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 Nous proclamons, nous, un Christ crucifié 

«... puisque et les Juifs demandent des signes et les Grecs cherchent de la sagesse, (mais que) nous proclamons, nous, un Christ crucifié, piège pour les Juifs, sottise pour les nations, mais pour les appelés, pour eux, Juifs tant que Grecs, un Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu, parce que ce qui est sottise de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu plus fort que les hommes.»


1 Corinthiens I, 22-25

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Je vous dois d'abord quelques explications sur la présentation du texte que vous avez sous les yeux. Il y a deux mots que j'ai mis entre parenthèse, sur la deuxième ligne. Si je l'ai fait, c'est par souci de fidélité au texte original. Tout porte, en effet, à lire : "puisque... mais que", sans que jamais nous ne rencontrions ce qu'on appelle une proposition principale. Donc, d'une certaine façon, cet ensemble que nous avons lu avance une cause qu’on pourrait ainsi formuler : "puisque, étant donné que, mais que". Cependant, plusieurs traducteurs considèrent qu'il y a une proposition principale à partir de cette deuxième ligne. C’est pourquoi j'ai retenu le texte que vous avez sous les yeux. Vous verrez que, quant au fond, la différence n'est pas considérable.

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Je voudrais que, maintenant, nous cherchions à nous acclimater à ce passage.

Pour vous montrer l'intérêt de cette première approche, j'appelle votre attention sur le début et sur la fin. Dès le début, nous observons qu'il y a deux groupes : les Juifs et les Grecs. Or, à la fin, cette division entre les Juifs d'un côté, les Grecs de l'autre, a disparu. Il n'est plus question que des "hommes", "parce que ce qui est sottise de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu plus fort que les hommes". N'allons pas trop vite dans l'explication, ne cherchons pas trop vite la raison de cette transformation. Retenons seulement que, certainement, entre le début et la fin de ce passage, du travail s’est accompli, et c'est à ce travail que je voudrais nous rendre attentifs.

Autre observation. Les Juifs et les Grecs sont, en effet, présents dès le départ. S'ils reviennent, c'est après avoir été presque oubliés. Vers le milieu de notre passage, nous lisons : "mais pour les appelés, pour eux, Juifs tant que Grecs". Cette même répartition est encore présente, mais dans la partie de phrase qui précédait, nous lisions : "un Christ crucifié, piège pour les Juifs, sottise pour les nations". Vous voyez donc que déjà les Grecs étaient absents, encore qu'ils reviennent par la suite, mais en étant soudés avec les Juifs. En effet, au milieu de ce texte, nous lisons : "pour les appelés, pour eux, Juifs tant que Grecs". Si Juifs et Grecs sont présents au milieu de ce texte, ce n'est donc pas dans la même situation qu'au début. Au début, ils étaient clairement distingués par leur désir, par leur attente. Les Juifs d'un côté demandent des signes, tandis que les Grecs cherchent la sagesse. Vers le milieu, ils sont mis ensemble avec les Juifs : "Juifs tant que Grecs".

Autre observation, toujours dans le but de repérer les traces du travail qui s'accomplit dans ce texte. Les Juifs demandent des signes, les Grecs cherchent la sagesse. Ce terme de sagesse va revenir : "un Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu" et encore, sous une autre forme, "parce que ce qui est sottise de Dieu est plus sage que les hommes". La ligne de la sagesse est présente de façon continue dans le texte.

Qu'en est-il des signes ? Ils ne sont mentionnés qu'une seule fois, à propos des Juifs mais, lorsque nous pourrions les attendre encore, je veux dire, vers le milieu du passage, lorsque la sagesse est évoquée dans la ligne des Grecs, à la place des Juifs, faisant symétrie avec la sagesse, qui est l'affaire des Grecs, nous avons le terme de "puissance" : "un Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu". Or, ce terme de puissance a comme un écho vers la fin du texte : "ce qui est faiblesse de Dieu plus fort que les hommes". Ainsi, tout nous laisse penser que la demande de signes, par les Juifs, est une demande de puissance, puisque le terme de faiblesse, le contraire même de la puissance, apparaît là où l'on attendrait de nouveau une mention des signes. Le traitement n'est donc pas tout à fait le même pour les Juifs et pour les Grecs.

