C'est dans l'après des jours.
«La parole que contempla Isaïe, fils d'Amos, sur Juda et Jérusalem. C'est dans l'après des jours. Sera affermie la montagne de la maison de IHVH en tête des montagnes et elle s'élèvera au-dessus des collines et vers elle afflueront toutes les nations et iront des peuples nombreux et ils diront : «Allez ! Faisons l'ascension vers la montagne de IHVH, vers la maison du Dieu de Jacob, qu'il nous instruise de ses chemins et que nous allions dans ses sentiers.» Car de Sion sortira la loi, et la parole de IHVH, de Jérusalem. Il jugera entre les nations et il décidera pour des peuples nombreux. Et ils forgeront leurs glaives en socs et leurs lances en serpes. Une nation contre une nation ne lèvera pas l'épée, et ils n'apprendront plus la guerre. Maison de Jacob, allez ! Allons dans la lumière de IHVH !»
«La parole que contempla Isaïe». Etrange expression. Nous sommes habitués à entendre des paroles et non pas à les voir, non pas à les regarder. Singulière parole donc qu'une parole qui s'impose à la vue comme un événement.
«La parole que contempla Isaïe, fils d'Amos, sur Juda et Jérusalem.» Cette parole a été contemplée par quelqu'un qui n'est pas anonyme : «Isaïe, fils d'Amos», et cette parole concerne des lieux qui portent, eux aussi, un nom : Juda, Jérusalem. La parole, quand elle atteint, atteint toujours singulièrement. Quand la parole touche, elle touche quelqu'un qui a un nom et elle parle toujours de situations précises, concrètes.
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«C'est dans l'après des jours.» Quelle maladresse nous avons à parler du temps quand ce temps est dans le temps ! Quelle gaucherie toutes nos langues montrent pour parler de la profondeur de ce qui arrive dans le temps ! «C'est dans l'après des jours». L'expression jure car si c'est après des jours, c'est donc encore dans le temps. Mais qu'y a-t-il dans le temps, après le temps, sinon peut-être ce que, maladroitement encore, nous commentons en disant : la profondeur du temps ?
Tout avait commencé par une expression étrange, qui signifiait une rupture par rapport à nos façons habituelles de nous exprimer. Rupture encore que cet après des jours.
Ce sentiment que nous allons de rupture en rupture se confirme. «Sera affermie la montagne de la maison de IHVH en tête des montagnes». Nous vivons ordinairement dans le continu, et c'est particulièrement vrai de l'espace, qui est le domaine où tout se tient. Or nous sommes invités à reconnaître que sans doute il y a des montagnes, qui déjà constituent un décrochement par rapport à la plaine, mais qu'il y a une montagne qui l'emporte. «Sera affermie la montagne de la maison du Seigneur... et elle s'élèvera au-dessus des collines». Parce qu'il faut bien prononcer ces quatre lettres - IHVH -, nous disons : le Seigneur. Ainsi, nous rencontrons sur notre route, en lisant l'Ecriture, ce nom, qui est la rupture des ruptures, le nom qui échappe à la voix. Consonnes sans voyelles, auxquelles nous ne pouvons rien prêter de ce qui est à nous, pas même notre souffle.
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«Et vers elle afflueront toutes les nations et iront des peuples nombreux». Après cette série de ruptures se crée un immense rassemblement. Rien de l'univers n'y échappe : toutes les nations, des peuples nombreux. Le continu s'installe. Tout converge, tout se rassemble.
Ils disent : «Allez ! Faisons l'ascension vers la montagne de IHVH, vers la maison du Dieu de Jacob, qu'il nous instruise de ses chemins et que nous allions dans ses sentiers.» Ils n'ont qu'une parole, et c'est pour dire : A nous ! A nous la montagne du Seigneur ! A nous la maison du Dieu de Jacob ! Elle a beau être en haut, nous sommes en continuité avec elle ou, en tout cas, nous avons à établir une relation avec elle. Pourquoi ? Qu'est-ce que nous en attendons ?
De ce contact avec la montagne et la maison de Celui dont nous ne pouvons pas prononcer le nom, nous attendons que naissent des routes, des rubans de routes.
