Ce que dit le juge d'injustice
«Il leur disait une parabole sur ce qu'il leur fallait prier toujours et ne pas en être mal à l'aise, en disant : «Il y avait dans une ville un juge qui Dieu ne craignait ni d'homme n'avait souci. Or il y avait dans cette ville une veuve, et elle venait jusqu'à lui, en disant : Défends-moi en justice contre mon adversaire en justice. Et il ne voulait pas pendant un temps. Mais, après cela, il se dit en lui-même : Encore que Dieu ne craigne ni d'homme n'aie souci, du moins, parce que cette veuve me cause du tracas, je la défendrai en justice, pour qu'elle n'en vienne pas à la fin à me pocher l'oeil.» Et le Seigneur dit : «Ecoutez ce que dit le juge d'injustice. Et Dieu ne prendrait-il pas la défense en justice de ceux qui clament à lui jour et nuit, et il est longanime avec eux ? Je vous dis qu'il prendra leur défense en justice promptement. Oui, mais le Fils de l'Homme, étant venu, trouvera-t-il la foi sur la terre ?»
Il est utile de se rappeler deux données élémentaires que ce passage lui-même nous invite à nous remettre en mémoire. Je les présente tout de suite pour qu'elles servent d'horizon à toutes les observations que je vais être amené à faire.
Première remarque. Rappelons-nous que la terre n'est pas la ville. Sans doute, la ville est sur la terre, mais la terre sans la ville, ça existe aussi. La terre sans la ville, c'est ce que je vous propose d'appeler l'état sauvage. C'est la vie, bien sûr, mais la vie à laquelle ce que nous sommes habitués à appeler l'état de droit n'est pas encore venu s'ajouter. Comme on le dit en français avec une expression très belle, c'est une vie sans foi ni loi. Une vie que nul lien social, que nul pacte d'alliance humaine ne sont encore venus garantir et, pour ainsi dire, consacrer.
Deuxième remarque. Elle est plus élémentaire encore et je vous prie de bien vouloir m'excuser de son caractère d'évidence. Nous avons à nous rappeler que le temps dans lequel nous vivons dure jusqu'à ce qu'il cesse. Or la signification de la durée du temps, comme aussi la signification de l'arrêt de ce temps, n'est pas inscrite dans la durée du temps lui-même. La signification du temps qui dure et de l'interruption de ce temps, c'est nous qui la lui donnons. Par quoi donnons-nous une signification au temps qui dure comme aussi à son interruption ? C'est à cette question que la traversée du texte que nous allons faire va nous permettre d'apporter une esquisse de réponse.
*
«Il leur disait une parabole sur ce qu'il leur fallait prier toujours et ne pas en être mal à l'aise». Une parabole, c'est quelque chose comme une comparaison. Elle fait aller de ce qui est connaissable à ce qui échappe à la connaissance. Elle dirige vers quelque chose qui ne serait pas connu s'il n'y avait pas ce point de départ. Elle met en mouvement. Mais ce qui est comparé par une parabole, ce sont moins des personnages que des histoires, des processus. Ainsi cette parabole a pour objet de nous faire comprendre l'obligation de prier toujours : «une parabole sur ce qu'il leur fallait prier toujours».
Il n'y aurait peut-être pas de quoi en être surpris si ne venait s'ajouter cette phrase : «et ne pas en être mal à l'aise». Si ces quelques mots sont ajoutés, c'est que cette obligation de prier sans cesse peut être mal entendue, entendue comme un inconfort. Or, d'entrée de jeu, le Seigneur avertit que cette obligation d'être sans cesse en posture de prière n'a pas de quoi nous importuner.
*
Comment s'y prend-il ?
«Il y avait dans une ville un juge qui Dieu ne craignait ni d'homme n'avait souci.» Dans une ville, là où il y a une vie humaine organisée, socialisée. Ce n'est pas le désert.
Or qu'y a-t-il dans cette ville ? Précisément quelqu'un qui a pour spécialité de dire le droit, de prononcer sur les droits et devoirs. Mais ce juge ne craint pas Dieu ni n'a souci d'aucun homme. Ce juge fait mentir sa fonction. Un homme sans foi ni loi. Et quand je dis sans foi ni loi, n'entendons pas sous ce terme de foi je ne sais quelle attitude religieuse. Il est sans foi parce qu'il n'est pas digne de confiance, et ne doit pas inspirer grande confiance à personne. On ne peut pas se fier à lui. Car pour lui rien n'est sacré et la loi n'existe pas.
