precedent Comme du blé on fait du pain. suivant

« Heureux… »

«
(1)Ayant vu les foules, il alla en haut dans la montagne et, lui s’étant assis, ses disciples s’avancèrent vers lui.
(2) Et, ayant ouvert sa bouche, il les enseignait en disant :
(3) « Heureux les pauvres par l’esprit, parce que c’est à eux qu’est le royaume des cieux.
(4) Heureux les doux, parce que ce sont eux qui hériteront de la terre.
(5) Heureux ceux qui sont dans le deuil, parce que ce sont eux qui seront consolés.
(6) Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce que ce sont eux qui seront rassasiés.
(7) Heureux les miséricordieux, parce que ce sont eux qui obtiendront miséricorde.
(8) Heureux ceux qui sont purs par le cœur, parce que ce seront eux qui verront Dieu
(9) Heureux les faiseurs de paix, parce que ce sont eux qui seront appelés fils de Dieu.
(10)Heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice, par ce que c’est à eux qu’est le royaume des cieux.
(11)Heureux êtes-vous lorsqu’ils vous insultent, qu’ils vous persécutent et qu’ils disent mensongèrement contre vous toute sorte de mal, à cause de moi.
(12)Réjouissez-vous et exultez, parce que votre salaire est grand dans les cieux. Car c’est ainsi qu’ils ont persécuté les prophètes d’avant vous. »


Matthieu V, 1-12

 

Récit et discours

Le discours (3-12) est précédé d’un récit (1-2). On raconte d’abord en énonçant comme passée une suite de faits. Le dernier de ces faits - il les enseignait en disant  -  introduit à un discours qui ne s’achèvera qu’avec la fin du passage lui-même. Le contenu de ce discours apparaît donc comme le dernier  des faits qui sont racontés.

Dans ce discours, après une série de huit déclarations sans destinataire manifeste (3-10) - Heureux les…ceux qui… -  vient de nouveau un discours, expressément adressé celui-là à ceux qu’il enseignait : Heureux êtes-vous lorsqu’ils vous insultent…Réjouissez-vous et exultez, parce que…Car c’est ainsi qu’ils ont persécuté…(11-12)

La série des huit déclarations n’est pas sans rapport avec la forme que prend le discours pour finir. En effet, en sa fin, le discours s’ouvre par la même formule qui ouvrait déjà les huit déclarations précédentes : Heureux…D’autre part, l’explication par la cause - parce que…-, qui était présente lors de chaque déclaration, revient ici dans ce dernier moment du discours ; Mais alors, à l’intérieur du discours, de nouveau on raconte, un récit s’esquisse, quand on fait état des circonstances au milieu desquelles arrive le bonheur : lorsqu’ils vous insultent, qu’ils vous persécutent et qu’ils disent…  Comme on vient de l’observer, le récit, quand il figure dans la dernière déclaration, est énoncé au présent permanent : on ne retourne pas au passé révolu du récit initial. Enfin, l’ensemble s’achève par la mention d’un fait passé : c’est ainsi qu’ils ont persécuté…

On peut donc discerner dans ce passage la succession de trois moments assez nettement caractérisés.

Il y a d’abord un temps de récit pur (1-2).

Vient ensuite un temps rempli par huit déclarations. Elles représentent autant d’énoncés qui identifient ceux qui sont heureux. Chacune de ces déclarations est suivie de l’énoncé d’une cause. On ne peut cependant décider avec certitude quel est l’effet de cette cause : produit-elle le bonheur  lui-même ? produit-elle l’affirmation qu’on profère de ce bonheur ?  (3-10)

Pour finir le geste d’identification se poursuit par une adresse aux disciples qu’il enseignait - Heureux êtes-vous…Les circonstances dans lesquelles ils se trouvent sont notées : lorsqu’ils vous insultent…à cause de moi. La conduite qu’ils ont à tenir est prescrite et elle est assortie d’un motif qui en donne la raison : Réjouissez-vous et exultez, parce que…Enfin, l’événement est rattaché à un certain passé - car c’est ainsi qu’ils ont persécuté… (11-12).

