Quelle gratitude y a-t-il pour vous ?
«Mais à vous je dis, qui écoutez : «Aimez vos ennemis, faites bonnement pour ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous menacent. A celui qui te frappe sur la joue présente encore l'autre, et à celui qui te prend ton manteau ne refuse pas non plus la tunique. A quiconque te demande donne, et à celui qui prend ce qui est tien ne le redemande pas. Et comme vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites pour eux pareillement. Et si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle gratitude y a-t-il pour vous ? En effet, les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, quelle gratitude y a-t-il pour vous ? Les pécheurs aussi font de même. Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quelle gratitude pour vous ? Des pécheurs aussi prêtent à des pécheurs pour en recevoir autant. Mais aimez vos ennemis et faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour ; et votre salaire sera grand, et vous serez fils du Très-Haut, parce qu'il est serviable, Lui, pour des ingrats et des méchants. Devenez compatissants comme votre père est compatissant. Et ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés. Et ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Déliez, et vous serez déliés. Donnez, et il vous sera donné. C'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu'ils donneront dans votre giron. En effet, c'est de la mesure dont vous mesurez qu'en retour il vous sera mesuré».»
Nous sommes certainement très sensibles au caractère impérieux de cette page. L'impératif s'y trouve très souvent. Il occupe le début de ce discours et il en occupe aussi la fin. «Aimez vos ennemis», c'est ainsi que le texte commence. Et puis nous retrouvons la même formule : «mais aimez vos ennemis et faites du bien et prêtez...» et, jusqu'à la fin, nous entendons encore résonner des impératifs. Si j'attire votre attention sur ce point, c'est parce que, lorsque nous lisons, nous devons nous entendre dire ces impératifs. Nous entendons qu'on nous les dit et, puisque nous lisons ce texte, d'une certaine façon nous avalisons ce qui nous est commandé, nous acceptons qu'un ordre nous soit donné puisque nous le prononçons.
Deuxième remarque : ces deux moments, où l'impératif domine manifestement, sont séparés par un temps où les questions abondent. «Et si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle gratitude y a-t-il pour vous ? ... Et si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, quelle gratitude y a-t-il pour vous ?... Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quelle gratitude pour vous ?» Entre ces deux masses d'impératifs, il y a un moment d'interrogation, de raisonnement interrogatif - temps de réflexion -, comme si nous avions à établir la raison d'être de ces impératifs.
Je dis bien : établir la raison d'être, parce que, quand l'impératif reprend, nous prononçons, à peu de chose près, des mots que nous avons déjà prononcés au début. Nous avions dit «aimez vos ennemis» et, quand l'impératif reprend, nous prononçons de nouveau : «mais aimez vos ennemis». Le temps de réflexion interrogative aurait-il servi à nous convaincre ?
J'ajoute une troisième observation pour signaler quelque chose comme une ambiguïté que j'ai tenu à maintenir dans la traduction. «Quelle gratitude y a-t-il pour vous ?» Ce mot de «gratitude» reviendra encore deux fois. En lisant cette phrase, peut-être demandons-nous : mais qu'est-ce que ça veut dire ? De quoi s'agit-il avec cette gratitude ? Gratitude que nous manifestons, que nous montrons nous-mêmes ? ou bien gratitude dont nous sommes les destinataires, dont nous sommes l'objet ? Ce qui est sûr, c'est que le texte, quand nous le lisons, se présente sous la forme où vous le trouvez, là, dans la phrase française ? J'aurais pu, certes, traduire par un autre mot que gratitude, j'aurais pu mettre «grâce», j'aurais pu mettre «reconnaissance», mais ça ne lèverait pas l'embarras, l'éventuelle équivoque devant laquelle nous nous trouvons.
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Je formule trois questions dont, vous le sentirez bien, la gravité va en croissant.
N'est-il pas étrange, tout de même, qu'il faille acheter à un tel prix l'avènement d'une vie sociale qui rejoint pourtant le voeu présent au coeur de tout homme ? En effet, nous apprenons ceci : «Et comme vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites pour eux pareillement.» On est tenté de trouver cette déclaration optimiste, pleine de confiance dans ce qu'il y a au fond d'une volonté humaine. Tout se passe comme si Jésus admettait que nous attendons quelque chose des autres et que cette chose que nous attendons des autres est une bonne chose. Il y aurait une attente, et une attente de bonté, qui habiterait les hommes que nous sommes. Or, n'est-il pas étrange que, pour aboutir à ce que règne entre nous un tel état de bonté réciproque, il faille le payer si cher ? Car ce propos de Jésus, «comme vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites pour eux pareillement», arrive en conclusion d'une série d'ordres bien exigeants : «Aimez vos ennemis, faites bonnement pour ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous menacent». Est-ce que ce n'est pas risquer bien gros pour obtenir l'avènement d'un royaume de bonté qui est présenté comme le souhait spontané de tout homme en ce monde ? Ne devrait-il pas être atteint à un prix moins onéreux ?