Or ce juge non seulement fait mentir sa fonction de juge mais dénie en lui-même son identité d'homme. Et pourquoi ? Parce que si nous entendons bien cette expression «qui Dieu ne craignait ni d'homme n'avait souci» c'est que ce juge est quelqu'un pour qui l'autre n'existe pas. Entendons-nous bien. Il y a des hommes, il y a même Dieu. Mais ce juge est défini dans son rapport à Dieu et à tout homme comme quelqu'un qui ignore et même dédaigne tout autre, quel qu'il soit.
*
«Or il y avait dans cette ville une veuve, et elle venait jusqu'à lui, en disant : Défends-moi en justice contre mon adversaire en justice. Et il ne voulait pas pendant un temps.» Côte à côte dans cette ville, il y a ce juge et une veuve. Une veuve, c'est quelqu'un qui n'a plus d'autre, qui est amputé de son autre. Car elle en a eu un mais il est mort. Mais, puisqu'elle est dans une ville, en droit, sinon en fait, il y a des autres pour elle. Or, dans la ville, elle n'a plus d'autre sauf un autre qui la nie dans ce qui lui reste d'identité : son adversaire, contre lequel finalement le procès est l'unique recours qu'elle possède. Supprimons le procès, imaginons qu'elle n'entre pas dans la procédure juridique, d'une certaine façon, elle serait niée. La procédure juridique est le chemin qui la conduit à obtenir une éventuelle reconnaissance.
Il y en a encore un autre autre, si je puis dire : le juge. Mais ce juge, nous savons quel il est et nous apprenons que, conformément à ce que nous avons appris de lui, il se refuse à la défendre. Elle établissait entre elle et lui un contact, elle instituait une procédure qui la plaçait dans une situation de droit en face de son adversaire en justice, mais voilà que ce juge refuse que s'institue cette situation, au moins pendant un temps.
Le paradoxe de cette histoire, dans son début, c'est que les termes qui expriment l'état de droit sont extrêmement fréquents mais, en même temps, ils sont là pour signifier que cet état de droit n'est pas respecté. Tout commence par le droit, mais pour marquer la violation de ce droit. C'est parce qu'il y a un droit qui devrait être que nous percevons la situation de violence. Nous sommes donc en pleine situation sociale mais aussi en pleine injustice.
*
La prière de la femme constitue, en définitive, son seul recours. Or nous allons voir que ce recours va retourner la situation. «Mais, après cela, il se dit en lui-même : Encore que Dieu ne craigne ni d'homme n'aie souci, du moins, parce que cette veuve me cause du tracas, je la défendrai en justice, pour qu'elle n'en vienne pas à la fin à me pocher l'oeil.» Cette prière n'est pas un fait physique. Elle est quelque chose de moral, de religieux, de juridique, comme nous voudrons. Or cette prière est entendue par le juge comme la suprême menace pour son existence tout court, pour l'intégrité de son être physique. Nulle conversion chez ce juge («Encore que Dieu ne craigne ni d'homme n'aie souci») mais une préoccupation de sa tranquillité d'esprit : «cette veuve me cause du tracas», et plus que cela même : souci pour sa propre intégrité physique : «pour qu'elle n'en vienne pas à la fin» à me donner des coups, plus précisément, «à me pocher l'oeil», comme le dit le texte original dans sa belle brutalité.
Bref ce juge ne s'en tirera, ne sauvera sa peau, ne sera sain et sauf que s'il accepte de devenir effectivement ce qu'il est par institution sociale. Il ne pourra continuer à exister d'une existence physique que s'il consent à rejoindre la fonction dans laquelle il est établi, que s'il veut bien, pour reprendre les mots de tout à l'heure, devenir un homme de l'autre et pour l'autre, passer de la pratique de l'injustice à celle de la justice.
*
Or, nous apprenons par la suite que pour Dieu lui-même, oui ! pour Dieu lui-même, il n'y a pas moyen de rester sain et sauf s'il ne devient pas quelqu'un comme cet homme, qui est sommé par les circonstances de devenir l'homme de l'autre. Pas d'autre moyen de rester sain et sauf dans son identité de Dieu que de devenir quelqu'un qui ne soit pas sans foi ni loi, que de devenir quelqu'un pour qui l'autre existe !
«Ecoutez ce que dit le juge d'injustice. Et Dieu ne prendrait-il pas la défense en justice de ceux qui clament à lui jour et nuit, et il est longanime avec eux ?» En fait, Dieu n'est-il pas déjà quelqu'un pour qui l'autre existe ? Oui, sans doute, mais cela nous est caché. Ce qui nous le cache, c'est le temps. Le temps qui n'en finit pas de durer. C'est le temps qui risque de nous cacher l'identité de Dieu. C'est nous qui prenons le temps qui dure pour de l'indifférence de la part de Dieu à l'égard de notre détresse. En vérité, le temps, ce temps qui n'en finit pas de durer, est le temps de sa patience et non pas le temps de son indifférence.
