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Ce qui n'existe pas

«Regardez en effet votre appel à vous, frères : pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de bien-nés. Mais ce qu'il y a de fou dans le monde, c'est ce que Dieu s'est choisi pour faire honte aux sages ; et ce qu'il y a de faible dans le monde, c'est ce que Dieu s'est choisi pour faire honte à ce qu'il y a de fort ; et ce qui dans le monde est sans naissance et ce qui est tenu pour rien, c'est ce que Dieu s'est choisi, ce qui n'existe pas, pour rendre sans effet ce qui existe, en sorte que nulle chair ne se vante à la face de Dieu. C'est de lui que vous existez, vous, en Christ Jésus, qui est devenu sagesse pour vous de par Dieu, tant justice que sanctification et rédemption, afin que, comme il est écrit, "celui qui se vante, que ce soit dans le Seigneur qu'il se vante."»


1 Corinthiens I, 26-31

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"Regardez en effet votre appel à vous, frères". Prenons garde que ce passage commence par une tournure bien étrange. En effet, s'il y a quelque chose qu'il est difficile de regarder, c'est bien un appel. Un appel, on l'entend, on y répond ou on n'y répond pas, mais il est bien difficile de l'observer. C'est pourtant ce qui est dit d'emblée : "Regardez en effet votre appel à vous, frères".

Au passage, je signale que, si, d'un bout à l'autre, Paul s'adresse à ses correspondants, il les tient pour des frères. En d'autres termes, il ne s'en dissocie pas.

Mais revenons à cet étrange appel qu'il faut prendre en considération. Que va apprendre l'observation de l'appel ? Nous allons apprendre que cet appel constitue un étrange groupe. En effet, nous allons avoir à considérer le résultat, l'effet produit par l'appel adressé : "pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de bien-nés."

L'auteur nous invite à nous situer dans ce que je vous propose d'appeler l'ordre de la chair. Prenons ce terme de chair au sens que nous lui donnerions spontanément. Je veux dire par là : entendons par chair l'ordre où l'on naît, où l'on arrive par le fait de la naissance. Vous voyez bien pourquoi je vous propose d'entendre ainsi ce mot de chair : c'est parce que notre regard va être conduit à observer que dans ce groupe, il n'y a pas beaucoup de "bien-nés". Ainsi, nous apprenons que l'ordre de la chair peut produire des sages, des puissants et aussi, bien sûr, des gens qui vont être recommandés au titre de leur naissance. Ces derniers sont, d'une certaine façon, les plus proches de ce que signifie la chair, mais, si l'on prend les choses par un autre côté, ils s'en sont éloignés car cette naissance les place dans une certaine catégorie sociale, et celle-ci n'est déjà plus quelque chose de naturel.

Dans cet ordre, nous observons que, si la chair produit de la sagesse, de la puissance et de la considération en vertu de la naissance, en revanche, dans le groupe formé par l'appel il n'y a pas beaucoup de gens en qui la chair ait développé ses virtualités. Ainsi, en adoptant une sorte de méthode inductive, en partant du fait social du groupe constitué par la communauté existante, Paul en tire les leçons.

Je me résume : c'est vrai que le groupe est en déficit par rapport à la suffisance de la chair. La chair est capable de se mettre à un certain niveau de sagesse, de puissance, de considération sociale. Or, dans le groupe, la chair est défaillante. Elle est restée en deçà de sa capacité.

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"Mais ce qu'il y a de fou dans le monde, c'est ce que Dieu s'est choisi pour faire honte aux sages". Il n'y a pas à s'inquiéter de cette médiocrité de rendement de l'ordre de la chair. Pourquoi ? Parce que ce qu'il y a de fou, ce qui s'oppose à sage, ce qu'il y a de faible, qui s'oppose à puissant, ce qui n'a guère de naissance, et qui s'oppose à bien-nés, c'est précisément cela que, dans le monde où la chair existe, Dieu s'est choisi. Et j'entends bien dire "s'est choisi" car le verbe que nous lisons dans le texte original exprime l'intérêt que prend à l'action celui qui l'accomplit. Donc, Dieu a choisi pour lui, dans son intérêt. S'il y a peu de sages, de puissants et de bien-nés, c'est qu'à l'intérieur de la capacité ou de la suffisance de la chair, Dieu a fait un tri et s'est réservé ces manifestations insuffisantes de la chair.

