Seigneur, laisse-le encore cette année
«S'en présentaient en ce moment même qui lui rapportaient (l'affaire) des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à leurs sacrifices. Et, leur ayant répondu, il leur dit : «Pensez-vous que ces Galiléens furent des pécheurs à dépasser tous les Galiléens, parce qu'ils ont souffert cela ? Non, je vous dis, mais, si vous ne changez pas d'esprit, tous vous périrez de même. Ou ces dix-huit sur lesquels est tombée la tour à Siloé, et elle les a tués, pensez-vous que ceux-ci furent des débiteurs à dépasser tous les hommes qui habitent Jérusalem ? Non, je vous dis, mais, si vous n'avez pas changé d'esprit, tous vous périrez semblablement.» Il leur disait cette parabole : «Quelqu'un avait un figuier planté dans sa vigne, et il vint y chercher du fruit, et il n'en trouva pas. Il dit à l'adresse du vigneron : «Voilà trois années que je viens chercher du fuit sur ce figuier, et je n'en trouve pas. Coupe-le ! Pourquoi donc rend-il la terre improductive ? Mais lui, ayant répondu, de dire : «Seigneur, laisse-le encore cette année, jusqu'à ce que je creuse autour de lui et que je jette du fumier, et, s'il fait du fruit à l'avenir... Mais sinon, eh bien ! tu le couperas !»
Nous avons à traverser un passage qui nous paraît sans doute d'abord assez hétérogène. Il est fait du rappel de deux événements récents et ensuite d'une parabole. Des faits qui se sont produits dans l'histoire, de la réalité et, à côté, une parabole, comme si la parabole venait là pour nous suggérer ce qu'il y a de vérité dans cette réalité, de vérité à chercher, à trouver.
Les deux événements racontés sont d'ordres bien différents. Le premier, c'est le geste de cruauté, et de cruauté sacrilège, que Pilate vient d'accomplir en mêlant le sang de Galiléens aux sacrifices offerts pendant une cérémonie religieuse. L'autre événement, c'est un accident. Personne n'est à l'origine de la chute de la tour à Siloé.
Quant à la parabole, elle en rajoute encore sur le caractère disparate de ce passage. Faut-il dire qu'elle nous parle d'événements ? Non ! Elle nous parle du cycle de la nature : un figuier planté dans une vigne n'a pas porté de fruit pendant trois années. Mais cette histoire nous parle aussi d'autre chose que ce qui se produit dans la nature. Elle nous entretient du soin que l'on peut apporter à cette nature, de l'art qui peut s'y ajouter, de la culture. Bref, cette parabole nous entretient d'une nature sauvage, en soulignant qu'elle n'a pas été traitée.
L'impression qu'il s'agit de choses assez disparates est cependant compensée par la présence d'un fil rouge qui unit toutes ces histoires. Oui, un fil rouge, car ce qui permet d'établir un rapprochement entre toutes ces histoires, c'est la mort : la mort des Galiléens, la mort des hommes tués par la chute de la tour à Siloé, et puis la mort aussi dans la parabole : «coupe-le». La mort n'est-elle pas encore présente avec la fosse et le fumier : «jusqu'à ce que je creuse autour de lui et que je jette du fumier» ? Voilà le fil rouge, la trace de la mort, quelque chose comme du sang. C'est par le sang que nous commençons. Le sang ne nous quitte pas du début à la fin.
*
Allons plus loin et intéressons-nous à la manière dont tout cela nous est présenté, à la tonalité des propos. D'un bout à l'autre, c'est un même ton, celui de la conversation. D'abord, deux interrogations adressées à des interlocuteurs. Jésus veut obtenir leur avis afin que le jugement porté sur l'événement sorte d'eux-mêmes : «Pensez-vous que ces Galiléens furent des pécheurs à dépasser tous les Galiléens, parce qu'ils ont souffert cela ?... Ou ces dix-huit sur lesquels est tombée la tour à Siloé, et elle les a tués, pensez-vous que ceux-ci furent des débiteurs à dépasser tous les hommes qui habitent Jérusalem ?» Est-ce qu'à votre avis ce qui est arrivé a été leur manière de payer ce qu'ils avaient fait, ces pécheurs, ces débiteurs ?
Or, à deux reprises, Jésus fait à la fois la question et la réponse. Celui qui interroge est aussi celui qui répond, comme s'il redoutait que la réponse ne fût pas bonne, comme si, dans l'énoncé de la question, il avait déjà introduit la réponse qu'ils allaient donner : «bien sûr, vous pensez qu'ils furent des pécheurs à dépasser tous les Galiléens ou qu'ils furent des débiteurs à dépasser tous les hommes qui habitent Jérusalem ! C'est ça votre idée !» «Non, je vous dis».
