Me voici. Envoie-moi
«L'année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône haut et élevé. Et ses pans remplissaient le Temple. Des Brûlants se tenaient au-dessus de lui, six ailes, six ailes, l'un ; de deux, il couvrait sa face ; de deux il couvrait ses pieds ; de deux il volait. L'un criait à l'autre et disait : "Saint, saint, saint, IHVH Sebaot. Plénitude de toute la terre, sa gloire." Les gonds des seuils s'agitèrent à la voix de celui qui criait et la Maison se remplit de fumée. Je dis : "O‹e pour moi ! Car je suis réduit au silence. Car [je suis] un homme souillé des lèvres, moi, et j'habite au milieu d'un peuple souillé des lèvres, moi. Car mes yeux ont vu le roi IHVH Sebaot." L'un des Brûlants vola vers moi, dans sa main un brandon. Avec des [pinces] pour prendre il [l]'avait pris de dessus l'autel. Il toucha ma bouche et dit : "Voici, ceci a touché tes lèvres. Ta faute est écartée et ton péché recouvert." Et j'entendis la voix du Seigneur disant : "Qui enverrai-je ? Et qui ira pour nous ?" Je dis : "Me voici. Envoie-moi."»
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"L'année de la mort du roi Ozias". D'emblée, le texte s'ouvre par la mort : la mort du roi. La mort de celui qui a le pouvoir. Ceci est d'autant plus remarquable que, un peu plus bas, quand nous aurons avancé dans le texte, nous retrouvons ce titre de roi : "mes yeux ont vu le roi IHVH Sebaot." Or, nous avions déjà rencontré ce nom, IHVH, mais il était simplement présenté sans le titre de roi : "Saint, saint, saint, IHVH Sebaot."
"Je vis le Seigneur assis sur un trône haut et élevé". Le trône et ses dimensions, son élévation nous maintiennent dans la ligne de la puissance, comme aussi bien d'ailleurs ce titre de "Seigneur" que nous retrouvons à la fin : "Et j'entendis la voix du Seigneur". Il s'agit d'une rencontre visuelle : "je vis le Seigneur". Cette vision est si importante que, vers le milieu de ce texte, elle apparaît comme l'explication dernière de ce qui est arrivé. "Car mes yeux ont vu" le Seigneur.
"Ses pans remplissaient le Temple." Avec le Temple apparaît la dimension du sacré, qui est présente encore un peu plus bas, lorsque nous entendons le cri des Brûlants : "Saint, saint, saint", comme aussi bien d'ailleurs quand nous sommes devant la Maison. Il s'agit ici de la Maison par excellence. Bien sûr, le sacré est très présent encore lorsque l'un des Brûlants prend un brandon "de dessus l'autel".
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"Des Brûlants se tenaient au-dessus de lui, six ailes, six ailes, l'un", six ailes chacun. Avec ces Brûlants le feu s'introduit dans ce passage. Il est d'ailleurs tout de feu. Il y a un peu plus bas la "fumée" et puis, ce geste que fait l'un des Brûlants : "dans sa main un brandon".
Ces Brûlants, il est difficile de les identifier. Ils ont des ailes. De ce fait nous pensons à des animaux qui peuvent voler. Deux de leurs ailes servent en effet à voler, mais quatre d'entre elles servent à couvrir soit la face, soit les pieds. Enfin, ils ont une face, des pieds. Ils ont une voix aussi. Ils se crient l'un à l'autre et leur voix est à ce point puissante qu'elle peut remuer "les gonds des seuils" du Temple, de la Maison.
"Saint, saint, saint, ... Plénitude de toute la terre, sa gloire." En ce début de passage, nous observons que celui qui trône, le Seigneur, occupe véritablement l'espace. Déjà, tout à l'heure, nous avions appris que "ses pans - les pans de son manteau - remplissaient le Temple" et nous lisons maintenant : "Plénitude de toute la terre, sa gloire." C'est encore d'emplissement, d'occupation complète de l'espace qu'il est fait état un peu plus bas : "la Maison se remplit de fumée".
Avec le cri des Brûlants, nous avons vu apparaître la communication : même s'il s'agit d'un cri, on parle.
"Plénitude de toute la terre, sa gloire." Je reviens sur cet emplissement des lieux. Sans doute, ici, physiquement, le Seigneur, par sa présence et par les pans de son vêtement, occupe le Temple, mais au-delà même du Temple, l'espace est occupé par sa gloire.
