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Tu envoies ton souffle, ils sont créés

«Eux tous, tournés vers toi, ils attendent
Que tu donnes leur nourriture en son temps.
Tu leur donnes, ils recueillent.
Tu ouvres ta main, ils sont rassasiés de bien.
Tu caches ta face, ils sont effrayés.
Tu mets fin à leur souffle, ils expirent
Et à leur poussière ils retournent.
Tu envoies ton souffle, ils sont créés
Et tu renouvelles la face du sol.»


Psaume CIV, 27-30

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Quelqu'un parle et, sans jamais dire "je", il s'adresse à quelqu'un, à la deuxième personne du singulier, en lui disant "tu".

Celui auquel il s'adresse semble bien faire exception par rapport à tous ceux dont il lui parle. "Eux tous, tournés vers toi, ils attendent".

D'un bout à l'autre, il y a comme une distribution des rôles entre ceux dont on parle, les vivants, et celui à qui on s'adresse. Constamment, on voit apparaître une relation entre ce monde des vivants et lui. "Eux tous, tournés vers toi, ils attendent... Tu leur donnes, ils recueillent... Tu caches ta face, ils sont effrayés... Tu envoies ton souffle, ils sont créés". Cette distribution des rôles n'échappe pas à un certain anthropomorphisme : "ils attendent que tu donnes... Tu leur donnes, ils recueillent... Tu caches ta face, ils sont effrayés... Tu mets fin à leur souffle, ils expirent". L'anthropomorphisme est peut-être moins net vers la fin "à leur poussière ils retournent. Tu envoies ton souffle, ils sont créés".

Il faut un grand effort de retenue pour ne pas projeter dans ce texte la relation de la cause et de l’effet : "Tu leur donnes, ils recueillent. Tu ouvres ta main, ils sont rassasiés de bien." Nous sommes portés à comprendre : parce que tu leur donnes, ils recueillent, parce que tu caches ta face, ils sont effrayés. Je vous fais cependant observer que ce lien n'est pas marqué. Nous pouvons l'introduire, mais ce qui nous est présenté, c'est plutôt une succession. Autrement dit, nous sommes invités à reconnaître une histoire, une histoire qui est constante - tout cela est écrit au présent - une histoire qui se répète.

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De quoi le récitant de ce psaume parle-t-il à son interlocuteur, de quoi lui parle-t-il à propos des vivants ?

Il lui parle de leur subsistance. Pour subsister, il faut être nourri. "Eux tous, tournés vers toi, ils attendent que tu donnes leur nourriture en son temps. Tu leur donnes, ils recueillent. Tu ouvres ta main, ils sont rassasiés de bien." La subsistance permet le maintien de la vie.

Si nous avançons, nous pouvons dire que le récitant entretient aussi son interlocuteur de l'existence de ces vivants. D'abord de ce qui colore leur existence, de ce qui l'affecte : "Tu caches ta face, ils sont effrayés." Voilà ce qui leur arrive quand ils existent. Mais nous pouvons aussi entendre qu'il lui parle de leur existence en un autre sens : "Tu mets fin à leur souffle, ils expirent et à leur poussière ils retournent." Il s'agit sans doute toujours de ce qui les affecte, mais aussi du fait qu'ils sont et peuvent disparaître. On associe ici deux aspects de l'existence, l'existence en tant que nous sommes affectés - nous pouvons exister effrayés -, et puis, l'existence en tant que nous sommes.

Le récitant parle enfin à son interlocuteur de la naissance des vivants. Ainsi on pourrait observer qu'il y a une sorte de démarche régressive. On part de ce qui les entretient. Ensuite, on passe à ce qui leur arrive quand ils existent, et on termine par ce qui arrive quand ils n'existent pas encore "Tu envoies ton souffle, ils sont créés et tu renouvelles la face" de la terre. Notre passage se termine par un entretien sur la naissance, sur une naissance qui est chaque fois nouvelle : "tu renouvelles la face du sol".

Nous saisissons en somme qu'il y a ici le tracé d'une méditation.

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Mais, posons-nous maintenant une deuxième question. Quelle vérité celui qui parle énonce-t-il ? Plus précisément, quelle vérité énonce-t-il sur le lien qui existe entre tous les vivants et le destinataire de sa parole ?

D'abord, celui qui parle ici affirme la dépendance de tous les vivants. Ils sont à la merci de celui à qui il s'adresse, et ils sont tellement à sa merci qu'ils ont en quelque sorte intériorisé cette dépendance. On nous dit tout de suite : "Eux tous, tournés vers toi, ils attendent". Cette dépendance n'est pas seulement un fait, c'est une réalité qui appartient à leur manière de sentir, de penser. Ils sont dépendants entièrement de quelqu'un qui est souverain par rapport à leur subsistance, à leur existence et à leur naissance.

Cette dépendance et cette souveraineté s'inscrivent à l'intérieur même des vivants. Lisons, relisons : "Tu mets fin à leur souffle, ils expirent et à leur poussière ils retournent. Tu envoies ton souffle, ils sont créés". A deux reprises il s'agit du souffle, d'abord de leur souffle et puis du sien. Il s'agit donc de quelque chose qui est plus qu'eux-mêmes, ce qui en eux-mêmes les fait vivants, les fait respirer. Au fond, jusqu'à présent nous avions évoqué plutôt les différentes fonctions que les vivants peuvent exercer. Avec cette mention du souffle, nous touchons à une souveraineté qui s'exerce sur l'origine même de ces fonctions. Le souffle, c'est ce qui permet de vivre et, s'il n'est plus là, les vivants disparaissent : s'il est là, ils peuvent subsister, exister et naître ou renaître. Or, il est remarquable  qu'ils ont un souffle, qui est le leur, mais il y a aussi le sien : "Tu envoies ton souffle, ils sont créés".

