Car je suis compatissant, moi
«Tu ne molesteras pas le résident et tu ne l'opprimeras pas, car résidents, vous l'avez été en terre d'Egypte. Toute veuve et l'orphelin, vous ne les violenterez pas. Si vous le violentez, le violentez, s'il crie vers moi, j'écouterai, j'écouterai son cri. Mon nez s'enflammera et je vous tuerai par l'épée, vos femmes seront veuves et vos fils orphelins. Si tu prêtes de l'argent à mon parent pauvre, ton parent, tu ne seras pas pour lui comme un créancier : vous ne lui imposerez pas d'intérêt. Si tu cautionnes en caution le manteau de ton prochain, tu le lui retourneras au déclin du soleil. Car c'est sa seule couverture, elle, son vêtement pour sa peau. Dans quoi coucherait-il ? Que s'il crie vers moi, je l'écouterai, car je suis compatissant, moi.»
Nous pouvons commencer par quelques observations très simples.
Première observation, très élémentaire. Tout ce passage est écrit au futur : «Tu ne molesteras pas le résident et tu ne l'opprimeras pas,... Toute veuve et l'orphelin, vous ne les violenterez pas» et ainsi jusqu'à la fin : «que s'il crie vers moi, je l'écouterai».
Le futur ouvre le temps. Il nous jette en avant sur ce qui sera. Mais, paradoxalement, nous pouvons observer que ce futur aussi barre, interdit, ferme. «Tu ne molesteras pas le résident... tu ne l'opprimeras pas... Toute veuve et l'orphelin, vous ne les violenterez pas...» Ouverture et fermeture du temps. Tout au plus, rencontrons-nous, en traversant ce texte, un futur qui ne ferme pas : «Si tu cautionnes en caution le manteau de ton prochain, tu le lui retourneras au déclin du soleil.»
Autre observation encore. Tantôt c'est le singulier : «Tu ne molesteras pas... tu ne l'opprimeras pas». Tantôt c'est le pluriel : «vous ne les violenterez pas. Si vous le violentez,... s'il crie vers moi». Au singulier ou au pluriel, d'un bout à l'autre, le texte est adressé. Qu'importe en un sens que ce soit à un individu ou à plusieurs.
Autre observation enfin. Celui qui parle n'hésite pas à se rendre présent : «Mon nez s'enflammera et je vous tuerai par l'épée». C'est encore l'affirmation de la présence de celui qui parle que nous relevons quand nous quittons ce passage : «Que s'il crie vers moi, je l'écouterai, car je suis compatissant, moi.»
Nous pourrions multiplier les remarques de ce genre, mais, telles qu'elles sont, elles suffisent peut-être déjà à nous faire dire quelque chose qui n'est pas sans importance. En ouvrant le temps et en le fermant à la fois, en s'adressant à nous au singulier et au pluriel, en étant présent avec force, celui qui parle ici s'adresse à ce que nous pouvons, sans crainte de nous tromper, appeler notre désir.
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«Tu ne molesteras pas le résident et tu ne l'opprimeras pas». Ces paroles invitent à un accomplissement futur, à ne pas faire quelque chose, parce que désirer molester le résident, désirer l'opprimer, c'est quelque chose qui est là déjà.
Non seulement l'oppression est là de façon virtuelle, mais elle a existé pour de bon déjà : «Tu ne molesteras pas le résident et tu ne l'opprimeras pas, car résidents, vous l'avez été en terre d'Egypte.» Vous avez été en position d'être molestés et d'être opprimés. Si vous n'avez pas à molester le résident ni à l'opprimer, c'est parce que ce résident, que vous opprimeriez, que vous molesteriez, vous l'avez été. Donc, d'une certaine façon, à qui vous en prendriez-vous ? A d'autres sans doute, mais aussi à vous-mêmes. Vous renieriez ce que vous avez été et ce que vous êtes devenus. Résidents, vous l'avez été en terre d'Egypte et il suffit que vous l'ayez été pour que vous ne molestiez pas le résident, pour que vous ne l'opprimiez pas.
