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Chacun sera salé

«Jean lui déclara : ''Maître, nous avons vu quelqu'un jeter dehors des démons en ton nom, et nous l'empêchions, parce qu'il ne nous accompagnait pas''. Jésus dit : ''Ne l'empêchez pas. En effet il n'y a personne qui fera de la puissance appuyé sur mon nom et qui pourra aussitôt parler de moi en mal. En effet celui qui n'est pas contre nous est pour nous. En effet celui qui vous abreuve d'une coupe d'eau au nom que vous êtes de Christ, en vérité, je vous le dis, il ne perd pas son salaire. Et celui qui fait trébucher un de ces petits qui croient [en moi], il est bon pour lui plutôt qu'une meule d'âne soit placée autour de son cou et qu'il soit jeté dans la mer. Et si ta main te fait trébucher, retranche-la. Il est bon que tu ailles dans la vie estropié plutôt qu'en ayant les deux mains tu t'en ailles dans la géhenne, dans le feu inextinguible. Et si ton pied te fait trébucher, retranche-le. Il est bon que tu ailles dans la vie boiteux plutôt qu'en ayant les deux pieds tu sois jeté dans la géhenne. Et si ton oeil te fait trébucher, jette-le dehors. Il est bon que tu ailles avec un seul oeil dans le royaume de Dieu plutôt qu'en ayant deux yeux tu sois jeté dans la géhenne, là où leur ver ne meurt pas et le feu ne s'éteint pas. En effet chacun sera salé de feu. Le sel est une bonne chose. Mais si le sel devient non salé, avec quoi l'assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres.''»


Marc IX, 38-50

Il se peut que nous ayons été déconcertés par ce texte. Non pas seulement par ce qu'il dit mais par l'assemblage des propos qui se succèdent. Il nous semble que ce passage est fait de morceaux hétéroclites.

Il reste que, puisque nous venons de traverser ce texte, nous y avons fait un chemin. Aussi je voudrais maintenant reconnaître, avant d'aller plus loin, le paysage que nous avons traversé.

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Nous avons pu observer, par exemple, que dans les six ou sept premières lignes revenait avec insistance, même s'il y avait quelques variantes, l'expression «en ton nom», «appuyé sur mon nom» ou «au nom que vous êtes de Christ».

Quand nous avancions un peu plus, venait, encore avec une insistance marquée, un même verbe auquel j'ai tenu à donner sa signification élémentaire, celle qu'il a lorsqu'il désigne un accident de la marche : le fait de trébucher.

Peut-être aussi avez-vous remarqué que, si ce texte paraît composite, il semble cependant qu'il soit tenu par un même fil. Dès le début, nous lisons : «nous avons vu quelqu'un jeter dehors des démons» et puis, un peu plus bas, «qu'il soit jeté dans la mer». Et puis, un peu plus bas encore : «en ayant les deux pieds tu sois jeté dans la géhenne... si ton oeil te fait trébucher, jette-le dehors... en ayant deux yeux tu sois jeté dans la géhenne». D'un bout à l'autre, on est jeté ou l'on jette.

Autre aspect de ce paysage que nous avons traversé : on avance, on marche : «il est bon que tu ailles dans la vie estropié plutôt qu'en ayant les deux mains tu t'en ailles... il est bon que tu ailles dans la vie boiteux... il est bon que tu ailles avec un seul oeil».

Enfin, il y a du feu, oui, un feu qui tantôt est présenté comme inextinguible et puis, ensuite, comme le feu qui ne s'éteint pas. Nous retrouvons le feu un peu plus bas, mais il n'est plus qualifié : «En effet, chacun sera salé de feu.»

