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Mais vous, qui dîtes-vous que je suis ?

«Et il y eut que, tandis qu'il était à prier en solitude, ses disciples étaient avec lui, et il les interrogea, en disant : «Qui les foules disent-elles que je suis ?» Eux, ayant répondu, dirent : «Jean le Baptiste ; d'autres, Elie ; d'autres, qu'un des prophètes d'autrefois s'est levé.» Il leur dit : «Mais vous, qui dites-vous que je suis ?» Pierre, ayant répondu, dit : «Le Messie de Dieu.» Lui, les ayant rabroués, enjoignit de ne dire cela à personne, ayant dit que le Fils de l'homme devait beaucoup souffrir, être disqualifié par les plus anciens, les chefs des prêtres et les scribes, être tué et, le troisième jour, se réveiller. Et il disait à l'adresse de tous : «Si quelqu'un veut aller derrière moi, qu'il se renie lui-même, qu'il porte sa croix chaque jour et qu'il m'accompagne. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra. Mais celui qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera.»


Luc IX, 18-24

L'identité, c'est ce que quelqu'un est. L'identité, c'est l'ensemble des caractéristiques, des qualités, des défauts qui permettent, comme on dit, d'identifier quelqu'un, de dire : oui ! c'est bien lui ! Et même, allons un peu plus loin : il n'a pas changé, c'est le même ! Si bien que nous pouvons d'emblée dire que l'identité, c'est la meilleure mais c'est aussi la pire des choses. L'identité, c'est ce qui nous permet de nous reconnaître. Avoir perdu son identité, nous savons bien que c'est une détresse, c'est un malheur. Mais nous savons bien aussi que l'identité peut être une prison. Car nous voulons bien rester le même, nous voulons bien être celui que nous étions, mais nous tenons aussi à avoir changé. Nous voulons que quelque chose se soit passé. Il n'y a rien de pire que de confondre quelqu'un avec ce qu'il est, que de le clouer, en quelque sorte, sur ce qu'il est.

Avant d'aller plus loin dans la lecture de ce passage, j'ai tenu à évoquer ces quelques considérations. Nous ne pouvons pas vivre sans identité, mais nous ne vivons pas de notre identité. Voilà ce que je voulais vous proposer en ouverture.

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Et maintenant, entrons dans le passage qui a été lu tout à l'heure, retraversons-le. «Et il y eut que, tandis qu'il était à prier en solitude, ses disciples étaient avec lui, et il les interrogea, en disant». Sans doute, avons-nous été étonnés par cette première phrase. Nous posons cette question : alors, il est seul ou il n'est pas tout seul ? Nous lisons en effet : «il était à prier en solitude» et «ses disciples étaient avec lui». Peut-être, dès l'entrée, quelque chose nous est suggéré qui va faire son chemin dans notre esprit. Au fond, quel est le type de relation qu'il y a entre quelqu'un qui est tout seul, qui s'est isolé et qui prie et ceux qui, cependant, malgré cet isolement, sont avec lui ?

C'est, semble-t-il, à cette question que la suite de ce passage va apporter une réponse. La prière dans laquelle il est plongé ne l'empêche pas de se tourner vers ceux qui sont avec lui et de leur poser une question qui porte précisément sur son identité. «Qui les foules disent-elles que je suis ?» Nous comprenons tout de suite que l'identité, même si elle nous colle à la peau, est toujours cependant le résultat d'une déclaration. D'une certaine façon, personne n'a une identité. Mais chacun d'entre nous peut recevoir une identité. «Qui les foules disent-elles que je suis ?» Il demande, non pas qui il est : il demande ce que d'autres disent qu'il est. L'interrogation porte sur l'opinion - l'opinion publique, celles des foules - que l'on a de lui.