Deuxième question. Dans le moment de ce passage où nous interrogeons, où nous réfléchissons, nous devrions être un peu surpris. Pourquoi ? D'abord, parce que le climat a changé. Autant les propos qui étaient tenus au début nous paraissaient bien austères, autant maintenant sont évoquées des conduites qui vont de soi : «si vous aimez ceux qui vous aiment... si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien,... si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir». Chacun d'entre nous se dit : mais oui ! ces choses-là se font, oui, nous aimons ceux qui nous aiment, nous faisons du bien à ceux qui nous font du bien et, si nous prêtons, qu'y a-t-il d'étrange à prêter en espérant recevoir ? Qu'y a-t-il donc de si contestable, qu'y a-t-il donc de si répréhensible à aimer ceux qui nous aiment, à faire du bien à ceux qui nous font du bien, à prêter en espérant qu'on nous retournera ? Pourquoi faut-il que ça semble suspect ? Allons même encore plus loin. Pourquoi, à supposer que nous agissions de la sorte, mériterions-nous d'être assimilés à des pécheurs ? «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle gratitude y a-t-il pour vous ? En effet, - conclusion du raisonnement -,les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.» Est-ce que, par hasard, ce serait un péché d'aimer ceux qui nous aiment ? Est-ce que, par hasard, ce serait un péché de faire du bien à ceux qui nous font du bien ? En quoi y a-t-il péché à prêter en espérant recevoir ?
Troisième question, et celle-ci est beaucoup plus grave, et il se peut que, dans le respect que nous avons de l'Evangile, nous hésitions à la formuler, mais allons-y ! Si l'Evangile nous attaque, nous avons le droit de nous défendre. En adoptant une conduite qui donne barre à autrui sur nous, qui nous met à la discrétion d'autrui, est-ce que finalement nous n'achetons pas bien cher une bonté, celle qui est attribuée au père, dont nous n'avons rien à faire. C'est bien beau ! On nous dit : «Votre salaire sera grand, et vous serez fils du Très-Haut, parce qu'il est serviable, Lui, pour des ingrats et des méchants» Bon, soit ! Mais qu'est-ce que c'est qu'un père qui nous aimerait pourvu que nous nous mettions pieds et poings liés à la discrétion d'autrui, et surtout à la discrétion de la violence d'autrui ? Faut-il donc que, pour imiter la bonté du père, nous nous exposions à toutes sortes de déboires ? Il est bien féroce, ce père, si, pour le reconnaître dans sa bonté, nous devons passer par le risque d'être détruits !
Maintenant je crois que nous sommes à pied d'oeuvre pour enfin traverser ce texte, pour nous défendre éventuellement contre son agression et pour l'accepter sans en être vaincus, sans en être écrasés.
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Repartons du début. C'est un fait que nous avons à accepter sur la parole de Jésus : pour aboutir à cette équivalence de bonté dans les rapports qui nous lient les uns aux autres, à cette équivalence de bonté voulue, souhaitée, pas d'autres moyens que de nous placer dans une position qui, à y bien réfléchir, peut apparaître comme une position de supériorité, d'excellence exceptionnelle. Si nous pensons qu'il nous faut l'emporter sur les autres par des conduites qui sembleront toujours être des consentements à la violence qu'ils exercent contre nous, en adoptant une conduite qui semblera laisser cette violence s'emballer, s'excéder elle-même, quelle suffisance, quel orgueil, quelle démesure ! «Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous menacent. A celui qui te frappe sur la joue présente encore l'autre, et à celui qui te prend ton manteau ne refuse pas non plus la tunique. A quiconque te demande donne, et à celui qui prend ce qui est tien ne le redemande pas.» Etrange point de départ, qui nous met dans une situation où nous ne savons pas si nous sommes en position de maîtrise ou, au contraire, si nous sommes victimes complices, victimes consentantes.
