« Et moi, jour après jour ils me cherchent »
«(1)Crie avec la gorge, ne retiens pas,
Elève ta voix comme une trompe
Et raconte à mon peuple leur défection
Et à la maison de Jacob leurs offenses.
(2)Et moi, jour après jour ils me cherchent,
Ils désirent pénétrer mes chemins.
Comme une nation qui pratique la justice
Et qui n’abandonne pas le droit de son Dieu.
Ils me demandent des jugements de justice,
Ils désirent l’approche de Dieu.»
Crie avec la gorge, ne retiens pas,
Elève ta voix comme une trompe,
Et raconte à mon peuple leur défection
Et à la maison de Jacob leurs offenses.
C’est un ordre : crie, ne retiens pas, élève ta voix …et raconte…A qui est-il adressé ? Son destinataire ne porte pas de nom. On conviendra de le nommer le destinataire de l’ordre. Il ne faut pas le confondre avec un autre destinataire, celui du message qu’il devra lui-même transmettre. Ainsi le destinataire de l’ordre est-il un intermédiaire entre celui qui commande - convenons de le nommer le maître - et celui ou ceux auxquels le maître adresse un message. Celui qui commande est donc deux fois maître : maître du destinataire de l’ordre et maître de celui ou de ceux auxquels cet ordre est transmis.
Pour ordonner, le maître bien évidemment use de la parole. Mais il est remarquable que ses ordres portent eux aussi sur l’usage de la parole. C’est elle, en effet, qui est présente, corporellement, dans le cri sans retenue et aussi dans la voix, dont la sonorité est comparée à celle d’un instrument matériel, une trompe et, pour finir, dans l’action verbale qui consiste à raconter.
Le destinataire de l’ordre est désigné par un singulier. Quant aux destinataires du message, ils sont désignés par deux fois comme une collectivité : mon peuple, la maison de Jacob. Dans la première désignation, mon peuple, apparaît une relation, sinon de possession, du moins d’appartenance entre le maître qui parle et les destinataires du message qu’il adresse à son peuple, à la maison de Jacob, par la parole de l’intermédiaire auquel il commande.
Quel est donc le contenu du message ?
Il est exprimé par deux substantifs : défection et offenses. Le premier signifie le manquement, la défaillance, le second, l’attaque, l’agression. Une certaine faiblesse transparaît dans l’un, tandis que l’autre suggère la puissance manifestée par un dépassement devenu lui-même transgression.
Que conclure de toutes ces observations ?
D’abord et avant tout il convient de marquer l’importance accordée à parole. Celle-ci est présente deux fois. Elle est dans la forme même de l’énonciation à l’impératif et elle est aussi dans la matière de l’injonction qui est formulée. Tout se passe donc comme si par le moyen de la parole se trouvait instituée par et pour le maître une relation, d’une part, entre lui et un autre, qui devient ainsi un intermédiaire, un messager, et, d’autre part, entre ce messager et d’autres que le maître et que le messager lui-même.
Ensuite, on est invité à penser que cette relation a été mise à mal, sans être tout à fait supprimée, puisque la parole demeure. La détérioration s’est produite par suite d’un défaut et d’un excès de puissance dans la collectivité qui en était le terme. Ainsi est survenu un écart qui fausse la communication entre le maître et les siens.
Enfin, l’institution d’un messager, par la parole d’un maître qui commande à quelqu’un et lui prescrit de tenir un certain discours, cette institution est décisive pour qualifier la situation présente et, éventuellement, pour engager sa transformation. Car, si compromise que soit la relation entre le maître et les destinataires du message, elle n’est pas anéantie : la persistance de la parole elle-même en fait foi.
Le temps de chercher
Et moi, jour après jour ils me cherchent,
La persistance de la communication est elle-même commentée par le maître. Il déclare qu’elle peut être entendue, plus radicalement encore que la parole exprimée, comme la quête de lui-même en laquelle les siens ont transformé le temps qui passe.
Une telle affirmation, en raison même de son laconisme, appelle la plus grande attention. Comme on peut s’en convaincre, un seuil est franchi qui ouvre à la pensée un tout nouvel horizon.
Comme précédemment, certes, il s’agit encore de faire apparaître ce qui arrive dans la relation qui unit le maître et les siens. Mais maintenant il ne confie plus à un messager le soin de manifester l’événement. Lui-même prend la parole, et c’est pour dire la vérité ou, si l’on préfère, le sens de ce que font les siens, alors pourtant qu’ils ont fait défection et commis des offenses. Positivement ou, en tout cas, sans porter d’appréciation par un plus ou par un moins, il qualifie leur conduite comme une recherche qui est immanente à la totalité du temps dans lequel ils vivent.
