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Dans votre endurance, acquérez vos vies.

«''Et comme certains disaient du Temple qu'il était orné de belles pierres et d'offrandes, il dit : «Cela que vous contemplez, viendront des jours où il ne sera pas laissé pierre sur pierre qui ne soit détruite.» Ils l'interrogèrent, en disant : «Maître, quand donc cela sera-t-il, et quel sera le signe, lorsque cela va arriver ?» Il dit : «Prenez garde d'être égarés. Car beaucoup viendront sous mon nom, en disant : C'est moi, et : Le moment approche. Ne vous mettez pas en route derrière eux. Lorsque vous entendrez parler de guerres et de bouleversements, ne vous effrayez pas ; car il faut que cela arrive d'abord, mais pas aussitôt la fin.» Alors il leur disait : «Se réveillera nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura de grands séismes et, par endroits, des pestes et des famines ; il y aura aussi des terreurs et, venant du ciel, de grands signes. Mais avant tout cela, ils jetteront leurs mains sur vous, ils vous persécuteront, vous livrant aux synagogues et aux prisons, vous emmenant devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom ; ça aboutira pour vous à un témoignage. Mettez-vous donc dans vos coeurs que vous n'avez pas à vous exercer d'avance à vous défendre ; car c'est moi qui vous donnerai une bouche et une sagesse, à quoi tous vos adversaires ne pourront ni résister ni répliquer. Vous serez livrés même par vos parents et vos frères, et vos proches et vos amis ; et ils en mettront à mort d'entre vous et vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Et pas de danger qu'un cheveu de votre tête périsse ! Dans votre endurance, acquérez vos vies.»'' »


Luc XXI, 5-19

Pour nous mettre à la hauteur du passage que nous venons d'entendre lire, je souhaite vous présenter quelques réflexions sur la destruction et sur l'énigme, voire le mystère, que contient en elle-même toute destruction.

Rien n'échappe à la destruction, ni les choses naturelles, ni les choses humaines. Or, devant la destruction, nous sommes portés à nous dire : «sans doute, la destruction n'épargne rien, mais tout de même, il y a ruine et ruine. Il y a les ruines qui, même si on les interroge, ne disent rien, ne signifient rien, et puis, il y a les ruines qui parlent». Peut-être plusieurs d'entre vous sont-ils allés à Oradour-sur-Glane. Nous avons là les ruines d'un village qui ont été conservées en l'état et nous savons bien que ces ruines, pourtant silencieuses, parlent et nous font parler. Ces ruines signifient quelque chose, veulent dire quelque chose. En un sens, il y a des ruines martyres, s'il est vrai que le martyr c'est celui qui témoigne, qui transmet quelque chose par sa mort même.

C'est bien pourquoi je voulais attirer notre attention sur ce que j'appelais tout à l'heure l'énigme qui est dans toute destruction et même sur l'énigme que représente pour nous la destruction. Or, qu'arrive-t-il, lorsque nous ne sommes pas seulement en face de la destruction, devant elle, mais lorsque nous sommes pris en elle, agressés par sa violence ?

Voilà le fond sur lequel je souhaite maintenant entreprendre la traversée du passage qui nous réunit ce soir.

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«Et comme certains disaient du Temple qu'il était orné de belles pierres et d'offrandes, il dit : "Cela que vous contemplez, viendront des jours où il ne sera pas laissé pierre sur pierre qui ne soit détruite. Jésus entend des hommes exprimer leur admiration devant une construction, et pas n'importe laquelle, une construction religieuse, le Temple. Il entend des hommes admirer le Temple «orné de belles pierres et d'offrandes» : une construction qui est façonnée par le don que des hommes lui ont apporté, chargée, pleine de signification, pas du tout anonyme.

Et que fait Jésus ? Je dirais volontiers qu'il substitue une fascination à une autre. «Cela que vous contemplez, viendront des jours où il ne sera pas laissé pierre sur pierre qui ne soit détruite.» Devant la construction, Jésus évoque la destruction de l'édifice.

Comme on comprend qu'aussitôt ces hommes l'interrogent et lui disent : «Maître, quand donc cela sera-t-il, et quel sera le signe, lorsque cela va arriver ?» Chaque fois qu'entre la brutalité de la destruction et nous-mêmes nous pouvons interposer quelque chose qui l'annonce, la prépare, l'explique, au moins nous entrons dans de l'intelligible : la destruction elle-même acquiert une signification ! Quel sera le signe lorsque cela viendra ? Réaction très saine que d'essayer de comprendre, de mettre une distance entre la brutalité de la ruine et nous-mêmes.

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Comme si Jésus avait compris l'attente, il continue : «Prenez garde d'être égarés. Car beaucoup viendront sous mon nom, en disant : C'est moi, et : Le moment approche.» Venir avec le nom de quelqu'un, venir en prononçant un nom sur un événement aussi catastrophique qu'une destruction, ça peut paraître comme une lumière. Le moment, l'instant critique approche !

Ne soyez pas fascinés, dit Jésus, par cette apparente explication, «Ne vous mettez pas en route derrière eux. Lorsque vous entendrez parler de guerres et de bouleversements, ne vous effrayez pas». Il est impressionnant d'observer comment Jésus traite en quelque sorte la réception de l'événement, «Prenez garde... ne vous mettez pas en route... ne vous effrayez pas». L'événement viendra mais l'important, c'est ce qui se passera en vous. «Il faut que cela arrive d'abord, mais pas aussitôt la fin.» Spontanément, quand quelque chose est détruit, de quelque façon que ce soit, nous disons : «C'est la fin». Or la remarque de Jésus a pour effet d'introduire comme une sorte de coin entre la destruction et la fin. La destruction, oui, elle viendra mais ne confondez pas la destruction et la fin.