 

Le maître et ses disciples

Ayant vu la foule, il monta en haut dans la montagne et, s’étant assis, ses disciples s’avancèrent vers lui. Et, ayant ouvert sa bouche, il les enseignait en disant :

Le maître ne reste pas mêlé à la multitude. Il s’en distingue en mettant une distance entre elle et lui et aussi en prenant de la hauteur : ayant vu la foule, il monta en haut dans la montagne. Il s’isole et occupe, en s’y fixant - s’étant assis -, une position plus élevée que ceux qu’il a quittés. Quant aux disciples, ils s’avancèrent vers lui. Ainsi n’est-il plus vraiment seul du fait que d’autres se sont dirigés vers lui. Il est le pôle par rapport auquel ses disciples se réfèrent en se déplaçant eux-mêmes. Ainsi se trouve figurée dans l’espace la genèse d’une certaine communauté. Celle-ci est à la fois séparée de la foule et intérieurement différenciée en elle-même, puisqu’il y a le maître et ses disciples. Or, voici que, d’une certaine façon, le maîtrese fissure lui-même, son corps s’ouvre sur ses profondeurs - ayant ouvert sa bouche :  et c’est pour  « se fendre » d’une parole, pour exercer la fonction qui lui est reconnue du fait qu’il a des disciples : il les enseignait en disant.

L’éloignement n’établit donc pas le maître dans la solitude. L’écart et l’élévation se sont accomplis en communication, sans préjudice de la différence entre celui qui enseignait et ceux qui apprennent de lui, ses disciples, et qui, pour pouvoir apprendre de lui, s’avancèrent vers lui.

Dès lors, pourquoi ne pas supposer que ce bref récit a valeur de programme pour tout le discours qui va être tenu ?  Ce dernier reproduirait donc, dans son ensemble et dans le détail de chacun de ses moments, la figure qui a été tracée initialement dans le récit.

Le récit commençait par marquer un écart : Ayant fuit la foule, il alla en haut dans la montagne. Pareillement, le discours exprime d’abord un contraste entre des significations qui surprennent d’être rapprochées l’une de l’autre. Ainsi, par exemple, heureux les pauvres…heureux les doux…

Puis vient un deuxième moment d’attribution, emphatique : parce que c’est à eux…ce sont eux. Ce moment est suivi d’un troisième dans lequel l’attribution se prolonge et se termine : …est le royaume de Dieu…hériteront de la terre…Lors de ce troisième moment le contraste initial tend à se dissiper du fait de l’autorité qui est reconnue au maître. Celui-ci, en effet, est censé capable de fournir une explication. Celle dernière est chaque fois introduite par un parce que… En somme, ces deux derniers temps inscriraient, dans le discours et à la manière propre au discours, d’abord le moment du récit où les disciples s’avancèrent vers le maître et ensuite cet autre moment où celui-ci les enseignait.

Mais ce rapport constant entre la forme du récit et celle du discours se manifeste chaque fois en des termes différents. Tout se passe, en effet, comme si une même allure ou un même rythme se laissait entendre en des voix et en des registres variés ou encore en des thèmes divers.

C’est à découvrir cette variété et cette diversité qu’il convient maintenant de s’attacher. On va donc commencer par analyser l’ensemble des huit versions de la déclaration générale avant de s’arrêter sur chacune d’entre elles. Après cela seulement on examinera la neuvième, non sans marquer en quoi elle diffère des précédentes et en quoi elle leur ressemble.

 

L’octave des béatitudes (3-10)

En raison de son contenu propre de signification chaque béatitude est particulière. Cependant elles s’expriment toutes selon un même rythme.

En chacune d’elles tout commence par l’affirmation d’un contraste. Chaque fois celle-ci a de quoi produire un effet de surprise. Ainsi en est-il, par exemple, quand on entend ou qu’on lit : Heureux les pauvres par l’esprit… En effet, se trouvent alors déclarés heureux certains individus qu’on ne tient pas communément pour tels, et cela en raison du trait par lequel on les distingue. Ainsi chaque béatitude s’ouvre par le moment d’une déclaration ressentie comme paradoxale.

Ensuite vient le moment d’une explication de cette déclaration. Ainsi lisons-nous : parce que c’est à eux…ou parce que ce sont eux…Mais, revenons sur ce point important qu’on a seulement évoqué plus haut : sur quoi précisément porte l’explication ? Porte-t-elle sur l’affirmation, comme d’une vérité, de la jonction paradoxale de deux propriétés tenues ordinairement pour incompatibles ? Porte-t-elle sur la réalité effective du bonheur de ceux en qui se rencontre cette jonction paradoxale ?  

