Derrière moi vient un homme...
«Le lendemain, il aperçoit Jésus venant vers lui, et il dit : «Voici l'Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde. C'est celui pour lequel moi j'ai dit : Derrière moi vient un homme qui a été devant moi, parce qu'il était antérieur à moi. Et moi je ne le connaissais pas, mais pour qu'il fût manifesté à Israël, voilà pourquoi je suis venu, moi, immergeant dans l'eau.» Et Jean témoigna, en disant : «J'ai contemplé le Souffle descendant, comme une colombe, du ciel, et il est demeuré sur lui. Et moi je ne le connaissais pas, mais Celui qui m'a envoyé immerger dans l'eau, Celui-là m'a dit : Celui sur lequel tu verras le Souffle descendant et demeurant sur lui, c'est lui qui immerge dans le Souffle saint. Et moi j'ai vu, et j'ai témoigné que c'est lui, le Fils de Dieu.»
Il est plus difficile qu'on ne pense d'entrer dans un passage comme celui que nous traversons ce soir. Je dis bien : entrer dans ce passage. Entrouvrir la porte de telle façon que nous puissions faire de ces quelques versets un texte dans lequel nous retrouvions une expérience que nous avons faite ou, en tout cas, à laquelle nous sommes appelés. En effet, il est peut-être assez facile de parler de ce texte comme d'un texte qui nous informerait sur une histoire arrivée à deux personnages, à Jésus et à un autre. Peut-être est-il même relativement facile de nous réclamer de ce texte pour entendre ce que nous appelons le baptême. S'il s'agit de parler de ce texte, c'est-à-dire de nous tenir en face de lui, devant lui, ce n'est peut-être pas très difficile - et vous sentez bien que je vous avoue ici les difficultés que j'ai rencontrées moi-même -, mais, vraiment, en faire un passage où nous reconnaîtrons le tracé d'un chemin que nous avons fait, que nous pouvons faire éventuellement, c'est plus difficile. C'est pourtant pour ça que nous sommes là ce soir : pour investir ce texte. Alors, allons-y.
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A y bien réfléchir, peut-être y a-t-il une indication dans ce texte qui mérite de n'être pas négligée. Nous pourrions compter le nombre de fois où il est question de «je», de «moi», sous des formes variées. Probablement faudrait-il aller au-delà de 10. Par exemple : «C'est celui pour lequel moi j'ai dit : Derrière moi vient un homme qui a été devant moi, parce qu'il était antérieur à moi. Et moi je ne le connaissais pas,... voilà pourquoi je suis venu, moi,... J'ai contemplé le Souffle... Et moi je ne le connaissais pas,... Celui qui m'a envoyé immerger... Celui-là m'a dit... Et moi j'ai vu...»
Partons de cette observation. Rien, en effet, n'est plus spontané, plus immédiat que de dire «moi». Chacun d'entre nous le dit et ce même mot, «je» ou «moi», chacun le dit pour soi, mais, quand chacun le dit pour soi, c'est toujours un «je» singulier qui est visé. Même si le mot est communément utilisé, le même, «je» et «moi», chaque fois, «je» ou «moi» renvoie à celui qui parle.
Pour rester au plus près de ce passage et pour trouver la fissure par où nous y introduire, je vous propose que nous nous demandions : mais d'où vient «moi» ? D'où vient que chacun d'entre nous dise «moi» ? Plus précisément encore : à quoi bon dire «moi» ?
Voilà des questions qui, je vous l'accorde, n'ont rien, d'emblée, de hautement spirituel, ni même de religieux ou de chrétien. Quoi qu'il en soit, nous allons voir si ce passage ne permet pas de les traiter.
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«C'est celui pour lequel moi j'ai dit». Qu'est-ce que j'ai donc dit ? J'ai dit : il y a quelqu'un qui vient après moi. Oui, c'est vrai, chaque fois que je dis «moi», dans la vie, j'en trouve d'autres qui viennent après moi. Oui, mais qu'est-ce que je fais de cette venue d'un autre, de quelqu'un d'autre «un homme» ? Qu'est-ce que je fais de cet homme qui vient après que je sois là ? Il n'y a pas de mal à être là, d'abord ! Mais qu'est-ce que je fais de la venue de celui qui arrive après moi ? Est-ce que j'écarte celui qui vient après moi ? Ou est-ce qu'il vient après moi pour que je l'accueille, pour que je le reçoive ?
