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« Des signes que voici … »

«(15) Et il leur dit : « Mis en marche vers le monde tout entier, proclamez l’évangile à toute la création.(16) Celui qui a cru et a été baptisé sera sauvé ; celui qui n’a pas cru sera condamné.(17) Et des signes que voici assisteront en accompagnement ceux qui ont cru : en mon nom ils expulseront des démons, ils parleront en des langues nouvelles,(18) et ils saisiront des serpents et, s’ils boivent quelque chose de mortel, non, cela ne leur nuira en rien, sur des gens sans force ils imposeront (les) mains, et ils s’en trouveront bien. » (19) Or donc le Seigneur Jésus, après s’être entretenu avec eux, fut emporté vers le ciel et s’assit à la droite de Dieu. (20) Quant à eux, s’en étant allés, ils proclamèrent partout, le Seigneur coopérant et affermissant la parole par les signes qui s’ajoutaient en accompagnement.»


Marc XVI, 15-20

Et il leur dit : « Mis en marche vers le monde tout entier… »

Le Seigneur Jésus institue dans la marche ses interlocuteurs. Quelle est la destination de cette marche ? Elle n’est pas autrement précisée que par ces mots : le monde entier. On ne saurait ouvrir davantage l’horizon. Aucun lieu n’est exclu comme terme au déplacement, aucun non plus n’est désigné. C’est d’une totalité qu’il s’agit, sans aucune spécification particulière sinon qu’elle est formée par l’ensemble du monde sans aucune restriction ni limitation.

« …proclamez l’évangile à toute la création… »

Parcourir le monde tout entier est un mouvement physique. Il en va autrement de l’opération dont ce mouvement est le support. Celle-ci est dirigée, elle aussi, vers une totalité sans limite aucune mais cette totalité reçoit maintenant le nom de création et celle-ci est la destinataire d’un message, l’évangile, l’heureuse annonce. Ainsi donc l’investissement de toute la création ne se produit pas, comme pour le monde, par un mouvement dans l’espace mais par une adresse universelle de bonheur.

La communication s’ajoute donc à la circulation quand proclamez succède à mis en marche. De ce fait, un changement d’ordre s’est produit à l’intérieur d’une même universalité. Ce changement se manifeste par l’emploi de deux expressions qu’on ne peut pas confondre l’une avec l’autre : le monde tout entier convient pour signifier le champ spatial de la circulation universelle, tandis que la proclamation à toute la création insinue clairement la présence d’une opération universelle qui relève de la parole.

Ainsi, dans les deux cas, s’agit-il d’un contact mais celui-ci n’est pas, ici et là, de même nature : le monde tout entier ne peut que contenir matériellement une marche, tandis que toute la création, par la proclamation de l’évangile, est constituée, comme dans un entretien, en une instance qui est appelée à recevoir un message et à lui répondre. Comme on peut l’observer d’ailleurs, c’est la réception et la réponse qui vont maintenant être prises en considération.

« …Celui qui a cru et a été baptisé sera sauvé ; celui qui n’a pas cru sera condamné… »

C’est croire ou, si l’on préfère, c’est la foi qui introduit une différence dans la réception et dans la réponse. En effet, croire permet de distinguer, dans toute la création, celui qui sera sauvé de celui qui sera condamné.

Ainsi donc la foi divise toute la création. En effet, puisqu’elle peut venir ou ne pas venir en réponse à la proclamation de l’évangile, la foi consiste en une réception de l’évangile qui, comme l’est sa proclamation, est virtuellement universelle mais cette réception ne s’impose pas. L’universalité de la proclamation de l’évangile ne force pas l’accueil et, encore moins, l’adhésion. Cependant l’enjeu d’une telle communication est grave : il consiste en rien moins que le salut ou la condamnation des destinataires.

En somme, tout se passe comme si, du fait de la proclamation de l’évangile à toute la création, un procès était intenté à toute la création. Or, dans ce procès, c’est le destinataire du message qui prononce lui-même la sentence de salut ou de condamnation selon qu’il a cru ou n’a pas cru.

On demandera sans doute : mais qu’est-ce donc que croire ? Qu’est-ce donc que ne pas croire ?