Quoi qu’il en soit de la réponse qui sera donnée à ces questions, le troisième moment, comme le deuxième, est conjonctif : pour le présent ou pour l’avenir un certain événement est posé. Ainsi, par exemple : …c’est à eux qu’est le royaume des cieux…ou ce sont eux qui hériteront de la terre…C’est donc l’affirmation d’un tel événement qui autorise à formuler comme une vérité la déclaration paradoxale et aussi à soutenir qu’elle se réalise effectivement maintenant en  de certains individus.

Tout se passe, en définitive, comme si l’événement, dont le maître affirme la réalité présente ou à venir, affleurait dans l’expérience sous les espèces d’un bonheur paradoxal. Il s’y manifesterait de telle façon qu’il obligerait à déclarer heureux des individus que personne spontanément ne qualifierait d’emblée comme tels.

Mais comment cet événement se présente-t-il lui-même ?

On observe que, dans la première comme dans la dernière déclaration, l’événement est énoncé dans les mêmes termes et au présent: c’est à eux qu’est le royaume des cieux… (3 et 10). En revanche, dans les six autres (4-9), l’événement est énoncé en des termes chaque fois différents et toujours au futur.

Que peut-on conclure de cette constatation de six énoncés au futur enclavés entre deux énoncés au présent ?

D’abord que l’événement consiste en la possession présente du royaume des cieux (3 et 10) par certains individus. Ensuite, qu’en raison de cette possession, ils peuvent être qualifiés de pauvres par l’esprit (3) ou, indifféremment, de persécutés à cause de justice (10). Enfin, que, quelle que soit la disgrâce qu’ils endurent, ils sont cependant heureux.  

Ce qui rend heureux ces individus, ce n’est donc pas l’expérience dans laquelle ils sont engagés. Cette dernière, éprouvante ou même nettement violente, n’est pas en elle-même féconde. Elle ne les qualifie pas pour prétendre posséder le royaume de Dieu. Elle est tout au plus le signe ou l’indice de leur impuissance personnelle à obtenir celui-ci par eux-mêmes. Surtout, elle peut les détourner de se reconnaître heureux, alors que pourtant ils le sont. Aussi bien doivent-ils être déclarés tels. Ainsi la parole transforme-t-elle en un message de vérité la réalité d’un état de fait de faiblesse ou de malheur sur lequel on pourrait se méprendre, qu’on pourrait tenir pour une disgrâce.

Cet état de fait n’est donc pas un effet dont la possession, déjà réalisée, du royaume des cieux serait la cause. Si une telle possession est cause de quelque chose, c’est de la vérité selon laquelle les pauvres par l’esprit sont heureux (3), comme le sont pareillement ceux qui sont persécutés à cause de justice (10). Par suite, c’est cette possession qui est à la source de l’acte même de la proclamation. Elle n’est pas une possession, elle est active, elle déploie son énergie dans le contenu du message, qui est le bonheur, et dans l’annonce même du message, qui en contient la nouvelle.

Mais pourquoi la possession du royaume des cieux est-elle affirmée par deux fois, au début et à la fin de l’octave des béatitudes, et en des formulations différentes ? Pourquoi ces deux affirmations portant sur le présent sont-elles séparées l’une de l’autre par six déclarations qui, elles, portent sur un état de fait à venir ?

Accordons que tout ait été dit dès la première béatitude, qu’elle suffit à elle seule à faire passer, dès à présent et ici même du dénuement à la possession ceux qui la tiennent pour vraie. Il reste que, même pour eux, même pour les pauvres par l’esprit, le temps continue. Or, quand on existe ainsi dans le temps, que serait la vérité annoncée et reçue du bonheur si, du fait de l’effacement des présents qui se succèdent, l’attente de l’avenir ne venait pas compenser la déception inséparable de chaque instant qui passe ?

Dès lors, on peut considérer que les six béatitudes (4-9) qui séparent la première (3) de la huitième (10) sont comme autant de variations internes d’un même mouvement. Celui-ci a commencé avec la première et il ne s’achèvera même pas avec la huitième. En effet, certes, celle-ci déclare heureux ceux qui sont persécutés à cause de justice, parce que c’est à eux qu’est le royaume des cieux (10). Mais on n’en aura pas fini avec la persécution, alors même que sera venu ici et maintenant le royaume de Dieu, puisque le maître avertit ses disciples en ces termes : Heureux êtes-vous lorsqu’ils...vous persécutent…car c’est ainsi qu’ils ont persécuté les prophètes d’avant vous