Mais, si nous nous en tenons là, nous pouvons penser qu'il va falloir attendre la fin, une fois la destruction arrivée. Mal nous en prend !

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Jésus enchaîne : «Alors il leur disait : "Se réveillera nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura de grands séismes et, par endroits, des pestes et des famines ; il y aura aussi des terreurs et, venant du ciel, de grands signes".» Il reprend l'antienne de la destruction, mais cette fois-ci élargie, étendue, bien au-delà du Temple : les cataclysmes, les bouleversements, à l'intérieur des sociétés humaines comme aussi bien dans l'univers physique, avec le choc en retour de tout cela, des terreurs «et, venant du ciel, de grands signes.» Les voilà de nouveau les signes !

«Mais avant tout cela, ils jetteront leurs mains sur vous, ils vous persécuteront, vous livrant aux synagogues et aux prisons, vous emmenant devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom ; ça aboutira pour vous à un témoignage.» Ces événements, nous ne savons plus s'ils sont les événements de la fin ou des événements qui annoncent quelque chose d'autre qui serait la fin. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'avant eux, c'est-à-dire, maintenant, dès à présent, il y en a d'autres qui se produisent. Dans ces événements, vous êtes pris : vous n'êtes pas devant eux, en face d'eux, c'est sur vous que ces événements se dirigent comme autant de coups, comme autant de flèches.

Or ce qui vous arrivera n'est pas absurde. On vous emmènera «devant des rois et des gouverneurs à cause de mon nom», et voilà que de la parole en sortira : «ça aboutira pour vous à un témoignage.» ça voudra dire quelque chose pour vous mais aussi ça vous fera dire quelque chose. ça débouchera sur du témoignage. ça sera plein de sens, tellement plein de sens, que vous voudrez le dire.

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Comme s'il allait au-devant de l'embarras de ceux qui l'écoutent Jésus ajoute : «Mettez-vous donc dans vos coeurs que vous n'avez pas à vous exercer d'avance à vous défendre ; car c'est moi qui vous donnerai une bouche et une sagesse, à quoi tous vos adversaires ne pourront ni résister ni répliquer.» Vous voudrez essayer de comprendre ce qui vous arrive et le dire. Or, c'est le moment où vous en serez le plus incapables. Non pas qu'il n'y ait rien à dire, mais votre parole à ce moment-là ne sera pas à la hauteur. Si bien que vous n'avez pas à faire comme ceux qui répètent devant leur glace comment ils joueront un rôle. Vous n'avez pas à vous exercer d'avance à vous défendre.

«C'est moi qui vous donnerai une bouche et une sagesse». Face à ce que celui que vous aurez en vous-mêmes - c'est-à-dire : moi-même -, les adversaires ne pourront rien faire, ni résister, ni répliquer.

Pourtant l'étau se resserre. Rappelons-nous. Nous étions partis du Temple détruit. Les guerres, les bouleversements du monde étaient venus. Pour finir, l'attaque s'était dirigée vers ceux auxquels Jésus s'adresse : ils étaient pris dans toutes ces violences. Or maintenant la destruction se fait plus proche encore.

«Vous serez livrés même par vos parents et vos frères, et vos proches et vos amis». Ceux qui nous ont fait naître, ceux qui sont là pour que, une fois nés, vous viviez avec eux, ceux-là aussi se dirigeront contre vous. Et même : «ils en mettront à mort d'entre vous» Donc, d'une certaine façon, vous ne couperez pas à la mort.

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Le discours se fait confus : «ils en mettront à mort d'entre vous et vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Et pas de danger qu'un cheveu de votre tête périsse !» Oui ! il y a de l'incohérence dans les propos. Il est incohérent de dire : «vous serez haïs de tous à cause de mon nom» et, surtout, après avoir déclaré que l'on en mettra à mort, de dire ensuite : «et pas de danger qu'un cheveu de votre tête périsse». Pourquoi cette contradiction ? C'est que ce qu'il y a à dire, quand il y a eu destruction, ne peut pas se dire de façon cohérente ! Nos paroles sont faites pour dire la construction, pour dire les choses quand elles peuvent s'expliquer, se justifier. Or Jésus est en train de diriger l'esprit de ceux qui l'écoutent vers de l'indicible : vers une destruction habitée de paroles, vers un moment où nous serons les plus forts mais sans pouvoir faire l'économie de la mort !

Où donc atteindre le moment où la destruction est, à la fois, éprouvée et dépassée ?

Jésus laisse les siens sur ces derniers mots : «Dans votre endurance, acquérez vos vies.» Dans la patience que vous mettez à supporter ce qui arrive, c'est moi qui vous le dis, vous êtes en train d'acquérir de quoi vivre, le souffle qui fait de vous des vivants. Votre endurance n'est pas une résistance puisque aussi bien vous succomberez. Et, pourtant, je vous le dis : pas un cheveu de votre tête ne périra.

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La fin viendra après le temps du témoignage. Or le temps du témoignage, c'est le temps de la présence en nous de Jésus, c'est le temps au long duquel il nous donne bouche et sagesse, si bien que les bouleversements ne sont que le signe que ça n'est pas la fin mais seulement le temps de ce qu'il appelle le témoignage.

Ainsi, dans un passage comme celui-ci, Jésus est en train de traiter, et de quelle façon ! notre incurable fascination de la fin. Même une fois le temps détruit, nous dit-il, vous subsistez. Pourquoi ? Parce que je suis en vous, en train de vous donner votre bouche, en train de vous donner votre sagesse. La fin, si vous y tenez, elle est déjà là. Dans quoi ? Mais dans votre foi, tout simplement.

16 novembre 1995

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