Changez d'esprit
«Ayant entendu [dire] que Jean avait été donné, il se retira en Galilée. Et, ayant laissé Nazareth, étant venu, il habita à Capharnaüm, qui est au bord de la mer, sur les confins de Zabulon et de Nephtali, afin que soit rempli ce qui avait été dit par Isaïe, le prophète, qui disait :
"Terre de Zabulon et terre de Nephtali,
Chemin de la mer, au-delà du Jourdain,
Galilée des nations,
Le peuple qui est assis dans la ténèbre
A vu une grande lumière,
Et pour ceux qui sont assis dans la région et l'ombre de la mort
Une lumière s'est levée pour eux."
Dès lors Jésus commença à proclamer et à dire : "Changez d'esprit, car le Royaume des cieux s'est approché".»
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"Ayant entendu [dire] que Jean avait été donné, il se retira en Galilée." Nous pouvons nous demander quel est le rapport entre le fait que Jean ait été livré, ou donné (je reviendrai tout à l'heure sur la difficulté de cette traduction) et, d'autre part, la retraite de Jésus en Galilée. Nous pouvons par exemple supposer que, pour se préserver d'avoir le même sort que Jean, Jésus a préféré s'écarter.
Je vous signale que si nous donnons dans cette explication, qui est, après tout, permise, nous risquons de négliger quelque chose de beaucoup plus important. En effet, il nous échappe à ce moment-là qu'il y a comme un parallélisme, une analogie, entre la livraison de Jean et la retraite de Jésus en Galilée.
Constatons seulement qu'il y a une correspondance entre les deux mouvements. Et, si nous acceptons de prendre les choses par ce côté, il nous apparaît que ces deux façons d'exister (être donné ou livré, pour Jean, se retirer, pour Jésus) se ressemblent. Elles ont de commun que le site occupé par l'un comme par l'autre est quitté. Sans doute, il l'est de façon violente, dans le cas de Jean, il l'est de façon plus décidée, ou volontaire, dans le cas de Jésus, mais, dans les deux cas, aussi bien Jean que Jésus ne restent pas là où ils sont. Ils quittent le lieu qui est le leur.
Je reviens maintenant sur la difficulté de traduire. Jean avait été livré ou donné. Heureusement, le français, dans ses tournures familières, permet d'employer le verbe donner au sens que nous reconnaissons à livrer. Quand on donne quelqu'un, on le trahit, on le fait passer, on le laisse aller. Ainsi, dès le début de ce texte, nous sommes placés devant une heureuse équivoque, qui pourra peut-être nous éclairer sur la signification que nous pouvons donner à tout ce passage.
Pourquoi ce passage de Jésus en Galilée ne serait-il pas une façon de laisser entendre qu'il est lui aussi livré, qu'il se donne ou qu'il est lui aussi donné, comme si Jésus reproduisait une figure, ou remplissait un rôle, qui est déjà en quelque sorte esquissé dans le cas de Jean ?
Voilà en tout cas des questions que nous pouvons formuler dès le début de ce passage.
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"Et, ayant laissé Nazareth, étant venu, il habita à Capharnaüm, qui est au bord de la mer, sur les confins de Zabulon et de Nephtali". Le mouvement de retraite se précise, s'intensifie, s'amplifie. La Galilée était présentée comme le lieu où il se retirait et voici qu'à l'intérieur de cet espace qui est une retraite à lui tout seul, de nouveau, Jésus abandonne un lieu, il s'en va.
"Et, ayant laissé Nazareth, étant venu, il habita à Capharnaüm". Et que dit-on de Capharnaüm ? Capharnaüm nous est présenté comme une cité côtière, une cité frontière, entre la terre et la mer, si bien que cette ville, présentée comme la résidence où s'arrête Jésus, apparaît elle-même comme un lieu de passage, au bord de la mer.
