que tout à l'heure. Elle n'a rien eu à perdre, à laisser ou à abandonner. Pas de comparaison. Pas de compte de ce qui reste. On ne nous dit pas qu'elle laisse les dix drachmes : elle est tout entière occupée par le nettoyage. C'est ça qui compte pour elle plutôt que les neuf drachmes. C'est là, dans la maison, en elle-même, qu'elle a à faire du nettoyage.
Nous avions lu tout à l'heure : «Et, l'ayant trouvée, il la pose sur ses épaules». Cette fois-ci, nous lisons simplement «ayant trouvé». Quoi ? Qui ? «Ayant trouvé». Un point, c'est tout. Mais c'est d'avoir trouvé, et non pas d'avoir trouvé la drachme, qui nous fait aller un peu plus loin ou dans un autre sens que l'histoire précédente. L'important n'est pas la drachme, mais le fait d'avoir trouvé !
«Elle convoque les amies et voisines, en disant : "Réjouissez-vous avec moi, car je l'ai trouvée, non pas la drachme perdue, mais la drachme que j'avais perdue !"» Tout à l'heure, il s'agissait de «la brebis qui était perdue». Cette fois-ci, il s'agit de «la drachme que j'avais perdue». Oui, c'est bien de moi qu'il s'agit, c'est bien de «je» qu'il est question. Et Jésus ne donne pas dans la comparaison, alors qu'il l'avait fait tout à l'heure. Il avait dit : «il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n'ont pas besoin de repentir». Cette fois-ci il n'est même plus question des autres. «C'est ainsi, je vous dis, que naît de la joie face aux anges de Dieu pour un pécheur qui se repent.»
Voulez-vous que nous rabattions ces derniers mots sur les tout premiers ? Les scribes et les Pharisiens étaient-ils des anges de Dieu ? Est-ce qu'ils avaient pris, dans leur façon d'apprécier les choses de ce monde, les moeurs du ciel ou les moeurs des anges de Dieu ?
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L'étonnant, et j'y insiste encore en terminant, c'est que le modèle de ce qui se passe du côté de Dieu, du côté du ciel, où Jésus est-il allé le chercher ? Il a pris quelque chose qui se passe habituellement ou qui doit se passer habituellement ici et maintenant, pour faire comprendre les façons de faire de Dieu. Il a été chercher dans ce que nous pouvons appeler l'humanité ordinaire.