Pourquoi ? "Pour faire honte aux sages". Ils sont encore présents, les sages, comme des individus, de même que nous avions commencé par considérer les personnes, "pas beaucoup de sages... de puissants,... de bien-nés". Mais très vite, on va oublier les personnalités. Ainsi, aussitôt après, nous lirons que Dieu a voulu faire honte, non pas aux forts, mais "à ce qu'il y a de fort" et puis, ensuite, "à ce qui dans le monde est sans naissance". On passe non pas du concret à l'abstrait, comme on pourrait le penser, mais du singulier à un ordre plus universel. C'est tout ce qu'il y a de faible, tout ce qu'il y a qui est sans naissance que Dieu s'est choisi. Il veut faire honte. Pourquoi veut-il faire honte aux sages ? Est-ce que ce ne serait pas, par hasard, parce que cette suffisance de la chair risque de rendre les sages suffisants ? Dans notre langue, quand on dit de quelqu'un qu'il est suffisant, on veut faire entendre qu'il est avantageux et aussi on n'est pas loin de dire qu'il dépasse les possibilités qui sont les siennes. La suffisance, bien loin de désigner la capacité réelle, met l'accent au contraire sur l'illusion, l'illusion de sagesse, de puissance et de naissance.

"Et ce qui dans le monde est sans naissance et ce qui est tenu pour rien, c'est ce que Dieu s'est choisi". Ce qui est sans naissance est commenté : ce qui est sans naissance est ce qui est tenu pour rien et aussi "ce qui n'existe pas". Nous sommes à la fois dans l'ordre social et dans celui des réalités qu'on dit existantes en dehors même de l'appréciation sociale. Quand on dit de quelqu'un : il n'existe pas, cela ne signifie pas qu'il n'est pas vivant, mais que le fait qu'il existe est égal à zéro, que sa réalité est inexistante. Dieu s'est choisi ce qui est sans naissance, ce qui est tenu pour rien, ce qui n'existe pas, non pas pour réduire à néant ou pour détruire ce qui existe, mais pour rendre sans effet, sans efficace, sans capacité réelle ce qui existe.

Au point où nous en sommes et avant d'atteindre ce qui est au plus central du texte, nous pouvons remarquer que Paul vient d'élaborer une contestation de toute suffisance, capacité ou aptitude. C'est au point que cet ordre de la chair ou du monde est dépourvu de toute puissance réelle. Ce qui est ici, existant, ne peut pas avoir d'effet. ça n'est qu'existant. Voilà ce que Paul nous amène à dire. Ça ne peut rien faire.

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Si Paul laisse entendre que Dieu s'est choisi dans la chair ou dans le monde ce qui est sans capacité, c'est pour déraciner la prétention qui risque de s'introduire dans la sagesse, dans la puissance, dans la naissance. Et quelle est cette prétention ?

Elle relève encore de la suffisance : "en sorte que nulle chair ne se vante à la face de Dieu." Que nulle chair ne se tienne devant Dieu en s'imaginant qu'elle ferait nombre avec Dieu, qu'on pourrait dire : il y a la chair et il y a, en face, Dieu, comme si la chair et Dieu appartenaient au même ordre. Si j'ose m'exprimer ainsi, Paul affirme que Dieu a fait ce qu'il fallait. Dieu n'a pas exposé la chair à développer une virtualité fâcheuse. Et qu'a-t-il fait pour cela ?

Revenons sur le début de notre texte : il a appelé un groupe de médiocres, d'incapables, au sens fort de ce terme. C'est la présence dans le monde de ce groupe de médiocres ou d'incapables qui  empêche que quelque chair que ce soit, même les chairs réussies (j'entends pas là les chairs sages, puissantes, bien nées) ne donnent dans le panneau de la prétention à se tenir en face de Dieu.

C'est bien cela qui serait malheureux ! C'est de n'être qu'en face de lui. Soit pour nous arroger illusoirement des capacités que nous n'avons pas, soit pour rivaliser avec lui, soit même, allons plus loin, pour nous imaginer que lui, c'est lui et nous, c'est nous, que nous sommes sans lien avec lui. Telle est l'erreur que la suite du raisonnement de Paul va écarter.

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"C'est de lui que vous existez, vous, en Christ Jésus". En rigueur de texte, il faut lire et traduire : c'est sortis de lui que vous existez, vous, en Christ Jésus. Paul reprend ce verbe "exister" qu'il avait mis en vedette tout à l'heure. Rappelez-vous : "ce que Dieu s'est choisi, ce qui n'existe pas, pour rendre sans effet ce qui existe". Il s'agit bien d'exister, mais où et comment ?

D'abord, nous voyons bien que ce pays a une origine : "C'est de lui que vous existez", c'est à partir de lui.  Mais où ça ? "en Christ Jésus". Mais "vous", où existez-vous aussi ? Vous existez dans la chair, dans le monde. Oui ! mais dans la chair et dans le monde, quel est le site particulier, quel est le village ou la maison que vous habitez ? C'est la folie, c'est la faiblesse, c'est ce qui est sans naissance, tenu pour rien, qui n'existe pas.

Nous habitons simultanément, par notre origine, Dieu, et puis aussi "en Christ Jésus" qui apparaît comme étant des nôtres, si j'ose dire, mais en étant un autre. Puisqu'il est des nôtres, il est aussi situé dans la chair, dans le monde, et, étant dans la chair et dans le monde, il n'est pas n'importe où dans cette chair et dans ce monde, mais dans ce qu'il y a de fou, dans ce qu'il y a de faible et dans ce qui est sans naissance, tenu pour rien et qui n'existe pas. Voilà où il est. Or, à ce Christ Jésus, là où il est et sans quitter le site qui est le sien, il est arrivé quelque chose.