Mais n’anticipons pas sur le troisième moment de ce passage. Restons dans l’octave des béatitudes. Observons que, dès la quatrième, apparaît cette justice à cause de laquelle on apprend, pour finir, que certains sont persécutés : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce que ce sont eux qui seront rassasiés (6) Quoi qu’il en soit de la nature de cette justice, on apprend surtout ici que la faim et la soif ne sont pas tant des détresses que le vide actif  préparatoire à un rassasiement. Et vient aussitôt la béatitude qui assure qu’en fait de miséricorde, s’il y a bonheur à en donner, c’est parce qu’on en sera comblé gratuitement, et non pas pour en profiter dans l’avenir de façon intéressée ou comme un dû. Ainsi, autour du point médian de l’octave, le même mot, miséricordieux, miséricorde est employé pour le présent et pour le futur, pour le temps de l’activité et pour celui de la passivité, comme si l’on se jouait de ces répartitions, parce qu’elles s’avèrent impropres à signifier l’expérience dans laquelle on est engagé : Heureux les miséricordieux, parce que ce sont eux qui obtiendront miséricorde.

En deçà de cette ligne de partage des béatitudes (3-6), c’est la déficience, la faiblesse et la douleur qui l’emportent : les pauvres par l’esprit, les doux, ceux qui sont dans le deuil, et même ceux qui ont faim et soif. Au-delà (8-10), il y a je ne sais quoi qui respire la liberté, la puissance de construire et le courage d’affronter l’adversaire : ceux qui sont purs par le cœur, les faiseurs de paix et ceux qui sont persécutés. Faut-il s’étonner si le nom de Dieu apparaît maintenant en toutes lettres ?  Ce sont eux qui verront Dieu, ce sont eux qui seront appelés fils de Dieu.

La béatitude dans la durée (4-12)

Heureux êtes-vous lorsqu’ils…C’en est fini des déclarations générales. Le discours vise maintenant les disciples eux-mêmes. Il les atteint non pas hors du temps mais dans quelque temps que ce soit, dans le présent qui sans jamais cesser accompagne chacun. Convenons de nommer durée ce présent-là. Or, comme on va pouvoir l’observer, cette durée est dense et composée d’expériences variées.

La déclaration Heureux…y retentit de façon tout aussi paradoxale que lorsqu’il n’y avait personne pour la recevoir et pour en être enseigné. L’écart est encore ressenti à la façon d’un choc qui déstabilise, mais d’autant plus vivement peut-être que celui-là même qui l’annonce, le maître, se présente ici comme la cible qu’on cherche à détruire en la personne des disciples et, qui plus est, par le mensonge : Heureux êtes-vous lorsqu’ils vous insultent, qu’ils vous persécutent et qu’ils disent mensongèrement contre vous toute sorte de mal, à cause de moi.

Ainsi, jusque dans les attaques dont ils sont victimes, les disciples, bien loin d’être séparés du maître, tendent-ils plutôt à s’en rapprocher, confondus qu’ils sont avec lui par leurs adversaires eux-mêmes. Dans le même temps, en un discours qui maintenant raconte, se réalise, d’une manière certes inattendue, le programme que traçait le récit initial. Il ne sera pas inutile de le rappeler ici : Ayant vu les foules, il alla en haut dans la montagne et, s’étant assis, ses disciples s’avancèrent vers lui. Et, ayant ouvert la bouche, il les enseignait en disant…

Or, l’enseignement ne s’arrête pas à unir le bonheur à l’endurance de la contradiction violente et injuste. Il appelle à manifester expressément, visiblement même, et de façon constante, cette félicité bien singulière. Réjouissez-vous et exultez, parce que votre salaire est grand dans les cieux…De nouveau, comme dans l’octave des béatitudes, mention est faite des cieux. Comme c’était déjà le cas alors, ce terme apparaît non seulement pour désigner où est la cause du bonheur, mais aussi pour affirmer que celui-ci est ici et maintenant et qu’il est grand. Qu’il soit dans les cieux ne constitue donc pas un motif pour en différer l’expression par la réjouissance et l’exultation. Mais qu’il s’agisse d’un salaire pourrait laisser entendre qu’on a acheté par son travail un tel bonheur et qu’en un mot on l’a bien mérité. Or penser ainsi serait négliger l’ultime explication qui est apportée.