En exploitant les données dont nous disposons, nous pouvons avancer que croire revient à approuver la proclamation de l’évangile à toute la création. Croire, c’est assumer un tel événement, en devenir le récepteur et l’annonciateur. Ne pas croire représente l’attitude contraire. Au fond, celui qui a cru prolonge par sa foi l’universalité de la proclamation de l’évangile à toute la création. En revanche, celui qui n’a pas cru supprimerait, s’il le pouvait, une telle universalité : celle-ci en reste de son fait à sa virtualité. S’il est condamné, c’est donc lui-même qui porte la sentence et celle-ci l’atteint en raison de son refus d’actualiser en lui-même le message. Allons même plus loin : un tel refus fait passer concrètement et historiquement l’évangile du statut de message à destination universelle à celui de message à destination restreinte.

Dans ces conditions, seul subsiste celui qui a cru, celui qui a, dans et par sa foi, rendu actuellement présente, en lui du moins, la proclamation de l’évangile à toute la création. Quant au baptême, il distingue les croyants, non pour consacrer la suppression de l’universalité par la constitution d’un groupe particulier qui en prendrait la relève, celui des baptisés, mais pour marquer la réalité effective, dans l’histoire, de l’accueil de l’évangile et donc du salut.

Les signes et la foi

Et des signes que voici assisteront en accompagnement ceux qui ont cru : en mon nom ils expulseront des démons, ils parleront en des langues nouvelles, et ils saisiront des serpents et, s’ils boivent quelque chose de mortel, non cela ne leur nuira en rien, sur des gens sans force ils imposeront (les) mains, et ils s’en trouveront bien.

Ceux qui ont cru entreront par la foi dans une existence qui ne peut pas se réduire à sa positivité physique. Ils accèderont à une façon d’être reconnaissable aux signes qui s’y produisent. En effet, ils seront introduits dans un champ de signification et, simultanément, de communication. Il s’agit moins d’ailleurs d’une suppression de la positivité physique que d’une manière de l’habiter : sans détruire cette positivité,  elle anéantit la portée irrémédiable de ses effets négatifs et, avant tout, de la mort. En somme, par la communication du message, par l’accueil de l’évangile ou encore par la foi, ceux qui ont cru habiteront le même monde que les autres mais ils en jouiront tout autrement qu’eux.

Le changement qui se produira peut donc s’entendre à la fois comme l’accès à une sensibilité nouvelle et comme la mise en œuvre de pouvoirs qui sont, eux aussi, nouveaux. Mais sensibilité et pouvoirs ne sont transformés qu’en libérant la communication de toutes les entraves à laquelle celle-ci peut être assujettie. Telle est la vertu de la foi en la proclamation de ce message bien singulier, à destination universelle, qu’est l’évangile. Dans la foi l’universalité, attachée à la proclamation de l’évangile, devient salut, et ce salut se manifeste par la disparition des effets négatifs de l’existence dans la nature, de la participation à la vie

En effet, si l’on veut bien considérer l’ensemble des signes  qui sont mentionnés, on observera que chacun d’eux, à sa façon, supprime la limitation imposée à la liberté d’exister et des menaces qui pèsent sur celle-ci.

Ainsi les démons seront-ils chassés comme des occupants sans titre. La pratique de langues nouvelles élargira les échanges et approfondira la qualité des entretiens. Rien de ce qui relève de la vie ne sera plus nocif : les serpents ne seront plus un danger, la mort ne viendra plus par l’absorption de ce qu’on peut boire et la santé elle-même sera donnée à ceux qui sont sans force.

Toujours, comme on peut le constater, les signes avancés ici témoignent donc d’un déplacement des limites, d’une extension de l’espace ouvert aux rencontres et même d’une transformation des rapports de la vie avec la mort.

Encore convient-il d’entendre correctement le rapport qui existe entre de tels signes et la foi. Remarquons qu’ils sont présentés comme des signes et non pas comme des œuvres qui se réaliseraient par la substitution ou l’adjonction d’un potentiel quasi physique, que possèderait la foi, à celui des processus naturels et vitaux. Si ces signes sont évoqués comme ils le sont, c’est pour faire entendre, littéralement pour signifier cette universalité sans limite aucune qui est le propre de la proclamation de l’évangile et, en droit du moins, de la foi elle-même : étant des signes « de » cette proclamation et de cette foi, de ce qu’elles sont et de ce qu’elles font, ils permettent de parler d’elles comme de réalités effectives qui adviennent dans l’histoire. Mais, si effectives que soient ces réalités, elles demeurent dans le champ de la parole et de l’écoute, du message ou de l’évangile et de la foi qu’on lui donne.

D’être située dans ce champ ne réduit pas l’évangile et la foi à n’être que des entités inconsistantes. Si on venait à le penser, on ferait la preuve qu’on a confondu l’adresse et l’écoute avec la fiction ou avec les illusions d’une certaine imagination. En vérité, l’évangile et la foi auront transformé l’existence des croyants de telle façon qu’ils ne pourront plus parler de cette existence qu’en recourant, entre autres, aux signes qui sont mentionnés ici.

