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Le sexe et l’humain

(1) Pour ce que vous avez écrit, il est beau pour un être humain de ne pas toucher à une femme. (2) Et, à cause des prostitutions, que chacun ait sa femme à lui et chacune son homme propre ! (3) Que l’homme prenne sur soi pour donner son dû à la femme et, pareillement, la femme aussi à l’homme ! (4) La femme n’a pas d’autorité sur son propre corps, mais l’homme. Pareillement aussi l’homme n’a pas d’autorité sur son propre corps, mais la femme. (5) Ne vous privez pas l’un de l’autre, sinon d’un commun accord, pour un temps, afin d’avoir le loisir de prier, et de nouveau soyez ensemble, afin que le Satan ne vous éprouve pas par votre manque de maîtrise ! (6) Cela, je le dis, à la façon d’une concession, non à la façon d’un ordre. (7) et je voudrais bien que tout être humain fût comme moi-même. (8) Mais chacun a une forme propre de grâce, venant de Dieu, l’un celle-ci, l’autre celle-là.



1 Corinthiens VII, 1-7

(1) Pour ce que vous avez écrit, il est beau pour un être humain de ne pas toucher à une femme.

Paul répond à un écrit par un écrit. Commence-t-il par citer une phrase de la lettre qu’il a reçue ? Peut-être. En tout cas, il ne conteste pas la teneur de la proposition qu’il énonce. Il va plutôt en tirer les conséquences.

Paul s’appuie sur une distinction qu’il suppose sans la mentionner explicitement. En effet, en rapprochant l’un de l’autre le terme d’être humain et celui de femme, il joue de la distinction que fait la langue entre l’être humain, en tant qu’il appartient au genre humain, et, d’autre part, l’homme et la femme, en tant qu’ils sont, l’un un individu masculin, l’autre un individu féminin.

La distinction du masculin et du féminin n’intervient donc pas pour caractériser l’être humain en lui-même. Est-ce à dire que l’humain n’a pas de frontière, qu’il est sans contact avec autre chose que lui-même ? Tout ce que nous apprenons ici, c’est que, s’il touche à quelque autre chose qui n’est pas lui, cette autre chose n’est pas la femme et qu’il est beau qu’il en soit ainsi.

Quelle portée devons-nous accorder à la déclaration de Paul ?

Nous pouvons la prendre comme une prescription atténuée, discrète. Alors nous comprenons : « c’est une belle chose pour l’être humain, c’est un objectif recommandable, un but qu’il devrait se proposer que de ne pas toucher à une femme. » Mais un tel propos nous paraîtra étrange, et à bon droit. Comment peut-on, en effet, s’exprimer ainsi, puisque la notion d’humain, d’un côté, et celle d’homme, solidaire de celle de femme, d’un autre côté, appartiennent à deux ordres différents ?

Regardons-y donc de plus près avant de suspecter les propos que nous lisons de nous induire à une confusion de pensée.

La déclaration rapportée et assumée par Paul est-elle un ordre ? N’est-elle pas plutôt une appréciation laudative portée sur un trait qui caractérise, en effet, l’homme dans son humanité ? On peut le penser. Le sens devient alors le suivant : « c’est une chose digne de l’admiration qu’on porte à tout ce qui est beau, que l’humain, en tant que tel, n’ait rien de commun avec une femme et même, pourrait-on ajouter, avec rien de sexuel. Car l’humain transcende l’ordre où il y a du masculin et du féminin, même si, de fait, il se réalise toujours dans un ordre où règne une telle distinction. » C’est sur ce fait que Paul s’appuie. Il le rappelle. Comment pourrait-il commander ou même recommander qu’il en soit ainsi ? Ce serait absurde. On ne commande ni ne recommande un fait qui tient à la nature des choses.

Si, cependant, Paul déclare qu’il est beau pour un être humain de ne pas toucher à une femme, ne serait-ce pas pour que la forme négative de l’énoncé (ne pas toucher) ne nous conduise pas à supposer que l’humain serait, de ce fait, privé de quelque chose ? Ne serait-ce point pour nous inviter à parler positivement de cet humain qui ne touche pas à une femme ? En déclarant belle une telle conduite nous ne pouvons pas estimer qu’il souffrirait ainsi d’une imperfection. Paul entend seulement affirmer que le concept d’humanité n’est pas intérieurement divisé entre le masculin et le féminin. Du reste, on peut penser que c’est pour maintenir l’humanité de l’humain dans son indépendance formelle qu’est énoncée la prescription qui va suivre. Celle-ci, pour le coup, tient compte du fait qu’il y a l’homme et qu’il y a la femme.