Je vous dois aussi quelques explications sur la traduction elle-même, car je ne doute pas que la grande majorité d'entre vous connaissent déjà ce texte. Peut-être avez vous été surpris de lire certains  mots qui ne sont pas ceux des traductions habituelles.

En effet, habituellement, on parle de la "folie de Dieu" et on parle volontiers aussi, à propos des Juifs, de "scandale". Aussi le mot "piège" vous a peut-être paru très surprenant. Pourquoi encore ai-je préféré "sottise" à "folie" ? Pour une raison très simple. Dans la langue originale, le mot employé ne désigne pas la folie au sens que nous pouvons donner  à la "manie", à la folie considérée comme dérèglement pathologique. Le mot présent dans le texte grec signifie la mollesse d'esprit, la faiblesse, s'agissant de la pensée, l'inconsistance, l'hébétude. Il fait penser à quelque objet dont la pointe est émoussée. Aussi il m’a semblé que "sottise" convenait mieux.

Quant à scandale, auquel j'ai préféré piège, c'est tout simplement parce que le mot, en grec, désigne très exactement le piège, c'est-à-dire ce sur quoi on saute ou on tombe : ce qui vous prend parce qu'on saute dessus.

Il n'était pas inutile de prêter attention à la lettre du texte, puisque nous nous engageons dans une lecture qui soit tellement fidèle à la lettre qu'elle en devienne spirituelle. Donc, nous ne sommes jamais assez fidèles au caractère littéral d'un passage, quand nous cherchons à en tirer un profit spirituel.

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Les Juifs et les Grecs, si différents qu'ils soient, dès le début, se rejoignent. Ils se rejoignent en ce qu'ils ont les uns et les autres une attitude active. Les Juifs demandent, les Grecs cherchent. Sans doute, demander n'est pas la même chose que chercher. Mais la demande et la recherche ont ceci de commun d'être des attitudes actives.

D'autre part, ces Juifs et ces Grecs désirent quelque chose qu'ils nomment : les uns demandent des signes, les autres cherchent de la sagesse. Bref, ce qui  fait se rejoindre Juifs et Grecs, c'est une même attente ou, si vous voulez, un même désir. Désir dont l'objet est différent mais, dans les deux cas, qu'il s'agisse de la demande ou de la recherche, il y a un terme qui est demandé ou qui est recherché.

Mais ensemble, aussi bien Juifs que Grecs, se distinguent. De qui ? De "nous", pour parler comme le texte, de "nous", qui formons un ensemble distinct du premier, formé des Juifs et des Grecs. En effet, "nous" apparaît après un adverbe qui marque une opposition :  "mais nous proclamons, nous". Juifs et Grecs sont autres que "nous".

Quelle est la différence ? Ils se distinguent de nous en ce que nous, nous ne nous situons pas dans l'ordre de l'attente ou du désir. Nous, nous sommes dans un ordre défini par le verbe proclamer. A quoi répond, dans la ligne qui suit, un groupe particulier, "les appelés". Ainsi, Juifs et Grecs sont ensemble rassemblés et se distinguent de nous, qui appartenons à un ordre différent. Je vous propose de le reconnaître par les traits de l’annonce, de l’appel et de la réponse : annonce, appel et réponse, virtuelle, des appelés. Je ne dis pas que c'est un ordre étranger à l'attente. Ce n'est pas le contraire de l'attente ou du désir. Je vous propose de l'appeler l'ordre de la communication.

