precedent Comme du blé on fait du pain. suivant

Nous criâmes vers IHVH, le Dieu de nos Pères

«Et le prêtre prendra le panier de ta main et le déposera face à l'autel de IHVH, ton Dieu. Et tu répondras, et tu diras face à IHVH, ton Dieu : "Araméen errant, mon père, et il descendit en Egypte, et il y séjourna en résident avec peu de gens, mais là il devint une grande nation, vigoureuse et nombreuse. Les Egyptiens nous maltraitèrent, nous humilièrent et nous donnèrent à un dur servage. Nous criâmes vers IHVH, le Dieu de nos pères, et IHVH entendit notre voix, et il vit notre humiliation, notre peine et notre oppression. Et IHVH nous fit sortir d'Egypte à main forte, à bras étendu, à grande terreur, avec signes et prodiges. Et il nous fit venir en ce lieu, et il nous donna cette terre, une terre ruisselante de lait et de miel. Et maintenant, voici, je fais venir ces prémices des fruits du sol que tu m'as donné, IHVH.»


Deutéronome XXVI, 5-10

*

Ce passage commence par une injonction : "le prêtre prendra le panier... le déposera... tu répondras". Ces futurs annoncent ce que fera celui auquel on s'adresse. Mais nous sentons bien qu'il ne s'agit pas seulement de dire ce qui sera : c'est un futur qui commande, qui enjoint de faire, et notamment de dire quelque chose : "tu diras face à IHVH, ton Dieu".

Tout le reste du passage est occupé par ce qu'il y aura à dire, par la déclaration qui devra être faite. Or cette déclaration consiste, pour une bonne part, en la mention d'événements passés. "Araméen errant, mon père, et il descendit". Nous ne quittons ce passé que vers la fin : "et il nous donna cette terre, une terre ruisselante de lait et de miel. Et maintenant, voici, je fais venir ces prémices des fruits du sol que tu m'as donné".

Voilà, en quelque sorte, le cadre de ce passage : un ordre, un rappel de ce qui s'est produit et, enfin, un présent, qui énonce ce que nous sommes en train de faire.

Nous pouvons aussi rapprocher les premières affirmations de ce passage des dernières. Elles s'éclairent l'une l'autre.

"Et le prêtre prendra le panier de ta main et le déposera face à l'autel de IHVH, ton Dieu". Le prêtre se saisit de quelque chose qui appartient à celui auquel s'adressent toutes ces paroles. Le prêtre est ici l'intermédiaire, celui qui fait passer à l'autel du Seigneur quelque chose qui est contenu dans le panier. Transition donc du domaine profane à autre chose, à un autre monde.

Or, ces toutes premières obligations sont  accomplies à la fin. "Et maintenant, voici, je fais venir ces prémices des fruits du sol que tu m'as donné, IHVH." En d'autres mots, ce qui passe dans le domaine sacré, c'est quelque chose qui vient de la terre, quelque chose qui, d'ailleurs, n'est qu'un commencement. Car les prémices sont les premiers fruits, la première récolte. Ces prémices sont annonciateurs, prometteurs d'autre chose. Le reste n'y passe pas.

Nous pouvons penser que tout ce qu'il y a entre ces deux moments, entre l'injonction initiale et la déclaration finale, est à entendre comme une explication de ce geste.

Mais qui est celui qui accomplit ce geste ? Dès le début, la parole est adressée à quelqu'un qui est désigné par le singulier : "le prêtre prendra le panier de ta main... Et tu répondras, et tu diras face à IHVH, ton Dieu". C'est au singulier encore qu'à la fin quelqu'un parle, en disant "je" : "Et maintenant, voici, je fais venir".

Dans l'entre-deux, il rappelle ce qui est arrivé,  avant lui, à d'autres que lui. Pas à n'importe quel autre, d'ailleurs, puisqu'il s'agit de son père : "Araméen errant, mon père". Tout nous suggère que ce qui est arrivé à son père est un événement qui, d'une certaine façon, continue en lui. En effet la manière de répéter cet événement, c'est, semble-t-il, de transférer au Seigneur les prémices du sol.

