Nous sommes des esclaves inutiles
«Et les Apôtres dirent au Seigneur : «Ajoute-nous de la foi.» Mais le Seigneur dit : «Si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce mûrier : Déracine-toi et plante-toi dans la mer, et il vous aurait obéi. Mais qui d'entre vous, ayant un esclave qui laboure ou qui fait paître, qui, lorsqu'il revient du champ, lui dira : Sitôt venu, allonge-toi, mais ne lui dira-t-il pas au contraire : Prépare-moi de quoi je dînerai et, après t'être ceint, sers-moi jusqu'à ce que j'aie mangé et bu et, après cela, tu mangeras et tu boiras, toi ? Est-ce qu'il a de la reconnaissance à l'esclave de ce qu'il a fait ce qui avait été prescrit ? Ainsi vous aussi, quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : Nous sommes des esclaves inutiles ; ce que nous devions faire, nous l'avons fait.»
Il se peut que nous ressentions un certain embarras devant le passage que nous venons d'entendre. Très brièvement, je veux essayer d'évoquer les aspects que peut prendre cet embarras.
Embarras devant un passage où il nous semble qu'il est question d'au moins deux affaires. Il est d'abord question de la prière et puis, ensuite, il serait question du travail. Mais notre embarras augmente lorsque nous observons comment il est question de la prière. La réponse du Seigneur en effet, nous ne savons pas sur quel ton la prononcer. Est-ce un reproche ? Est-ce dérision à l'égard des Apôtres ? Après tout, pourquoi pas ?
Quant à la deuxième partie de ce passage, elle n'est pas moins déconcertante. En effet, nous sommes surpris que celui qui parle ici présente comme une chose qui va de soi ce qui nous paraît très scandaleux : qu'après une journée de travail, on en demande encore ! Mais, surtout, quelle cohérence trouvons-nous entre cet appel au travail et la déclaration finale : «nous sommes des esclaves inutiles» ? Alors, à quoi bon travailler ?
Si nous devions nous persuader jamais qu'un passage de l'Evangile est toujours un passage qu'il faut traverser en le travaillant, je crois que nous sommes servis ce soir. Plus que jamais nous sommes invités à le lire en le traversant, comme un chemin que nous faisons, qui est tracé mais que nous avons cependant à ouvrir. Gageons que nous n'en sortirons pas comme nous y sommes entrés, que nous y aurons non pas appris quelque chose, comme s'il s'agissait d'un savoir qui nous manquerait, mais que nous y aurons entendu un appel à faire autrement que nous ne faisons.
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Avant d'entrer davantage dans la traversée de ce passage, je voudrais évoquer un trait qui nous dirigera vers un certain nombre de jalons qui sont présents sur notre route. Avez-vous remarqué que souvent nous lisons ce verbe «dire» : «Et les Apôtres dirent au Seigneur... Mais le Seigneur dit»... et puis «vous diriez à ce mûrier», «qui d'entre vous, ayant un esclave... lui dira... mais ne lui dira-t-il pas au contraire» et enfin «quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites».
Je vous avoue qu'en relevant cette insistance sur le verbe dire, je me suis rappelé un certain nombre de petits livres que vous avez certainement dû pratiquer, en français ou dans d'autres langues. Il y est écrit : «ne dites pas, mais dites». Par exemple, ne dites pas : je me rappelle de l'an passé, mais : je me rappelle l'an passé. Vous continuerez vous-mêmes la série.
Nous pouvons entrer dans la traversée de ce passage en nous représentant qu'il s'agit d'apprendre à parler comme il faut ; que peut-être d'emblée nous ne parlons pas bien, et qu'il y a à découvrir comment parler, comment parler comme le Seigneur invite à parler ceux qu'il expédie, les Apôtres. Du coup, d'ailleurs, nous découvrirons que parler d'une certaine façon n'est peut-être pas indifférent. Que parler comme il nous est demandé nous conduit non pas à découvrir ce que nous sommes ou ce que nous aurions à être mais à devenir ce que nous n'étions pas encore. Et ce que peut-être nous pourrions manquer de devenir. Peut-être que parler engage, peut-être que parler prend !
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«Et les Apôtres dirent au Seigneur». Les Apôtres, ceux qui sont envoyés, expédiés, adressent une demande à quelqu'un qui est présenté comme le maître, le souverain. Et que lui disent-ils ? Ils demandent que quelque chose leur soit encore donné. Quelque chose doit être, si l'on entend bien cette demande, ajouté à ce qu'ils ont déjà. Ce qu'ils auraient déjà, c'est de la foi. Or ils demandent d'en avoir encore : «Ajoute-nous de la foi.»