On peut certes épiloguer sans fin sur le choix qu’on a fait de traduire ici par rechercher le verbe de l’original hébreu. Par lui-même il ne signifie pas la poursuite dans laquelle on se lance quand on a perdu quelque chose. Il n’implique pas davantage la conscience qu’on peut avoir d’une privation dont on ressentirait la douleur. Plus simplement, plus élémentairement, et pour anticiper sur la valeur sémantique d’un verbe qu’on ne va pas tarder à rencontrer, la recherche dit ici la disposition dans laquelle on se trouve du seul fait qu’on ne peut éviter de désirer ou de vouloir ni de donner des noms à l’objet du désir et du vouloir.
Aussi bien, ces précisions apportées, il n’est pas indifférent que la déclaration qu’on lit ici vienne directement du maître lui-même et, semble-t-il, sans être incorporée au message que devra porter le destinataire de l’ordre. Elle est plus un attendu qui vient infléchir les propos précédents et annoncer ceux qui vont venir. Le messager peut sans doute en faire son profit, s’en inspirer dans les discours qu’il tiendra. Mais le plus important n’est pas là.
Redisons-le, maintenant est énoncée la vérité qui habite aussi bien la défection que les offenses : ce défaut et cet excès ne peuvent faire que ce qu’ils cherchent, jour après jour, ce ne soit moi. Voilà, en définitive ce que le maître soutient. Et, en parlant ainsi, virtuellement mais réellement il confère une originalité singulière au message que pourra porter le destinataire de son ordre et que recevront son peuple et la maison de Jacob.
Les exigences de « l’approche de Dieu »
Ils désirent pénétrer mes chemins,
Comme une nation qui pratique la justice
Et qui n’abandonne pas le droit de son Dieu.
Ils me demandent des jugements de justice,
Ils désirent l’approche de Dieu.
Ils désirent pénétrer mes chemins. L’objet du désir, ici, n’est pas une chose mais un acte, l’accomplissement d’un certain mouvement qui emportera avec lui ceux qui s’y engagent. Dès lors, ils ne peuvent pas se couper en deux et, par exemple, se confondre avec leur intériorité, en laissant leur conduite sociale échapper à la poussée de leur désir : l’élan qui les soulève les prend tout entiers dans la situation qui est la leur, dans la conduite à laquelle ils s’appliquent. L’accomplissement du désir est soumis à certaines exigences.
Comme une nation qui pratique la justice / Et qui n’abandonne pas le droit de son Dieu. On peut certes lire ces propos comme s’ils portaient une accusation, comme s’ils procédaient d’une ironie mordante. Ils tendraient alors à stigmatiser la prétention de ceux qui n’ont pas qualité pour désirer mes chemins comme ils le font, parce que, en raison de leurs agissements, ils sont indignes d’obtenir ce qu’ils désirent, des jugements de justice et, surtout, l’approche de Dieu.
Mais cette ironie même, à supposer qu’on en reconnaisse ici la présence, dit encore et même d’abord autre chose. Quoi donc alors ? Ceci : que le mépris de toute pratique de la justice, que l’abandon du droit de Dieu n’empêche pas de désirer pénétrer les chemins de Dieu. En effet un tel désir est un fait incontestable, si contraire qu’il soit à ce que font ceux qu’il soulève de son élan. Son accomplissement peut bien dépendre de la réalisation de certaines conditions. Son existence ne se discute pas. Elle est un fait d’expérience.
Ils me demandent des jugements de justice, / Ils désirent l’approche de Dieu. Avant d’être un reproche, de faire paraître une incompatibilité, voire de rendre publique une imposture, des phrases comme celles-ci se présentent comme un constat. Ainsi, avec elles, la dernière flèche, lumineuse, est lancée. Mais elle éclaire autant qu’elle éblouit.
Il y aurait donc un contraste violent entre la demande à Dieu de jugements de justice et le désir de l’approche de Dieu ? Sans aucun doute. Mais, justement, là est toute la question. Avant de dénoncer le scandale, il faut le rendre sensible. Car il n’est pas sûr que ceux-là mêmes qui le provoquent en soient conscients. Bref, il faut le faire apparaître, afin de pouvoir éventuellement le traiter et d’indiquer les moyens qui permettront de le supprimer.
Ne pressent-on pas déjà qu’il y va de notre conception de Dieu, de la pensée que nous avons de notre relation avec lui et, surtout, de l’empreinte que trace en chacun de nous et entre nous tous cette relation elle-même ?
Clamart, le 4 mars 2009