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Ça y est ! Je n'ai qu'à regarder vos visages, vous vous dites, nous y sommes ! Nous sommes entrés dans le texte. Nous ne sommes plus devant lui comme devant un texte qui nous instruirait, fût-ce de hautes pensées. C'est bien de moi qu'il s'agit, de moi dans mon rapport à qui vient après moi. Alors, je peux - c'est une liberté que j'ai, une faculté qui m'est donnée -, je peux dire que celui qui vient derrière moi, c'est quelqu'un qui, bien qu'il me succède, me précède.
Quelqu'un sans qui je ne pourrais même pas dire «moi». Et voilà qui met en question ce que j'avais tout à l'heure présenté comme une évidence incontestable. Rien de plus spontané, avais-je dit, rien de plus immédiat que de dire «moi». Est-ce bien sûr ? Pourrions-nous dire «moi» si, d'une certaine façon, nous n'étions pas précédés ? Ce qui peut m'arriver de meilleur, c'est que je puisse proclamer que cet homme qui vient, en effet, après moi, c'est quelqu'un qui a été devant moi, parce qu'il était antérieur à moi. L'autre, toujours premier. Moi, toujours second, faussement premier, même si, en effet, je dis «je», même si je dis «moi», spontanément, immédiatement. Reconnaître que je ne suis peut-être venu, moi, que pour l'introduire, que pour qu'il apparaisse. Au fond, l'autre, qui vient après moi, est peut-être ma raison d'être, et même, plus simplement, pas seulement ma raison d'être, ma raison d'être venu là où je suis. Au fond, si celui qui vient derrière moi était celui grâce auquel je tiens ? Si j'avais à découvrir que je ne tiens qu'à lui, par lui, pour lui ?
Voulez-vous que nous relisions maintenant la phrase : «C'est celui pour lequel moi j'ai dit : Derrière moi vient un homme qui a été devant moi, parce qu'il était antérieur à moi. Et moi je ne le connaissais pas, - j'ai envie d'ajouter : ça va de soi ! - mais pour qu'il fût manifesté à Israël, voilà pourquoi je suis venu, moi». Ainsi, il y a quelqu'un par qui je tiens la route - c'est vraiment le cas de le dire «je suis venu» -par qui je suis, à condition que je me mette en second. Paradoxe que de tenir debout, pourvu que je m'efface devant celui qui vient et que je ne connais pas.
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«Voilà pourquoi je suis venu, moi, immergeant dans l'eau». Immerger dans l'eau. Vous le devinez, j'ai voulu réveiller le sens d'un mot qui risque d'être banalisé. Si vous voulez, disons : «baptisant dans l'eau».
L'eau : c'est ce qui submerge quelqu'un, c'est ce qui engloutit quelqu'un. Engloutissement, immersion, oui ! Mais, en même temps, dégagement de la route. «Voici l'Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde». Enlever le péché du monde, faire qu'il ne soit plus là. L'autre, qui vient après moi, quand je le reconnais comme premier par rapport à moi, moi n'étant que second, l'autre homme est celui que je vais pouvoir reconnaître comme celui qui débouche la route, qui permet d'aller plus loin.
Au fond, enlever les péchés du monde, est-ce que ce n'est pas supprimer - et quelle chance ! - la suffisance du moi ?
Voyez ! dès le début, nous sommes placés devant une étrange expérience, un événement qu'il est difficile de décrire, et je ne suis pas sûr de le faire très bien. Je dirais qu'il s'agit là d'un retrait, sans doute (je me retire, je me mets à la deuxième place, en second), et cependant, je découvre que cet effacement, bien loin de me faire disparaître, me permet d'avancer.
«Moi je ne le connaissais pas, mais pour qu'il fût manifesté à Israël, voilà pourquoi je suis venu, moi, immergeant dans l'eau.» Si j'ai fait du chemin, c'est parce que cette expérience-là, vaut pour d'autres que moi, pour le peuple auquel j'appartiens : «pour qu'il fût manifesté à Israël, voilà pourquoi je suis venu, moi, immergeant dans l'eau». C'est à moi que ça arrive mais ce n'est pas pour moi tout seul !
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De ce qui arrive là, je peux encore dire autre chose.
«Et Jean témoigna, en disant : "J'ai contemplé le Souffle descendant, comme une colombe, du ciel, et il est demeuré sur lui".» Jusqu'à présent, il était question de venir : Jésus est aperçu venant vers lui «... Derrière moi vient un homme... voilà pourquoi je suis venu». Nous restons là, sur terre, sur le sol, à l'horizontale. Or, pour bien parler de celui qui vient après moi, et dont je ne suis que second, il faut que j'ajoute que la rencontre avec lui est un événement dont je suis obligé de parler dans une autre dimension. Pourtant c'est bien là, sur le chemin, qu'il est venu.