Dans la parabole nous avons aussi le ton de la conversation. Cette fois-ci, c'est un vrai dialogue : un constat : «voilà trois années que je viens chercher du fruit sur ce figuier» ; un ordre : «coupe-le» et la justification de cet ordre : «pourquoi donc rend-il la terre improductive ?» A qui s'adresse cette question ? A celui à qui l'ordre est donné ? Mais c'est aussi peut-être une question que se pose à lui-même celui qui vient de faire ce constat et de donner cet ordre. Et puis, la conversation se poursuit ; elle s'achève sur le ton de la prière : «Seigneur, laisse-le encore cette année, jusqu'à ce que je creuse autour de lui et que je jette du fumier». Prière insistante et en même temps timide. «Et s'il fait du fruit à l'avenir...» Le vigneron ne continue pas mais il reprend les termes qui avaient été employés par le maître de la vigne : «sinon, eh bien ! tu le couperas !» Observons, en passant, que ce n'est pas lui, le vigneron, qui coupera, comme si ce n'était pas son affaire : il laisse ce soin à son patron ! En tout cas, si le figuier, une fois traité, fait du fruit à l'avenir, que deviendra-t-il ? Sera-t-il seulement épargné ? Il y a là comme un blanc.
*
Avançons encore dans ce passage. Et remarquons comment, en dépit de la diversité des sujets qui sont abordés, il est comme animé, chaque fois, par un même rythme, comme s'il y avait un seul et unique battement à l'intérieur de ces deux évocations d'événements récents, et aussi dans la parabole. Partout il y a d'abord le passé. «Pensez-vous que ces Galiléens furent des pécheurs, parce qu'ils ont souffert cela ?» et ensuite, «ces dix-huit sur lesquels est tombée la tour à Siloé et elle les a tués, pensez-vous que ceux-ci furent des débiteurs ?» C'est le passé aussi qui ouvre la parabole : «Il leur disait cette parabole : "Quelqu'un avait un figuier planté dans sa vigne, et il vint y chercher du fruit, et il n'en trouva pas."»
Chaque fois arrive du présent : «Non, je vous dis», comme si, après avoir évoqué l'événement, celui qui parle rabattait ses interlocuteurs non seulement sur ce qu'il va leur dire, mais sur le fait qu'il leur parle. Et ce même présent se retrouve dans la parabole : «Voilà trois années que je viens chercher du fuit sur ce figuier, et je n'en trouve pas. Coupe-le ! Pourquoi donc rend-il la terre improductive ?» Présent d'autant plus saisissant que c'est un présent à répétition : voilà trois années que les choses se reproduisent de la même manière. Quand le propriétaire parle de sa déception répétée, il en parle au présent !
Le troisième terme, vous le devinez. Chaque fois arrive le futur : «Non, je vous dis, mais, si vous ne changez pas d'esprit, tous vous périrez de même» Et le futur devient presque plus insistant dans la deuxième histoire. Nous venons de lire : «si vous ne changez pas d'esprit». Dans la deuxième histoire : «mais si vous n'avez pas changé d'esprit, tous vous périrez semblablement». Bien sûr, dans la parabole, c'est d'avenir, c'est de futur aussi qu'il est question. «Seigneur, laisse-le encore cette année, jusqu'à ce que je creuse autour de lui et que je jette du fumier, et, s'il fait du fruit - et le mot y est - à l'avenir... (comme si entre le fruit et l'avenir il y avait une sorte de rencontre, comme s'il allait de soi que le fruit ne puisse jamais être quelque chose du passé)... Mais sinon, eh bien ! tu le couperas !»
*
Après toutes ces observations, peut-être pouvons-nous timidement commencer à récolter nous aussi le fruit de cette lecture.
Qu'est-ce que c'est que le passé ? Le passé, c'est le temps pendant lequel, d'une certaine façon, rien ne s'est produit, pendant lequel rien n'a eu lieu. Pourtant il y a eu ce sacrifice, ce meurtre perpétré par Pilate, il y a eu la chute de la tour. C'est vrai, mais ça ne signifie pas que ces Galiléens, ou ces habitants de Jérusalem ont été des pécheurs ou des débiteurs à dépasser tous les autres. Si vous pensez que c'est cela qui s'est produit, un événement à la hauteur de leur péché, de leur dette, eh bien ! je vous dis non. Dans la parabole, il est bien vrai que ce figuier planté dans la vigne n'a pas porté du fruit, et que celui qui venait en chercher n'en a pas trouvé, mais cette déception ne dit pas la vérité sur le figuier. C'est seulement, pour parler comme les ethnologues, parce que la culture ne s'était pas ajoutée à la nature ! Il y avait jachère.