«Mais le Seigneur dit». Mais : déjà nous sommes avertis qu'un petit décalage risque de s'introduire. Il leur répond bien, mais il leur répond en prenant ses distances. «Mais le Seigneur dit : "Si vous avez de la foi comme un grain de sénevé"». Non pas «si vous aviez» : «si vous avez». Après tout peut-être en avez vous comme un grain de sénevé. Faisons l'hypothèse que vous avez de la foi comme un grain de sénevé. Pas beaucoup : un grain. Mais, en tout cas, de la foi, vous en avez, vous en possédez. Le Seigneur ici reste dans cet ordre de l'avoir : «Si vous avez de la foi comme un grain de sénevé», comment allez-vous parler ? ou plutôt comment parleriez-vous ? «vous diriez à ce mûrier». Avec de la foi - pas beaucoup, comme un grain de sénevé et restons dans l'ordre végétal, allons du sénevé au mûrier - vous vous adresseriez au mûrier, vous lui parleriez, vous converseriez avec lui. Etrange, n'est-ce pas, que de se mettre à parler aux arbres !
Et ça n'est pas tout. Que lui diriez-vous ? Vous lui diriez : «Déracine-toi et plante-toi dans la mer, et il vous aurait obéi». Si peu de foi que vous ayez, pourvu que vous en ayez, vous pourriez prononcer une parole qui bouleverse toutes choses, et sans que vous ayez rien à faire : il suffirait d'un mot. Avec de la foi, pas beaucoup, vous seriez dispensé de prendre la bêche, de déraciner le mûrier et vous pourriez dire n'importe quoi, et ça se ferait. Voilà ce que vous me demandez en m'invitant à ajouter de la foi. Pourtant, vous en avez déjà assez, semble-t-il leur dire, pour accomplir une sorte de geste fou. Alors qu'est-ce que ce serait si on en ajoutait ! Au point où nous en sommes, nous qui traversons ce texte, nous nous disons : «mais est-ce que ce ne serait pas sur la demande même que Jésus est en train d'ironiser ? Est-ce que ce n'est pas la requête elle-même d'un supplément de foi que Jésus est en train de mettre en question ?»
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Ce qui est sûr en tout cas, c'est que si nous pouvons oser faire cette hypothèse, c'est parce que déjà nous nous apprêtons à rencontrer la suite. Cette fameuse suite qui paraît tellement en rupture avec ce qui vient d'être dit, tant par les uns que par les autres !
«Mais qui d'entre vous». De nouveau le mais qui écarte, qui semble dire : allons donc, passons à autre chose, regardons les choses en face. Et vous admirez comment Jésus reste dans le même ordre, le même ordre agricole, pastoral ! Vous avez, vous possédez un esclave qui est au labour ou bien en train de faire paître. «Qui d'entre vous, ayant un esclave qui laboure ou qui fait paître, qui, lorsqu'il revient du champ, lui dira : Sitôt venu, allonge-toi» Personne ne dira cela. Pourquoi ? Mais parce qu'un esclave est fait pour travailler. Un esclave est fait pour le labeur et ce n'est pas parce qu'il revient du champ qu'il doit pour autant s'allonger, se reposer.
«Mais ne lui dira-t-il pas au contraire» : continue à travailler. Il serait plus élégant de traduire «prépare-moi de quoi dîner». Mais comme, dans le texte original, il s'agit de la première personne, j'ai tenu, au risque de proposer un texte lourd, à la maintenir dans la traduction : «Prépare-moi de quoi je dînerai et, après t'être ceint, sers-moi jusqu'à ce que j'aie mangé et bu et, après cela, tu mangeras et tu boiras, toi ?» En d'autres termes, ce que le Seigneur dit, c'est : entretiens ton maître en vie, nourris ton maître de ton travail, de ta substance. Oui, c'est par là que nous avons à passer. Fais en sorte que tu sois, devant ton maître, comme quelqu'un qui fait qu'il soit ton maître puisque tu l'entretiens, tu le nourris, tu lui donnes à manger et à boire. Il faut que nous passions par l'hypothèse que le maître serait cela, que nous passions par la pensée d'un maître qui se nourrit de nous-mêmes. Alors, après cela, tu pourras être toi-même, quand tu en auras fini avec ce maître, tu pourras manger et boire, toi.
Et Jésus, pour ainsi dire, enfonce le clou. Est-ce que l'esclave est, par rapport à ce maître, dans une relation de donnant-donnant, où la reconnaissance serait comme le salaire convenu pour ce qui a été fait ? Au contraire, est-ce que l'esclave comme le maître n'appartiennent pas à un autre ordre que celui du donnant-donnant ? «Est-ce qu'il a de la reconnaissance à l'esclave de ce qu'il a fait ce qui avait été prescrit ?» Non, bien sûr ! Cette interrogation, nous le sentons bien, est une interrogation oratoire. Non ! Ce n'est pas un rapport de reconnaissance qui les lie : ils sont liés par-delà ou en deçà, comme vous voudrez, la reconnaissance, autrement que par elle.