Il convient de marquer à quelle intensité de réalité, si l’on peut dire, est élevée la communication par la proclamation de l’évangile et par la foi. Aussi ne sera-t-on pas surpris qu’on ne puisse revendiquer cette élévation qu’en invoquant une autorité incontestable, proprement souveraine, celle du Seigneur Jésus : en mon nom ils expulseront…C’est en se réclamant de lui, de son absolue véracité, que le croyant peut tenir un discours sur l’évangile et sur la foi avec le réalisme qu’on a noté, alors pourtant que l’expérience commune le détournerait d’en parler de la sorte. En effet, les lois de la nature et de la vie sont toujours en vigueur, les démons sont toujours là, les langues ne se renouvellent guère, les serpents continuent à faire peur, les poisons mortels ne manquent pas et tant de gens sont encore sans force

Souveraineté au ciel, souveraineté partout

Or donc le Seigneur Jésus, après s’être entretenu avec eux, fut emporté vers le ciel et s’assit à la droite de Dieu. Quant à eux, s’en étant allés, ils proclamèrent partout, le Seigneur coopérant et affermissant la parole par les signes qui s’ajoutaient en accompagnement.

Un temps commence, dont la nouveauté s’exprime, pour le Seigneur Jésus, par un déplacement dans l’espace qu’il occupe. Il n’est plus ici, il fut emporté vers le ciel, dans l’immensité, là où toute topographie n’est plus que métaphorique. Il disparaît donc à leurs yeux mais pour occuper, ainsi qu’ils l’affirment sans rien voir, une position souveraine : il s’assit à la droite de Dieu.

Ce temps s’inaugure donc pour eux par une rupture.  C’en est fini pour eux des échanges verbaux qui le liaient à eux. Ils n’ont plus à l’écouter ou, plutôt, la parole qu’il leur adressait quand il leur était sensiblement présent est passée à eux : ils s’en vont aussi - s’en étant allés -  mais pas vers le ciel : c’est l’univers entier qu’ils investissent du message, selon l’ordre qu’ils avaient reçu : ils proclamèrent partout.

Le Seigneur est-il présent ? Est-il absent ?

Assurément, il n’est pas présent physiquement et, pourtant, il l’est réellement, encore que cette présence n’ait d’autre réalité que celle d’une parole adressée et reçue avec des signes qui s’ajoutent en accompagnement, pour en montrer le sens : le Seigneur coopérant et affermissant la parole par les signes qui s’ajoutaient en accompagnement.

Qu’est-ce donc qui confère aux signes leur aptitude à signifier ?

Certainement pas leur consistance matérielle et, si l’on ose dire, leur état brut, leur être de choses, mais la consistance qu’ils ajoutent en accompagnement à la parole en coopérant avec elle et en l’affermissant. Autrement dit, l’aptitude à signifier vient aux signes quand, par exemple, on croit à l’évangile comme à une libération, comme à une communication renouvelée avec tous, comme à une immunité contre le mal qui détruit, comme à une victoire sur la mort, comme à une guérison.

S’il en est ainsi, c’est parce que le Seigneur est réellement souverain partout, dans l’évangile et dans la foi, comme il l’est dans le ciel, à la droite de Dieu. Ainsi donc, réellement souverain qu’il est dans l’évangile et dans la foi, il donne au croyant et, par lui, à toute la création de pouvoir exister souverainement partout, dans le monde tout entier, alors même que la libération est pourtant fragile, la communication restreinte, les atteintes du mal certaines, les victoires de la mort constantes et les guérisons improbables.

La foi en l’évangile est-elle un miracle ?

Toutes les manifestations qui viennent en accompagnement de la foi en l’évangilesignent, au sens le plus littéral de ce dernier mot, des événements hautement improbables et même en contradiction avec les attentes habituelles et avec les consécutions factuelles communément observées. Pour le coup, on est placé devant un accès nouveau à toute la création. Ainsi l’heureuse annonce, l’évangile, quand on lui ajoute foi, vient-elle heureusement déranger l’ordre des choses.

