Mais plus grand qu'eux, l'amour
«Supposé que je parle les langues des hommes et aussi des anges, mais qu'amour je ne possède pas, je suis passé à l'état d'airain sonnant ou de cymbale retentissante.
Et supposé que prophétie je possède et que je sache les mystères, tous, et toute la science, et supposé que je possède toute la foi, à en déplacer des montagnes, mais qu'amour je ne possède pas, rien ne suis.
Et supposé que je mette toutes mes propriétés en morceaux et que je livre mon corps pour que je sois brûlé, mais qu'amour je ne possède pas, je n'ai aucun profit.
L'amour prend patience, il se rend utile, l'amour, il ne jalouse pas, il n'est pas frivole, il ne s'enfle pas,
il ne manque pas de tenue, il ne cherche pas ce qui est à lui, il ne s'exaspère pas, il ne calcule pas avec le mal,
il ne se réjouit pas de l'injustice, mais il se réjouit avec la vérité,
il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout.
L'amour jamais ne tombe. Qu'il s'agisse de prophéties, elles deviendront inopérantes. Qu'il s'agisse de langues, elles cesseront. Qu'il s'agisse de science, elle deviendra inopérante.
Car c'est partiellement que nous connaissons et c'est partiellement que nous prophétisons.
Mais quand viendra l'achevé, le partiel deviendra inopérant.
Quand j'étais petit enfant, je parlais en petit enfant, je pensais en petit enfant, je calculais en petit enfant. Quand je suis passé à l'état d'homme, j'ai rendu inopérant ce qui était du petit enfant.
Pour le moment, en effet, nous regardons en passant par un miroir, en énigme, mais alors, face à face ; pour le moment, je connais partiellement, mais alors je reconnaîtrai selon que j'ai aussi été reconnu.
Présentement, demeurent foi, espérance et amour, ces trois-là ; mais, plus grand qu'eux, l'amour.»
L'amour est d'abord considéré comme un objet que l'on possède, pour dire qu'on ne le possède pas, c'est entendu, mais il reste qu'il est envisagé comme un objet que l'on pourrait - que l'on devrait ? - posséder : «Supposé que je parle... mais qu'amour je ne possède pas... supposé que prophétie je possède... et supposé que je possède toute la foi... mais qu'amour je ne possède pas... supposé que je mette toutes mes propriétés en morceaux... mais qu'amour je ne possède pas». Par la suite, il devient un sujet dont on décrit la conduite. «L'amour prend patience, il se rend utile, l'amour...», et encore : «l'amour jamais ne tombe».
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Jamais, ni le sujet, ni l'objet de l'amour ne sont nommés. Dans ce passage, pas d'autres noms que... des pronoms, qui désignent celui, ceux qui prononcent ce texte : «''je''» et parfois «nous». Mais ni celui qui aime, ni celui qui est aimé ne reçoivent de nom.
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L'amour est tenu pour absent, pour manquant, et dans des situations dont on suppose qu'elles pourraient se réaliser. «Supposé que je parle les langues des hommes et aussi des anges... et supposé que prophétie je possède et que je sache les mystères, tous,etc.» Ainsi, alors que quelque chose se réalise, voilà que, dans le même temps, l'amour, lui, n'est pas là.
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Lorsque l'amour est décrit comme un sujet, presque comme quelqu'un, sa description est caractérisée par une forte dominante de traits négatifs, comme si l'amour, quand il est là en personne, n'était pas ce qu'on croit ; comme s'il venait, mais ne pouvait pas se présenter sous certains aspects. Beaucoup de traits sont là pour marquer qu'il y a des incompatibilités entre lui et certaines manières d'êtres, certaines conduites. Cependant, nous pouvons observer qu'il y a des traits positifs : «l'amour prend patience, il se rend utile, l'amour,... il se réjouit avec la vérité, et puis il couvre tout, croit tout, espère tout, supporte tout». Ces traits positifs sont un peu comme des victoires sur les aspects négatifs qu'il a fallu d'abord écarter, combattre.
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La conduite de l'amour s'inscrit dans une histoire qui n'est pas la sienne mais la nôtre. Une histoire au cours de laquelle nous passons du partiel à l'achevé. Du maintenant, du présent, à un alors futur et, au travers de toute cette histoire, «l'amour jamais ne tombe», nous prévient-on, alors que tout ce que nous avons pu avoir : la prophétie, les mystères, tous les mystères, les langues, toutes les langues, celles des hommes, celles des anges, la science, toute la science, tout cela est envisagé finalement comme un ensemble très partiel, tout cela est dépassé par ce que nous nommons : «l'achevé». Ou c'est la métaphore de l'enfance et de l'homme fait, ou encore celle du miroir, à quoi succède un moment où ce n'est plus le miroir mais le face-à-face. Bref, l'amour s'inscrit dans notre histoire et il a des compagnons au long de cette histoire : foi, espérance, mais plus grand qu'eux, il y a lui, l'amour.