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«Ainsi vous aussi, quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit». «Quand vous aurez fait» : nous n'oublions pas que nous étions partis d'une situation où il n'y avait pas grand-chose à faire : «Si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce mûrier : Déracine-toi et plante-toi dans la mer, et il vous aurait obéi.» Maintenant revient avec insistance ce verbe faire. Nous y étions préparés par les termes du labeur : labourer, faire paître, préparer le repas.
«Quand vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : Nous sommes des esclaves inutiles ; ce que nous devions faire, nous l'avons fait.» Nous sommes des esclaves qui ne servent à rien. Nous sommes des esclaves qui sont aussi bien étrangers à l'ordre de la valeur d'usage qu'à l'ordre de la valeur d'échange. Nous sommes des esclaves inutiles.
Vous savez, quand vous dites de quelque chose : «ça ne vaut rien» vous pouvez dire aussi bien : «ça n'a pas de prix». Oui, direz-vous, mais ça n'est pas la même chose ! C'est vrai et pourtant ça dirige l'esprit dans la même direction. Ces esclaves qui ont trimé, traversé toutes ces épreuves, en viennent à découvrir que, tout esclaves qu'ils sont, ils appartiennent à l'ordre de ce qui ne sert à rien.
Voulez-vous que nous disions les choses de façon plus positive ? C'est un rapport de gratuité. Mais le rapport de gratuité, on y arrive, on n'en part pas. Le rapport de gratuité, paradoxalement, il coûte. On ne naît pas dans la gratuité, on y arrive et on y arrive moyennant la traversée d'un parcours d'obstacles.
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En somme, comment nous y prendre pour en arriver à dire une vérité qui soit débarrassée de l'illusion que nous risquons toujours de lui ajouter. Car, sans doute, rien n'est plus vrai que cette déclaration du Seigneur : «Si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce mûrier : Déracine-toi et plante-toi dans la mer, et il vous aurait obéi.» Rien n'est plus vrai. Donc il n'y a peut-être ni ironie, ni mise en question de la demande. Mais ce qui est important, ce n'est pas de dire cela ou de penser cela, c'est de le dire et de le penser comme quelqu'un qui s'y met tout entier et qui a fait le parcours lui permettant de dire cette vérité sans la dire sur le mode de l'illusion. Comment croire en la foi comme le Seigneur entend la foi, mais sans donner dans cette mauvaise et fausse gratuité de la folie ? Car s'il y a gratuité à la fin dans le serviteur inutile, il y avait aussi de la gratuité au début. Comment, en effet, croire sans que croire nous dispense de faire? Comment croire sans nous imaginer que croire, c'est entrer dans l'immédiat ?
Peut-être d'abord en cessant de demander que le maître fasse quelque chose pour l'esclave. Peut-être accepter d'être un esclave jusqu'au bout. Vivre la condition d'esclave jusqu'à penser qu'après tout ce maître, il n'a toute sa force que par ce que lui apporte notre travail. Ainsi la foi se libère de toute illusion, quand l'esclave n'attend pas de gratitude venant de son maître, puisqu'il est quitte envers lui, ayant accompli ce qui était prescrit.
Mais alors il entre dans un autre régime que celui et de la dépendance, et de la dette. Alors, il peut dire de lui-même et de tous ceux qui lui ressemblent : «Ayant payé la dette, nous sommes libres comme des esclaves qui, enfin, ne servent à rien. Inutiles, sortis du régime de l'utilité, pour entrer dans celui de la gratuité». Alors, mais alors seulement, quand ce parcours a été fait, la vérité du début se trouve dépouillée de l'illusion que nous lui attachions et qui, en quelque sorte, la gangrenait. Car, au début, les Apôtres visaient juste, en demandant de la foi qui leur donnerait le monde sans avoir rien à faire. Ils visaient juste, mais, avec eux, nous nous tromperions si nous imaginions - car il s'agit bien là d'un imaginaire - que nous n'avons pas à entrer dans ce régime de gratuité, que nous avons à rester dans ce régime de dépendance. Or il était inauguré, ce régime de dépendance, dès le début : «Ajoute-nous de la foi». Nous nous tromperions en nous imaginant que ce régime de gratuité nous n'avons pas à y venir, à l'inventer. Car c'est bien de l'avènement d'un régime de gratuité qu'il s'agit ici et non pas d'une gratuité qui serait toujours déjà là, toujours déjà donnée.