Le résident, c'est celui qui habite parmi vous et qui n'est pas de chez vous. Tout se passe comme si le désir d'opprimer, de molester portait sur quelqu'un d'autre mais sur quelqu'un d'autre qui est au milieu de nous. Ainsi, lorsqu'on opprime le résident, lorsqu'on le moleste, on blesse quelqu'un de chez soi, plus, quelqu'un qu'on a été soi-même. Molester, opprimer le résident, c'est presque commettre un meurtre et en même temps un suicide, tuer l'autre et se tuer soi-même.
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Le passage que nous lisons continue. «Toute veuve et l'orphelin, vous ne les violenterez pas. Si vous le violentez, le violentez», dit le texte, se répétant, insistant, «s'il crie vers moi, j'écouterai, j'écouterai son cri.» La veuve est privée, non pas de sa maison, comme le résident, mais de son mari. L'orphelin est privé de ses parents. Comme le résident, ils sont exposés à la violence, sans protection, parce qu'il leur manque à l'un une maison, à l'autre un mari, au dernier des parents.
Or vous pouvez bien violenter, mais de ce traitement que vous infligez peut naître un dialogue. Des coups que vous donnez surgit une parole, la parole de quelqu'un qui parle à peine, car crier c'est à peine parler. En tout cas, c'est juste ce qu'il faut pour que celui qui parle en criant soit écouté de celui qui là, en ce moment, s'adresse à nous : «j'écouterai, j'écouterai son cri.» Le temps s'ouvre, et voilà que celui qui parle annonce que sa conduite va changer.
«Mon nez (oui, plutôt que la colère : l'organe de la colère) s'enflammera et je vous tuerai par l'épée, vos femmes seront veuves et vos fils orphelins.» Plus on avance dans ce texte, plus celui qui parle se déclare. Il ne déclare pas ce qu'il est, il ne déclare pas ce qu'il sera. Prenons le texte à la lettre. Il déclare ce que nous le faisons devenir. «Si vous le violentez, le violentez, s'il crie vers moi, j'écouterai, j'écouterai son cri. Mon nez s'enflammera et je vous tuerai par l'épée, vos femmes seront veuves et vos fils orphelins.» D'un bout à l'autre, je vous le disais tout à l'heure, nous sommes dans l'ordre du temps ouvert ou fermé, du temps ouvert qui se ferme, nous sommes dans l'ordre du désir et nous découvrons que, d'une certaine façon, nous rencontrons l'interlocuteur que nous méritons. «Je vous tuerai par l'épée» : puisque vous avez agi avec violence, va surgir pour vous de votre violence même, comme le fruit affreux de votre violence, un interlocuteur, lui aussi violent. Moi qui vous parle, si vous vous conduisez comme cela, je serai destructeur et vous deviendrez vous-mêmes ce que vous avez fait des autres : «vos femmes seront veuves et vos fils orphelins.»
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Continuons la lecture de ce passage. La suite contribue à approfondir la méditation dans laquelle nous sommes entrés.
«Si tu prêtes de l'argent à mon parent pauvre, ton parent, tu ne seras pas pour lui comme un créancier : vous ne lui imposerez pas d'intérêt.» «Mon parent pauvre, ton parent». Déclaration assez extraordinaire. Il s'agit cette fois de celui qui est notre allié et qui, en même temps, est l'allié de celui qui parle. Notre interlocuteur fait cause commune avec celui qui maintenant n'est plus désigné ni comme résident, ni comme veuve ou orphelin, mais, plus généralement, comme pauvre. Or le pauvre est au croisement d'une double parenté simultanée : il est mon parent pauvre et ton parent.
Si tu lui prêtes de l'argent (car tu peux lui prêter de l'argent, nous ne sommes plus dans le registre de la violence ou de l'oppression), si maintenant tu lui donnes librement, tu ne seras pas pour lui comme un créancier, tu n'exigeras rien de lui en retour, rien d'autre que ce que tu lui as donné. Tu ne donnes pas pour gagner, tu donnes pour avoir un autre qui soit avec toi. Tu donnes pour que ton parent ne périsse pas. En définitive, peut-être, ton bonheur, c'est d'avoir quelqu'un qui soit avec toi ! Ton intérêt, si l'on peut encore employer ce mot, c'est que l'autre vive. Tu n'as rien compris si tu lui demandes de rapporter quelque chose. Il suffit que tu aies tout fait pour qu'il ne périsse pas.
