«Un chant nouveau»
(1) Jubilez en IHVH, justes !
La louange convient à ceux qui sont droits.
(2) Célébrez IHVH sur le kinnor,
Psalmodiez pour lui sur le nevel ‘assor !
(3) Chantez pour lui un chant nouveau,
Battez bien le rythme avec éclat !
(4) Oui, la parole de IHVH est droite,
Tout ce qu’il fait est dans la foi.
(5) Il aime la justice et le jugement,
La terre est remplie de la grâce de IHVH.
(6) Par la parole de IHVH les cieux ont été faits,
Et par le souffle de sa bouche, toute son armée.
(7) Il rassemble comme un monceau les eaux de la mer,
Il met en réserve les abîmes.
(8) Que toute la terre craigne IHVH !
Que tous les habitants du monde tremblent de lui !
(9) Oui, il dit et l’on est,
Il commande et l’on se tient.
(10) IHVH détruit le projet des nations,
Il anéantit les desseins des peuples.
(11) Le projet de IHVH tient pour toujours,
Les desseins de son cœur de génération en génération.
(12) En marche, la nation dont IHVH est le dieu,
Le peuple qu’il a choisi pour son héritage !
(13) Depuis les cieux IHVH regarde,
Il voit tous les fils de l’homme.
(14) Depuis le lieu où il habite,
Il contemple tous les habitants de la terre,
(15) Lui qui forme leurs cœurs ensemble,
Qui discerne tout ce qu’ils font.
(16) Le roi n’est pas sauvé par une grande puissance,
Le guerrier ne sera pas délivré par une grande force.
(17) Mensonge, le cheval, pour le salut !
Dans sa grande puissance, il n’est pas de délivrance.
(18) Voici, l’œil de IHVH sur ceux qui le craignent,
Sur ceux qui espèrent sa grâce,
(19) Afin de délivrer leur âme de la mort,
De les faire vivre pendant la famine.
(20) Notre âme attend IHVH,
Il est notre aide et notre bouclier.
(21) Oui notre cœur se réjouit en lui,
Oui, nous avons confiance en son nom de sainteté.
(22) Que ta grâce, IHVH, soit sur nous,
Selon que nous espérons en toi !
- I -
IHVH au foyer du discours
Le discours commence sur le mode de la prescription. Plusieurs courtes phrases se suivent. Leur verbe est à la deuxième personne du pluriel de l’impératif. On s’adresse aux justes, à ceux qui sont droits. On les enjoint de diriger vers IHVH une louange qui retentisse comme une musique :
Jubilez en IHVH, justes !
La louange convient à ceux qui sont droits.
Célébrez IHVH sur le kinnor,
Psalmodiez pour lui sur le nével ‘assor !
Chantez pour lui un chant nouveau,
Battez bien le rythme avec éclat !
Mais qui parle ? Qui fait partie de la classe des justes, de ceux qui sont droits ?
Il faut attendre la fin du Psaume pour recevoir une réponse à ces questions. Ceux qui le récitent ou, plutôt, le chantent, s’exprimant à la première personne du pluriel, se reconnaîtront alors parmi les destinataires de l’injonction qu’ils avaient formulée eux-mêmes et ils diront comment ils y répondent. Bien plus, ils en viendront même à s’adresser à IHVH, en lui demandant d’exaucer leur vœu :
Notre âme attend IHVH,
Il est notre aide et notre bouclier.
Oui, notre cœur se réjouit en lui,
Oui, nous avons confiance en son nom de sainteté.
Que ta grâce, IHVH, soit sur nous,
Selon que nous espérons en toi !
Entre les deux moments extrêmes du discours le mode dominant est l’indicatif. L’optatif, à la troisième personne, apparaît en passant :
Que toute la terre craigne IHVH !
Que tous les habitants du monde tremblent de lui !
Celui dont on parle, le sujet ou l’agent de la plupart des énoncés, est IHVH ou tel de ses attributs. Tout au plus peut-on relever deux passages qui font exception :
En marche, la nation dont IHVH est le dieu,
Le peuple qu’il a choisi pour son héritage !