Et ce n'est pas fini : "sur les confins de Zabulon et de Nephtali". Capharnaüm est au bord de la mer, mais Capharnaüm est encore une frontière entre deux entités ethniques : Zabulon et Nephtali.
Ce que je viens de dire, qui n'est qu'une observation sur le texte, suffit à nous faire entendre que c'est d'un transit, d'un passage qu'il sera question dans la suite. Ou, plus exactement, de la signification de ce qu'est un passage.
En tout cas, nous lisons aussitôt après : "afin que soit rempli ce qui avait été dit par Isaïe, le prophète, qui disait". La plupart des traductions disent, et sans doute est-ce beaucoup plus élégant : "afin que soit accompli ce qui avait été dit par Isaïe, le prophète, qui disait, ou quand il disait". J'ai préféré rester au plus près du texte. Car ce qui vient de nous être raconté est interprété comme ce qui va remplir, donner une consistance réelle à quelque chose, à un événement qui n'était jusqu'alors que programmé. En effet, le programme, c'est ce qui est écrit d'avance. Mais, ce que nous lisons sur le programme, c'est aussi ce qui nous permet de donner une signification à ce qui arrive.
"Afin que soit rempli ce qui avait été dit par Isaïe, le prophète". Nous retrouvons, avec le prophète, l'anticipation et aussi, en quelque sorte, nous découvrons que le prophète est celui qui parle en lieu et place de quelqu'un.
"Afin que soit rempli ce qui avait été dit par Isaïe, le prophète, qui disait". Redondance entre "ce qui avait été dit" et "qui disait", mais redondance bien significative car il s'agit d'entendre, c'est-à-dire aussi de comprendre, de quoi est faite cette parole.
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Alors, que disait donc Isaïe, mais à vide, qui se trouve rempli par l'événement que l'on vient de nous raconter ?
"Terre de Zabulon et terre de Nephtali,
Chemin de la mer, au-delà du Jourdain,
Galilée des nations,
Le peuple qui est assis dans la ténèbre
A vu une grande lumière,
Et pour ceux qui sont assis dans la région et l'ombre de la mort
Une lumière s'est levée pour eux."
Il y a comme un calque entre les propos d'Isaïe et la narration que nous avons suivie il y a un instant, un calque, mais à rebours. On commence par parler de Zabulon et de Nephtali, alors que tout à l'heure Zabulon et Nephtali venaient au terme. La mer vient ensuite : elle était aussi médiane, dans la narration de tout à l'heure : "Chemin de la mer, au-delà du Jourdain". La Galilée arrive à la fin, mais elle est elle-même précisée : "Galilée des nations". Autrement dit, semble-t-il, ce qui avait été écrit, c'était quelque chose qui portait sur un espace, mais un espace frontalier entre deux territoires : "Terre de Zabulon et terre de Nephtali". Or, ce territoire apparaît comme un chemin, mais un chemin qui réalise un dépassement, "au-delà du Jourdain", et qui ouvre vers l'immensité du monde "Galilée des nations", Galilée au bord des nations, ou, comme on voudra, Galilée qui est déjà en quelque sorte l'anticipation, la porte des nations.
Cette terre de Zabulon et de Nephtali, cette Galilée des nations, c'est d'elle encore qu'il est parlé maintenant, mais cette fois-ci non plus comme d'une terre mais comme d'un peuple : "Le peuple qui est assis". Tout à l'heure, la pluralité apparaîtra encore davantage "Et pour ceux qui sont assis". Etre assis, c'est être fixé. C'est très exactement ce qui n'est pas arrivé, ni à Jean, ni à Jésus. Pour rester dans le vocabulaire de ce texte, ils ne sont pas des assis. L'un est donné, livré, l'autre s'en va, se déplace, se retire.
"Le peuple qui est assis dans la ténèbre", que lui est-il arrivé ? On ne nous dit pas qu'il a cessé d'être assis (j'ai tenu à ne pas traduire : le peuple qui était assis mais "Le peuple qui est assis dans la ténèbre"). Ce qui est sûr, c'est que, très activement, il a "vu une grande lumière".