Dans le passé, ce qui s'est produit - il s'est produit des choses, d'une certaine façon - n'a en rien ouvert un avenir. Et ce dont il s'agit précisément, c'est de se rabattre sur un présent qui soit un présent capable d'ouvrir un avenir. Ce qui s'est produit, c'est le crime de Pilate, ce sont les péchés des Galiléens. Ce qui s'est produit, c'est la perte pendant trois années, sans fruit. Mais si lourd, si chargé que soit le passé, ce n'est que du passé.
Et c'est du présent qu'il s'agit. Or le présent est toujours le moment d'une ouverture possible. Le présent est le temps où quelque chose peut advenir. Il n'est jamais trop tard. Aussi celui qui parle ne parle que du présent. Or qu'est-ce qui peut arriver ? Que ceux auxquels il s'adresse changent d'esprit, et même, soient entrés déjà dans une nouvelle mentalité. C'est possible. Le passé n'est pas le seul possible de qui vit, quoi qu'il ait vécu. Et ce qui est possible aussi dans le présent, c'est que peut-être la terre ne soit pas improductive. Ce que le maître de la vigne dit à l'adresse du vigneron est tout à fait remarquable. D'abord, il parle en un présent tout alourdi de passé : «Voilà trois années que je viens chercher du fuit sur ce figuier, et je n'en trouve pas. Coupe-le !» Mais la question qui termine cette intervention révèle la perplexité de celui qui parle : comment se fait-il qu'il rende la terre improductive, qu'il diffuse sa stérilité ? Et c'est cette question, bien sûr, qu'entend le vigneron. Pourquoi rend-il la terre improductive ? Parce que rien ne lui est arrivé ! Parce qu'il n'a pas été soigné, parce qu'il n'a pas été traité. C'est bien là, très exactement, que se glisse la prière du vigneron. «Seigneur, laisse-le encore cette année». Oui ! mais cette année sera une année où il va y avoir un événement qui ne s'est jamais produit encore : la terre sera creusée, j'y jetterai du fumier. La terre creusée, le fumier jeté, c'est comme le changement d'esprit proposé à ceux auxquels tout à l'heure Jésus s'adressait.
*
Il se peut que d'une certaine façon tout ait déjà toujours mal tourné, et c'est peut-être ainsi qu'il faut voir les choses si l'on considère le passé. Peut-être que le passé comporte toujours un certain passif. Peut-être, mais justement, celui qui dit : «je vous dis», dirige l'attention non pas sur le passé, mais sur l'instant présent. Et l'instant présent, quoi qui se soit passé, d'une certaine façon ne connaît pas le passé. A l'instant, dans le présent, il y a place pour un avenir, et cet avenir est à la fois à la portée de ceux auxquels il s'adresse et, d'une certaine façon, il est aussi l'affaire d'un autre. L'affaire de ceux auxquels il s'adresse : «si vous ne changez pas d'esprit», «si vous n'avez pas changé d'esprit». L'affaire d'un autre, de ce vigneron qui propose de creuser autour, de jeter du fumier. Ne pas changer d'esprit, oui, c'est périr, c'est transformer soi-même ce qu'on a fait en motif de condamnation à mort, c'est laisser la voie ouverte exclusivement à la mort, méconnaître qu'il y a une autre voie que la mort. D'ailleurs, les actions des Galiléens, celles aussi des habitants de Jérusalem, ne débouchaient pas sur la mort seulement ! Pareillement, la terre n'est pas programmée pour la mort seulement : elle est faite aussi pour le travail qui lui sera ajouté, pour la culture qui transformera sa stérilité, et aussi, si l'on ose dire, la source de sa stérilité.
En somme, ce sang des Galiléens qui avait été mêlé aux sacrifices, n'annonce-t-il pas, énigmatiquement, le mélange fécondant qui se fait à la fin : «jusqu'à ce que je creuse autour de lui et que je jette du fumier» ?
Je vous disais tout à l'heure que d'un bout à l'autre il y a le fil rouge de la mort. Mais cette mort n'est pas d'elle-même ce qui vient terminer une histoire. Ils ont tort de croire que c'était bien fait pour les Galiléens ou que c'était bien fait pour ces dix-huit sur lesquels la tour était tombée, comme si ce qui leur était arrivé était le répondant, le salaire obligé de ce qu'ils avaient fait. Non, vous vous trompez si vous croyez que tout s'est terminé en ordre, que les comptes étaient exacts et que ce qu'ils avaient fait méritait bien ce qui leur est arrivé. Non, non, non ! De même, cette terre épuisée par le figuier, un fossé y sera creusé, comme une saignée, et quelque chose qui n'est que décomposition - du fumier ! - y sera jeté, tout autour du figuier.
En d'autres mots, la mort intervient, mais seulement pour donner toutes ses chances à la vie qui ne les avait jamais eues dans le passé. La mort intervient présentement pour donner un avenir.