Et, un peu plus loin :
Le roi n’est pas sauvé par une grande puissance !
Le guerrier ne sera pas délivré par une grande force !
Duperie, le cheval pour le salut !
Dans sa grande puissance, il n’est pas de délivrance !
Même en ces deux moments IHVH est encore soit expressément mentionné par son nom soit indirectement présent, puisque le roi, le guerrier et le cheval sont évoqués comme des rivaux éventuels qui ne peuvent soutenir la comparaison avec lui. Bref, IHVH est au foyer de tout le discours.
La communication créatrice de IHVH
Oui, la parole de IHVH est droite,
Tout ce qu’il fait est dans la foi.
Il aime la justice et le jugement,
La terre est remplie de la grâce de IHVH.
Par la parole de IHVH les cieux ont été faits,
Et par le souffle de sa bouche, toute son armée.
Il rassemble comme un monceau les eaux de la mer,
Il met en réserve les abîmes.
Que toute la terre craigne IHVH !
Que tous les habitants du monde tremblent de lui !
Oui, il dit et l’on est,
Il commande et l’on se tient.
IHVH n’est pas considéré en lui-même, dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il fait. S’il y a des choses qui sont, il s’agit de la terre, des cieux, des eaux de la mer, des abîmes, du monde et, pour finir, de toute réalité, de tout on qui est ou qui se tient. En revanche, parmi les attributs de IHVH, sa parole est mentionnée avec insistance, soit expressément - la parole de IHVH est droite…par la parole de IHVH les cieux ont été faits - soit indirectement - le souffle de sa bouche…il dit…il commande. La rectitude est l’une des propriétés de cette parole et celle-ci constitue le medium par lequel IHVH fait tout ce qu’il fait.
Ainsi se trouvent réunies, sinon confondues, l’opération et la communication. Par sa parole, IHVH communique avec ce qu’il fait être. Entendons que ce qu’il fait être est le terme de ce qu’il fait, son œuvre et, en même temps, l’expression et la manifestation de son acte de parler, comme peuvent l’être les formations d’une langue. Il dit en faisant, il fait en disant. Aussi bien la foi, qui est un élément constitutif de toute communication, devient-elle milieu tout autant que moyen de toute production d’être. Car tout s’effondrerait si croire manquait tant du côté de celui qui fait, de l’ouvrier, que du côté de ce qui est fait, de l’œuvre. Ainsi justice, jugement, grâce, et aussi, à leur façon, crainte, tremblement ne sont-ils pas seulement des effets mais plutôt des affects dans lesquels se manifeste la foi en une communication créatrice. En celle-ci l’histoire est présente par des événements qui s’imposent à des phénomènes naturels :
Il rassemble comme un monceau les eaux de la mer,
Il met en réserve les abîmes.
L’action de IHVH
Les observations précédentes sont précieuses pour saisir le propre de l’intervention de IHVH dans l’histoire. Elle y est négative et aussi positive :
IHVH détruit le projet des nations,
Il anéantit les desseins des peuples.
Le projet de IHVH tient pour toujours,
Les desseins de son cœur de génération en génération.
En marche, la nation dont IHVH est le dieu,
Le peuple qu’il a choisi pour son héritage !
IHVH détruit le projet des nations, il anéantit les desseins des peuples, sans doute. Mais son projet tient pour toujours et il exerce les desseins de son cœur de génération en génération. Ainsi comme les nations ont des projets, lui, il a le sien - remarquons que l’on passe du pluriel au singulier ! - et comme les peuples ont des desseins, qu’il anéantit, il a les siens, qui durent.
En relevant l’attribution des mots projet, dessein tantôt à IHVH tantôt à nation ou à peuple, on observe qu’entre ceux-ci et celui-là il y a un conflit dans les intentions et que c’est IHVH qui l’emporte.