C'est arrivé à son père. Mais c'est aussi arrivé à lui-même, puisqu'il n'est plus question de son père, mais de "nous". Il s'englobe dans une collectivité. "Les Egyptiens nous maltraitèrent, nous humilièrent". Jusqu'aux approches de la fin de ce passage, c'est encore le "nous" qui l'emporte : "il nous donna cette terre, une terre ruisselante de lait et de miel".

*

Que s'est-il passé dont il faille faire mémoire ? C'est ce qui est arrivé au père. "Araméen errant, mon père,... il descendit en Egypte". A l'origine de celui qui parle, il  y a une errance, un vagabondage. Il n'est pas fixe. Quand il lui arrive de se fixer, lorsqu'il descend en Egypte, il n'y séjourne qu'en résident. Sans doute, il s'arrête. Mais il s'arrête comme quelqu'un qui n'est pas chez lui : son statut d'errant est suspendu ou, mieux, transformé mais pas vraiment supprimé.

Et que s'est-il passé pendant ce séjour de résident ? D'abord,  nous apprenons qu'il est arrivé minoritaire en Egypte : "peu de gens". Ce groupe, qui n'était pas important, grossit : "mais là il devint une grande nation, vigoureuse et nombreuse". Or, cet accroissement du peuple est ressenti par les accueillants comme une menace : "les Egyptiens nous maltraitèrent, nous humilièrent et nous donnèrent à un dur servage." L'accroissement du peuple n'a pas suffi à le rendre capable de tenir tête aux Egyptiens. C'est plutôt parce qu'il a pris de l'importance que les Egyptiens lui opposent un régime de servitude.

*

"Nous criâmes vers IHVH". Le "nous" continue : "le Dieu de nos pères". Face à la servitude, un cri. Ce groupe, dont celui qui parle fait partie, n'a pas seulement été en contact avec les Egyptiens et avec le régime dur qu'ils lui imposent : il a un autre contact, qui s'exprime par le cri. Cette mention est très importante. Non seulement la situation présente est travaillée de l'intérieur par ce cri, mais ce cri est adressé à celui qui est le Dieu des pères, le Seigneur, antérieurement à cette situation de servitude.

"Nous criâmes vers IHVH, le Dieu de nos pères, et IHVH entendit notre voix". Nous sommes là au moment critique du texte. Ce cri est l'actualisation d'une relation qui préexiste à la situation de servitude. Tout se passe comme si, entre ceux qui crient et le Seigneur, il y avait une situation d'alliance, comme si ceux qui crient étaient qualifiés pour crier vers le Seigneur, qui est le Dieu de leurs pères.

De cet appel, de cette supplication, nous voyons aussitôt les fruits. "IHVH entendit notre voix, et il vit notre humiliation, notre peine et notre oppression". D'une certaine façon, le lien qui unit les ancêtres de celui qui parle et le Seigneur, prend vigueur. Je ne dis même pas qu'il revit car rien ne nous a signalé qu'il avait été suspendu, encore moins qu'il aurait été interrompu : il s'actualise. De cette actualisation du lien, aussitôt découle un geste, une action.

*

"Et IHVH nous fit sortir d'Egypte à main forte, à bras étendu, à grande terreur, avec signes et prodiges". Je vous invite à rabattre toutes ces notations sur ce qui était dit tout à l'heure de la multiplication du peuple : "il devint une grande nation, vigoureuse et nombreuse". Ce que fait le Dieu des pères il le fait en déployant sa force propre, "à main forte, à bras étendu, à grande terreur, avec signes et prodiges".

Nous avions appris que l'Araméen errant qu'était son père était descendu en Egypte. Maintenant, à la suite de l'action par laquelle Dieu extrait ce peuple, il le conduit quelque part. Nous avions tout à l'heure observé que l'Araméen errant avait trouvé une résidence en Egypte. De nouveau, il y a une résidence, il y a un lieu.