Car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes d’avant vous. Ainsi les disciples voient-ils leur condition d’enseignés ou d’apprentis se transformer en une autre. En étant heureux  sous l’insulte et sous la persécution, ils profèrent une parole qui n’est pas la leur, ils s’inscrivent dans une tradition, celle des prophètes qui les ont précédés.

Cette ultime affirmation invite à se reporter aux trois dernières déclarations qui figurent dans l’octave des béatitudes (8-10). Avec la justice et le royaume des cieux, qui revenaient, (cf. 3 et 6) on avait pu lire, comme pour préparer ce retour, par deux fois le nom de Dieu : Heureux ceux qui sont purs par le cœur, parce que ce sont eux qui verront Dieu (8) et Heureux les faiseurs de paix, parce que ce sont eux qui seront appelés fils de Dieu (9). Sans doute s’agissait-il d’une cause - la pureté de cœur, l’action pacifique - qui, étrangement, paradoxalement encore, devait  produire ses effets dans l’avenir, alors pourtant qu’elle s’exerce dans le présent. Mais l’important est que la cause, ici, soit clairement énoncée comme étant le foyer où Dieu lui-même est à l’œuvre : en ceux qui sont purs de cœur, c’est Dieu qui se donne(ra) à voir comme dans le zèle des faiseurs de paix, c’est Dieu qui se donne(ra) des fils qu’on pourra reconnaître comme tels.

En définitive, l’enseignement dispensé aux disciples porte donc sur ce que fait Dieu, sur son action. Or, le maître leur apprend que Dieu ne fait rien qui ne devienne manifeste en des conduites humaines : si paradoxales qu’elles soient, sinon même parce qu’elles le sont, ces conduites constituent autant de messages envoyés à qui voudra bien les entendre. Mais, par priorité, si l’on peut dire, les premiers à accueillir ces messages dans la chair même de leur existence, après les prophètes, ce sont les disciples, car il va de soi que les uns et les autres sont pareillement, quoique diversement, enseignés par celui qui parle ici en disant moi.

La présence du maître absent dans son enseignement réalisé

L’enseignement concerne certaines conduites. Celles-ci sont autant d’objets sur lesquels porte la parole du maître. Ainsi, par exemple, pour la pauvreté par l’esprit, pour la douceur, pour le deuil, etc…Mais, quoi qu’il en soit du contenu concret de ces objets et si différents qu’ils soient les uns des autres, ils sont tous traités ici de la même façon : un même retournement se produit en chacun d’eux. Comme on l’a déjà noté, l’auditeur lui-même ou le lecteur en subit un choc. Celui-ci provient de ce qu’on soutient, comme une chose qui irait de soi, que le moins est suivi du plus, que la faiblesse devient compatible avec la force ou l’indigence avec la plénitude.

Force est de reconnaître que c’est là une façon bien particulière d’enseigner pour le fond comme pour la forme. Un certain contenu de savoir est certes transmis mais la vérité de ce savoir n’est accueillie comme telle que si l’on suppose à l’œuvre le déploiement d’une certaine puissance que rien ne semblait annoncer. Pourtant, en revenant sur le court récit qui introduit au discours, on y discerne des indices qui peuvent éveiller l’attention.  

Il y a d’abord le dégagement du maître : il s’extrait de la foule, il se dirige en haut dans la montagne et il y demeure assis. Alors ses disciples s’avancèrent vers lui. Ainsi son enseignement est-il donné à partir d’un lieu qui, sensiblement et avec insistance, inscrit dans l’espace sa position supérieure, son éminence. D’autre part, on a noté déjà que le maître, ayant ouvert sa bouche, allait chercher en lui-même, dans la profondeur de sa personne, les paroles de son enseignement.

Quant aux paradoxes qu’il énonce en affirmant chaque fois leur réalisation, ils apparaissent certes comme autant de vérités universelles, valables pour toute la suite des temps. Ces vérités, cependant, sont liées à la singularité de celui qui les enseignait. Non seulement, en effet, elles sont destinées à être entendues et accueillies par des individus bien particuliers, désignés comme ses disciples, mais encore lui, le maître, s’incorpore personnellement à la situation que développent de tels paradoxes. Car, dans ces situations et dans les retournements qu’elles entraînent, c’est lui, littéralement, qui est impliqué, il en est la matrice : ces événements se produiront, dit-il, à cause de moi.