Projet, desseins : l’action de IHVH ne porte pas sur l’extérieur de l’histoire mais sur l’intimité de celle-ci, elle l’atteint à la source et, d’autre part, cette action procède de son cœur. En tout cas elle tend à s’attacher à une unique nation, à un unique peuple, à moins qu’il ne faille comprendre qu’une nation et un peuple deviennent chaque fois uniques du fait qu’il en détruit le projet et qu’il en anéantit les desseins. Ainsi en prenant la voie d’une destruction et d’un anéantissement l’action de IHVH procède-t-elle non à une suppression mais à une promotion d’existence dans laquelle il est, si l’on peut dire, directement impliqué lui-même. Il y gagne en quelque façon sans que ses adversaires y perdent, tant s’en faut. En effet, non seulement la nation et le peuple qu’il traite comme il le fait peuvent aller de l’avant, être heureux - En marche, la nation…le peuple… - mais ils deviennent semblables à un bien dont il hérite lui-même. N’est-ce pas dire assez clairement que l’affirmation l’emporte sur la négation ?
Certes, le discours est encore sur le mode d’un récit dans lequel le narrateur n’est pas partie prenante. Celui-ci ne dit rien sur lui-même, il énonce un événement dont il ne serait que le spectateur. Même si l’on prétend que le récit est celui d’un fait constant, comme il arrive quand on décrit les moments d’une loi qui se répète, l’observateur n’y est pas impliqué, il s’en distingue. Cependant, pour peu qu’on soit ou se reconnaisse de cette nation ou de ce peuple auquel s’adresse le En marche ! , alors on peut saluer ici comme une préparation, mais sur le mode narratif, d’un autre discours, de celui-là même qui sera tenu à la fin, sur le mode du nous, à la première personne du pluriel : notre âme…notre secours…notre bouclier…notre cœur…nous nous confions…ou encore : que ta grâce soit sur nous selon que nous espérons en toi.
Quoi qu’il en soit, le lecteur en sait sans doute assez maintenant pour pressentir qu’il vient de franchir un seuil. Désormais, en effet, l’attention portera encore sur l’ensemble de la création et sur ceux qui vivent en son sein. Mais on pourra entendre dans les modulations du discours comme une invitation à ne pas se fier à la seule puissance qui est en elle, à prendre acte de l’action de IHVH, qui est intimement présent à tout ce qui est et à tout ce qui arrive.
IHVH, de dehors et de dedans
Depuis les cieux IHVH regarde,
Il voit tous les fils de l’homme.
Depuis le lieu où il habite,
Il contemple tous les habitants de la terre,
Lui qui forme leurs cœurs ensemble,
Qui discerne tout ce qu’ils font.
Chacun a son site propre. IHVH a donc le sien : ce sont les cieux, le lieu où il habite. Quant aux fils de l’homme, ils sont les habitants de la terre. Or, de l’extérieur de la terre, IHVH regarde, il voit, il contemple. Son champ d’observation n’est pas tant réduit que concentré sur le rassemblement qu’il produit en voyant tous les fils de l’homme, en contemplant tous les habitants de la terre et en formant leurs cœurs ensemble à tous. Ainsi prête-t-il attention à chacun au plus secret de lui-même. Or, là chacun n’est pas seul mais avec tous. Ne s’agit-il pas, en effet, d’un groupe - une nation, un peuple - qui est en marche et qu’il a choisi pour son héritage ? Et cependant sa vision est fine, elle distingue, elle saisit le singulier : elle discerne tout ce qu’ils font.
Le roi n’est pas sauvé par une grande puissance,
Le guerrier ne sera pas délivré par une grande force.
Mensonge, le cheval, pour le salut !
Dans sa grande puissance, il n’est pas de délivrance.
Pour la première et la seule fois la négation survient dans le texte même du discours : Le roi n’est pas sauvé…Le guerrier ne sera pas délivré...Il n’est pas de délivrance. Pourquoi ? On peut se risquer à faire une hypothèse.
Sans doute fallait-il dire sans ambages ce qui est exclu du fait de la présence active de IHVH : c’est la puissance et la force, si grandes soient-elles, de tout ce qui recèle en soi-même de l’énergie, tel le roi, le guerrier ou encore leur cheval, par exemple. Or, il importe de ne pas se tromper, de ne pas se laisser tromper par la vigueur qui provient de l’intérieur de ce monde. Puisqu’il s’agit de salut, de délivrance, de tels événements ne peuvent venir que d’ailleurs que de ce monde ou alors d’un ailleurs qui est intégré à ce monde mais sans y perdre une efficacité qui n’appartient qu’à lui.