Et la même pensée, ou presque, va revenir, ou, plutôt, une amplification de cette pensée va être ajoutée : "Et pour ceux qui sont assis dans la région et l'ombre de la mort une lumière s'est levée pour eux." Etre assis, se lever. Vous voyez l'opposition, vous voyez le contraste. Donc, pour ceux qui sont assis, s'ils ont vu une grande lumière, c'est parce que une lumière s'est levée pour eux. Où étaient-ils assis ? Dans la région et l'ombre de la mort. Ainsi, cette lumière qui s'est levée peut être entendue comme une vie qui se redresse, qui se lève.
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Finissons-en avec la lecture de ce texte. "Dès lors Jésus commença à proclamer et à dire : "Changez d'esprit, car le Royaume des cieux s'est approché.""
"Dès lors". Arrêtons-nous sur la qualification de ce moment. Quel est ce moment ? C'est le moment où un lieu est quitté pour un autre lieu. Moment de transition, de rupture.
Cette rupture est présentée ici aussitôt comme un commencement, comme le commencement d'une parole. Déjà, le prophète Isaïe avait parlé mais il avait, en quelque sorte, parlé à vide. Nous venons d'apprendre que sa parole s'est maintenant remplie de réalité. Quelle est cette réalité qui est maintenant présente, à plein, dans le déplacement de Jésus, qui abandonne le site qu'il occupe ?
"Dès lors Jésus commença à proclamer et à dire" : lui aussi, il dit comme le prophète. Or, que dit-il ?
Vous vous doutez que j'ai beaucoup hésité à vous proposer la traduction que vous lisez. Il aurait été plus facile de traduire par "faites pénitence", ou par "convertissez-vous". J'ai préféré rester au plus près de la lettre du texte en proposant : "Changez d'esprit". Changer d'esprit, c'est réaliser dans la tête ou dans le coeur, comme on voudra, ce déplacement qui a été d'abord présenté dans l'espace et qui avait été annoncé par Isaïe. Ne restez pas dans les pensées qui sont les vôtres. Quittez-les ! Abandonnez-les ! Laissez-les ! Retirez-vous d'elles ! Acceptez de vous livrer ou de vous donner à d'autres ! Et vous voyez que je suis là en train de reprendre tous les mots que ce passage nous a permis d'employer. Changez d'esprit, c'est-à-dire, ne restez pas en place, mais pourquoi ? Pourquoi faut-il maintenant - l'expression va paraître paradoxale ! - s'établir dans le changement ?
L'explication est donnée. "car le Royaume des cieux s'est approché." Il n'avait guère était question de ciel, ni au singulier, ni au pluriel, depuis le début. On nous parlait de lieux, repérables sur la carte, on nous parlait de mer, et surtout de terres. Et voici que maintenant, il s'agit des cieux : "le Royaume des cieux s'est approché."
Un royaume, c'est un espace dans lequel s'exerce un pouvoir, comme aussi bien d'ailleurs un pouvoir était à l'oeuvre dans le fait de donner, de livrer Jean : "Ayant entendu [dire] que Jean avait été donné", livré. Maintenant, s'il faut être sans cesse sur le qui-vive d'un départ, c'est parce que le royaume des cieux, un pouvoir qui est en haut, s'est approché. Ce n'est pas que le royaume des cieux soit tombé sur la terre mais il s'est fait plus proche. Dans cet horizontal dans lequel nous avons été placés depuis le début de ce passage, nous découvrons qu'il y avait un pouvoir à l'oeuvre, à l'intérieur de cet espace plan. Ce pouvoir, ce royaume, qui est des cieux, a fait une avancée, une percée. Il est des cieux mais il vient, il avance sur l'espace terrestre.