«Eux, ayant répondu, dirent : "Jean le Baptiste ; d'autres, Elie ; d'autres, qu'un des prophètes d'autrefois s'est levé".» Voilà les disciples transformés en rapporteurs. Ils transmettent l'opinion. Or quelle est l'opinion de la foule ? Elle est partagée, diverse. Mais il y a un trait commun à l'opinion de la foule. Sans doute, certains lui mettent-ils un nom : Jean le Baptiste, Elie. D'autres le qualifient non pas d'un nom propre, mais d'un nom commun. Mais ce qu'il y a de caractéristique, c'est que la foule tout entière déclare l'identité de celui qui interroge en faisant de lui quelqu'un qui est déjà venu. Il a un nom déjà pris : Jean le Baptiste, Elie. Et quand on ne sait pas quel nom lui attribuer, on va chercher dans les prophètes : un des prophètes d'autrefois. Il a un nom déjà occupé. Or nous savons bien, d'expérience, quelle blessure c'est, pour chacun d'entre nous, lorsqu'à la place de notre nom, toujours singulier, nous sommes désignés par un autre nom. Ce qui est manqué, au fond, par la foule, c'est la singularité de cet homme qui interroge : il est réduit à quelqu'un d'autre que lui-même, et à quelqu'un qui est du passé. ça n'est pas un homme d'avenir, si j'ose dire.

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Il continue et il leur dit : «Mais vous, qui dites-vous que je suis ?» Ceux qu'il interroge se trouvent changés. Je les définissais, il y a un instant, comme des rapporteurs, comme des informateurs, et voilà qu'ils sont appelés non pas à transmettre une opinion, mais à s'engager eux-mêmes dans une déclaration d'identité. D'ailleurs, il se peut que toute déclaration d'identité engage celui qui la prononce. Pensons simplement à la déclaration d'identité qui a marqué chacun d'entre nous, il y a plus ou moins longtemps, lorsque quelqu'un qui était très proche de nous est allé à la mairie et a dit : «c'est mon fils ! c'est ma fille !» Ce n'était pas une information qui était communiquée. Ce n'était pas seulement quelque chose qui était dit sur un enfant. C'était aussi quelque chose que disait sur elle-même la personne qui parlait. Au fond, il n'est peut-être de déclaration d'identité que réciproque, et toute déclaration d'identité implique peut-être un engagement de celui qui la prononce : «Mais vous, qui dites-vous que je suis ?»

Cet engagement personnel, on le voit poindre dans ce qui suit : un seul peut répondre. Sans doute, la question était posée à tous mais chacun, pour sa part, peut seul donner une réponse. «Pierre, ayant répondu, dit». Un seul répond alors que tous sont interrogés, comme si l'identité que nous attribuons à quelqu'un relevait d'une relation singulière qui déborde, et de beaucoup, l'opinion publique.

Que dit-il ? «Le Messie de Dieu.» Comparons cette déclaration à celle que nous avons entendue. Le Messie de Dieu, c'est quelqu'un qui est lui-même unique, singulier, seul. Rappelons-nous : «Il était à prier en solitude». Seul et pourtant attendu, et pourtant envoyé. Le Messie ne peut être qu'en avant. Il ne tient son identité que de l'attente, que de l'espérance de ceux qui déclarent son identité. Pierre, en disant «Le Messie de Dieu», non seulement faisait de celui qui l'interroge un homme pour l'avenir, un homme qui ouvrait un avenir, mais en même temps il déclarait sur lui-même quelque chose d'important : que lui-même attendait un avenir.

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Il était important de bien reconnaître cela afin de pouvoir aller plus loin maintenant et, notamment, afin de laisser libre carrière à notre surprise, à notre perplexité. «Lui, les ayant rabroués, enjoignit de ne dire cela à personne» Celui qui vient de recevoir l'identité de Messie envoyé par Dieu, celui-là même impose de ne pas divulguer cette identité. Nous voudrions savoir si celui qui interroge a été satisfait. Nous sommes peut-être portés à dire : «Ah ! Pierre avait donné la bonne réponse !» Qu'en savons-nous ? ça n'est pas écrit, ça n'est pas dit. Ce qui est dit nous surprend, nous déconcerte. Est-ce qu'il s'est trompé, alors ? Est-ce qu'après avoir dit : «il avait bien répondu», nous allons dire : «là encore, il s'était trompé et c'est pour cela qu'il les rabroue, en commandant de ne rien dire à personne» ? Rien non plus ne nous autorise à dire cela. Alors, que se passe-t-il ?