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Nous passons d'un discours où nous supposons, faisons des hypothèses - «supposé que...» -, à un discours qui annonce ce qui sera, qui est d'ailleurs en train d'arriver et, entre les deux, nous sommes passés par une manière de parler qui déclare, qui décrit en déclarant : «l'amour prend patience, il se rend utile,... ne jalouse pas». La supposition, le présent, et puis le présent encore, mais travaillé par l'arrivée d'un futur, d'un avenir.
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Nous passons d'une façon de parler où nous disons «je» : «supposé que je parle... mais qu'amour je ne possède pas», à un autre type de parole. Nous nous effaçons pour parler de lui : «l'amour prend patience... il se rend utile,... il ne jalouse pas» et puis, plus on avance dans le texte, plus vont se mêler les paroles en «je», les paroles en «nous». Le je va devenir un pluriel : «quand j'étais un petit enfant, je parlais en petit enfant», «pour le moment... nous regardons en passant par le miroir». Et puis il y aura aussi, mêlée à cette façon de s'exprimer à la première personne du singulier ou du pluriel, encore une façon de parler de lui : «quand viendra l'achevé», et puis, finalement «plus grand qu'eux, l'amour».
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Au fond, toute l'affaire consiste à décider si j'ai à avoir de l'amour. A en avoir afin, si j'en ai, d'être quelque chose. Afin d'obtenir quelque profit. Ou bien s'il s'agit que je m'identifie à un amour qui fait être, plutôt qu'il n'est, qui fait avoir, plutôt qu'il n'a.
En effet, qu'est-ce que nous avons commencé à dire ? «Supposé que je parle les langues des hommes et aussi des anges, mais qu'amour je ne possède pas», voilà que j'ai perdu la parole, j'ai rétrogradé, «je suis passé à l'état d'airain sonnant ou de cymbale retentissante». Faute de cet amour que je n'ai pas, ma parole n'en est plus une.
Autre hypothèse : «supposé que prophétie je possède et que je sache les mystères, tous, sans qu'il en manque aucun et toute la science, et supposé que je possède toute la foi à en déplacer des montagnes mais qu'amour je ne possède pas». Au fond, supposons que dans mes possessions, il me manque une autre possession, comme si l'amour était une possession. Alors non seulement je ne parle plus, mais «rien ne suis».
Et supposé maintenant que j'aille jusqu'à me détruire, mettre tout ce que je possède en morceaux et livrer mon corps aux flammes, mais qu'amour je ne possède pas, si j'ai cherché par là à gagner quelque chose, je n'en tire aucun profit.
En vérité, s'agit-il de regretter l'absence de l'amour, ou bien, plutôt, ne s'agit-il pas d'écarter une manière de penser l'amour comme quelque chose qu'il s'agirait d'avoir et qui viendrait s'ajouter au reste ?
En tout cas, ces situations hypothétiques viennent en contraste avec l'amour, quand il se présente en personne, non plus comme objet, ainsi que nous l'observions tout à l'heure, mais comme quelqu'un. A ce moment-là, tous les traits qui vont servir à le décrire apparaissent avec cette caractéristique commune de laisser être, faire être, permettre d'être ou laisser avoir, permettre d'avoir. Il «prend patience, il se rend utile,... il ne jalouse pas, il n'est pas frivole,... il ne manque pas de tenue,... il ne se réjouit pas de l'injustice mais il se réjouit avec la vérité, il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout.» L'amour fait être plutôt qu'il n'est, fait avoir plutôt qu'il n'a.
Quand il est là, cet amour, voilà que nous faisons, voilà que je fais une expérience : l'expérience que mon existence est seulement commencée, une existence qui n'est pas totale, comme si j'existais à peine, une existence qui est partielle, naissante, comme celle d'un enfant. Avec l'amour, je suis établi dans l'attente de mon achèvement, et cet achèvement n'est regardé ni comme un plein d'avoir, ni même comme un plein d'être. L'amour en son achèvement consiste en ce que je vous propose d'appeler l'indéfectible permanence d'une rencontre. «Pour le moment, en effet, nous regardons en passant par un miroir, en énigme, mais alors, face à face ; pour le moment, je connais partiellement, mais alors je reconnaîtrai selon que j'ai aussi été reconnu.» Alors, enfin ! je ne me vois plus, comme il arrive toujours, quand on regarde en passant par un miroir. Car quand nous regardons dans un miroir, sans doute nous voyons tout ce qu'il y a derrière nous ou à côté de nous, mais il y a aussi quelqu'un que nous voyons, et c'est nous-même. En revanche, à ce moment-là, le miroir aura disparu et il y aura bien mieux à faire que de se voir, soi ou les autres. A ce moment-là, je vois comme je suis vu. A ce moment-là, je suis exposé sans protection au regard de qui me voit et lui aussi, d'ailleurs, il est exposé à mon regard qui le voit. Ce regard, qui a pris la place du miroir, est le moment de la reconnaissance. A ce moment-là j'expérimente que j'avais été reconnu. «Alors je reconnaîtrai selon que j'ai aussi été reconnu».