J'ai tenu à traduire par ce vieux mot «longanime». C'est, je vous le garantis, le mot qui cadre le mieux avec l'original. Celui-ci dit «il a le coeur grand». Or si Dieu a le coeur grand, comment pourrait-il ne pas prendre la défense de ceux qui clament à lui jour et nuit, puisque aussi bien cette clameur l'institue, ce Dieu, dans cette position de juge, le rappelle à l'ordre, à supposer qu'il déroge à cet ordre. Cette clameur fait la preuve que ceux qui la poussent ne se trompent pas sur lui et s'adressent à lui en le prenant pour ce qu'il est. La clameur ininterrompue, jour et nuit, est une manière pour ceux qui la poussent, si je puis dire, d'exercer, de pratiquer, l'identité de Dieu ! C'est pour eux la façon de réaliser, ici et maintenant, ce qu'il est et de faire la preuve que ce temps qui dure est un temps qu'il laisse aller, non par dureté de coeur, parce qu'il serait sans foi ni loi, mais au contraire, par excès de coeur !
*
Alors, comment faire pour que nous tenions ce temps qui dure comme un temps de bonté et non pas de mépris ?
«Je vous dis qu'il prendra leur défense en justice promptement.» Nous tiendrons ce temps qui dure pour un temps de bonté si nous estimons imminente l'heure de sa justice, si donc nous ne cessons pas de formuler notre requête. Car si nous arrêtions notre supplication, c'est nous qui en quelque sorte décréterions par cette interruption que celui vers qui monte notre requête n'en est pas digne. Nous ferions comme si nous n'avions rien à faire pour l'en rendre digne, à supposer qu'il ait renoncé à cette dignité. Notre résignation à ne plus prier serait le signe que nous avons renoncé à appartenir à un état de droit, à une cité humaine, où vivent des fils d'homme et non pas des êtres régis par la violence.
«Il leur disait une parabole sur ce qu'il leur fallait prier toujours et ne pas en être mal à l'aise». Prier n'est pas une misère. C'est, au contraire, une dignité. C'est exercer ses droits, c'est reconnaître que nous appartenons et Dieu aussi à une situation d'alliance, régie par de la foi et de la loi et par de la foi en la loi.
Oui, sans doute, «mais le Fils de l'Homme, étant venu, trouvera-t-il la foi sur la terre ?» Tout cela n'est qu'un beau raisonnement si nous nous imaginons que nous ne sommes que sur la terre. Rappelez-vous les données élémentaires que j'avais rappelées en commençant. La terre ne produit pas la foi comme elle peut produire l'herbe ou les arbres. La foi, c'est un événement qui arrive à la terre. Donc tout ce qui vient d'être dit n'est vrai que si la terre est un lieu où il n'y a pas seulement des réalités d'ordre physique, mais aussi et d'abord de la foi et de la loi et de la loi-foi ou de la foi-loi. Tout cela ne peut tenir que si la terre est une ville où l'autre existe et, si par malheur l'autre y était nié, que si la prière sans cesse y sauve ce qui reste d'humain.
*
Avant d'en finir avec ce passage, je voudrais dégager de façon très élémentaire et très modeste, non pas ce que c'est que la foi mais ce que peut signifier ici ce mot de foi.
La foi, c'est d'abord et c'est toujours la revendication insistante que justice soit rendue, puisque nous habitons sur une terre où des relations de droit sont instituées entre nous. Dans cette revendication insistante s'expriment inséparablement notre relation à l'autre homme et notre relation à Dieu. Vous pouvez observer que je propose d'aborder la foi comme quelque chose que l'on fait, comme un acte : une revendication, c'est un acte.
Deuxièmement, la foi, c'est aussi la reconnaissance du bien-fondé d'une telle revendication. Pourquoi ? Parce que faute de reconnaître ce bien fondé, faute de satisfaire à cette revendication, c'est un régime de violence qui s'établit non seulement entre nous mais entre nous et Dieu. Or ce régime de violence, en s'établissant ainsi entre nous et entre nous et Dieu, nous ruine aussi bien qu'il ruine Dieu.
Troisièmement, la foi, c'est enfin accepter d'être engagé dans un temps d'histoire tout au long duquel cette revendication est déjà satisfaite d'une certaine façon. Comment ? Mais dans l'insistance continue que nous mettons à nous faire entendre. Cette clameur, cette requête ne sont pas des misères. Elles sont le chemin, pour autant que le temps dure. Elles sont déjà l'aboutissement, pour autant que le temps finira. Autrement dit, c'est notre cri pour réclamer justice qui va faire la preuve, mais la preuve en acte, que Dieu est un Dieu de justice, qu'il patiente en nous laissant le temps de l'histoire, le temps d'exister, et qu'il fera enfin lui-même en sorte que justice soit faite.