Voici, l’œil de IHVH sur ceux qui le craignent,
Sur ceux qui espèrent sa grâce,
Afin de délivrer leur âme de la mort
De les faire vivre pendant la famine.
La crainte de IHVH et aussi l’espérance de sa grâce ne sont rien d’autre que la réponse donnée au regard de son oeil, une réponse qui prend chez les fils de l’homme, chez les habitants de la terre, la modalité de la crainte et de l’espérance. De telles affections sont, en effet, comme le ressac de l’action de IHVH en ceux avec lesquels il communique, elles sont cette communication encore mais dans le mouvement de retour vers lui. Si ces affections ont en elles quelque chose d’oppressant, comme la crainte, ou si, plus positives, elles maintiennent cependant le désir dans l’inassouvissement, comme l’espérance, n’est-ce point par ce qu’il y va, en effet, de l’affrontement à la mort et de la menace de ne plus pouvoir vivre du fait de la famine ? Cet affrontement et cette menace rendent timide et presque douloureux encore l’accueil réservé à la puissance et à la force de IHVH. Mais crainte et espérance n’en sont pas moins des péripéties heureuses et prometteuses dans l’histoire de la communication créatrice de IHVH avec tous les fils de l’homme, avec tous les habitants de la terre. C’est en tout cas dans cette conviction qu’on peut lire ou, plutôt, chanter les dernières mesures de ce chant.
La grâce de IHVH et notre espérance en lui
Notre âme attend IHVH,
Il est notre aide et notre bouclier
Oui, notre cœur se réjouit en lui,
Oui, nous avons confiance en son nom de sainteté.
Changement de mode ! Le lecteur ou le chantre, sans autre préavis que tout le discours qui précède, joint sa voix, en première personne du pluriel, à celle de tous ceux qui lisent ou chantent ce Psaume jusqu’au bout et qui en font leur propre parole. Car c’est dans leur propre parole, en laquelle ils s’engagent, que s’accomplit et se maintient vive la parole de IHVH.
Notre cœur se réjouit…nous avons confiance…Toute appréhension, toute hésitation sont maintenant dissipées. À vrai dire, nous avons changé de place. Nous ne sommes plus vraiment en nous : par le cœur, car nous en avons un, chacun et tous, comme IHVH en a un, nous sommes en lui. Sans doute IHVH est-il encore attendu et l’ombre du combat n’est pas définitivement dissipée. Aussi lui donnons-nous encore des noms qui le désignent comme notre protecteur : il est notre aide et notre bouclier. Mais son nom le plus vrai, celui qui n’est qu’à lui, son nom de sainteté, résonne silencieusement dans la confiance qui nous envahit.
C’est pourquoi, pour clore tout à fait ce chant, nous pouvons encore apporter une modulation nouvelle à notre parole : nous pouvons nous adresser directement à toi, IHVH. Mais il s’agit maintenant d’un vœu qui nous concerne plus que d’un ordre qui viserait d’autres que nous :
Que ta grâce, IHVH, soit sur nous,
Selon que nous espérons en toi !
En définitive, quoi qu’il ait pu sembler d’abord, l’espérance n’est pas une vertu où surtout transparaîtrait notre détresse, puisque nous en faisons maintenant la mesure même de la grâce que nous souhaitons voir venir de toi, IHVH, sur nous.
- II -
L’appel, la réponse et la foi
Comme on l’a observé, au début du Psaume répond la fin. Alors il est clair que l’appel insistant à célébrer joyeusement IHVH a été entendu et obéi. L’émetteur du message s’est placé lui-même dans la position du destinataire de sorte que l’un et l’autre ne font qu’un.