(2) Et, à cause des prostitutions, que chacun ait sa femme à lui et chacune son homme propre !

Maintenant, c’est bien un ordre que nous lisons. L’impératif apparaît. L’humain n’est plus en cause, mais l’homme et la femme, en tant qu’ils sont distincts l’un de l’autre. Ils ne cessent pas d’appartenir génériquement à l’humanité. Mais ils sont considérés en fonction de la distinction des sexes. Celle-ci affecte concrètement l’existence de l’humanité dans la société et dans l’histoire. Il y a plus encore. Du fait de leur particularité sexuelle, qui empêche déjà à elle seule qu’on les confonde, l’homme et la femme sont l’objet d’un ordre qui s’adresse à chacun, à chacune. Ainsi, au-delà de la particularité, qui tient à leur sexe, a-t-on en vue la singularité qui les affecte en tant qu’individus.

Quand on passe de l’humanité de l’être humain, considérée en elle-même, à la réalisation effective de cette humanité, on rencontre donc la distinction des sexes, l’homme et la femme. Mais on rencontre aussi l’échange généralisé de toutes choses, donc le commerce des sexes, c’est-à-dire la prostitution sous toutes ses formes (n’oublions pas que le terme qui désigne cette pratique évoque par ses attaches linguistiques le marché !). Or, le marché, tant s’en faut, ne néglige pas la singularité des produits qui sont mis en vente. C’est elle, si l’on ose dire, qui l’intéresse. Il ne s’arrête pas à la demande d’une femme ou d’un homme, quels qu’ils soient au demeurant dans leur individualité la plus singulière. C’est leur singularité qu’il convoite, pour la détruire. Aussi bien, quand se pratique un tel commerce, que peut-il rester de notre admiration pour la beauté d’un être humain ? On est porté à répondre : pas grand-chose. Car, dans la pratique de la prostitution, c’est la singularité de l’humain qui est vendue et achetée. En effet, un corps est toujours singulier. Il est toujours le corps d’un chacun. Pour cette raison, littéralement, il n’a pas de prix. Il peut seulement être donné. Il n’est pas une marchandise. Or, par le commerce qu’on en fait, il est introduit dans le cycle anonyme de la valeur. Il peut être échangé à la place d’un autre ou contre un équivalent monétaire.

Dès lors, pour sauvegarder l’humanité de l’être humain qui, assurément, n’est pas une abstraction idéale mais une réalité dans l’histoire, et toujours singulière, Paul enjoint d’observer une certaine conduite. Celle-ci n’est pas étrangère à l’économie, pas plus que ne l’était la prostitution, mais elle va à rebours de celle-ci. Qu’il y ait donc, dit-il, de l’avoir, qu’il y ait donc de la possession, que chaque homme ait, en propre, sa femme à lui et chaque femme son homme à elle ! Par cette fixation, dans l’ordre de l’avoir, de la possession, un obstacle se dressera contre la circulation marchande entre les sexes. La singularité de chacun, de chacune échappera au commerce.

(3) Que l’homme prenne sur soi pour donner son dû à la femme et, pareillement, la femme aussi à l’homme !

Rappelons-nous que l’homme et la femme, s’ils obéissent à l’ordre qui vient d’être édicté, sont établis dans une situation de possession mutuelle, respectivement reconnue par l’un et par l’autre, loin des soumissions et des dominations propres à la prostitution. Dans ces conditions, non seulement les rapports entre eux, les rapports sexuels, ne sont pas déplacés mais, en outre, ils deviennent un devoir, ils sont commandés. Ils sont dans le droit fil d’une rencontre qui, en s’exerçant dans l’ordre des corps, fait du contact entre eux le signe d’un lien qui n’a rien de commun avec une quelconque oppression : de part et d’autre un est exigé mais ce dû est offert par chacun à l’autre comme un don. Ainsi chacun, en présentant ce don à l’autre, ne satisfait pas seulement à un besoin qui le presse lui-même : il prend sur soi, il donne de soi et passe ainsi par le risque de se perdre au cas où l’autre ne répondrait pas non tant à sa demande et à son attente qu’à son offrande.

(4) La femme n’a pas d’autorité sur son propre corps, mais l’homme. Pareillement aussi l’homme n’a pas d’autorité sur son propre corps, mais la femme.