Et quel est ce lieu ? C'est celui-ci. Les pronoms démonstratifs sont d'une extrême importance : "il nous fit venir" ici où nous sommes ou, plus exactement, ici où je parle, "en ce lieu, et il nous donna cette terre". Qu'est-ce que leur avaient donné les Egyptiens ? Rien. Ils les avaient donnés. Ils "nous donnèrent à un dur servage". Ils avaient été un objet donné, livré. Le servage les prenait. Maintenant, il y a bien encore quelqu'un qui donne. Mais celui qui donne, c'est celui qui a fait sortir, qui a vu, qui a entendu, c'est celui vers lequel nous avons crié.

"Il nous donna cette terre". Et cette terre est aussitôt évoquée dans sa caractéristique principale : une terre qui, non seulement permet de survivre, mais produit en abondance tout ce qui permet de vivre : "ruisselante de lait et de miel".

*

D'avoir rappelé ce qui s'est passé, nous pouvons comprendre la signification de ce qui se passe présentement. Présentement, celui que le Seigneur a fait venir, lui aussi il peut faire venir. J'ai tenu à rendre dans sa brutalité littérale le texte que nous avons à lire. "Il nous fit venir en ce lieu". Or, en ce lieu, nous pouvons, nous aussi, faire un transfert. Nous pouvons, nous aussi, faire passer quelque chose. "Et..., voici, je fais venir ces prémices", je fais venir ce qui n'est qu'un commencement. Ce que j'offre, c'est l'annonce d'un avenir. Au fond, ce geste, et le commentaire qu'il en fait par la déclaration dont l'accompagne ce geste n'est pas simplement un rappel : c'est un geste d'espérance.

La fin est très belle dans sa simplicité : "des fruits du sol que tu m'as donné, IHVH.". Il nous donna cette terre alors que les Egyptiens nous donnèrent à un dur esclavage. Par le prêtre qui prend le panier de ma main et qui le dépose face à l'autel du Seigneur, je fais venir ce qui a été produit par ce que tu m'as donné. Je ne te le retourne pas entièrement car, à le retourner entièrement, je laisserais entendre que de nouveau, d'une autre façon, je suis soumis à humiliation, à oppression et, de nouveau, sous un dur servage.

Le Seigneur n'a pas pris, tant s'en faut, la place des Egyptiens. Ce sol est donné. Mais c'est un sol fructifiant, nourrissant, et non pas un lieu de servitude, mais c'est un sol où je vais pouvoir vivre en reconnaissant à qui je dois cette liberté. Les prémices sont comme l'indice de cette liberté acquise, de cette liberté donnée, de cette liberté promise aussi encore, puisque aussi bien il ne s'agit que de prémices.

*

Non seulement le peuple s'est augmenté, est devenu très nombreux, mais quand je parle, quand je prends la position du "je" qui parle pour me souvenir, je me souviens du premier père, l'Araméen errant, mais je me souviens aussi déjà d'une multitude de pères. L'Araméen errant, mon père, a été suivi d'autres pères. Moi aussi je suis père, et je le serai. Cette amplification des pères est pleine de sens. Elle est à rapprocher de ce pullulement du groupe initial, pullulement qui a été menacé, qui était près de s'éteindre et qui a été renouvelé, qui l'est aujourd'hui dans la mesure où aujourd'hui, à mon tour, je fais mémoire de quelque chose qui m'est arrivé, puisque ça leur est arrivé.

L'alliance est dans le temps et, dans le temps, ce que l'alliance attend, c'est d'être réactivée par ceux qui sont pris en elle. La foi en une alliance qui existe et qui est antérieure à la servitude, il faut qu'il y ait des gens qui en vivent. Or, ils n'en vivent que si, à leur tour, le moment venu, quand ils sont en situation d'avoir à l'actualiser, ils n'y manquent pas. Il n'est pas dit que de nouvelles oppressions ne reviendront pas. Mais, si de nouvelles oppressions reviennent, il faut que je me rappelle que l'Egypte a été battue. Autrement dit, c'est fait, mais la libération n'arrivera encore de nouveau que si je fais mémoire, que si je crie. Le cri n'est pas superflu et, à la limite, inutile : le cri fait partie de l'alliance. Il n'y a pas d'alliance si l'un des deux ne la rappelle pas.

26 mars 1998

imprimer suivant