Un peu plus bas, nous découvrons que, si rempli que soit ce lieu, à la voix des Brûlants, quelque chose comme un ébranlement se produit : "Les gonds des seuils s'agitèrent" ; l'espace par où l'on passe pour entrer et sortir, le seuil, est fracturé, en quelque sorte, "à la voix de celui qui criait".
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"Je dis" : nous ne pouvons pas oublier que ce récit est présenté par celui-là même qui a été le spectateur de la scène et qui a été impliqué dans l'événement. "Je dis : "Oïe pour moi !" Ce "moi" va revenir et avec une belle insistance. «[Je suis] un homme souillé des lèvres, moi, et j'habite au milieu d'un peuple souillé des lèvres, moi. Car mes yeux ont vu le roi IHVH Sebaot." L'un des Brûlants vola vers moi,... Il toucha ma bouche»et puis, à la fin«Je dis : "Me voici ? Envoie-moi".»
Maintenant il parle de lui-même, de l'effet que produit sur lui ce qu'il vient de nous rapporter. Ceci n'est pas sans importance. Tout en poursuivant le thème de la parole, qui était déjà présent ("L'un criait... celui qui criait"), nous allons plus loin : "Car je suis réduit au silence". En définitive, le résultat de cet immense événement c'est la réduction du spectateur au silence. S'il y a un malheur, celui-ci consiste en ce qu'il a la bouche close. D'une certaine façon, il n'y en a que pour ces Brûlants et leurs cris.
"Je suis réduit au silence. Car [je suis] un homme souillé des lèvres". En continuité avec le silence, il est fait mention du lieu du corps par où passent les paroles. "[Je suis] un homme souillé des lèvres, moi, et j'habite au milieu d'un peuple souillé des lèvres, moi". Quelque chose dans l'organe de la parole a été abîmé. Ce qui servirait au spectateur à parler, comme aussi bien d'ailleurs au peuple, dont il est l'un des membres, n'est pas en état de le faire, en raison de son impureté. "Et j'habite au milieu d'un peuple souillé des lèvres, moi".
"Car mes yeux ont vu le roi IHVH Sebaot." Nous pouvons penser que, s'il est réduit au silence, c'est sans doute en raison de l'inaptitude de ses lèvres mais aussi en raison de ce qu'il a vu: il a vu quelqu'un qui est porteur du pouvoir, d'un tout autre pouvoir, semble-t-il, que celui du roi mort.
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L'un des Brûlants vole. Avec ce vol, on a le sentiment qu'un peu d'air arrive dans cet espace très étouffant. Ce vol est une manière d'établir, sinon une communication, du moins un contact. Ces Brûlants ne sont pas exclusivement occupés soit à se cacher eux-mêmes, soit à célébrer par leurs cris le roi, IHVH, Sebaot. Ils sont aussi capables d'aller vers celui qui est là.
"L'un des Brûlants vola vers moi, dans sa main un brandon." Le portrait physique du Brûlant se peaufine : nous apprenons qu'il a au moins une main. "Avec des [pinces] pour prendre il [l]'avait pris de dessus l'autel". La traduction est très lourde, mais j'ai voulu rendre le texte tel qu'il est dans l'original : avec de quoi prendre, il a pris ! De ce lieu central de la Maison, de l'autel, quelque chose est pris.
Le geste se continue. "Il toucha ma bouche". Jusqu'à présent, nous étions sûrs que celui qui est là avait des yeux, puisqu'il avait vu. Il avait parlé, sans doute, mais pour dire qu'il était réduit à se taire.
Il n'est pas déplacé de remarquer que dire les lèvres et dire la bouche ce n'est pas la même chose, même si la bouche est faite, pour partie, des lèvres. Les lèvres, c'est ce que l'on est obligé de desceller pour pouvoir parler. Le Brûlant touche la bouche du spectateur et dit : "Voici, ceci a touché tes lèvres."
Du coup, "ta faute est écartée et ton péché recouvert." Nous retrouvons, sur la fin, le sacré. "Ta faute est écartée et ton péché recouvert." C'est presque le même mot que tout à l'heure : "il couvrait ses pieds", "il couvrait sa face". Ce n'est pas le même verbe, cependant. Tout à l'heure, il s'agissait de masquer, de couvrir, d'effacer. Cette fois-ci, il s'agit de retrancher : "Ta faute est écartée et ton péché recouvert".