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Une belle et profonde méditation sur le temps nous est proposée ici. Le temps, c'est quelque chose qui est d'abord vide et qui va se remplir. Or, de quoi le temps se remplit-il ? Il se remplit de quelque chose, qui avait été dessiné en lui, comme en filigrane. Il se remplit de ce qui avait été décrit, esquissé sous la forme de paroles encore vides, bien sûr, puisque, maintenant, il y a le moment du plein.
Or, qu'est-ce qui arrive dans le temps, pour le remplir ? C'est une attaque contre la mort. La mort est menacée, elle est approchée, comme on approche un ennemi, par la venue de la lumière, et la terre est gagnée par le pouvoir des cieux. La terre n'est pas supprimée, pas plus que la ténèbre ou la région et l'ombre de la mort ne disparaissent. Mais, se produit comme une tentative réussie de sape. Dans la région et dans l'ombre de la mort, un chemin se fraye : chemin de la mer, au-delà du Jourdain.
Et comment peut-on rendre hommage à ce mouvement qui s'accomplit dans le temps ? Est-ce que ce ne serait pas en sortant, non du temps, ni même de l'espace, mais en ne restant pas là où l'on est ? C'est bien ce qui nous est présenté dès le début de ce passage. Nous honorons l'appartenance que nous avons à l'égard de ce temps en y inscrivant un mouvement de déplacement, d'exode, en allant dehors, vers l'étranger. Et en acceptant aussi de ne pas se posséder soi-même : "Ayant entendu [dire] que Jean avait été donné". Cette dépossession, cet exode ou cet exil, comme vous voudrez, violent dans le cas de Jean, volontaire dans le cas de Jésus, sera notre manière de vivre, dans le temps, l'approche du royaume. Non point parce que le royaume nous pousserait hors du temps, mais parce que, dans le temps, il nous pousse sans cesse ailleurs, pas ailleurs que dans le temps, mais ailleurs que là où nous étions dans le temps ou dans l'espace. "Chemin de la mer, au-delà du Jourdain, Galilée des nations".
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Un mot, en conclusion, sur "Changez d'esprit". Je commenterais volontiers en disant : "ayez un esprit qui change". La conversion, pour reprendre le mot habituel, n'est pas la conversion à quelque chose sur quoi on s'arrêterait. C'est l'attitude de qui change à la fois tout ce qui lui arrive et lui-même. Notre verbe changer est très intéressant. Il peut signifier aussi bien que l'on change soi-même, qu'on n'est plus le même ("oh ! comme il a changé !") et aussi que l'on change quelque chose en autre chose. Ceci nous aide à comprendre pourquoi, en effet, ce changement d'esprit va démoder la mort, faire vieillir la mort, car s'il y a quelque chose qui risque d'arrêter et d'interdire tout changement, de mettre un terme au-delà duquel il n'y a rien, c'est bien la mort.
Une certaine passivité se rencontre dans ce changement. "Le peuple qui est assis dans la ténèbre a vu une grande lumière". Quand j'ai commenté cette phrase, je crois avoir employé l'adverbe activement. Car voir, c'est saisir par les yeux. Or la même chose, ou presque, est dite sur un mode plus passif : "pour ceux qui sont assis dans la région et l'ombre de la mort une lumière s'est levée pour eux". Le mouvement par lequel on quitte, faut-il le dire actif ? Faut-il le dire volontaire ? Faut-il le dire passif ? Nous éprouvons ici la fragilité de l'opposition entre actif et passif. Le texte suggère que, lorsque nous quittons et changeons, quelque chose approche, qui est ici appelé royaume des cieux. Pour arriver à entendre cela, il faut passer, comme je viens d'essayer de le faire, par l'opposition de l'activité et de la passivité. Mais aussitôt après avoir utilisé cette opposition, il faut la laisser, pour reconnaître dans sa simplicité la portée de cette phrase qui termine ce texte : "Changez d'esprit, car le Royaume des cieux s'est approché."