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C'est vrai, nous ne disons jamais ni qui aime, ni qui est aimé. Aucun nom n'est prononcé qui serait celui de l'amant ou de l'aimé. Mais ce que nous disons, ce que le texte nous fait dire, c'est que l'amour, quand il manque, empêche d'exister et que l'amour, quand il est là, fait exister.
Mais qui donc fait-il exister ? Simultanément, il fait exister ensemble celui qui aime et celui qui est aimé. Aimer est source d'existence. Au fond, nul n'existe d'abord et se mettrait ensuite à aimer ou deviendrait objet d'amour. Cette conception, qui nous paraît pourtant aller de soi, c'est elle que ce passage est en train de nous faire abandonner. Le bon sens nous fait dire : j'existe, et puis j'aime ou je n'aime pas, j'existe et puis je suis aimé ou je ne suis pas aimé. Si nous lisons attentivement ce texte et le prenons au sérieux, nous percevons qu'il nous introduit à une toute autre expérience. Nul n'existe d'abord et se mettrait ensuite à aimer ou deviendrait objet d'amour, mais chacun éprouve son inexistence quand il n'aime pas et aussi quand il n'est pas aimé. Et chacun éprouve aussi qu'il n'existe que quand il aime et quand il est aimé. Hors de cela, c'est le vide, il n'y a plus rien à croire, il n'y a plus rien à espérer.
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Comme un ciel qui nous recouvre, aimer couvre tout. Ou comme une racine, aimer supporte tout. Sans doute, avez-vous été sensibles à ce qui est probablement le sommet de ce passage : «il couvre tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout». «Il couvre... il supporte». Qu'est-ce qu'il couvre, qu'est-ce qu'il supporte ? Croire, espérer. Cette affirmation est comme une pierre d'attente qui nous prépare à entendre : «Présentement, demeurent foi, espérance et amour, ces trois-là ; mais, plus grand qu'eux, l'amour.» Non pas : le plus grand d'entre eux mais, si curieux que soit le texte, il faut bien traduire : «plus grand qu'eux, l'amour». Entendons : présentement il y a foi, espérance et amour mais, plus grand que la série, pas seulement plus grand que foi et espérance, plus grand que l'amour lui-même quand il est dans la série, il y a l'amour.
Or, le paradoxe, c'est que pour parvenir à ce qu'existent des gens qui aiment et des gens qui soient aimés, il faut d'abord que soient détruites en moi, en nous la soif de tout avoir et même la soif de tout perdre - car je peux, avidement encore, chercher à perdre, mais pour avoir, afin de me procurer, par la perte, une sorte de moyen pour avoir encore, et avoir l'amour. Or, nous ne parviendrons à éteindre cette soif que lorsque nous aurons grandi, lorsque l'enfant en nous aura disparu pour laisser place à l'adulte.
Quand viendra cette heure ? Mais elle vient, elle est en train de venir, chaque fois que, n'étant plus en face d'un miroir, nous cessons de nous regarder nous-mêmes - chose inévitable, disons-le encore une fois, aussi longtemps que nous sommes devant un miroir, où nous ne pouvons pas nous empêcher de nous regarder nous-mêmes en même temps que nous regardons aussi tous ceux qui, avec nous, apparaissent dans le miroir. Cette heure, où nous passons de l'enfance à l'âge adulte, elle vient quand le miroir s'est brisé, ou plutôt quand nous n'avons plus d'autre miroir qu'un autre qui nous regarde et quand l'autre n'a plus d'autre miroir que nous qui le regardons. Et cet événement, d'une certaine façon, il est toujours futur parce que nous sommes toujours encore des enfants, mais, quand il se produira, cet événement nous apprendra qu'un autre, et nous avec lui, nous étions ensemble depuis toujours. «Pour le moment, en effet, nous regardons en passant par un miroir, en énigme, mais alors, face à face ; pour le moment, je connais partiellement, mais alors je reconnaîtrai selon que j'ai aussi été reconnu.» A ce moment-là, nous reconnaîtrons que nous étions ensemble depuis toujours, reconnus, existant l'un par l'autre, dans un passé dont nous n'avons plus la mémoire.
Pour le moment, l'amour qui couvre tout, qui supporte tout, d'une certaine façon, anticipe et contient l'avenir qui sera. Au fond, c'est dans l'amour, quand il est là, que l'homme est déjà présent dans l'enfant que nous ne cessons pas d'être aussi longtemps que nous vivons.