Dans l’entre-deux, en revanche, il semble qu’il y a IHVH et, en face de lui, créé par lui mais bien distinct de lui, tout ce qui est ou qui peut être. Cependant, ainsi qu’on l’a noté, c’est la parole, celle de IHVH, plus que IHVH en personne, qui est à l’œuvre. Aussi tout ce qui est ou peut être apparaît-il tout autant comme un effet de son opération que comme une expression et une manifestation de sa parole, puisque celle-ci est identique à celle-là . Cependant, le souhait se forme - qui le conçoit ? - qu’en certains de ces effets, sur la terre, dans le monde, se manifeste de la crainte, du tremblement, comme une répercussion de l’action de IHVH :
Que toute la terre craigne IHVH !
Que tous les habitants du monde tremblent de lui !
Mais qu’est-ce que cette crainte ? Qu’est-ce que ce tremblement ?
Quand on les a rencontrés, dans la lecture du Psaume, on les a tenus pour des affects, présents dans les œuvres de IHVH, analogues et correspondants à des affects tout autres qui sont en lui et qui se nomment justice, jugement, grâce.
Il faut dégager maintenant la leçon de ces observations.
Une indication est fournie dans la suite du discours. Un peu avant de parvenir à la fin du Psaume on lit :
Voici, l’oeil de IHVH sur ceux qui le craignent,
Sur ceux qui espèrent sa grâce.
Sans doute ne s’agit-il plus de ce que fait IHVH ni même de sa parole mais, avec son œil, de son regard qui, du reste, a été exalté avec insistance dans les propositions qui précèdent. Mais l’affect de crainte est mentionné de nouveau, et cette crainte semble bien se prolonger, plus positivement toutefois, dans l’espérance de la grâce de IHVH. Ainsi le soin dépensé par IHVH à observer tous les fils de l’homme, tous les habitants de la terre ne peut-il pas être assimilé à la surveillance d’un guetteur qui épie. Bref, une communication se produit entre les affects de IHVH et ceux de ses créatures. Les siens ne changent pas mais les leurs se transforment.
Est-il possible d’aller plus loin ?
Certainement. Car, si distincts qu’ils soient, IHVH et les créatures avec lesquelles il communique se rencontrent en un affect qui leur est commun, même s’il ne porte pas le même nom quand il s’agit de celui-là et de celles-ci, puisque pour l’un, pour IHVH, on mentionne la foi, pour les autres, pour les créatures, la confiance.
On lit de IHVH :
Oui, la parole de IHVH est droite,
Tout ce qu’il fait est dans la foi.
D’autre part, lorsque vient le nous, lorsque le Psaume laisse entendre la réponse donnée par ceux qui le chantent à l’appel qu’ils avaient eux-mêmes lancé, on lit :
Oui, nous avons confiance en son nom de sainteté.
Il convient de commenter l’un par l’autre ces deux propos.
Le premier peut surprendre. Qu’est-ce donc que faire ou être fait dans la foi ? À l’évidence, comme déjà on l’avait marqué, le faire en cause ici ne se confond pas avec une efficience quasi physique, avec une production ni même avec une transformation d’être. En effet, où la foi pourrait-elle intervenir dans une telle conception de l’œuvre ou de l’opération ? Celles-ci, en revanche, peuvent être droites comme l’est une parole fidèle, sur laquelle on peut s’appuyer fermement.
S’il en est ainsi, nous ne pouvons répliquer à un tel faire que par la confiance, qui est en nous l’analogue de ce qu’est la foi chez IHVH. Cependant, la confiance ne portera pas sur le faire lui-même, comme une chose s’appuie sur une autre chose, mais sur le nom de celui qui fait. Elle n’en sera pas moins réelle pour autant. Mais, en s’adressant au nom, elle signifie tout ce qu’il y a de communication dans la production elle-même, elle donne clairement le pas à l’être de la communication sur la communication de l’être.
Ces considérations, si fondées qu’elles soient sur la lecture du Psaume, pourraient toutefois paraître bien spécieuses, si l’on ne prenait pas acte du rapport, assurément fort complexe, que IHVH, dans ce même Psaume, entretient avec tout ce qu’il a fait.