Nous ne lisons pas que l’homme ou la femme renoncent à l’autorité que l’un et l’autre auraient primitivement chacun sur son propre corps et qu’ensuite ils se la donnent réciproquement l’un à l’autre. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que, du fait de leur possession mutuelle, ils n’ont pas présentement chacun autorité sur leur propre corps.

La situation de dépendance de l’un par rapport à l’autre, de la femme par rapport à l’homme et réciproquement, manifeste un régime où le don égale le dû. Loin donc d’être une servitude, elle est le beau fruit de ce régime. D’une certaine façon, elle est un résultat et non pas une cause. On ne l’invoque pas comme un principe auquel on serait contraint de se soumettre. Elle est ce moment, dans une histoire, où l’autorité de l’un sur l’autre exprime une alliance, non une domination et, encore moins, une aliénation.

(5) Ne vous privez pas l’un de l’autre, sinon d’un commun accord, pour un temps, afin d’avoir le loisir de prier, et de nouveau soyez ensemble, afin que le Satan ne vous éprouve pas par votre manque de maîtrise !

Une fois le couple formé, la présence de l’un à l’autre ne saurait être interrompue que par une décision commune. Et il s’agirait alors d’un retrait, d’une suspension temporaire, non d’une séparation définitive. L’union s’y manifesterait encore, puisque cette décision ne serait pas unilatérale mais procèderait de l’un et de l’autre ensemble, pas de l’un sans l’autre. Il reste que le motif avancé pour un tel éloignement passager, à savoir la prière, révèle un manque. L’homme et la femme ne peuvent se séparer pour, d’ailleurs, bien vite, être de nouveau ensemble, que pour prier, c’est-à-dire pour donner libre cours à l’expression de leur désir.

L’engagement dans la prière supprime-t-il le manque ou, au contraire, va-t-il l’aviver ? Nous ne le saurons pas. Tout se passe plutôt, semble-t-il, comme si l’union de l’homme et de la femme était à ce point forte et pleine qu’on y court le risque de ne plus laisser de place au désir. Or, comment vivre sans désirer ? Mais le désir, dont la prière est ici la manifestation, ne peut pas être le fait du couple. Il est propre à chacun. Ce n’est pas, pourtant, que d’être ensemble constitue une chute, comme une défaillance. L’homme et la femme, quand ils sont unis, s’exposeraient plutôt à faillir, à céder à leur faiblesse, si leur absence mutuelle, sous prétexte de renouveler ou d’apaiser la force de leur désir, durait trop longtemps. Cette absence deviendrait pour eux un temps d’épreuve et pourrait les conduire à s’éloigner l’un de l’autre, à briser leur union.

Il est remarquable, d’ailleurs, que l’adversaire de leur union, Satan, soit mentionné au moment même où chacun, par la prière, peut exprimer librement son propre désir. C’est à croire que celui-ci est ambigu : la prière lui permet de s’affirmer sans entrave, certes, mais elle peut se retourner en quelque sorte contre l’union de l’homme et de la femme et les porter à s’éloigner l’un de l’autre.

Peut-être en savons-nous assez pour discerner l’enjeu d’une privation mutuelle qui ne peut être tolérée que si elle est de courte durée. En effet, à la prolonger, l’homme et la femme risqueraient d’être victimes d’une fragilité qui tient à leur être même. Pourquoi ne pas supposer qu’ils seraient alors menacés de perdre leur humanité ? Leur union ne l’avait certes pas diminuée. Elle leur avait plutôt évité de sombrer dans une condition proprement inhumaine, dans le commerce des corps, comme on le voit dans la prostitution. Mais la solitude à laquelle l’un et l’autre seraient contraints, s’ils prenaient des distances pendant trop longtemps, même pour prier, pourrait devenir elle-même une tentation.

Au fond, s’il est beau pour un être humain de ne pas toucher à une femme, si l’homme et la femme n’abandonnent pas cette beauté en s’unissant, ils ne peuvent se priver l’un de l’autre que pour se confirmer dans la participation à cette beauté. Mais à trop faire durer le temps du désir, même pour la prière, ils compromettraient leur humanité même, qui ne reste vive et intacte que par leur union.

(6) Cela, je le dis, à la façon d’une concession, non à la façon d’un ordre.

Qu’est-ce donc qui est concédé, qui n’est pas commandé ?