Pour finir, c'est de sel qu'il est question : «chacun sera salé de feu. Le sel est une bonne chose. Mais si le sel devient non salé... Ayez du sel en vous-mêmes»

Je ne sais pas si d'avoir repéré tous ces indices contribue à effacer l'impression que nous avions d'être devant un passage sans liaison interne ou si, au contraire, nous ne pressentons pas déjà qu'il y a peut-être un fil rouge qui court dans tout ce texte. C'est ce fil rouge que je voudrais faire apparaître progressivement.

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Tout commence par un débat qui porte sur la question suivante : à qui revient le pouvoir de jeter dehors des démons ? «Il n'y a personne qui fera de la puissance appuyé sur mon nom et qui pourra aussitôt après parler de moi en mal». A qui donc revient le pouvoir reconnu, légitime, de jeter dehors des démons ? Est-ce que ce pouvoir se fonde en droit sur le fait que l'on est compagnon de Jésus et des siens ? «Nous avons vu quelqu'un jeter dehors des démons en ton nom et nous l'empêchions parce qu'il ne nous accompagnait pas». Ou bien, est-ce que ce pouvoir n'appartient qu'à ceux qui peuvent parler en son nom, autrement dit à ceux qui seraient ses représentants ? Je vous propose en effet de distinguer les compagnons de Jésus de ceux qui le représentent, qui parlent en son nom.

La réponse proposée par Jésus est la suivante : ce pouvoir ne tient pas au fait d'être compagnon de Jésus, de marcher avec lui, de le suivre : il revient à ceux qui sont les représentants de Jésus qui peuvent, avec autorité, invoquer son nom, parler en ses lieu et place.

Pourquoi donc ? Nous posons cette question parce que Jésus a été au plus haut point explicite : «il n'y a personne qui fera de la puissance» (Il ne dit plus en mon nom mais en prenant appui sur mon nom) «et qui pourra aussitôt parler de moi en mal». Vous observerez qu'aussitôt après il parle au pluriel, de lui et de ceux qui l'accompagnent : «en effet, celui qui n'est pas contre nous est pour nous.» Comme si Jésus insinuait cette pensée qu'il ne s'agit pas seulement de lui en personne mais de la société qu'il forme avec ceux qui l'accompagnent.

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Vous avez sans doute observé qu'il y a une cascade d'explications : «En effet il n'y a personne... en effet celui qui n'est pas contre nous est pour nous... En effet celui qui vous abreuve d'une coupe d'eau au nom que vous êtes de Christ, en vérité, je vous le dis, il ne perd pas son salaire.»

Jésus dit : «celui qui vous abreuve d'une coupe d'eau». Non pas celui qui fait quelque chose comme, par exemple, jeter des démons dehors, mais celui qui vous permet de subsister, de survivre. Car une coupe d'eau ce n'est pas grand chose, c'est ce qui permet à la vie de continuer.

Souvent, pour bien entendre ce qui est dit, il faut reconnaître ce qui n'est pas dit. Jésus ne dit pas : au nom que vous êtes de moi. Il ne dit pas : au nom que vous êtes de Jésus, que vous relevez de Jésus. Il dit : «au nom que vous êtes de Christ». Il ne dit pas qu'il n'est pas le Christ. Il met en avant que désormais, ici, il y a dans le monde, la présence du Messie et aussi la présence de gens qui font corps avec lui.

Nous voyons ainsi se dégager une troisième manière de parler. Non seulement on peut reconnaître d'abord ceux qui sont les compagnons, non seulement on peut reconnaître encore ceux qui sont les représentants, mais il y a aussi ceux qui sont du Messie, ceux qui ne font qu'un avec le Messie. C'est à ceux-là qu'il faut accorder la faveur de survivre, comme si cette présence du Messie dans son corps était un événement précieux mais fragile, exposé à ne pas survivre. En revanche, qu'une coupe d'eau soit donnée, et la vie est sauve.

Celui qui fait cela n'a peut-être pas beaucoup dépensé. En tout cas, «je vous le dis, il ne perd pas son salaire.» L'eau qu'il a donnée à des gens au nom qu'ils sont du Christ va lui revenir : il sera payé de retour.