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Nous allons maintenant nous interroger sur le résultat produit non plus sur les vivants, ni entre les vivants et l'interlocuteur, mais sur celui qui parle ainsi.

Je caractériserai cet effet par trois termes.

Celui qui parle transforme ce qu'il voit. Prenons par exemple l'un de ces versets : "Tu ouvres ta main, ils sont rassasiés de bien." Nous ne pouvons pas considérer cette phrase, et la plupart des autres, comme une description. Il y a bien un constat : ils sont rassasiés de biens. Mais d'où le récitant a-t-il constaté que son interlocuteur ouvrait la main ? Et ceci est d'autant plus remarquable que l'expression est très concrète. Donc, nous pouvons reparcourir tout ce texte en détectant une transformation permanente. Sans doute quelque chose est vu mais aussi quelque chose est supposé, quelque chose est vu et quelque chose est cru. "Tu mets fin à leur souffle, ils expirent et à leur poussière ils retournent." La fin de cette phrase n'est pas une observation : "Tu mets fin à leur souffle".

Celui qui prononce ce psaume s'immisce très fortement dans ce qu'il dit. Il établit des rapports qui signalent à quel point il est intégré lui-même au discours qu'il est en train de prononcer. Ceci nous donne l'occasion de revenir sur les deux mentions qui sont faites du souffle. "Tu mets fin à leur souffle, ils expirent... Tu envoies ton souffle, ils sont créés". Il y a là, ramassé, un raisonnement qu'il faut évidemment attribuer à celui qui parle. Il suppose que, lorsque les vivants existent, leur souffle leur appartient. Mais, en même temps, ou plutôt aussitôt après, il ajoute que le souffle du destinataire de ce discours est à l'origine de leur existence, puisque c'est lui qui va les faire naître. Autrement dit, il affirme une autonomie de ces vivants, puisqu'ils ont un souffle qui leur appartient, mais cette autonomie est donnée. Bref, tout, dans ce texte, est marqué par le don. C'est par là que tout avait commencé. "Ils attendent que tu donnes leur nourriture en son temps. Tu leur donnes, ils recueillent."

Non seulement celui qui parle ici transforme ce qu'il voit en ce qu'il croit, mais il est à ce point intégré lui-même au discours qu'il prononce qu'il nous invite à y discerner tout un raisonnement dont je viens d'extraire la portée. En fait, tout son discours tend à nous faire comprendre que les vivants sont autonomes mais moyennant la mise initiale qu'est un don, un don qui conduit celui qui donne à faire partie lui-même du don qu'il a fait. C'est comme si le donateur se donnait. "Tu mets fin à leur souffle, ils expirent... Tu envoies ton souffle, ils sont créés." Il semble que l'interlocuteur communique et se communique au monde de vivants.

Essayons d'approfondir ce qui est ici en cause. Je vous invite à lire ce passage comme un texte où s'exprime une communication. Cette communication est en acte, en quelque sorte, d'un bout à l'autre, puisque quelqu'un parle à un autre, à qui il dit "tu". Mais, en outre, cette communication est en quelque sorte projetée dans ce dont il parle. Il y a comme une projection sur la face du sol de cette relation entre lui qui parle et son interlocuteur. Il l'entretient de ce qui a lieu sur la surface du sol. Mais, s'il lui parle ainsi de ce qui se passe là, c'est une façon aussi de figurer de manière sensible ce qui est en train de se passer, cette parole qu'il adresse à quelqu'un qui, pour l'instant en tout cas, ne répond pas.

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En terminant la traversée de ce passage, je voudrais ajouter quelques observations qui, je crois, nous permettront d'entendre tout à fait de quoi il est question ici.

Nous dirions, sans doute, dans un premier temps, qu'il y a un rapport très étroit entre ce monde des vivants et celui auquel ils appartiennent dans leur subsistance, leur existence et leur naissance. C'est vrai. Mais dans cette appartenance il y a de l'histoire. Cette appartenance n'exclut pas la mort et la naissance. "Tu mets fin à leur souffle, ils expirent... Tu envoies ton souffle, ils sont créés". C'est entendu, ils appartiennent à l'interlocuteur de celui qui parle ici, mais cette appartenance ne va pas sans une innovation. Quelque chose se produit, se passe, et du nouveau surgit.

Autre remarque. Nous sentons bien que celui qui parle ne s'adresse pas à son interlocuteur pour l'informer de ce qui arrive. Alors, de quoi s'agit-il ?  En m'appuyant sur les différents parcours que nous venons de faire, je vous propose de dire qu'en fait, sous la forme d'une adresse, puisque aussi bien il lui parle, il est en train de lui répondre, non pas au sens où l'on répond à une question mais au sens où, dans une conversation, on se répond, au sens où un choeur se divise et où une partie répond à l'autre : réponse donnée à un spectacle contemplé, non pas à une question posée.

Bref, ce discours est une sorte de confession que prononce le récitant à l'adresse de son interlocuteur. Confession, c'est-à-dire, non pas seulement affirmation de son existence, pas même affirmation de ce qu'il fait, mais affirmation qu'il est là pour faire et que c'est lui qui est là pour faire subsister, pour faire exister, pour faire naître. En définitive, bien loin de décrire, bien loin de nous introduire à un mécanisme qui serait intérieur à ce qui se passe dans le monde, ce texte est une profession de foi, ou une confession de foi.

28 mai 1998

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