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La prière de l'humble a traversé les nues


«Car le Seigneur est un juge,
Et auprès de lui il n'y a pas de considération de personne.
Il ne fera pas acception de personne contre le pauvre,
Et il écoutera la demande de qui est injustement traité.
Non, il ne regarde pas de haut la supplication de l'orphelin
Ni la veuve, si elle répand ses paroles.
Est-ce que les larmes de la veuve ne descendent pas sur sa joue,
Et son cri contre qui les fait descendre ?
Qui sert en bon vouloir sera accueilli,
Et sa demande s'attachera jusqu'aux nues.
La prière de l'humble a traversé les nues
Et jusqu'à ce qu'elle s'en soit approchée, non, il n'a pas été consolé.
Non, il ne se retirera pas, jusqu'à ce que le Très-Haut ne soit allé le visiter,
Qu'il n'ait jugé les justes et fait un jugement.»


Siracide (Ecclésiastique) XXXV, 12-18

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Il n'est pas très étonnant que, même pour parler de Dieu, nous employions des mots humains. Nous n'en avons pas d'autres. Au reste, parler de mots humains est une sorte de redondance.

L'originalité du passage que nous avons à traverser n'est donc pas en ce que, pour parler de Dieu, nous utilisions des mots humains. Mais, plus profondément, en ce que, pour parler de Dieu, nous recourions à des mots que nous employons à propos de certaines conduites humaines.

Allons plus loin encore. L'originalité de ce passage réside en ce que la conduite de Dieu (car, en définitive, Dieu a une conduite) se démarque de certaines des conduites que nous avons les uns à l'égard des autres.

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Ainsi, "le Seigneur est un juge". C'est encore sur cette note que nous quitterons le texte, tout à l'heure : "Non, il ne se retirera pas, jusqu'à ce que le Très-Haut ne soit allé le visiter, qu'il n'ait jugé les justes et fait un jugement."

Ces conduites, qui sont celles de Dieu, se  distinguent de comportements sociaux que nous pouvons avoir : "Il ne fera pas acception de personne contre le pauvre", "il écoutera la demande de qui est injustement traité", "Non, il ne regarde pas de haut la supplication de l'orphelin ni la veuve, si elle répand ses paroles." Dans le début de ce passage, pour parler des moeurs de Dieu, on fait appel à notre façon de nous comporter dans la vie sociale.

Que se passe-t-il, en effet, dans la vie sociale ? Il est possible de rompre ce que je vous propose d'appeler le pacte d'humanité. Ainsi, nous pouvons préférer certains à d'autres, et notamment négliger la pauvreté. Or voilà qui expose à rompre ce qui nous unit aux autres, à quitter la position d'un juste juge, à entrer dans l'injustice.

Poursuivons encore la lecture. Il y a des situations de privations : l'orphelin est privé de ses parents, la veuve est privée de son époux. Or, ces êtres qui sont dans la détresse n'ont, pour se défendre, que leur voix. "Il écoutera la demande de qui est injustement traité. Non, il ne regarde pas de haut la supplication de l'orphelin ni la veuve, si elle répand ses paroles."

Ainsi, d'un côté, nous voyons se dessiner la figure de quelqu'un qui, sans parler, dans le silence, pratique l'injustice ou le dédain. D'un autre côté, nous voyons comment certains n'ont d'autre recours que leurs paroles. Retenons cela car nous retrouverons un peu plus bas cette insistance sur la parole, comme si la parole était le seul moyen qui soit à la disposition de qui est injustement traité.

En tout cas, ce qui est sûr, c'est que celui qui est appelé le Seigneur se conduit avec humanité. Ce terme d'humanité n'est pas pris au sens d'une simple bonté d'âme. L'humanité est ici la relation de droiture, de rectitude propre à un juge. Autrement dit, bonté, oui, certes, mais bonté de qui est avec les autres dans une situation où il ne les surplombe pas : "il ne regarde pas de haut la supplication de l'orphelin ni la veuve, si elle répand ses paroles".

Voilà donc une première approche de la conduite du Seigneur.

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Nous arrivons vers le point névralgique du texte. Il vient sous la forme de cette interrogation : "Est-ce que les larmes de la veuve ne descendent pas sur sa joue, et son cri contre qui les fait descendre ?" Tout se passe comme si l'événement décisif, ici, était la détresse. Détresse de celle qui est privée à la fois de son mari (elle est veuve) et privée aussi d'un juste juge.

Les larmes de la veuve descendent sur sa joue. La veuve ne fait qu'un avec ses larmes. Ses larmes la couvrent, la revêtent. Mais, comme tout à l'heure il y avait la supplication de l'orphelin et déjà les paroles de la veuve, il y a maintenant le cri de la veuve. Or ce cri de la veuve s'élève contre celui qui fait descendre ces larmes.

Il y a là quelque chose de très énigmatique. On dirait que cette situation de détresse devient forte, qu'elle est dotée d'une sorte de pouvoir. C'est à l'intérieur même de cette humiliation vécue par la veuve que surgit une protestation, et même une accusation.  Il est très significatif que le verbe "descendre" soit ici répété. "Est-ce que les larmes de la veuve ne descendent pas sur sa joue et son cri contre qui les fait descendre ?" Les larmes viennent du fond d'elle-même. Son cri s'y ajoute : il restitue une situation d'humanité, au sens que je disais tout à l'heure, son cri fait que la rupture du pacte humain se trouve contestée. La contestation vient du fond de la misère injuste.

