Un commandement nouveau
«Lors donc qu'il fut sorti, Jésus de dire : «Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme, et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui, et c'est aussitôt qu'il le glorifiera. Petits enfants, pour peu encore je suis avec vous. Vous me chercherez, et selon que j'ai dit aux Juifs : Où moi je m'en vais, vous ne pouvez pas venir vous, à vous aussi je (le) dis à présent. C'est un commandement nouveau que je vous donne : que vous vous aimiez les uns les autres ; selon que je vous ai aimés, que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres. En cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres.»
Nous avons bien des raisons d'être déconcertés par ce bref passage. Pourquoi ? D'abord parce que celui qui a pris la parole commence par parler des rapports entre le Fils de l'Homme et Dieu. Il en parle comme d'une glorification. A plusieurs reprises, vous l'avez entendu, revient ce verbe glorifier : «Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme, et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui, et c'est aussitôt qu'il le glorifiera» Qu'est-ce que peut bien signifier ce terme de glorification ?
Et puis, après avoir parlé des rapports du Fils de l'Homme et de Dieu, Jésus parle des rapports existant entre lui-même et ses interlocuteurs. «Petits enfants, pour peu encore je suis avec vous.» Jusqu'à la fin de ce passage, celui qui parle s'adresse à ses interlocuteurs. Donc, semble-t-il, il y a deux moments sensiblement différents.
Essayons encore de préciser notre surprise. Dans le premier temps, on oscille entre le passé et le futur : «Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme,... Dieu... le glorifiera... c'est aussitôt qu'il le glorifiera». C'est une histoire, une histoire révolue, mais une histoire aussi encore à venir, imminente même - aussitôt... il le glorifiera - dans laquelle se nouent les rapports du Fils de l'Homme et de Dieu. En revanche, lorsque Jésus s'adresse à ses interlocuteurs, il y a bien du futur : «Vous me chercherez... En cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples». Mais il n'y a plus de passé, nous sommes au présent : «pour peu encore je suis avec vous... à vous aussi je (le) dis». Changement de temps, comme s'il y avait le temps d'à présent, et puis le temps d'après : «Vous me chercherez... tous connaîtront que vous êtes mes disciples». Quel est le rapport entre ces deux façons de parler ?
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Arrêtons-nous maintenant sur le début, sur ce que je viens d'appeler le premier moment. Nous ne savons peut-être pas ce que veut dire glorification, glorifier, mais ce que nous savons, c'est que cette glorification a eu lieu, a été et sera. Et cette glorification, qui a été et qui sera, est une affaire humaine. Elle concerne le Fils de l'Homme. Et cette affaire humaine, qui concerne le Fils de l'Homme, intéresse d'une certaine façon Dieu. Or, dans cette glorification, dont nous ne savons pas très bien en quoi elle consiste, Dieu reçoit de la gloire et il en donne. «Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme, et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui, et c'est aussitôt qu'il le glorifiera.»
Ce qui est sûr, en tout cas - continuons à avancer, nous reviendrons sur ces versets -, c'est que cette gloire, comme je vous le disais, n'est pas au présent. Ou bien elle a eu lieu, ou bien elle sera. Au présent, pas de glorification. Au présent, pas de gloire. Le présent, c'est en effet lui qui vient, aussitôt après : «Petits enfants, pour peu encore je suis avec vous. Vous me chercherez, et selon que j'ai dit aux Juifs : Où moi je m'en vais, vous ne pouvez pas venir vous, à vous aussi je le dis à présent». Jésus nous met en face d'un présent qui est le moment d'une déception. Le présent, c'est le moment par lequel on passe, et où l'on passe en ne trouvant pas celui que l'on cherche. «Vous me chercherez». Le trouver, lui, au présent, le trouver à l'avenir, lorsque nous nous mettrons à le chercher dans le temps qui reste, le trouver, c'est impossible, et c'est impossible, je dirais, statutairement. Ceux auxquels il s'adresse le chercheront mais à ceux-là il fait la même réponse qu'il avait donnée aux Juifs : «selon que j'ai dit aux Juifs : Où moi je m'en vais, vous ne pouvez pas venir vous, à vous aussi je (le) dis à présent.»
Le présent est le moment de son absence. Mais, à la place de son absence, qu'y a-t-il ? Il y a ce qu'il appelle un commandement nouveau. Un commandement nouveau vient remplir la place laissée vide par son absence. D'une certaine façon, ceux auxquels il s'adresse n'ont pas à le suivre là où il va : ils ne le peuvent pas. Cependant, en partant, il leur donne un commandement : substitut de sa présence, en lieu et place de sa présence, un commandement, qu'il appelle nouveau. Nouveau, sans doute parce qu'il n'avait jamais été donné, mais nouveau aussi parce que celui qui le donne n'était encore jamais parti : dernier avis, commandement de dernière heure.
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Il s'en va et, cependant, il est présent dans une parole. Mais dans une parole qu'il laisse la responsabilité de remplir à ceux à qui il l'adresse. Car cette parole est d'une certaine façon encore vide. Elle est vide comme un commandement est vide aussi longtemps qu'il n'a pas été accompli. Donc étrange départ, étrange don qui est fait, don d'une parole, mais d'une parole qui enjoint, et cette parole tient lieu de présence mais redisons-le encore une fois, d'une présence à remplir.