Communication, création et salut
On a suffisamment signalé que la communication créatrice est le propre de IHVH. Mais il reste à faire paraître maintenant comment celle-ci nous arrive, sur quel mode elle est reçue de nous. Or, pour remplir cette tâche, il n’est que d’ajouter quelques observations à celles qui ont été déjà présentées sur ce qu’on a nommé jusqu’à présent des affects, tant à propos de IHVH que de nous.
Ainsi ne pouvait-on pas d’emblée se demander pourquoi il fallait célébrer IHVH dans la liesse et, surtout, chanter pour lui un chant nouveau ? Pourquoi donc cet appel au renouvellement de la louange ? Pourquoi IHVH apparaît-il sous les traits d’un juste juge, comme s’il intervenait dans un procès, et même comme un chef de guerre, puisqu’il a une armée ? Pourquoi est-il en position de commander et, surtout, de détruire, d’anéantir ? Pourquoi semble-t-il aller de succès en succès et destiner à la victoire la nation dont il est le dieu, le peuple qu’il a choisi pour son héritage ? Pourquoi met-il en garde contre l’abandon à une puissance ou à une force qui ne serait pas la sienne ?
On n’a pas de peine à répondre à toutes ces questions. Elles laissent toutes nettement entendre que le créateur est reconnu comme un sauveur. Car l’enjeu est bien le salut. Plus on avance dans la lecture du Psaume, moins on en doute. Quand on approche de la fin, on en est devenu certain. Qu’on relise seulement :
Le roi n’est pas sauvé par une grande puissance,
Le guerrier ne sera pas délivré par une grande force.
Mensonge, le cheval, pour le salut !
Dans sa grande puissance, il n’est pas de délivrance…
Afin de délivrer leur âme de la mort,
De les faire vivre pendant la famine…
Il est notre aide et notre bouclier…
Ainsi donc celui qui prend ce Psaume pour en faire le texte de son propre discours n’est-il pas dans une situation d’indifférence. D’autre part, IHVH, à qui finalement il s’adresse, n’est pas pour lui un interlocuteur quelconque. Or, on peut dégager de ce double constat une conclusion importante sur la façon dont la vérité se propose ici.
On peut dire notamment que la fonction et les attributs reconnus à l’interlocuteur IHVH ne lui appartiennent pas sans que soit considérée en même temps la situation où se trouve celui qui d’abord parle de IHVH avant de finir par lui parler. Or, cette situation peut être caractérisée, tout à la fois et inséparablement, de trois manières au moins : comme celle d’un destinataire dans la communication, comme celle d’un être dans la relation de création et, enfin, comme celle d’une personne menacée de périr et introduite dans l’histoire d’un salut.
Ce n’est pas à dire que cette situation, dans sa complexité, rende vrai ce qui est affirmé de IHVH, encore que nous ne saurions rien dire de vrai sur IHVH si, par impossible, nous faisions abstraction de la situation dans laquelle nous sommes. En d’autres termes, nous pouvons certes distinguer trois aspects dans la situation qui est la nôtre mais nous ne pouvons en séparer aucun des deux autres. Et c’est notre appartenance à leur ensemble qui est, pour nous, de manière imprescriptible, la condition pour que nous apparaisse vrai tout ce qui est dit de IHVH.
On le voit ans doute mais il importe de le marquer expressément, on ne prétend pas soumettre l’objectivité d’un discours sur IHVH à la subjectivité propre à celui qui tient ce discours. À vrai dire, ce partage entre une objectivité et une subjectivité n’a pas ici lieu d’être. Mais, et c’est tout autre chose, s’il y a une révélation sur IHVH, celle-ci ne porte pas sur quelque chose ou sur quelqu’un qui serait là déjà, mais caché, et que manifesterait cette révélation. Car le révélé n’existe pas en dehors de l’expérience d’humanité que nous faisons quand il se révèle et, s’il peut non sans raison être dit caché, c’est qu’il l’est en effet, mais à l’intérieur de cette expérience même.