«Qu'il nous instruise de ses chemins et que nous allions dans ses sentiers.» Le secret de Celui qui échappe à tout nom, c'est d'inventer des routes, de faire des chemins où nous pouvons aller, de faire des sentiers. Etrange rencontre entre ce qui est au-dessus de tout, ce qui est par-delà toute idée, par-delà toute conceptualisation et, d'autre part, ce qu'il y a de plus humble, de plus nécessaire dans une vie : des chemins, des sentiers. Des routes naissent de là où il n'y a plus rien à dire.
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«Car de Sion sortira la loi, et la parole de IHVH, de Jérusalem.» Sentiers, routes : pensons que c'était encore une métaphore. Qu'est-ce qui est chemin et sentier pour des hommes sinon la découverte d'une loi selon laquelle se conduire ? «De Sion sortira la loi». Qu'est-ce qui est chemin et sentier pour des hommes sinon une parole, cette parole qui court entre nous comme des routes ? Or cette parole est appelée parole du Seigneur. Parole qui, d'un seul et même mouvement, nous lie à lui et en même temps nous lie entre nous.
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«Il jugera entre les nations et il décidera pour des peuples nombreux.» Les nations et les peuples reviennent. D'avoir été si haut, de nous être tellement élevés, ne nous rend pas étrangers au tumulte de la vie des hommes. Mais dans ce tumulte nous pourrons introduire, à la suite de IHVH, jugement, décision. Et parmi ces décisions, les plus importantes sont celles qui introduisent dans nos vies des changements radicaux.
«Ils forgeront leurs glaives en socs et leurs lances en serpes.» Les glaives, les lances sont là pour meurtrir, pour tuer. Ce dont nous avons à nous séparer - et nous reconnaissons que nous nous en séparons quand nous faisons le détour par le Seigneur -, c'est la volonté meurtrière, le glaive et la lance qui tuent. Le soc, au contraire, et la serpe, sans doute, ressemblent au glaive et à la lance : ils sont le glaive et la lance, oui, mais travaillés, transformés, pour que la terre porte du fruit.
«Une nation contre une nation ne lèvera pas l'épée». Tout à l'heure, quand nous lisions qu'une montagne s'élèverait en tête des montagnes, notre pensée a peut-être été habitée par le soupçon que, lorsqu'on s'élève, ça ne va pas sans quelque arrogance et quelque morgue. De nouveau, nous revenons maintenant à cette élévation. «Une nation contre une nation ne lèvera pas l'épée». Faire le geste de supériorité qui meurtrit et qui tue, voilà ce qui est abandonné lorsqu'on a fait le détour par la montagne de la maison du Seigneur qui est en tête des montagnes. A ce moment-là, si l'on va à l'école encore, si l'on apprend quelque chose, ça ne peut plus être la guerre. ça ne peut plus être la violence. «Ils n'apprendront plus la guerre.»
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Pour en finir avec cette parole qui est contemplée, tout se termine par cette exhortation : «Maison de Jacob, allez ! Allons dans la lumière de IHVH !» Allez ! Que de fois, dans ces quelques versets ce verbe est revenu ! «Toutes les nations... iront... Allez ! Faisons l'ascension... que nous allions dans ces sentiers». De nouveau c'est sur aller - «allez» adressé aux autres, «allons» adressé à nous-mêmes - que se termine notre traversée de ce passage. Nous avons à aller. Nous avons à changer de place, à ne pas rester là où nous étions.
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Qu'est-ce que nous venons de faire en traversant ce passage ? Nous venons tout simplement de découvrir qu'en humanité il n'y a pas d'union qui tienne sans séparation. On ne peut pas s'unir sans partir. On ne peut pas s'allier sans se dégager. Toute alliance présuppose et appelle une rupture. Mais cette vérité d'expérience humaine ordinaire, dans un passage comme celui-ci, sans être du tout abandonnée, prend une signification gravement religieuse. Pas d'union qui n'appelle ceux qui s'unissent à se séparer de ce qui ne les unirait pas. Pas d'alliance qui n'appelle les alliés à se dégager de ce qui les empêcherait de se tenir ensemble les uns pour les autres. Voilà ce qui se passe en effet dans la vie humaine, quand elle tourne bien. Or nous apprenons que cette merveille d'humanité se produit moyennant le passage par le lieu de Celui dont nous ne pouvons pas même dire le nom. C'est parce qu'entre nous, que nous le sachions ou non, nous passons par le lieu du Seigneur - donnons-lui ce nom - que l'humanité tourne à l'alliance. C'est Lui qui, sur notre marche, brille, dont notre marche trace ici et maintenant, par nos actes pacifiques, le nom imprononçable.