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"Et j'entendis la voix du Seigneur disant". Jusqu'à présent, celui qui nous raconte cette histoire avait surtout dit qu'il voyait et qu'il ne pouvait pas parler. Maintenant, il dit expressément qu'il entend. Plus nous avançons, plus le contact se fait communication. Tout se passe comme si tout ce qui sert à entrer en contact était maintenant au service de la communication, à commencer par le toucher : "Il toucha ma bouche", "ceci a touché tes lèvres". Maintenant s'exerce le sens de l'ou‹e, beaucoup plus délié, plus spirituel, si je puis dire. A la différence des Brûlants, le Seigneur ne crie pas : le Seigneur parle.
A qui parle-t-il ? A la cantonade ? A lui-même ? A lui-même, comme s'il était plusieurs. D'où ce pluriel ? "Qui enverrai-je ? Et qui ira pour nous ?" Il n'est pas déplacé d'entendre cette délibération intérieure du Seigneur comme une interrogation qu'il s'adresse à lui-même, comme s'il tenait à ne pas rester enfermé en lui-même, fût-ce dans le Temple, fût-ce sur toute la terre, qu'Il occupe de sa gloire. L'important est qu'Il ait une sorte de légat. "Qui enverrai-je ? Et qui ira pour nous ?" Il n'envisage pas de se déplacer, mais pas non plus de rester sur place. Tout à l'heure, les gonds des seuils s'étaient agités !
Le spectateur, qui est aussi le narrateur, répond "Me voici ? Envoie-moi." Nous n'avions relevé jusqu'à présent aucune conversation, rien qui relève de l'entretien, de la parole échangée. Quand on évoquait une communication possible, elle avait pour effet de réduire au silence.
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Le contact avec la présence de la sainteté est-il destructeur ? Nous laisse-t-il encore subsister comme quelqu'un capable de parler ?
Quand nous posons ces questions, nous pouvons d'abord penser que la sainteté de celui qui occupe le trône est ce qui le sépare de tout et, dans le même temps, lui fait occuper toute la place. IHVH est à part, sur un trône haut et élevé et, pourtant, tout est plein de lui. Sa sainteté est-elle ce qui le sépare de tout et, cependant, lui fait occuper toute la place au point qu'il n'y en a plus que pour quelqu'un qui le verrait, mais en restant bouche cousue, interdit de parole ?
Autre question. Quelle est la royauté de ce Seigneur ? "L'année de la mort du roi Ozias". Il semble que, cette année, un autre roi ait pris la relève, et un roi qui ne fait pas de quartier. Quelle place ce roi laisse-t-il au moi ? Faut-il dire : ou le roi ou moi ! Le roi est-il celui qui enlève la parole ? Et ces Brûlants, qui sont là, sont-ils au service d'un incendie généralisé, comme s'il s'agissait de consumer tout ce qui ne possède pas la pureté ? Bref, le roi veut-il consumer le moi ?
Voilà les questions qui surgissent et, en même temps, une réponse leur est apportée par la narration elle-même.
Le moi en est pour sa peur. Le contact avec IHVH est bien consumant. Mais de quoi est-il consumant ? Il brûle ce qui laisserait dans ma bouche une parole souillée. Au fond, j'ai droit à une parole sainte. Ce qui arrive, c'est une parole autre, dont j'étais empêché. Elle est créée par le contact avec ce qu'il y a de plus saint.
L'interprétation que fait le spectateur est donc une interprétation partiellement juste. Oui ! Il mériterait d'être brûlé, donc de se taire. Mais, en cela même, il entend mal ce qu'est la sainteté. La sainteté dont il a une communication par le brandon pris sur l'autel, touche ses lèvres. La sainteté communiquée fait en sorte que cet homme, empêché d'être lui-même, empêché de parler, est rendu à la parole.
Il faut dire plus encore. En atteignant le spectateur comme Il atteint le Temple par le pan de son manteau, comme Il atteint l'ensemble de la terre par sa gloire, IHVH ne l'annexe pas, il ne l'absorbe pas. Il entre en contact avec lui pour lui ouvrir les lèvres et pour le détacher. Car le Seigneur écarte, finalement, de ce lieu celui qui est là, Il l'expédie. "Qui enverrai-je ?" Le spectateur est dégagé en quelque sorte de IHVH par IHVH pour être à Sa place, pour être Son envoyé.