C’est le mode d’existence décrit précédemment. Si répandue qu’elle soit, cette façon de vivre entre l’homme et la femme n’est pas imposée à tout être humain, bien qu’elle soit énoncée sur le mode impératif à l’un comme à l’autre. Elle ne fait qu’actualiser une des virtualités de notre humanité, rien de plus. Elle ne va pas plus loin. Car l’humanité est plus riche encore que ne peut le laisser penser la possession mutuelle de l’homme et de la femme. Il n’en faut pas davantage pour ne pas prétendre l’étendre obligatoirement à tous à la façon d’une norme à laquelle nul ne peut ou ne doit se soustraire.

(7) et je voudrais bien que tout être humain fût comme moi-même.

Comment Paul pourrait-il faire abstraction de sa propre façon de vivre ? C’est impossible. Mais, en s’exprimant comme il le fait, ne prétend-il pas la recommander comme meilleure que celle qu’il vient de présenter ? Comment donc comprendre ce qu’il écrit de lui ? Fait-il état d’une préférence subjective, que d’ailleurs, comme on va le voir, il regrettera aussitôt, en s’effaçant devant une autorité plus haute que la sienne, celle de Dieu, qui a plus de poids que sa propre expérience ? Ou bien, en désignant une façon de vivre, qui de fait se trouve être la sienne, Paul n’entend-il pas attirer notre attention sur une situation qui, par sa différence d’avec l’union de l’homme et de la femme, révèlerait quelque chose sur l’humanité de l’humain ?

Il convient d’observer, en effet, que Paul considère non pas les hommes et les femmes ni même tous les êtres humains mais tout être humain. Il s’agit donc de l’humanité de chacun, qu’il soit homme ou femme. Ainsi donc le genre de vie de Paul déclarerait-il par lui-même quelque chose sur le propre de tout être humain, quels que soient son sexe et sa façon de vivre sa sexualité. Du coup, d’ailleurs, et paradoxalement, à l’encontre de ce qu’on pourrait penser si l’on estimait qu’il se vante, le genre de vie de Paul est relativisé. Il n’est retenu, en effet, que pour la signification qu’il porte avec lui, non pour son éventuelle excellence intrinsèque ou encore pour la performance ascétique qu’il représenterait. Aussi, après avoir paru souhaiter que tous vivent comme lui, Paul sans se renier, tient-il à reconnaître qu’il n’est pas un modèle que tous devraient reproduire à l’identique.

(8) Mais chacun a une forme propre de grâce, venant de Dieu, l’un celle-ci, l’autre celle-là.

Quand on envisage non plus l’être humain mais chacun dans sa singularité, au-delà même de la particularité qui le caractérise du fait de son sexe (Paul écrit chacun !), alors aucun état de vie n’est privilégié par rapport à un autre. Pourquoi ? Mais tout simplement, si l’on peut dire, parce que cet état, quel qu’il soit, est toujours le fruit d’un don gratuit venant de Dieu. Comment, dès lors, Paul ou quelqu’un d’autre pourrait-il prétendre dicter à Dieu sa conduite, en s’imposant lui-même à tous comme un exemple à suivre ? La libre grâce de Dieu, qui marque chacun jusque dans sa singularité même, n’impose à personne aucun état de vie plutôt qu’un autre alors que, pourtant, par sa façon de vivre, Paul peut indiquer, mais seulement indiquer, tel une flèche, le sens de toute existence humaine dans le monde.

Pourquoi l’état de vie de Paul ne peut-il pas être plus qu’une indication pour tous ? Pourquoi n’est-il pas une réalisation meilleure de l’humanité de l’être humain ?

Parce que le sens de l’existence humaine ne peut être défini par l’abstinence sexuelle ni non plus par l’engagement dans l’activité sexuelle. Plus généralement, la vie sexuelle, quelque forme qu’elle prenne, est en elle-même inapte à déclarer ce sens. Tout au plus l’abstinence peut-elle pointer en direction d’autre chose que la condition sexuée, laisser entendre qu’il n’y a pas seulement l’homme et la femme mais aussi l’humain, tant pour l’homme que pour la femme. Mais, déjà, les conditions mises par Paul à l’exercice de la sexualité ne remplissaient-elles pas cette fonction indicatrice ? On demandera cependant quelle est cette autre chose. Est-ce même une chose ? Paul répond clairement : c’est la foi en la libre grâce de Dieu. Or, une telle foi, qui est un don et aussi la foi en un don, n’est liée à aucun état de vie. Paul n’en doute pas. Ainsi faut-il comprendre qu’il proclame, pour finir, que chacun a une forme de grâce, venant de Dieu, l’un celle-ci, l’autre celle-là.