Ainsi la dernière béatitude apporte-t-elle à l’ensemble du discours une coloration propre. En vivant selon les béatitudes, les disciples ne se contenteront donc pas d’observer certains comportements qui se rencontrent communément : ils apprennent qu’ils incarneront dans et par ces comportements la présence même de leur maître absent : Heureux êtes-vous lorsqu’ils vous insultent, qu’ils vous persécutent et qu’ils disent mensongèrement contre vous toute sorte de mal, à cause de moi. Il convient donc de s’arrêter sur ce lien entre le maître et ses disciples tout autant que sur le retournement paradoxal qui est formulé.

Quand ses disciples s’avancèrent vers lui, ils accédaient à une proximité avec lui qui n’était pas celle des foules et ainsi se préparait une communication : il les enseignait en disant…Or, maintenant, la différence entre eux et lui demeure mais, s’ils sont persécutés, c’est, à la lettre, parce qu’ils le représentent, parce qu’ils le rendent présent. Il leur enseigne donc que de lui émane une puissance et que celle-ci les habite eux-mêmes au point de transformer leur existence et d’y introduire le bonheur. Ainsi les béatitudes sont-elles portées par des personnes qui les endurent comme une transformation paradoxale d’elles-mêmes du fait que c’est lui, le maître, qui s’y trouve en cause : à cause de moi…  

Paradoxes que les béatitudes ? Sans aucun doute. Mais ces figures de langage sont employées pour rendre sensible une présence qui n’est autre que celle du maître absent. C’est elle, cette étrange présence, qui oblige à tenir un discours qui choque, parce qu’elle fait exploser les idées que peuvent se faire désormais de leur propre existence les disciples de ce maître. Mais encore faut-il que déjà, dans le présent actuel où elles sont prononcées, ces béatitudes soient reçues. Comment le sont-elles ?

 

Réalité et vérité des béatitudes

À plusieurs reprises, dans le cours de cette lecture, on a distingué, mais sans y prêter sans doute une suffisante attention, la réalité elle-même de l’acte qui l’affirmait en la nommant et qui faisait qu’on tenait pour vérité cette réalité.

On était conduit à faire cette distinction parce que se trouvaient désignés, comme si on les montrait du doigt, certaines situations, certains états, dont on n’avait pas de peine à admettre qu’ils se rencontrent effectivement dans l’expérience. Ainsi en est-il, par exemple, de la pauvreté par l’esprit, de la douceur, du deuil, etc…Sur la réalité de ces situations et des ces états aucun doute, en effet, ne s’élève : ils existent, c’est certain. Cependant, dans le même temps où, en les énonçant, on admettait sans hésitation leur existence, on affirmait qu’ils sont ce qu’ils sont, en l’occurrence des conditions de vie difficiles ou méprisées, parce que l’expérience qu’on en a et qui est en elle-même indicible, conduit à les nommer comme on le fait. Certes, ils ne tiennent pas leur existence du seul fait qu’ils sont l’objet du discours qui les nomme. Mais, d’un autre côté, que seraient-ils et seraient-ils ce qu’ils sont, si leur existence était tue, si l’on ne parlait pas d’eux, si l’on manquait de mots pour les dire et, surtout, si l’on ne croyait pas qu’ils sont bien ce qu’on dit d’eux ?

Aussi bien ce qui mérite la plus grande attention est-ce le passage de l’observation à l’affirmation ou, si l’on préfère, de la réalité, d’abord sans nom, sans voix, jusqu’à la vérité, qui la nomme. En effet, la réalité, sentie ou seulement observée, dès qu’elle est énoncée, devient quelque chose à quoi l’on est appelé à croire, elle devient de la vérité. Car le vrai, c’est le réel encore, mais nommé et, de ce fait, augmenté déjà virtuellement de la foi qu’on va lui accorder ou lui refuser. Tel est l’effet de la nomination des choses, quand elle vient s’ajouter à l’observation ou à la sensation. Ainsi le nom n’est-il pas une étiquette qui serait collée sur la réalité : il la transforme en une vérité pour laquelle nous avons à prendre parti, en la niant ou en l’affirmant.