Autrement dit, il s'agit de faire comprendre comment on reconnaît en ce monde la présence du Messie. La reconnaissance de la présence du Christ, du Messie s'accomplit lorsque l'on donne quelque chose qui permet de survivre, de ne pas mourir.

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Mais allons plus loin. Le règne du Messie n'est pas reçu seulement quand on donne une coupe d'eau. Il n'est pas reçu seulement lorsque des démons sont jetés dehors. Il commence de façon encore plus humble : «celui qui fait trébucher un de ces petits qui croient [en moi], il est bon pour lui plutôt qu'une meule d'âne soit placée autour de son cou et qu'il soit jeté dans la mer.» Le règne du Messie en ce monde commence aussi lorsque l'on s'abstient de faire achopper ceux qui n'ont d'autres trésors que de croire que le Messie est là.

Vous avez pu observer que dans le texte que vous avez sous les yeux nous lisons «en moi». Dans la tradition manuscrite, il y a des textes qui portent ceci : «et celui qui fait trébucher un de ces petits qui croient, il est bon pour lui plutôt qu'une meule d'âne».

Je voudrais que nous nous arrêtions sur cette hésitation du texte. Croire d'une certaine façon, c'est toujours croire au Messie et croire au Messie se caractérise par le fait de s'abandonner, de se confier. Donc celui qui fait trébucher celui qui se confie en moi, au Messie, mais aussi qui se confie tout simplement, celui-ci fait la preuve qu'il ne participe pas à la vie : il ne mérite pas de vivre. Car vivre et se confier, vivre et croire, c'est tout un. Tout à l'heure donner une coupe d'eau, c'était déjà ne pas perdre son salaire. Maintenant faire trébucher, faire achopper celui qui se confie, c'est en quelque sorte inscrire sur soi-même, dans le geste que l'on fait, qu'on n'a pas de raison de vivre. C'est pourquoi il est bon pour qui agit ainsi qu'une meule d'âne - on n'ira même pas chercher un exécuteur des basses oeuvres qui soit un homme ! - «soit placée autour de son cou et qu'il soit jeté dans la mer». Autrement dit : celui qui fait cela n'a pas à exister. Il vaut mieux pour lui qu'il rejoigne la vie élémentaire : la mer.

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L'important, on vient de le signaler, c'est de vivre. Si cette vie qui se marque par le fait de croire, c'est-à-dire de s'en remettre, de s'abandonner, si cette vie vient à être compromise, compromise en nous-mêmes, il faudra à tout prix retrancher, non pas faire mourir, mais enlever ce qui priverait du bonheur de vivre : «si ta main te fait trébucher». Si quelque chose qui appartient à toi-même, à ton corps, et qui te met en relation avec les autres, en vient non pas à faire trébucher les autres, mais à te faire trébucher toi-même, à te faire perdre ton salaire, à t'exposer à être jeté dans la mer, à ce moment-là, retranche cette chose-là ! Il est bon que tu continues à marcher (car il s'agit de continuer à marcher) dans la vie estropié (ça n'a jamais empêché de vivre) «plutôt qu'en ayant les deux mains, tu t'en ailles dans la géhenne» : «dans le feu inextinguible». Ce feu te maintiendra vivant en te détruisant, il te brûlera sans arrêt, mais en te gardant juste assez vivant pour que tu n'ailles pas vraiment dans la vie.

Et ça continue : «Et si ton pied te fait trébucher, retranche-le ; il est bon que tu ailles dans la vie boiteux, plutôt qu'en ayant les deux pieds tu sois jeté dans la géhenne.» Vous remarquerez qu'il ne s'agit plus d'aller dans la géhenne mais d'y être jeté : avec un seul pied, on ne pourrait même pas y aller !