Jusqu’alors Paul n’en avait pas appelé à Dieu, pas même, du moins pas expressément, lorsqu’il avait mentionné la prière. Le nom de Dieu, prononcé à la fin, vient donc corriger ce qu’il pourrait y avoir d’humain, de trop humain dans les propos qu’il vient de tenir. Que personne n’aille penser qu’il prend la place de Dieu ! Les ordres qu’il a pu donner s’effacent devant une grâce qui est singulière pour chacun et dont il n’est, lui, Paul, heureusement pas le maître mais seulement le témoin et le héraut.

Mais alors, puisque chacun a une forme propre de grâce, venant de Dieu, l’un celle-ci, l’autre celle-là, nous pouvons reconnaître la présence de la grâce dans l’union d’un homme et d’une femme et jusque dans leur rencontre sexuelle aux conditions que Paul a énoncées, c’est-à-dire pourvu que soit sauve la singularité (que chacun…que chacune…) Car il n’y a pas de raison pour estimer que la façon de vivre propre à Paul soit seule à manifester la libre grâce de Dieu. A vrai dire, les deux modes de vie, celle d’un homme avec une femme, d’une femme avec un homme et, d’autre part, celui de Paul s’éclairent mutuellement l’un l’autre.

En vivant comme il vit, Paul signifie à quiconque que l’humain n’est pas fermé sur soi ni complété par quoi que ce soit et, positivement, qu’il est ouvert, ouvert comme l’est un être inoccupé, disponible, libre. Quant aux couples formés d’un homme et d’une femme, unis sexuellement l’un à l’autre, ils signifient, eux aussi à quiconque, que dans l’ouverture de l’humain se dessine une alliance dont ils ne sont que la figure, et une figure qui d’ailleurs ne supprime pas l’infini de l’alliance. Un pont, jeté sur le vide, ne ferme pas l’espace à travers lequel il s’élance : il y fait un chemin !

Paul entend-il enfermer dans cette alternative la grâce que Dieu accorde librement à chacun ? Il ne semble pas. Sinon, que resterait-il de la liberté de Dieu ? Dès lors il faut admettre que la libre grâce de Dieu se joue de l’alternative comme aussi, plus généralement, de toute condition qu’on prétendrait lui imposer. Qu’il suffise de croire quelle est toujours à l’œuvre en quelque situation que ce soit. Quant à chacun des deux modes de vie dont Paul traite ici, il a valeur de révélation sur le sens même de la grâce, mais pourvu qu’on le rapporte à l’autre. Nous apprenons que la grâce consiste dans le don, fait part Dieu à l’humanité, d’une ouverture infinie qui est, dans le même temps, une alliance infinie. Or, redisons-le, cette alliance et cette ouverture concernent l’humanité en tant que telle, elles ne sont pas dans la dépendance d’un quelconque choix de vie. Ainsi même les prostitué(e)s…

Toucher et désirer : l’humain touche-t-il ?

Prendre contact, toucher, c’est toujours joindre l’un à l’autre des êtres qui ont une limite, les réunir par la bordure de chacun, sans la supprimer jamais. Or, l’humain est sans limite. Mieux même, il ne sait rien, il n’éprouve rien de la limite. Non, pourtant, qu’il soit illimité, immense, ou qu’il n’y ait que de l’humain dans l’univers. Toucher, prendre contact n’a simplement pas de sens pour lui. Toucher n’a de sens que pour des êtres séparés l’un de l’autre, sectionnés, notamment pour des êtres sexués, l’homme, la femme.

Sans pouvoir toucher ni être touché l’humain, cependant, n’est pas clos. Il laisse à désirer. Il désire. Il est donc fissuré, ouvert, béant. Toutefois le désir n’est pas quelque chose qui le toucherait, mais de l’intérieur. Le désir fait de l’humain un être fendu. Jamais, du fait du désir, l’humain ne se fermera. L’homme peut se fixer sur la femme et la femme sur l’homme. Ils peuvent aussi s’abstenir de tout contact. L’humain, lui, n’a rien sur quoi se fixer. Il ne s’abstient non plus de rien.

L’humain, pour autant, n’existe jamais seul au monde. Comme on le voit dans le cas de la prière, il est en lien, mais sans jamais le toucher, avec Dieu. Ce nom de Dieu, nous l’employons, à la suite de Paul, pour désigner l’autre que l’humain, non pas un autre qui lui serait contigu de telle façon qu’ils pourraient se toucher, comme un homme et une femme, mais un autre qui, comme chacun, comme chacune, est singulier et qui singularise : chacun a une forme propre de grâce, venant de Dieu, l’un celle-ci, l’autre celle-là.