Observons quel est cet ordre. «C'est un commandement nouveau que je vous donne : que vous vous aimiez les uns les autres». Il faut que nous acceptions d'être surpris par le contenu de ce commandement car ici nous atteignons vraiment peut-être le fond de cette parole. Elle devra être remplie non seulement par quelque chose que feront ceux qui l'entendent - c'est le propre d'un ordre -, mais quelque chose qu'ils feront les uns à l'égard des autres. Ils n'agiront pas à l'égard de celui qui donne l'ordre. Leur action s'exercera latéralement entre ceux qui reçoivent l'ordre. Ils le rempliront de ce qu'ils feront les uns envers les autres.
Allons plus loin encore. «Selon que je vous ai aimés, que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres». Reprise. Oui, reprise, mais avec une précision importante : «selon que je vous ai aimés». En d'autres termes, cet amour latéral, cet amour des uns pour les autres, sera l'occasion, pour ceux qui s'y engageront, d'éprouver, de recevoir l'amour dont lui, qui leur parle, les a aimés, «selon que je vous ai aimés, que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres». Cet amour mutuel est à entendre comme les espèces sous lesquelles se rend présent l'amour qu'il nous porte. Car, au fond, ce n'est pas de sa présence personnelle que, semble-t-il, ceux auxquels il s'adresse, ont besoin. Ce qu'il leur laisse, mais ce qu'il leur laisse activement dans cet amour les uns pour les autres, c'est la vigueur, au présent, de l'amour dont il les a aimés. Non pas lui, mais son amour. «Vous me chercherez... Où moi je m'en vais», où ma personne s'en va, où je m'en vais en chair et en os, vous ne pouvez pas venir et, cependant, je vais être là, dans l'amour que je vous porte, pour peu que vous vous portiez de l'amour les uns aux autres. Et cet amour que vous vous portez les uns aux autres sera la notification glorieuse, la manifestation éclatante de ce que vous êtes par rapport à moi : des disciples. «En cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres.»
Maintenant que nous sommes à la fin de ce passage nous pouvons revenir vers le début.
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«Maintenant a été glorifié le Fils de l'Homme». Le Fils de l'Homme a reçu sa gloire. Or cette gloire, qu'est-ce qu'elle manifeste ? Elle manifeste une action d'un autre que lui en lui. Comme aussi l'amour latéral, cet amour pour celui qui est à côté, est chargé d'une présence, d'une présence active : «selon que je vous ai aimés». Comme aussi la glorification du Fils de l'Homme était prégnante de la glorification de Dieu, de l'éclat, de la gloire que recevait Dieu. Et si c'est Dieu qui a été glorifié, si c'est un autre dont l'amour a été présent dans l'amour que les uns se portent aux autres, ça n'en finira pas. Dieu fera éclater à la face du monde que l'amour n'est pas quelque chose d'ordinaire, de banal. «En cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres.» Et ça ne tardera pas, c'est toujours imminent.
On pourrait penser que ce passage néglige le temps d'après - comme je disais tout à l'heure - et nous désintéresse de toute préoccupation concernant le temps d'après. On pourrait penser que ces paroles de Jésus nous recourbent vers le temps d'à présent, et d'une certaine façon nous ne nous tromperions pas. Il est vrai que ces paroles nous ramènent au présent. Mais ces paroles nous ramènent à un présent chargé, lourd, un présent qui est chargé, lourd de Dieu lui-même et de l'amour de Jésus pour nous. Si vous voulez, ce passage ne détourne pas de chercher Jésus, une fois qu'il est parti, mais il nous dit le sens et la portée de cette recherche: «quand vous le cherchez, sachez que vous n'avez pas loin à aller pour le trouver. Vous le trouverez chaque fois que vous vous mettrez à aimer latéralement.»
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Formulons les choses encore autrement, si vous voulez, pour qu'elles deviennent aussi réelles que possible en nous. Comment faire pour être avec lui et pour que Lui soit avec nous sans nous en aller, sans partir comme Lui il part ? Vous savez bien que cette question, telle que je viens de la formuler, a une densité d'humanité extrême. Comment être avec celui qui part, là, en ce moment, qui dans quelques heures ne sera plus là ? Comment sera-t-il avec nous, sans que nous partions avec lui, comme lui, comme il part ? Nous avons tous vécu et nous vivrons encore sans doute de ces heures-là.
Or, cette question, ce passage nous invite à ne pas l'écarter, à la supporter. Et la réponse est simple. C'est en nous aimant les uns les autres que nous découvrirons à l'expérience qu'Il nous a aimés. Au fond quand nous éprouvons notre impuissance à Le rejoindre, à Le rejoindre en chair et en os, à Le rejoindre corporellement, physiquement, personnellement, à ce moment-là, Il nous laisse l'ordre de Le chercher, et de Le trouver, dans l'amour que nous avons les uns pour les autres. Car cet amour que nous avons les uns pour les autres est un amour où il y va de Lui et où il va aussi de Dieu.
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Maintenant, si vous le voulez, on peut dire ceci : Jésus se rend présent, quand il est parti, mais dans notre amour mutuel. Ainsi donc, maintenant qu'il est parti, c'est notre amour mutuel qui le rend présent à l'intérieur du monde. Il existe sous les espèces de l'amour que nous avons les uns pour les autres.
Voilà le propos que Jésus laisse comme dernier et nouveau commandement. Ce propos suppose, bien entendu, et appelle aussi la foi car, d'une certaine façon, rien ne prouvera que Dieu est glorifié, que c'est son amour qui est présent dans celui que nous dépensons. Mais si nous en croyons sa parole, nous estimerons que si ! Il est bien là, dans cet amour qui nous lie les uns aux autres.