Et pourtant c'est ainsi, et pourtant cet ordre nous est donné. Alors pourquoi ? ça mérite réflexion. Je vous disais tout à l'heure que, dans ce passage, nous en venions à un moment intermédiaire, qui est, en effet, un moment de réflexion.
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La réponse à notre perplexité nous est donnée avec la dernière clarté par une série d'interrogations qui ont de quoi nous convaincre. Nous sommes amenés à reconnaître que c'est le seul moyen pour que soit démasqué un régime où règne la loi du donnant-donnant, où s'exerce une sorte de marché. Oh ! un marché en soi tout à fait raisonnable et juste ! Quoi de plus raisonnable et de plus juste que d'aimer en retour d'un amour, que de faire du bien en retour du bien que nous avons reçu et, en définitive, quoi de plus raisonnable et juste que de prêter en espérant qu'on nous rendra autant ? Ce régime n'a pas à être supprimé. Il doit toutefois perdre son prestige, ne plus nous en imposer, car il fonctionne comme un écran.
En effet, lorsqu'on ne veut vivre que dans un monde où, en échange des bonnes choses que l'on a reçues, on en donne soi-même de bonnes, on méconnaît quelque chose ? Nous méconnaissons alors que nous appartenons à une humanité qui fonctionne à la grâce, qui ne marche qu'à l'excès, et c'est cela qui est dissimulé lorsque nous voulons nous contenter d'un régime qui est raisonnable et juste, celui de l'équivalence des bienfaits. Rien d'étonnant que les pécheurs acceptent cette équivalence-là. Du même coup nous en oublions que nous appartenons aussi à une humanité où règne la violence et où règne le péché. Que des pécheurs acceptent de vivre dans ce régime d'équivalence de bonté, c'est très compréhensible, car ainsi c'est le péché même qui se trouve dissimulé, occulté. En revanche, il s'agit de faire apparaître que nous sommes dans une situation d'ingrats, cependant graciés. Or, dans un monde où ne règnerait que le donnant-donnant, il nous échappe que nous sommes dans une situation où nous recevons plus que nous ne donnons, dans une situation de grâce. Car nous sommes graciés et, puisque nous sommes graciés, comment nous le témoigner à nous-mêmes et le témoigner aux autres, sinon en vivant gracieusement ? Le défaut qu'est le péché et l'excès qu'est la grâce seraient dissimulés, couverts, si nous étions satisfaits d'aimer ceux qui nous aiment et de prêter à ceux qui vont sûrement pouvoir nous rendre. Nous oublierions que nous sommes nous-mêmes des ingrats graciés. Pour finir, ne sombrerions-nous pas dans le désespoir, puisque, nous refusant à pratiquer une bonté qui prend les devants, nous estimerions que nous sommes voués à agir durement et à être nous-mêmes traités durement ?
Ainsi, les conduites excessives qui sont recommandées d'abord, nous permettent de nous révéler à nous-mêmes qui nous sommes, dans quelle situation nous sommes : «vous serez fils du Très-Haut, parce qu'il est serviable, Lui, pour des ingrats et des méchants. Devenez compatissants comme votre père est compatissant. Et ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés. Et ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Déliez, et vous serez déliés...». Mais alors un piège nous attend.
Nous risquons, en effet, de penser que nous achetons la grâce dont nous serions les bénéficiaires. En vérité, il n'en est rien. Il ne s'agit pas d'acheter. Il s'agit de donner une chair à cette grâce, dont nous sommes, en effet, les bénéficiaires, il s'agit de l'incarner. Non pas de vivre exposés à la violence pour ainsi, par ce moyen, obtenir la grâce du père ! Non ! il s'agit de donner à cette grâce du père son expression d'humanité, en vivant comme Jésus nous commande de vivre. Ainsi seulement la façon d'être et de faire du Père devient réelle ici et maintenant : dans la façon d'être et de faire de ses fils.
Bref, et c'est là peut-être l'ultime message de ce passage, son plus surprenant message, à ce moment-là notre conduite devient équivalente à celle du Père, elle répond à celle du Père, ce Père qui, à la fin, n'est même plus nommé sinon à travers des tournures passives, où se répercute la bonté dont, à en croire Jésus, nous serons - de la part du Père ? de la part d'autrui ? de la part de qui ? - les heureux bénéficiaires : «... ''et vous ne serez pas jugés... et vous ne serez pas condamnés... et vous serez déliés... et il vous sera donné... C'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu'ils donneront dans votre giron. En effet, c'est de la mesure dont vous mesurez qu'en retour il vous sera mesuré.''»