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Cette proclamation d'un appel adressé à des gens qui répondent ou ne répondent pas a un objet : "nous proclamons, nous, un Christ crucifié". La demande avait un terme, un objet : demande de signes. La  recherche avait un objet, la sagesse. La proclamation, elle aussi ne manque pas d'un objet : il est nommé "Christ crucifié".

Or, l'objet de la proclamation, si nous y prêtons bien attention, introduit dans l'ordre de la proclamation ce que j'ai appelé attente et désir. Que nous disions Christ ou Messie, nous parlons, non pas par un verbe mais par un nom, de quelqu'un qui concrétise une attente. Ainsi, l’ordre de la communication n'est pas étranger à l'attente et au désir. Le message porte sur l’attendu, sur celui qui est cherché.

Mais nous, qui ne sommes pas de l'ensemble judéo-grec, nous annonçons ce Christ, cet Attendu, comme crucifié. Nous proclamons bien quelqu'un qui est objet d'attente, mais l'attente, liée à ce nom de Christ, a un objet anéanti, mis à mort, détruit, crucifié. Et ce trait d’anéantissement permet de marquer la différence avec les Juifs et les Grecs.

Puisque cet objet de notre message existe, mais à l'état détruit, il ne peut être un signe. Pourquoi ? Mais parce qu'un signe, comme le nom l'indique, conduit au-delà de lui-même. Un signe est signe de quelque chose. Donc, quand il y a une espèce d'hommes, les Juifs en l'occurrence, qui demandent un signe, c'est parce qu'ils attendent de ce signe qu'il leur donne quelque chose d'autre, qu'il les conduise plus loin. Or, le Christ crucifié arrête à lui-même. Il n'y a pas d'au-delà de ce Christ sur la croix. C’'est pourquoi la demande de signe est regardée comme la demande de quelque chose qui est de l'ordre de la puissance. Ils demandent un signe. En reçoivent-ils un ? N'en reçoivent-ils pas ? A la limite, ces questions ne se posent plus. Ils reçoivent quelque chose qui n'a pas de puissance, pas même la puissance du signe, qui réfère à autre chose. Le Christ crucifié arrête à lui-même, il arrête à la mort. Donc, il est piège pour les Juifs, il ne peut que les bloquer, il ne peut qu'arrêter la marche de qui veut aller au-delà du signe vers autre chose. Ils sont pris au piège du Christ crucifié.

Passons aux Grecs. Pour eux, le Christ crucifié ne peut être une sagesse tout simplement parce qu'il est sot de chercher quelqu'un qui est mort. S'il est sottise pour les nations, c'est parce que celui qu'on cherche a peut-être existé, mais il est maintenant, à leurs yeux, disparu et même tué, mort.

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De ce fait, la distinction même des Juifs et des Grecs se trouve supprimée dès que l'on entre dans l'ordre du message. Juifs et Grecs sont identiques en quelque sorte, quelles que soient leurs différences. C’est pourquoi l'appel ne s'adresse ni aux Juifs en tant que Juifs, ni aux Grecs en tant que Grecs : il s'adresse à qui l'entend, à qui l'écoute.

A ce titre nous pouvons constater que l'ordre du message institue une universalité virtuelle. Pour l'entendre, il n'y a pas besoin d'être Juif, donc non-Grec, ou Grec, donc non-Juif. Il suffit d'entendre la proclamation, la proclamation adressée à tout entendeur.

Cette universalité virtuelle du message est liée à son contenu. En effet, quel est ce contenu ? Le Christ, le Messie, l'Attendu, mais l'Attendu sur la Croix. Or, en annonçant un Christ mort, nous annonçons quelque chose d'assez commun, d'assez général. Mieux même, pour être plus rigoureux, nous annonçons quelque chose d'assez universel, pour la bonne raison que tous meurent. Ce que laisse entendre l'annonce, c'est que tous meurent indignement. Plus même : tous meurent tués. Car il faut que nous pressions le sens de Christ crucifié. Ce n'est pas seulement le Christ mort de sa belle mort, c'est le Christ tué, et tué dans l’indignité.

