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Il y aura là une route et un chemin

«Que se réjouissent le désert et l'aride, que la steppe soit en liesse et qu'elle fleurisse !
Comme la rose, qu'elle fleurisse, fleurisse ! Qu'elle soit en liesse, qu'elle soit toute liesse, qu'elle chante d'allégresse !
La gloire du Liban lui est donnée, l'éclat du Carmel et de Saron.
Eux, ils verront la gloire de IHVH, l'éclat de notre Dieu.
Fortifiez les mains défaillantes, et les genoux trébuchants, affermissez-les.
Dites aux coeurs affolés : "Soyez forts. Ne craignez pas.
Voici votre Dieu. La vengeance vient,
la rétribution de Dieu. Lui-même vient, et il vous sauvera."
Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et les oreilles des sourds s'ouvriront.
Alors comme un cerf bondira le boiteux, et la langue du muet chantera d'allégresse.
Car des eaux jailliront dans le désert, et des torrents, dans la steppe.
Le lieu brûlé se changera en marais, et le lieu de la soif en sources d'eaux.
Dans la demeure où gîtaient les chacals, un parc de roseaux et d'ajoncs.
Il y aura là une route et un chemin. «Chemin sacré» il sera appelé.
L'impur n'y passera pas. Lui, pour eux, ira par le chemin. Les fous n'y vagueront pas.
Là il n'y aura pas de lion, et le violent parmi les animaux n'y montera pas.
Il ne se trouvera pas là.
Et ils iront, les rachetés. Les rédimés de IHVH retourneront,
Et ils viendront à Sion en chantant d'allégresse et la joie d'éternité sur leur tête.
La réjouissance et la joie les atteindront, et s'enfuiront le chagrin et le gémissement.»


Isaie XXXV, 1-6a, 10

Nous avons rencontré très fréquemment des termes qui, chacun à sa façon, expriment le vide : le désert, la steppe, les mains défaillantes, les genoux trébuchants, les coeurs affolés, les aveugles, les sourds, le boiteux, le muet, le lieu brûlé, le lieu de la soif. Et en face du vide, tout au long de ce parcours, peu à peu, le plein : la joie, la liesse, l'allégresse, la gloire, l'éclat, la force, la vengeance, la rétribution, les yeux qui s'ouvrent comme les oreilles, le bond, le chant d'allégresse, le marais à la place du lieu brûlé ou les sources d'eaux au lieu de la soif, le parc de roseaux et d'ajoncs là où étaient les chacals.

Le vide nous est pénible et nous rêvons volontiers du plein. Si j'évoque cette opposition, c'est parce qu'un passage comme celui-ci nous invite à entendre le rapport qu'il y a entre le vide et le plein. Le vide, nous en souffrons. Le plein, n'est-il que ce que nous pouvons rêver, seulement rêver ? N'avons-nous pas une autre attitude à adopter à l'égard du plein ? Voilà la question que je voulais formuler avant que nous entrions davantage dans la traversée de ce passage. Quand nous souffrons du vide, n'avons-nous à remplacer cette souffrance que par le rêve du plein ?

*

D'un bout à l'autre, la parole que nous disons en récitant ce texte est prononcée au pluriel.

D'abord, nous parlons entre nous de quelqu'un que nous avons en commun. «Eux, ils verront la gloire de IHVH, l'éclat de notre Dieu.»

Ensuite, nous nous mettons à parler à d'autres, d'autres que nous, bien sûr, mais nous parlons à d'autres pour les entretenir d'autres qu'eux-mêmes, et d'autres qui sont faibles. «Fortifiez les mains défaillantes, et les genoux trébuchants, affermissez-les.»

A ces autres, auxquels nous sommes censés nous adresser, nous donnons un ordre : nous leur commandons de parler aux faibles de quelqu'un que ces faibles eux-mêmes auraient en commun, entre eux, les faibles. «Soyez forts. Ne craignez pas. Voici votre Dieu. La vengeance vient, la rétribution de Dieu. Lui-même vient, et il vous sauvera.» Nous leur enjoignons de parler à ceux qui sont faibles d'un Dieu qui est le leur : «votre Dieu», et d'un Dieu qui agira pour eux : «vous sauvera».