Sur cet homme qui vient derrière moi et dont je ne suis que second, je vois quoi ? «J'ai contemplé le Souffle descendant, comme une colombe, du ciel, et il est demeuré sur lui.» Le Souffle, pas l'eau. Le Souffle, ce qui fait de cet homme qui vient et qui est déjà vivant, un vivant autrement, car le Souffle, que je sache, c'est ce qui fait vivre. Etrange que cet autre qui vient après, qui donc vit déjà, reçoive un Souffle, mais qui vient du ciel, qui vient du lieu de celui que nous appelons Dieu. «Voici l'Agneau de Dieu». Celui qui vient était présenté comme la douceur même, voire l'innocence même, puisqu'il enlevait le péché, lui. Le Souffle est présenté comme la paix même. «Le Souffle, descendant comme une colombe du ciel, et il est demeuré sur lui». Comment se fait-il que je puisse parler en ces termes de celui qui pourtant est là, simplement, venant derrière moi, après moi ?
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Continuons à lire ce passage. «Et moi je ne le connaissais pas». Ce n'est pas parce que j'avais puisé dans les ressources de je ne sais quel savoir, que j'ai pu parler de mon rapport avec celui qui vient après moi, comme je viens d'en parler. Non ! «Moi je ne le connaissais pas, mais». Tout à l'heure, il y avait déjà un «mais» : «Et moi je ne le connaissais pas, mais pour qu'il fût manifesté à Israël, voilà pourquoi je suis venu, moi, immergeant dans l'eau.» Eh bien ! ça recommence, mais pour nous faire aller plus loin, cette fois.
«Et moi je ne le connaissais pas, mais Celui qui m'a envoyé immerger dans l'eau, Celui-là m'a dit». En voilà un autre, en voilà un autre autre. Il y avait l'homme qui vient derrière moi. Mais maintenant on parle de quelqu'un d'autre : «celui qui m'a envoyé». Il «m'a dit». A l'origine de ma venue, il y a quelque chose que je n'arrive pas à dire autrement qu'en en parlant comme d'une parole : «Celui-là m'a dit».
Il répète les mots dont il s'est déjà servi. Il «m'a dit : Celui sur lequel tu verras le Souffle descendant et demeurant sur lui». Voilà comment j'ai parlé, en effet : «j'ai contemplé le Souffle descendant». J'ai ajouté, c'est vrai, «comme une colombe, du ciel». Mais pour l'essentiel, je n'ai fait que répéter en y croyant, répété en les faisant miens, les mots qui m'avaient été - ne croyez pas que je plaisante ! - soufflés et j'y ai cru.
Il m'a dit : «c'est lui qui immerge dans le Souffle saint». Celui-là fait quelque chose qui ressemble à ce que tu fais, puisque c'est aussi une immersion, une plongée, un baptême, mais c'est une plongée que tu ne peux pas faire, que lui seul fait. Lui, s'il vient, c'est pour plonger aussi, mais il plonge dans ce qui est à lui, le Souffle. Autrement dit, il va plonger les gens dans une vie qui est la sienne. Toi, tout au plus, ce que tu peux faire, c'est les plonger dans l'eau pour que l'eau les submerge et ouvre la voie, enlève, fasse partir ce qui empêcherait d'aller plus loin. Lui vient pour que d'autres aussi soient plongés, mais dans ce dans quoi lui-même est plongé. Car qu'est-ce que c'est que cette descente du Souffle sur lui, cette résidence du Souffle sur lui, sinon sa plongée dans le Souffle, et celle-ci fait, comme je le disais tout à l'heure, de ce vivant un autrement vivant, un vivant de ce qui vient du ciel, du lieu de Dieu. «C'est lui qui immerge dans le Souffle saint».
«Et moi j'ai vu, et j'ai témoigné que c'est lui, le Fils de Dieu.» En immergeant dans le Souffle saint, que fait-il d'autre que de donner ce qu'il reçoit lui-même, c'est-à-dire d'être fils de Dieu ? L'eau lave seulement, le Souffle fait vivre et pas seulement vivre, mais vivre comme fils, comme quelqu'un qui est non seulement lancé dans la vie, mais y est reconnu Fils de Dieu.
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Un passage comme celui-là parle certes du baptême. Mais l'important n'est pas qu'il parle du baptême, ce n'est même pas qu'il dise qu'il y a deux baptêmes. L'important c'est qu'il nous découvre qu'à la source du baptême, et du baptême dans ce que nous appelons l'Esprit saint, il n'y a rien d'autre que la parole prononcée, entendue, crue et transmise. Rien d'autre que la parole et ce que nous appelons la foi. La parole et la foi en la parole qui fait vivre, rien d'autre que ça !