«Et si ton oeil te fait trébucher, jette-le dehors». Plutôt qu'être jeté dehors, c'est nous qui allons jeter dehors cet oeil : «jette-le dehors ; il est bon que tu ailles avec un seul oeil». Dans la vie ? non ! Là où Dieu règne : «dans le royaume de Dieu». Vivre, c'est être là où Dieu règne. «il est bon que tu ailles avec un seul oeil dans le royaume de Dieu, plutôt qu'en ayant deux yeux, tu sois jeté dans la géhenne, - tu ne pourrais pas le faire toi-même ou tu t'y jetterais à ton insu, parce que tu n'y verrais rien - là où leur ver - les vers des gens qui y sont - ne meurt pas - je vous le disais : c'est une vie qui n'en finit pas d'être détruite - et le feu ne s'éteint pas.»

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Avançons encore. Nous venons de comprendre que l'important c'est de vivre et ainsi d'entrer dans l'espace où Dieu règne. Pour cela il convient d'exercer contre soi-même, s'il le faut, des retranchements heureux, puisque aussi bien c'est pour vivre.

Nous pouvons faire un dernier pas. «En effet chacun sera salé». Saler un aliment, c'est l'altérer, le changer et aussi le rendre altérant. «Chacun sera salé de feu.» Non pas de feu inextinguible ! Ne confondons pas les feux ! Il y a le feu inextinguible, le feu qui ne s'éteint pas et le feu tout court, le feu qui sale. «Chacun sera salé de feu. Le sel est une bonne chose.» Mais alors, «si le sel devient non salé» est-ce que la vie aura encore du goût ? Voilà la pointe finale. «Si le sel devient non salé avec quoi l'assaisonnerez-vous ?» Vous préférez une vie fade, fût-elle complète, fût-elle parfaite, avec deux yeux, avec deux mains, avec deux pieds ? Avec quoi lui donnerez vous du goût ?

Comme si Jésus répondait à la question qu'il vient de poser, il déclare : «Ayez du sel en vous-mêmes, c'est-à-dire : soyez en paix les uns avec les autres.» Le sel de la vie, c'est la paix des uns avec les autres. Il n'y a rien de fade à être en paix !

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Après avoir fait ce parcours, nous pouvons avancer les quelques propositions suivantes qui vous auraient sûrement paru étonnantes si je les avais présentées avant de traverser le texte.

Premièrement. Il y a de la puissance à l'oeuvre parmi nous. Elle s'appelle Christ, c'est-à-dire Messie.

Deuxièmement. Cette puissance fait oeuvre de libération et de vie, expédiant les démons, faisant vivre.

Troisième affirmation. N'importe qui parmi nous participe à cette puissance et devient lui-même puissant, libre, vivant, mais à une condition : pourvu qu'il permette seulement de survivre, de suivre leur chemin sans tomber à ceux qui n'ont pour toute puissance que de croire en la présence parmi nous de cette toute-puissance à l'oeuvre qu'est le Christ, le Messie.

Car, quatrième proposition, croire en la présence de cette toute-puissance à l'oeuvre, c'est ça la puissance même. Il n'y a pas d'autre puissance que celle-là.

Cinquième proposition : dès lors, toute conduite ou toute pensée qui nous empêche nous-même ou les autres de marcher, c'est-à-dire de vivre, doit être retranchée parce qu'elle empêche de vivre et de marcher, parce qu'elle nous voue à la mort, parce qu'elle en est la présence déjà, la présence interminable, comme un feu qui ne s'éteint pas.

Sixième proposition : ayons du feu, en nous, mais du feu qui soit du sel, du feu qui altère, pas du feu qui ne s'éteint pas et qui s'épuise en quelque sorte, sans y parvenir, à nous détruire, mais du feu qui donne goût à la vie, du feu salé, du feu de sel, du sel de feu.

Et qu'est-ce que c'est, pour finir, que ce feu salé, ou ce sel de feu ? C'est la paix entre nous.

25 septembre 1997

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