Il en va de même lorsque la vérité s’énonce en de tout autres termes que ceux que nous employons pour désigner une réalité facilement observable. Alors aussi on ne peut tenir pour vrai le nouvel énoncé que si l’on admet que la réalité immédiate, puisqu’elle demeure, a été transformée, dût-on continuer soi-même à la formuler en des termes qui répondent au constat sensible que l’on en fait. En somme, on fait alors crédit à une parole qui n’épouse pas la réalité communément expérimentée, qui même peut la contredire. Mais on n’ouvrira ce crédit qu’en reconnaissant à cette parole une certaine qualification pour prononcer comme elle le fait : son autorité lui viendra de ce qu’on admet qu’un changement est survenu, survient ou surviendra dans cette réalité, un changement dont nous ne pouvons faire l’expérience sensible mais que nous croyons cependant effectif, précisément sur la parole à laquelle nous faisons crédit.

Dès lors, faut-il choisir entre la réalité et, d’autre part, le crédit accordé à la parole qui la nomme ? Certainement pas. Assurément, redisons-le, ce n’est pas le crédit que l’on donne à une parole qui qualifie la réalité d’être ce qu’elle est, pas plus qu’il ne fait surgir à l’existence cette réalité. Mais, d’autre part, qu’est-ce qu’une parole qui ne recevrait pas un minimum de crédit ? Serait-elle encore une parole ? Ne faut-il pas qu’une parole emporte au moins l’adhésion de celui ou de ceux qui la prononcent ? N’est-ce point ainsi seulement, par la foi donnée à une parole adressée, que la réalité, même quand elle contredit l’expérience commune qu’on en a, devient vérité et peut se transmettre comme telle ?

En bref, pour en revenir à notre lecture, la vérité des béatitudes consiste en une parole lestée de crédit. C’est comme telle qu’elle nous donne accès, mais non sans passer par le paradoxe, à une réalité toute autre que celle dont nous faisons communément l’expérience.

Proposons une comparaison, encore bien imparfaite. Tout se passe, en définitive, comme si deux réalités coexistaient simultanément. L’une et l’autre ne sont pas présentes sans être nommées et crues mais, bien entendu, elles ne reçoivent pas le même nom ni le même crédit.  Bien plus, l’une des deux, celle qui est immédiatement expérimentée sensiblement, cache l’autre. Elle n’a d’ailleurs pas de peine à le faire, puisque cette autre réalité ne se donne pas à voir sensiblement. Bien plus, cette réalité occultée, qui cependant est nommée, quand elle advient, avec son nom et le crédit qui est donné à l’énonciation de ce nom, ne supprime pas la réalité qui la dissimule encore. Ainsi, par exemple, la persécution demeure-t-elle alors même que pourtant le royaume des cieux est atteint dans le présent.

Mais, accordons-le, on convient sans peine qu’une certaine expérience dont on souffre puisse être désignée comme une persécution, encore que des discussions puissent toujours s’élever pour la nommer ainsi. En revanche, on est moins facilement porté à déclarer que le royaume des cieux est là, surtout si la persécution persiste. Pourtant, dans les deux cas, un nom est donné, différent chaque fois, et un certain crédit est accordé, bien différent lui aussi.

Pour marquer clairement la différence dans l’accueil de chacune des réalités qui coexistent, on peut choisir, par exemple, de dire que l’une, la réalité immédiate, sensible, est reçue par une « opinion », fondée sur une expérience, quasi unanimement répandue et emportant aisément avec elle la certitude, tandis que l’autre, étrangère à toute perception, est reçue par la « foi ». Et on aura compris, bien sûr, que l’on entend alors par ce terme de foi une variante absolument singulière, unique en son genre, du crédit que nous ouvrons toujours quand nous accueillons une réalité, quelle qu’elle soit. Sa singularité et son unicité lui viennent de ce qu’elle est dépourvue de toute caution sensible.

En tout cas, si différentes que soient l’une de l’autre les deux réalités qu’on a distinguées, elles ne sont pas par elles-mêmes d’emblée de l’ordre de la vérité : elles n’y accèdent que lorsqu’elles sont énoncées, parlées donc, et reçues soit par l’opinion, pour l’une, soit par la foi, pour l’autre. Il n’est donc pas de vérité hors du temps, qui attendrait en quelque sorte qu’on la dise et qu’on croie en elle, tel un pays qui figurerait sur la carte mais qui, pour exister, aurait besoin qu’on le visite. La vérité n’est jamais virtuelle, elle n’est qu’actuelle, ou bien elle n’est pas. En cela elle ressemble à la flamme qui ne brûle ni ne réchauffe pas, qui littéralement n’existe pas aussi longtemps que le feu n’a pas pris. Ainsi donc l’événement de l’embrasement, sauf à n’être pas un événement, si étrange qu’il paraisse, est-il sans cause : en dépit des apparences et à l’encontre d’une certaine logique causale, il n’est pas le produit du combustible auquel s’est jointe une étincelle. C’est dans l’actualité présente de l’événement que nous apparaît sa possibilité : celle-ci est toujours rétrospective.