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Peut-être sommes-nous étonnés de la suite. "Qui sert en bon vouloir sera accueilli, et sa demande s'attachera - je n'ai pas osé traduire : sa demande collera - jusqu'aux nues." Ainsi, sa demande s'unira, se soudera aux nues elles-mêmes. Autrement dit, qui est réduit en servitude, pourvu qu'il soit animé de ce qui est appelé "bon vouloir", voit s'instaurer une nouvelle alliance qui corrige et dépasse la situation dans laquelle se trouvent la veuve, l'orphelin, le pauvre, tout être qui est en situation de servitude.

C'est comme s'il y avait une jonction entre le ciel et les nues, d'une part, et le cri, la situation de demande instante, d'autre part. Le cri de qui est dans la détresse peut bien être un cri solitaire, voire bafoué, méprisé : ce cri rencontre son allié. Et ce cri est tellement assuré de rencontrer son allié qu'il ne cessera pas, comme s'il était assuré d'être entendu.

"La prière de l'humble a traversé les nues et jusqu'à ce qu'elle s'en soit approchée, non, il n'a pas été consolé." La prière de l'humble ne peut pas s'arrêter avant d'avoir touché ce avec quoi elle a de l'accointance, avec quoi elle est en affinité.

"Non, il ne se retirera pas, jusqu'à ce que le Très-Haut ne soit allé le visiter". Il ne va pas décamper, il ne va pas faire retraite, tel est le sens du verbe que nous avons là, sous les yeux. Extraordinaire affirmation ! Le témoignage que le Très-Haut viendra jusqu'à lui, où est-il ? Il est produit, rendu manifeste dans le fait que l'opprimé tient ferme, qu'il ne s'en va pas. En d'autres mots, celui qui sert, ou l'humble, pour reprendre les termes mêmes du texte, fait une sorte de preuve par l'existence que le Très-Haut le visitera. Cette preuve par l'existence est dans sa résistance. Elle réside dans son obstination. Il ne se retirera pas que le Très-Haut "n'ait jugé les justes et fait un jugement."

Car, qu'est-ce qu'une vie humaine ? Si nous essayons de la définir avec les quelques mots très simples qui nous sont proposés ici, c'est une vie qui existe pour être jugée. Et pour être jugée selon la justice. Etre jugée, pour une vie humaine, ce n'est pas une misère : c'est sa grandeur. Car une vie humaine n'est pas n'importe quoi. Or, l'extrême humanité dans le jugement, à qui est-elle attribuée ? A quelqu'un qui est humain, mais qui est aussi appelé le "Très-Haut", et qui avait d'abord été appelé "le Seigneur".

En somme, ce texte nous présente un Dieu qui est plus humain que nous. Du coup, bien sûr, nous soulevons la question suivante : pourrons-nous continuer à croire en Dieu et, dans le même temps, nous satisfaire, sans plus, de ne pas lui ressembler dans nos manières d'être et de faire les uns avec les autres ? Est-ce que nous pouvons vraiment croire en Dieu si nous supportons légèrement de nous conduire autrement qu'il ne se conduit lui-même, d'autant que la façon dont il se conduit est à notre portée ? C'est là, si j'ose dire, la ruse du texte. La transcendance de Dieu est dans cette extrême humanité de Dieu ou, plutôt, dans une humanité qui devrait nous être commune à tous.

Il y a là une extraordinaire façon d'entendre l'altitude du "Très-Haut". Elle est dans ce qu'il y a de plus humain dans l'humain, puisque aussi bien elle ne peut se manifester que par des conduites qui sont simplement, droitement, humaines.

Voilà une première leçon que la traversée de ce texte peut nous donner.

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Il y en a une autre. Quiconque acceptera de regarder l'extrême altitude de Dieu comme une conduite humaine, très humaine, de cette humanité si souvent refusée par nous, celui-là pourra, devant Dieu, se conduire avec un extrême franc-parler. Puisque nous partagerons les mêmes conduites que Dieu, nous ne douterons plus qu'il nous écoute et qu'il nous visite quand nous l'appelons. Au fond, devenue à la fois pauvre et juste, notre prière deviendra confiante.

Sans doute, il y a, d'un côté, notre conduite juste et droite, et, de l'autre, quelque chose que nous serions tentés d'en distinguer, l'assurance obstinée de notre prière, surtout lorsque nous sommes écrasés, victimes de l'injustice. Or, ce passage nous invite à négliger cette distinction ou, du moins, une certaine façon de l'entendre. Car la droiture de notre conduite et notre assurance devant Dieu se tiennent l'une l'autre, coulent de la même source, ont une même origine. C'est comme deux façons indissociables, inséparables, de manifester la même chose.

Quelle est cette même chose ?

J'ai commencé par vous présenter ce texte en parlant d'une rupture de contrat. J'aurais pu aussi bien parler d'une alliance bafouée : l'alliance d'humanité qui nous fait nous tenir les uns avec les autres est humiliée lorsque la demande du pauvre, de l'orphelin, de la veuve n'est pas entendue. Si ces deux façons d'exister - se conduire justement et prier avec assurance - se tiennent, c'est parce qu'elles ont pour origine notre foi en la fidélité de Dieu à l'alliance qu'il a établie avec nous. Retirez la foi en la fidélité de Dieu à son alliance, et tout s'effondre, tout ce texte s'écroule comme un château de cartes. La source de la conduite juste, comme de la prière assurée réside dans cette foi en la fidélité à un lien, à une alliance, qui ne peut pas voler en morceaux.

22 octobre 1998

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