Ainsi IHVH n’est-il pas notre aide et notre bouclier parce que nous le disons mais il ne l’est pas sans que nous le disions ou, encore, il l’est puisque nous le disons, et l’on sait quel abîme sépare, en français, le « parce que » du « puisque », quel reversement se fait de l’un à l’autre entre la cause et l’effet : ce que le « parce que » désigne comme cause devient effet avec le « puisque » ! Quant à notre dire lui-même, loin de n’être qu’une simple parole proférée, il est lesté de notre attente, de notre espérance, de notre confiance – et ce n’est pas rien !
On accordera volontiers que ces trois dernières dispositions inclinent à privilégier, dans les trois situations distinguées plus haut, celle du salut. En effet, attendre, espérer, avoir confiance prennent leur signification la plus forte lorsque le péril de disparaître est menaçant, lorsque rôde le risque d’une mort certaine. C’est donc en passant d’abord par l’expérience de la perte possible que nous atteignons à celle de la communication créatrice de IHVH. Pour s’en convaincre, qu’on relise seulement la lettre même du Psaume :
Voici, l’œil de IHVH sur ceux qui le craignent,
Sur ceux qui espèrent sa grâce,
Afin de délivrer leur âme de la mort,
De les faire vivre pendant la famine.
Si l’on y pense bien, cette déclaration résonne comme un coup d’audace. Car, enfin, nul n’ignore que l’espérance ne dispense personne de mourir. Si donc, cependant, nous adhérons à un tel propos, c’est que notre parole donne à la mort et aussi à la vie une signification nouvelle. Peut-être est-ce là une façon de répondre à l’invitation pressante dont nous avions été d’abord seulement les messagers, quand nous lisions :
Chantez pour lui un chant nouveau.
Un chant nouveau
Pourquoi un chant ? Pourquoi est-il nouveau ?
Un chant est une parole et, ici, une parole dite par plusieurs à la fois, ensemble. Parole nouvelle, déjà du seul fait qu’elle n’est pas récitée mais chantée, qu’elle s’écarte de la tonalité habituelle de la conversation. Mais le chant est nouveau aussi au sens où éclate et se résout en lui une contradiction. En effet, dans la nouveauté se croisent et se fondent la répétition, encore une fois, une fois de plus, de ce qui a déjà été, et aussi l’avènement, unique, sans précédent, de ce qui n’a encore jamais été.
Telle est la pensée qui se glisse dans l’appel à chanter un chant nouveau, invitant le lecteur du Psaume à la promener comme un détecteur tout au long du discours, pour faire apparaître la nouveauté, au sens qu’on vient de dire, de tous ses énoncés : ils s’écartent de la prose ordinaire, ils redisent des vérités anciennes et les présentent, en même temps, comme des innovations bouleversantes.
Bref, nous tenons là une clé, comme on le dit pour une porte qui, une fois ouverte, fait entrer dans un lieu clos jusqu’alors, et aussi pour une portée musicale qui indique quelle note doit être lue et chantée.
Peut-on en dire davantage sur ce chant nouveau que nous sommes invités à chanter ? Tout au plus, semble-t-il, ceci, qu’on présente comme un conseil.
Pour obéir à l’injonction, il convient de parcourir maintenant le Psaume de nouveau (!), mais en se souvenant que le moment présent où nous le parcourons est lui-même de toujours, comme le projet de IHVH, comme le sont les projets de son cœur de génération en génération, - et aussi singulier, comme l’est la nation dont IHVH est le dieu, le peuple qu’il a choisi pour son héritage. Autrement dit, il convient de le parcourir en naissant soi-même, par delà la crainte et le tremblement, à la confiance et à l’espérance, comme y invitent les dernières mesures de ce chant nouveau :
Notre âme attend IHVH,
Il est notre aide et notre bouclier.
Oui, notre cœur se réjouit en lui,
Oui, nous avons confiance en son nom de sainteté.
Que ta grâce, IHVH, soit sur nous,
Selon que nous espérons en toi !
En définitive, la nouveauté qui s’attache à ce chant modifie, très radicalement, l’expérience que nous faisons du temps. En effet, c’est à la mort et à la famine que nous échappons alors même, pourtant, que nous continuons à en endurer la présence et à en souffrir douloureusement.