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La fin est admirable. Le corps de l'autre est magnifié. «Si tu cautionnes en caution le manteau de ton prochain, tu le lui retourneras au déclin du soleil. Car c'est sa seule couverture, elle, son vêtement pour sa peau. Dans quoi coucherait-il ?» Tu peux lui prendre son manteau comme le signe qu'il te doit quelque chose, mais ce manteau n'est rien d'autre que le signe de sa dette. S'il devient autre chose, quelque chose qui l'expose à être atteint, ce manteau, du fait qu'il lui manque, le met en danger ; si ce manteau le prive (comme le résident est privé de sa maison, la veuve de son mari, l'orphelin de ses parents) si le manteau est là comme un manque, et non pas comme un signe du lien que tu as avec lui ou qu'il a avec toi, alors, rien ne va plus. Aussi bien tu le lui retourneras au déclin du soleil, quand il commence à faire nuit et à faire froid. Car cette caution qu'est le manteau changerait de nature en quelque sorte, deviendrait un outil d'agression contre le corps, contre la peau de ton prochain «Car c'est sa seule couverture, elle, son vêtement pour sa peau. Dans quoi coucherait-il ?» Tu l'empêcherais d'avoir une vie où l'on se lève mais aussi où l'on se couche, tu lui retirerais non pas la vie, mais la possibilité de vivre.
Alors, «Que s'il crie vers moi, je l'écouterai, car je suis compatissant, moi.» Je ferai ce que tu ne fais pas. Mais si je te dis que je le ferai, moi, qui suis compatissant, c'est pour t'inviter à n'être pas seul compatissant. C'est pour avoir un compagnon de compassion. Car cette compassion, je ne veux pas la garder pour moi tout seul, je veux te la faire partager.
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Au fond, si je m'adresse à toi, ou si je m'adresse à vous, c'est pour que vous ou toi, vous deveniez comme moi. Pour que ma manière de faire, ma manière d'agir, vous la fassiez vôtre. Ainsi, dans la vie des hommes, dans l'histoire, le cri que pousserait le pauvre auquel on aurait enlevé le manteau est là pour vous rappeler à l'ordre, ou plutôt, pour vous rappeler à la vie. Car comment pourriez-vous vivre vous-mêmes sans être compatissants, puisque votre violence vous ferait vous-mêmes périr ? Donc le cri de celui qui est violenté est la plus grande chance qui puisse vous être donnée.
Car «je l'écouterai», mais comment l'écouterai-je ?
Ma manière de l'écouter est ce que je vous appelle à faire. C'est à vous, non pas tant d'écouter le résident, la veuve, l'orphelin, le pauvre, le prochain, car il se peut que vous commenciez par ne pas l'écouter. Mais, justement, quand vous ne l'avez pas écouté, il vous est arrivé de faire à son égard ce qui vous était arrivé à vous. Si donc vous lui faites violence, sachez-le, à ce moment-là, tout n'est pas fini ! A ce moment-là, vous n'êtes pas perdus, puisque aussi bien vous entendez cette parole que je suis en train de vous dire. A vous de décider si, dans le temps qui reste, vous allez fermer l'ouverture que je vous donne ou si, au contraire, vous allez vous y engouffrer. Ainsi donc, même le moment où vous pratiquez la violence n'est pas le moment de votre perdition. Pourquoi ? Parce que dans cette violence même vous pouvez m'entendre, vous pouvez m'écouter.
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Nous sommes portés à poser la question suivante : qui parle ? Or nous sommes un peu étonnés de la réponse que nous sommes obligés de donner : celui qui parle, c'est celui qui lit ce texte. Celui qui parle, c'est celui qui fait sien ce texte, d'abord en le lisant et en le prononçant. Par exemple, en commençant par dire : «Tu ne molesteras pas le résident et tu ne l'opprimeras pas» et en disant à la fin : «je l'écouterai, car je suis compatissant, moi.» Au sens le plus simple du mot, celui qui parle, c'est celui qui lit ce texte.
Ainsi, en lisant ce texte, celui qui parle fait l'expérience d'être à la fois celui qui somme et celui qui est sommé, celui qui est appelé et celui qui appelle. Autrement dit, je découvre que je suis moi avec un autre, quand je fais mien ce passage, que je suis moi avec Lui.