Par conséquent, le bonheur des pauvres par l’esprit et de tous ceux qui sont déclarés heureux n’est pas une vérité intemporelle, tout simplement parce qu’il n’y a pas de vérité qui soit étrangère au temps. Ce bonheur n’existe jamais sans la déclaration qui en est faite ici et maintenant ni sans l’adhésion qui lui est donnée ou refusée. Il est donc actuel ou il n’est pas du tout.

Le message, la foi et le maître à l’œuvre dans l’histoire

Dès lors, il n’est pas étonnant que les béatitudes se présentent comme un message, comme une heureuse annonce, un évangile et, qu’en conséquence, leur vérité soit inséparable de leur proclamation et de leur réception dans le temps.

Sans doute, dira-t-on, est-ce là le propre de tout propos tenu à l’intérieur de l’entretien d’humanité auquel nous appartenons, même si ce propre échappe à l’attention ou se fait facilement oublier. Cependant, dans le cas présent, le fait même qu’il s’agit d’un message apparaît avec force en raison même de l’invraisemblance de son contenu et, surtout, de l’absence de tout autre référent sensible que la réalité immédiate, souvent  insupportable. Pour tenir ce message pour vrai on est donc porté à s’attacher par priorité à l’identité de son émetteur - on dira donc que c’est Dieu lui-même ou son prophète qui parle - et à la qualité du crédit, c’est-à-dire à la foi, que ce message fait lever en ses récepteurs. En d’autres termes, on se sera demandé qui pouvait bien parler ainsi, quelle véracité on pouvait lui reconnaître et de quelles ressources on disposait soi-même pour répondre à un tel message en le tenant pour vrai.

Ainsi, très clairement toute vérité repose-t-elle sur le témoignage, c’est-à-dire sur une parole et sur le crédit qu’on lui accorde. Or, il n’en va pas autrement de la vérité des béatitudes. Ne recourt-on pas déjà au témoignage, à celui des sens, le bien nommé, quand il s’agit de se prononcer sur la réalité immédiate, qui est sensible ? À plus forte raison en appelle-t-on au témoignage, quand, pour étayer la vérité d’une certaine réalité, manque la référence à une expérience sensible. Alors encore il y a bien du réel mais il est tout entier dans l’événement du témoignage, qui n’est plus alors du tout celui des sens : le réel est dans la parole prononcée et transmise et, simultanément, dans la foi qui lui est donnée en réponse.  Si donc l’annonce et l’accueil de la vérité des béatitudes peuvent paraître urgentes, ce n’est point pour qu’une réalité cachée devienne manifeste. C’est, plus simplement, plus humainement aussi, pour que, par la grâce d’un tel message, nous devenions heureux en vérité.

Rappelons-nous maintenant ce que nous avons affirmé sur la présence du maître dans l’existence des disciples et sur la transformation heureuse de leur existence. Cette présence et cette transformation, nous le comprenons mieux sans doute maintenant, constituent une réalité devenue vérité : elles n’adviennent pas, en effet, sans qu’on ajoute foi au message qui les annonce. C’est dire que le message avec la foi, jamais sans elle, rend réellement et véritablement présent le maître lui-même ici et maintenant ou, si l’on préfère un autre énoncé,  c’est reconnaître que le maître se rend lui-même réellement et véritablement présent ici et maintenant dans le message, pourvu que la foi se joigne à la réception de celui-ci.

Il suffit dès lors d’appliquer en quelque sorte l’un sur l’autre l’énoncé qui part du message et de la foi et celui qui porte d’abord sur la présence du maître. On pourra alors affirmer que le maître lui-même, en personne, est à l’œuvre, en devenir permanent, dans le message et dans son accueil par la foi, qu’il est la raison d’être du paradoxe des béatitudes. La solidarité maintenue entre les deux énoncés invitera à les considérer comme l’envers et l’avers d’une même médaille, comme deux façons, distinctes mais inséparables, de dire ce qu’il en est en vérité  de la réalité de l’histoire humaine.

Clamart, le 11 janvier 2010

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