- III -
Foi et temps
Qui prétendrait sérieusement faire fonds sur le temps et, surtout, sur cette portion qu’on découpe en lui habituellement, sur le présent ? Temps et présent, en effet, évoquent ce qu’il y a de plus superficiel, de plus labile, de plus inconsistant. Ils imposent à l’esprit spontanément des images toutes contraires à la stabilité et à la permanence.
Or, ici, dans ce Psaume, le présent, qu’on peut nommer temps ou mode selon les langues, est presque constamment employé. Et il apparaît comme propre à IHVH. Tout au plus observe-t-on quelques passages brefs qui sont au passé ou au futur ou encore, parfois, voit-on apparaître la supposition d’un avenir dans l’emploi de l’optatif ou dans la signification propre à certains verbes :
Par la parole de IHVH les cieux ont été faits…
Le peuple qu’il a choisi pour son héritage…
Le guerrier ne sera pas délivré par une grande force…
Que toute la terre craigne IHVH !
Que tous les habitants du monde tremblent de lui !...
Ceux qui espèrent sa grâce,
Afin de délivrer leur âme de la mort…
Notre âme attend IHVH…
Que ta grâce, IHVH, soit sur nous,
Selon que nous espérons en toi !...
Pour l’essentiel l’affirmation dominante est celle de l’immobilité et de la constance, assurées par le présent.
Qu’on relise maintenant tout le poème, on se convaincra que le mouvement rhétorique qui le soutient tend à persuader le récitant et ses auditeurs de s’accorder à ce présent de IHVH, d’y accéder, de s’y fixer et, en quelque manière, d’y participer. Tel semble bien être, en effet, les attitudes et l’état auxquels on parvient par l’attente, par la confiance et par l’espérance. Aussi bien ne peut-on pas continuer à nommer affects de telles dispositions. Ce serait méconnaître qu’elles donnent déjà d’avoir part au présent de IHVH, alors que l’on ne cesse d’appartenir à un temps qui non seulement passe et fuit mais encore n’épargne pas la famine et la venue de la mort. Plutôt qu’affects, il faudrait donc plutôt nommer vertus, c’est-à-dire forces, ces expériences qui, pourtant, signifient l’incomplétude habituellement tenue pour la marque du présent.
Ces vertus n’ont donc pas le pouvoir de supprimer le temps propre à l’expérience que font les habitants du monde mais elles leur communiquent, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’expérience de IHVH lui-même. De ce fait il y a entre eux et lui une communication mutuelle des singularités. Car ce n’est pas seulement la condition des fils de l’homme qui se trouve changée mais celle aussi de IHVH.
Sans doute est-il toujours dans ce présent qui le caractérise et qui le distingue du nôtre alors même que nous l’intégrons à notre condition. Cependant, ce que nous chantons du présent de IHVH, qu’est-ce d’autre que ce qu’il fait de nous et pour nous ? Aussi n’en faut-il pas davantage pour qu’il nous apparaisse associé intimement à notre histoire, comme son acteur éminent. C’est d’ailleurs cette association que nous célébrons. Si nous ne parlons de IHVH que pour jubiler de sa présence active à notre temps, non pour nous en sauver mais pour nous sauver en lui, c’est qu’il est à l’intérieur de ce temps. Plus précisément encore, même quand il contemple tous les habitants de la terre, il n’est ni au dehors ni au-dedans de cette terre mais avec et pour ses habitants.
En somme, IHVH et nous coïncidons dans le présent. C’est à la reconnaissance joyeuse de cette rencontre que nous sommes appelés. Et le signe qui établit une communauté entre IHVH et nous, c’est la part que nous avons ensemble à une même droiture, c’est notre communion en elle et dans la justice :
Jubilez en IHVH, justes !
La louange convient à ceux qui sont droits…
Oui, la parole de IHVH est droite,
Tout ce qu’il fait est dans la foi.
Il aime la justice et le jugement…
Comment ne pas répondre, en acquiesçant à ce présent qui nous est commun ?
Oui, notre cœur se réjouit en lui,
Oui, nous avons confiance en son nom de sainteté.
Clamart, le 29 juillet 2007