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"En Christ Jésus, qui est devenu sagesse pour vous de par Dieu, tant justice que sanctification et rédemption". La sagesse : le mot nous rappelle quelque chose, puisque aussi bien c'est par là que tout avait commencé : "pas beaucoup de sages selon la chair". En étant là où vous êtes, et où Dieu vous fait exister, Christ Jésus devient pour vous la sagesse dont vous êtes incapables.

Mais est-ce bien la même sagesse que celle dont vous pouviez vous croire capables selon la chair ? Rien n'est moins sûr. Car il n'est plus fait état de la puissance ni de la noblesse, ni de la naissance. La sagesse que Christ Jésus est devenu pour vous se manifeste comme justice, sanctification et rédemption. Voilà des termes tout à fait nouveaux mais que nous avons intérêt à entendre par rapport à ceux qui nous avions lus tout à l'heure : puissance et naissance. S'il y avait une prétention, à la fois heureuse et impossible à satisfaire, c'était celle d'être quelqu'un qui soit à la hauteur de Dieu, qui soit saint comme Dieu est saint et qui ne soit pas aliéné de Dieu, qui soit avec Dieu. Car cette prétention n'est pas une prétention déplacée. Le passage s'achève, non pas par une condamnation de la prétention, mais dans un retour et presque dans un éloge de la suffisance.

Le but poursuivi est en quelque sorte gravé, programmé.  "Afin que, comme il est écrit, "celui qui se vante..." Entendons : il a bien raison de se vanter, il n'a pas tort de se croire suffisant, il ne se fourvoie pas en se glorifiant, surtout s'il se rend compte qu'il se glorifie de quelque chose qu'en effet il n'a pas, mais qui est venu cohabiter en lui, mais non pas dans ce qu'il y a de sage en lui, non pas dans ce qu'il y a de fort, non pas en ce qu'il y a de recommandable. Quelque chose ou, plutôt, quelqu'un est venu vivre avec ce qu'il y a de plus fragile, de plus exposé, de plus médiocre, de plus déconsidéré en lui.

En définitive, non seulement la suffisance légitime est sauve, mais même la suffisance que l'on pourrait blâmer. Après tout, on peut se vanter ! Celui qui se vante, eh bien, soit ! qu'il se vante, mais "que ce soit dans le Seigneur qu'il se vante." Que ce soit dans un site qu'il ne s'est pas construit. Et ce site se nomme le Seigneur. Car celui qui se vante reste bien dans la chair, dans le monde et singulièrement dans ce qu'il y a de faible ou de déconsidéré, d'inexistant. Mais cet inexistant existe à nouveau, parce que ce lieu est un lieu dont il n'est pas le propriétaire et dont cependant il n'est pas dépossédé. Sa faiblesse, la médiocrité de sa condition, son inexistence ne sont pas balayées, mais en vivant sur cette marginalité charnelle, ou mondaine, pour reprendre les mots du texte, il est en bonne compagnie. Il y est dans la compagnie de Christ Jésus, le Seigneur. Quel contraste avec cette vanterie solitaire, autarcique, en quelque sorte, à laquelle la chair pouvait être exposée quand elle entendait se vanter "à la face de Dieu" !

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Tout à l'heure, en commençant le commentaire de ce passage, j'avais attiré votre attention sur le mouvement d'induction dans lequel nous sommes engagés. Induire, c'est partir de quelque chose qui est facilement observable, qu'il est aisé de constater et, à partir de là, c'est engager une réflexion. Or, de quel spectacle Paul nous invite-t-il à partir ?

Il nous oblige à fixer le regard sur la société fraternelle que nous constituons et à reconnaître qu'elle n'est pas faite de sages selon la chair, de puissants, de gens bien-nés.

Paul nous demande d'atteindre ce que je vous propose d'appeler notre point d'inexistence. Le point où, en chacun de nous, mais aussi dans les groupes, dans les sociétés, il y a de la précarité. Voilà le point où Paul essaye de conduire la méditation éminemment concrète qu'il nous propose : atteindre notre point d'inexistence, non pas pour en jouir, mais pour apprendre que ce lieu est occupé : restez-y, vous serez en bonne compagnie. Dans ce point d'inexistence, il y a quelqu'un qui fait rendre à ce que sagesse veut dire ce que nous n'aurions pas pensé. Car la sagesse ne s'imaginait pas qu'elle pouvait être mise à hauteur de Dieu, qu'elle pouvait être habitée  par ce qui est le propre de Dieu : sanctification. Elle ne savait pas surtout, la malheureuse, qu'elle avait à être libérée. Or, elle apprend qu'elle a été libérée.

28 janvier 1999

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