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« Accusez, accusez votre mère… »

(4) Accusez, accusez votre mère. Car elle n’est pas ma femme, et moi-même ne suis pas son homme. Qu’elle écarte ses prostitutions de ses faces, ses adultères d’entre ses seins, (5) afin que je ne la dépouille pas, nue, et ne l’expose comme au jour de sa naissance, et ne la mette comme un désert, et ne la place comme une terre d’aridité, et ne la fasse mourir de soif ! (6) Et de ses fils je n’aurai pas pitié, car ils sont des fils de prostitutions, eux. (7) Car elle s’est prostituée, leur mère, elle s’est couverte de honte, celle qui les conçut.



Osée II, 4-7b

 

Toute l’argumentation du locuteur tient en ceci : il s’adresse à des fils et leur commande d’accuser leur mère, afin que soit évité l’anéantissement auquel il la destine, et eux avec elle, au cas où elle ne renoncerait pas aux prostitutions et aux adultères dans lesquels elle s’est engagée.

Qui est ce locuteur ?

Nous savons d’abord, et par lui-même, ce qu’il n’est pas. Il décline son identité de façon négative en déclarant aux fils à propos de leur mère : car elle n’est pas ma femme, et moi-même ne suis pas son homme. Nous devons néanmoins supposer qu’il est qualifié, par son autorité, à parler comme il le fait aux fils de cette femme. Nous devons encore admettre qu’il possède le pouvoir de réaliser l’anéantissement impitoyable qu’il évoque. Enfin, pour donner notre adhésion à sa déclaration, nous devons convenir que prostitutions et adultères méritent cet anéantissement. Tels sont quelques-uns de présupposés fondamentaux qui sont requis pour l’intelligence du passage que nous lisons.

De toute évidence nous sommes placés en un instant critique. Ce qui importe n’est pas ce qui fut mais, du fait de ce qui fut, ce qui peut arriver dans l’avenir, à savoir l’anéantissement. Or, celui-ci n’est pas fatal. Tout dépend de la réalisation de certaines conditions.

Qui donc dispose de l’avenir ?

Certainement pas le locuteur. En effet, en s’adressant comme il le fait aux fils de cette mère, il leur confie la responsabilité de décider eux-mêmes de cet avenir. Accuseront-ils leur mère ? Mais, en outre, à supposer même qu’ils l’accusent, celle-ci écartera-t-elle ses prostitutions de ses faces, ses adultères d’entre ses seins ?

En somme, tout se passe comme si l’avenir était remis à la décision des fils et, plus radicalement encore, à celle de leur mère. Dès lors, étant admis que les fils accusent effectivement leur mère - car, bien sûr, tout change s’ils n’en font rien ! – nous pouvons chercher quel motif pourra influencer la décision de celle-ci. Sommes-nous dépourvus de tout indice sur ce point ? Certainement pas.

En effet, la teneur des menaces formulées par le locuteur nous instruit. Il déclare : …afin que je ne la dépouille pas, nue, et ne l’expose comme au jour de sa naissance, et ne la mette comme un désert, et ne la place comme une terre d’aridité, et ne la fasse mourir de soif.

Ainsi la décision de la mère, pour peu qu’elle connaisse les menaces du locuteur, est-elle fonction de l’amour qu’elle porte à sa propre existence. Celle-ci, en effet, est mise en danger du fait des prostitutions et des adultères. Et pourquoi donc ? Mais parce que ces conduites ont fait entrer cette mère dans une existence qui se confond, purement et simplement, avec le fait de vivre et donc, en conséquence, de mourir. Or, tout au contraire, l’existence qui était la sienne, en tant que femme alliée à un homme, la promettait à un tout autre destin. Elle n’était pas dépendante, dans son existence même, exclusivement, du sort qui affecte quiconque du seul fait de sa naissance. Plus généralement encore, elle n’était pas exposée à devenir semblable à un être purement minéral ou végétal comme le désert ou encore la terre d’aridité ni non plus, comme il peut arriver à tous les vivants, à mourir de soif.  

Ainsi donc, la mère va-t-elle accepter, en persistant dans sa conduite, que son existence soit identique au seul fait de vivre et de mourir ?

Cette question n’a de sens, pour elle, que si elle a déjà quelque expérience de la réalité d’une existence qui ne soit pas seulement naturelle. Car comment choisir, comment aimer ce dont on n’a pas déjà, de quelque façon, fait l’expérience ?

Or, cette expérience d’une autre existence, irréductible à seulement vivre et mourir, elle l’a faite. Les prostitutions, aggravées par les adultères, le laissent clairement entendre. En effet, de telles expressions signifient expressément qu’elle a volontairement rompu avec un régime d’alliance auquel elle appartenait. Elle en a perdu la jouissance. Mais elle garde, intacte, la possibilité de réintégrer cette alliance. L’accusation que lui adresseraient ses fils n’est donc pas une condamnation sans appel mais, tout au contraire, l’offre d’un retour à une existence dont elle a fait l’expérience.

Ainsi l’accusation de ses fils est-elle, pour cette mère, une chance, la chance de pouvoir revenir, par elle-même, si elle le veut, à une existence qu’elle a perdue. Pour cela, il lui suffit d’écarter ses prostitutions de ses faces, ses adultères d’entre ses seins. Or, cette condition, si elle est imposée, doit être réalisable. En tout cas, nous autres lecteurs, nous devons la tenir pour telle. On peut même faire l’hypothèse que, prostitutions et adultères écartés, cette mère jouira encore, et comme jamais encore elle ne l’avait fait dans le passé, du bonheur de l’existence qu’elle retrouvera. En effet, elle pourra maintenant apprécier ce bonheur en le comparant à la détresse d’une existence seulement naturelle.

Cette pensée n’est pas l’effet d’une imagination. Car, enfin, si, par amour d’une vie qui n’est pas réduite au désert, à l’aridité et, pour finir, à la mort, elle décide d’en finir avec une conduite par laquelle elle s’est couverte de honte, c’est bien que, n’ayant encore jamais souffert de ces détresses, dont elle n’est du reste que menacée, elle est néanmoins à même de ressentir pour celles-ci une telle aversion qu’elle peut trouver dans cette aversion même un motif suffisant pour écarter ses prostitutions de ses faces, ses adultères d’entre ses seins.

C’est dans l’instant, encore non dépassé, de cette mise en demeure que nous autres, lecteurs, nous rencontrons cette mère. Mais que peut bien être pour nous une telle rencontre sinon le fait d’assumer nous-mêmes, de faire nôtre la situation qui est la sienne ?

Oui, sans doute. Mais qu’il soit bien entendu que nous prenons alors sa place dans le même temps où nous sommes aussi celui qui parle, puisque nous prêtons notre voix au locuteur, et aussi les fils de cette mère, puisqu’elle ne changera, éventuellement, d’existence que si elle est mise en accusation par ses fils.

En définitive, nous occupons plusieurs positions à la fois. Pourtant, nous ne sommes confondus plus particulièrement avec aucun des acteurs du drame, nous ne pouvons nous identifier exclusivement à aucun d’eux. En vérité, nous sommes travaillés par l’ensemble des relations qu’ils entretiennent entre eux. C’est la situation dramatique elle-même que nous investissons de nous-mêmes ou, comme on voudra, c’est elle qui entre en nous et nous habite.

Ainsi donc ce passage existe-t-il en nous comme une puissance, au double sens de ce terme. Il est une force qui tend à coïncider avec ce que nous sommes. Mais, par un autre côté, l’actualisation de cette force reste virtuelle, puisque nous pouvons lui donner ou lui refuser notre consentement.

Clamart, le 18 janvier 2009


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