Mais reconnaissons encore un autre trait de ce passage. Cette parole que nous prononçons, que nous adressons à d'autres, nous l'entendons aussi comme une parole qui nous est adressée et qui nous est adressée par nous-mêmes, puisque c'est nous qui la disons. C'est nous qui disons : «Dites aux coeurs affolés : "Soyez forts. Ne craignez pas. Voici votre Dieu".» Ainsi, cette parole adressée à d'autres, mais prononcée par nous, nous en sommes aussi les premiers destinataires.

*

De quoi est-il parlé ? De quoi parlons-nous aux autres ou à nous-mêmes ?

D'un bout à l'autre, nous parlons de ce monde dans lequel nous sommes et même, plus précisément, nous parlons de la nature : le désert, l'aride, la steppe, le Liban, le Carmel, Saron. Ensuite, il y a les eaux qui jaillissent, les torrents, les marais, les sources d'eaux, les chacals. C'est de la nature que nous parlons, de ce dans quoi nous sommes, au milieu de quoi nous vivons. Nous parlons aussi de certaines gens : de ceux qui ont les mains défaillantes et les genoux trébuchants, des coeurs affolés, des aveugles, des sourds, des boiteux, des muets.

Nous parlons encore de la transformation des uns et des autres : de la nature dans laquelle nous sommes et de ces gens dont nous parlons : «Le lieu brûlé se changera en marais,... le lieu de la soif en sources d'eaux... se dessilleront les yeux des aveugles,... les oreilles des sourds s'ouvriront... comme un cerf bondira le boiteux,... la langue du muet chantera d'allégresse.» Tout se transforme, tout passe d'un état à un autre, et cela dans le sens de ce que tout à l'heure j'ai appelé le plein, en tout cas le meilleur.

Mais nous parlons encore d'autre chose qui n'est peut-être ni du plein, ni du vide. J'aimerais que cela ne nous échappe pas. Qu'est-ce que c'est qu'une route ? Qu'est-ce que c'est qu'un chemin ? Nous voilà bien embarrassés pour attribuer le chemin au plein ou au vide. Nous sommes tentés, peut-être, de mettre le chemin du côté du vide car le chemin, c'est une percée, une trouée. Oui, mais le chemin, c'était justement ce qui manquait dans une nature foisonnante, là où il y avait du trop, à tel point qu'il n'était pas possible de passer, d'aller, d'avancer.

Ainsi, nous voyons se dessiner par-delà l'opposition du vide et du plein, quelque chose d'autre que je vous propose d'appeler le libre passage, la liberté d'aller.

Enfin, tout cela est au futur, et à ce futur que je vous propose d'appeler le futur de la foi. Non pas le futur du rêve mais le futur de ce qui manque encore mais qui viendra.

*

Après ces premières observations, revenons sur tel ou tel aspect. Je vous le disais, d'un bout à l'autre se rencontre l'affirmation d'une transformation, et d'une transformation de ce qui est là, une transformation qui affecte ce dans quoi nous sommes et même plus, qui affecte ce que nous sommes. Nous pouvons être dans le désert ou dans la steppe, dans le lieu brûlé ou dans celui de la soif, mais nous pouvons aussi avoir les mains défaillantes, les genoux trébuchants. C'est cela qui se transforme. Nous pouvons être aveugles et c'est cette cécité qui change. Ainsi de la surdité, ainsi du boiteux et du muet.

Nous demandons bien sûr : «Mais quand donc se produit cette transformation ?» La réponse qui nous est donnée est celle-ci : la transformation est de tous les temps et elle n'est aussi d'aucun temps particulier. Et pourquoi ? Pourquoi n'est-elle d'aucun temps particulier comme ceux que nous pourrions découper : le passé, le présent, le futur ? Parce que la transformation dont il est question ici est, dans le temps, la venue de ce qui troue le temps, d'un événement qui brise dans le temps avec le temps et qui nous oblige à vivre ce temps autrement que nous n'avions commencé à y avancer. Nous y étions entrés aveugles, sourds, boiteux, muets et voilà que le temps va continuer, mais autrement.

Alors, quel est cet événement qui est arrivé dans le temps ? Cet événement a un nom dans ce passage. Cet événement, c'est ce nom, ce nom qui vient sur nos lèvres puisque nous prononçons ce passage. Nous le lisons, ce nom, nous ne pouvons que le lire, quand nous avons à prononcer par exemple : «ils verront la gloire de IHVH, l'éclat de notre Dieu.» En ce moment nous sommes dessaisis, incapables de prononcer ce qui arrive.