Quant à la prière, elle est comme une plage de désir. Elle est inévitable, pour peu que chacun souhaite rester un être humain. Or, ce souhait, c’est le moins qu’on puisse en dire, n’est pas contradictoire avec l’état dans lequel se trouvent ensemble l’homme et sa femme. L’accomplissement de ce souhait n’exige surtout pas qu’ils se séparent. Il leur suffit de suspendre temporairement leur union. Cet éloignement provisoire, qui n’est pas une rupture, témoigne non seulement qu’ils veulent rester des humains mais qu’ils le sont non pas malgré leur union mais jusque dans leur union. Ne vous privez pas l’un de l’autre, sinon d’un commun accord, pour un temps, afin d’avoir le loisir de prier, et de nouveau soyez ensemble !

En tout cas, il faut s’en souvenir, en quelque condition que se trouve un individu humain, masculin ou féminin, il est toujours exposé à perdre son humanité. Il court ce risque chaque fois qu’il se laisse emporter dans le commerce indéfini des corps. Il n’est sauvé de s’y perdre que par une union qui soit une alliance, dans laquelle l’un se donne à l’autre et se reçoit de lui, gratuitement, dans une libre rencontre où les corps eux-mêmes sont reconnus dans leur singularité. Car, alors même qu’elle s’incarne dans une relation entre les corps, cette alliance ne tient pas son sens de la sexualité, qui la conditionne seulement, mais de la libre grâce de Dieu. C’est elle qui singularise toutes choses et, bien sûr, la sexualité elle-même.

A moins que sans passer par la libre possession mutuelle, mais toujours conditionnés par leur sexualité, l’homme et la femme ne réalisent leur humanité par des chemins que nul ne peut tracer d’avance, dont nul ne peut encore moins reconnaître les lignes sur une carte, tant il est vrai que Dieu, dans sa grâce, se joue de tout ce qui ressemblerait à un programme…

N’est-ce point à cette humanité de tout homme, de toute femme que Paul fait référence lorsqu’il déclare : je voudrais bien que tout être humain fût comme moi-même ? Non que, pour l’individu masculin qu’il est, ne pas toucher à une femme soit beau. Si beauté il y a, elle est attachée à l’humanité de l’être humain, quel qu’il soit, qu’il soit homme ou qu’il soit femme, et non à quelque état de vie que ce soit. Car c’est Dieu seul qui, par sa libre grâce, donne à chacun de pouvoir vivre en honorant cette beauté.

Note sur la prostitution et la vénalité en général

On sait quelle signification le jeune Marx attachait à la prostitution dans les Manuscrits de 1844. Selon lui, elle manifestait la vénalité inhumaine, déshumanisante, imposée ou consentie du fait de la toute puissance reconnue aux lois de l’économie.

On lit dans une note : La prostitution n’est qu’une conséquence particulière de la prostitution générale de l’ouvrier et comme la prostitution est un rapport où entrent non seulement le prostitué mais aussi celui qui prostitue – dont l’abjection est plus grande encore – le capitaliste, etc., tombe aussi dans cette catégorie.

On lit un peu plus loin, dans le corps même du texte : Tout ce qui t’appartient, tu dois le rendre vénal, c’est-à-dire utile. Si je demande à l’économiste : est-ce que j’obéis aux lois économiques si je tire de l’argent de l’abandon, de la vente de mon corps à la volupté d’autrui (en France les ouvriers d’usines appellent la prostitution de leurs femmes et de leurs filles l’heure de travail supplémentaire, ce qui est littéralement exact), ou bien est-ce que je n’agis pas conformément à l’économie lorsque je vends mon ami aux Marocains ( et la vente directe des hommes sous la forme du commerce des recrues, etc., a lieu dans tous les pays civilisés), celui-ci me répond : tu n’agis pas à l’encontre de mes lois ; mais prends garde à ce que disent mes cousines, la morale et la religion ; ma morale et ma religion économiques n’ont rien à objecter, mais…Mais qui dois-je plutôt croire alors de l’économie politique ou de la morale ?...

Note sur la singularité

Suggérant à son lecteur, comme en passant, de ne pas confondre particularité et singularité, Rainer Maria Rilke écrivait dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge : Est-il possible que l’on dise : « les femmes », « les enfants », « les garçons » et que, malgré toute sa culture, l’on ne se doute pas que ces mots, depuis longtemps, n’ont plus de pluriel, mais n’ont qu’infiniment de singuliers ?

Clamart, le 5 novembre 2005


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