Accordons que les auditeurs du Seigneur Jésus aient pu penser que de tels événements viendraient, en effet, dans l’avenir accompagner la proclamation de l’évangile et la foi en celui-ci. Mais quoi qu’il en ait été dans les faits de la réalisation de ces événements, l’expérience devait leur apprendre à eux-mêmes et, surtout, à ceux qui reçurent leur témoignage, que ces événements ne consistaient pas en la matérialité toute physique que, pourtant, comporte leur énoncé. Au reste n’étaient-ils pas présentés comme des signes et, comme on l’a déjà observé, comme des signes de la foi donnée à la proclamation universelle de l’évangile ?

Dès lors, ne faut-il pas en conclure que c’est à cette foi que tous ces signes s’attachent, que c’est elle qu’ils visent, et qu’ils tendent à la présenter, à la faire comprendre, comme un heureux événement, réellement compatible avec le  monde tout entier, avec toute la création ?

Faut-il aller plus loin, faut-il entendre que cette foi, toute complice qu’elle puisse paraître d’abord des imaginations et des rêves de bonheur que forment les humains, vient plutôt les accomplir et, surtout, les dépasser réellement au point de surprendre toujours les croyants eux-mêmes ?

C’est bien dans ce sens que la méditation de ce récit dirige ses lecteurs. Si donc, comme l’atteste l’étymologie, un « miracle » est un événement qui ne cesse de maintenir dans l’étonnement ceux qu’il concerne, alors, oui, la foi en la proclamation universelle de l’évangile constitue un authentique miracle. En tout cas il est clair que ce miracle de demeure dans le champ commun de l’entretien, c’est-à-dire de la parole adressée et de son écoute, tel qu’il se rencontre dans le monde tout entier, dans toute la création. Or, c’est assez pour qu’on puisse pressentir l’éminente dignité d’un tel champ, et la liberté de choisir qu’il postule, s’il est vrai que c’est en lui que se décide le salut ou la condamnation.

Tout se passe donc comme si le Seigneur Jésus, en prescrivant une telle proclamation universelle, en appelant à y répondre par une telle foi, avait élevé l’entretien, qui est le lot de l’humanité dans son histoire, à une puissance proprement inimaginable. Car c’est bien l’entretien lui-même qui reçoit une telle élévation et non pas seulement sa réalisation particulière, dans la tradition chrétienne par exemple. Car, s’il est vrai que l’évangile et sa proclamation universelle ont une date et des lieux, la foi, elle, ce miracle commun, n’en a pas qui lui soient assignés : même sans le sceau du baptême, elle est, dans tout entretien, disponible, prête à se donner infiniment, absolument, partout. Et alors à qui se donne-t-elle sinon au Seigneur Jésus, emporté vers le ciel et assis à la droite de Dieu ?

Le salut et la condamnation

Le salut est pour qui a cru, la condamnation pour qui n’a pas cru. Ne retenons de cette distinction que le registre de langage dans lequel elle est exprimée. La foi et la condamnation sont des termes qui renvoient à l’existence sociale, alors que, par lui-même, le salut peut concerner aussi l’existence physique, la vitalité par exemple. Si donc l’on tient à rester dans une certaine homogénéité de langage, on entendra donc le salut comme un état qui, lui aussi, affecte l’existence dans la société.

Cette simple observation est décisive. Non seulement, comme on l’a déjà dit, salut et condamnation sont des verdicts prononcés selon que l’on a cru ou que l’on n’a pas cru, proviennent donc de la réponse qu’on a donnée à la proclamation de l’évangile mais, en outre, nous découvrons ce qui se joue, assez communément, en toute circonstance, dans l’adresse et la réception de quelque message que ce soit : dans l’entretien, en humanité, il y va toujours, certes avec des degrés divers de gravité, de salut et de condamnation.

Dès lors, si singulière que soit la situation créée par la proclamation  de l’évangile à toute la création, du fait même qu’elle est consécutive à un certain événement, elle inscrit dans l’histoire une société particulière et l’on comprend sans peine que ses membres se reconnaissent, par exemple, par le baptême. Mais, d’autre part, salut et condamnation constituant des enjeux si graves, on conçoit qu’ils affectent quiconque appartient à l’entretien d’humanité. Dès lors, ce que dessine la tradition chrétienne déborde évidemment le tracé repérable qu’on peut relever. Cette tradition dit quelque chose qui concerne l’universel, le monde tout entier, toute la création. Elle présuppose et fait apparaître en clair une situation dans laquelle se rencontre toute existence au sein de la société humaine : partout, toujours, il y va entre nous du salut et de la condamnation, puisque, dans l’entretien qui nous lie tous ensemble les uns aux autres, de la foi est sans cesse tant soit peu à l’œuvre.

Clamart, le 4 juin 2009


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