*

Alors, est-ce du vide encore un peu plus ou du plein encore un peu plus ? Peut-être voyons-nous à quel point ces concepts ne sont pas très appropriés. L'avènement de ce qui troue le temps, c'est le Seigneur. Non pas hors temps, dans le temps, mais, j'y insiste, pour y faire comme un heureux trou, puisque aussi bien l'effet de cette venue s'appelle : jaillissement d'eaux, parc de roseaux et d'ajoncs et aussi chemins tracés.

*

Revenons encore sur ce passage et essayons de le forer un peu plus, d'y descendre davantage, comme dans un puits de mine. Nous n'avons encore pas dit grand chose de la joie. Pourtant c'est par elle que ce passage commence et avec une redondance qui vous a sûrement frappés. C'est par elle aussi que ce passage finit : «Que se réjouissent le désert et l'aride, que la steppe soit en liesse et qu'elle fleurisse ! Comme la rose, qu'elle fleurisse, fleurisse ! Qu'elle soit en liesse, qu'elle soit toute liesse, qu'elle chante d'allégresse !» Voilà pour le début, et à la fin : «ils viendront à Sion en chantant d'allégresse et la joie d'éternité sur leur tête. La réjouissance et la joie les atteindront, et s'enfuiront le chagrin et le gémissement.» Alors, la joie, qu'est-ce qu'elle vient faire là ? Qu'est-ce qu'elle vient faire sur le chemin ?

Je vous propose d'entendre cette joie comme quelque chose de bien étrange, en effet, car la joie ici témoigne de l'avenir. C'est assez singulier. Nous sommes habitués à requérir des témoins qui viennent pour dire ce qui s'est passé. On témoigne d'ordinaire sur le passé. Or ici la joie est requise au présent, elle l'est comme témoin, mais témoin sûr de ce qui est présenté comme à venir. Et pourquoi ?

Ce qui arrivera, c'est une route, un chemin. «Il y aura là une route et un chemin. "Chemin sacré" il sera appelé. L'impur n'y passera pas. Lui, pour eux, ira par le chemin... Et ils iront, les rachetés.» Une route, un chemin, voilà ce qu'est le contraire du désert ! Le contraire du désert n'est pas le plein, comme le plein s'oppose au vide : le contraire du désert, c'est un chemin, parce que le désert, c'est un lieu où nous ne pouvons pas passer.

Ainsi la joie est le témoin et l'effet présent de ce qui viendra, présence déjà de ce qui viendra sur le chemin, sur la route. La joie annonce et, en même temps, reçoit. La joie est chemin elle-même et présence du terme sur le chemin. Ce qui arrive, ce qui est en train d'arriver et qui arrivera advient dans notre joie, ne peut pas se passer de notre joie pour arriver.

Nous apprenons ainsi que le plein ne se possède pas, et que c'est bien, et que c'est très bien. Nous apprenons que le plein, en humanité, existe mais attendu, espéré, comme quelque chose en quoi l'on croit. Le plein n'est pas toujours déjà fait et il a à être fait par un autre que nous et aussi, inséparablement, par nous et encore, et encore. Le plein est un chemin, un chemin pris et aussi un chemin à prendre, un chemin tracé et encore à tracer.

En définitive, me semble-t-il, à méditer ce passage d'Isaïe, nous entendons mieux que notre désir du plein est sauvé, pourvu que ce plein soit justement à venir. Car l'accomplissement du plein au présent nous achèverait. Or nous existons d'aller, par notre marche ; de voir, alors qu'au départ nous sommes aveugles ; d'entendre, alors qu'au départ nous sommes sourds ; de devenir agiles, alors qu'au départ nous sommes boiteux ; de chanter d'allégresse, alors qu'au départ nous sommes muets.

Et ce nom, ce nom qui est là à deux reprises, ce nom heureusement imprononçable - IHVH -, ce trou dans notre parole, comme je l'ai appelé tout à l'heure, qu'est-ce qu'il énonce ? Il énonce quelque chose à quoi nous sommes tout particulièrement sensibles et qui porte un très beau nom. Il énonce notre liberté.

''14 décembre 1995''

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