Ainsi, se trouvent nouées ensemble l'annonce à qui veut l'entendre, à tout le monde, d'un Christ mort, et l'annonce de quelque chose que tout le monde connaît : la mort. Mais, une mort qui n'est pas naturelle. Au fond, c'est comme si on disait : il n'y a pas de mort naturelle.

Or, nous allons apprendre que ce fait de la mort indigne est supprimé par la proclamation du Christ crucifié. Celle-ci prend acte du crucifiement de l'Attendu, du crucifiement de notre attente, du crucifiement de notre désir, mais pour nous faire entendre qu’une victoire perce dans cet anéantissement.

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Oui, "pour les appelés... Juifs tant que Grecs, un Christ", justement parce qu'il est crucifié, atteste non pas une puissance humaine, c'est entendu, non pas une sagesse humaine mais une autre puissance, une autre sagesse, "puissance de Dieu et sagesse de Dieu". Il l’annonce : et voilà pourquoi cette puissance ne tient qu’à un message et à l’accueil de ce message.

Dans ce Christ crucifié, quand il est annoncé, il y a bien un signe. Cette mort fait signe, mais vers quoi ? Elle fait reconnaître une puissance qui sera appelée plus forte, vers la fin du passage, une puissance de Dieu. Mais attention ! Pour passer de cette absence de signification à cette signification forte, pour dire : c'est puissance de Dieu, c'est sagesse de Dieu, il est demandé à ceux qui entendent l'appel de s'y livrer, de s'y abandonner, d'y croire. C'est la foi qui transformera ce Christ crucifié, cette attente crucifiée, en puissance. La foi attribuera l’événement à une puissance qui est celle de Dieu, à une sagesse qui est celle de Dieu. Car il y a bien une sagesse. Cette mort rejoint l'attente de sagesse des nations, mais elle fait reconnaître une sagesse plus sage. "Parce que ce qui est sottise de Dieu", sottise que nous attribuerions à Dieu, "est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu, faiblesse que nous attribuerions à Dieu, plus fort que les hommes".

Cette sagesse n'est pas celle des signes. Elle n'est pas non plus là où règne la non-sottise, la culture. Elle est le propre de la foi, c'est-à-dire de la confiance donnée à une parole entendue, non pas à propos de n'importe quoi, mais à propos de notre attente crucifiée.

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Observons, pour finir, que le désir des Juifs n'est pas traité de la même manière que le désir des Grecs.

Le désir des Grecs ou des nations (car nous observons que ce nom vient à la place des Grecs) est, d'une certaine façon, écouté, prolongé, transformé, mais accompli. Pourquoi je dis cela ? A cause de ce que nous lisons. Nous apprenions que les Grecs cherchent de la sagesse. Or, quand le Christ crucifié est qualifié dans la ligne grecque, il est appelé sagesse de Dieu. Enfin, nous quittons le texte en apprenant que "ce qui est sottise de Dieu est plus sage que les hommes". Ainsi, la demande de sagesse est entendue, mais transformée radicalement, puisque ce qui est proposé est qualifié de sagesse de Dieu, pas des hommes, c'est entendu, mais de sagesse tout de même.

Il n'en va pas de même de la demande juive. La demande juive était une demande de signes. Or, comme je vous le faisais remarquer tout à l'heure, il n'est plus question de signe. Pour en rester dans la ligne de l'attente juive, que trouvons-nous ? Nous trouvons "piège pour les Juifs". Bien plus, nous comprenons que ce qui était réclamé dans les signes, c'était, en fait, la puissance. En effet, ce qui est donné, c’est "un Christ puissance de Dieu" et qui sera commenté par "ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes". Ainsi, les Juifs sont autrement traités que les Grecs ou les nations.  Les Juifs, dans ce texte, sont traités comme les représentants d'une demande de puissance, et c'est cette demande qui est récusée, parce que "ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes".

23 mars 2000

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