Les disciples, et singulièrement Pierre, ne sont pas rabroués parce qu'ils auraient dit vrai - ce serait paradoxal - ni même parce qu'ils ont dit faux, mais parce qu'il y a autre chose à faire encore quand on a dit, comme Pierre, «Le Messie de Dieu». Il y a non plus à parler, mais à écouter.

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Il ne leur dit pas : «je suis le Messie». Il emploie une tout autre expression. «Ayant dit que le Fils de l'homme devait beaucoup souffrir, être disqualifié par les plus anciens, les chefs des prêtres et les scribes, être tué et, le troisième jour, se réveiller.» Il leur dit quelque chose qui est à la fois commun et exceptionnel. Commun, oui : il leur parle du Fils de l'homme. Nous savons bien que tout fils d'homme souffre. Nous savons bien que, d'une façon ou d'une autre, quelque nom qu'ait reçu un fils d'homme, il y a toujours des moments où il perd son nom. Cherchez : ça nous est déjà arrivé. Il y a toujours des moments où le fils de l'homme est disqualifié. Et disqualifié par ceux qui étaient là au contraire pour le reconnaître. «Le Fils de l'homme devait beaucoup souffrir, être disqualifié par les plus anciens, les chefs des prêtres et les scribes, être tué». C'est le destin du Fils de l'homme, de tout fils d'homme, que de perdre un jour jusqu'à son nom...

Mais ce destin, qui est commun, est aussi exceptionnel. Le Fils de l'homme, c'est quelqu'un qui va jusqu'à perdre son nom, mais c'est aussi quelqu'un qui, dans l'avenir, et pourtant, dans son histoire à lui, se réveillera. Voilà ce qui appartient au Fils de l'homme, c'est-à-dire, à celui qui est en train de parler, là, et aussi bien à ceux auxquels il s'adresse puisque lui, comme eux, peuvent être appelés fils de l'homme.

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Ainsi en est-il de tout homme et, de ce fait il peut continuer à parler. Cette fois-ci, il ne parle plus ni de Jean-Baptiste, ni d'Elie, ni d'un des prophètes. Il ne parle plus même du Messie. Il ne parle plus même du Fils de l'homme. Il dit «je». Il dit «moi». Et il parle non plus seulement à ses disciples, mais à la cantonade, à tous. «Et il disait à l'adresse de tous : "Si quelqu'un veut aller derrière moi, qu'il se renie lui-même, qu'il porte sa croix chaque jour et qu'il m'accompagne. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra. Mais celui qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera.

N'importe qui peut s'entendre interpeller par ce qu'il dit. Ce qu'il déclare concerne n'importe qui, pourvu qu'on veuille bien aller derrière lui. Il est quelqu'un qui ouvre un chemin. «Si quelqu'un veut aller derrière moi». Pourvu qu'on veuille être son compagnon à longueur de temps, chaque jour. Etre son compagnon quand il s'agira - mais c'est le propre, nous l'avons dit tout à l'heure, de toute vie humaine - de se perdre. «Si quelqu'un veut aller derrière moi, qu'il se renie lui-même, qu'il porte sa croix chaque jour et qu'il m'accompagne.»

Si la volonté doit intervenir, c'est la volonté d'aller derrière lui, qui fraye la route, mais, pour le reste, la volonté est de trop, la volonté est même dérisoire. Pourtant, elle va revenir. «Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra». Chacun d'entre nous, chacun de ceux auxquels il s'adresse veut, en effet, quelque chose pour lui-même. Chacun veut quelque chose en ce qui regarde sa propre vie, et chacun peut bien vouloir, en effet, sauver sa vie. Mais qui veut sauver sa vie sait bien d'expérience que de vouloir la sauver, ça ne l'empêchera pas de la perdre, comme tout le monde. Oui ! Qu'il veuille la sauver ! Il n'y a pas de mal à cela ! Mais de toute manière, qui veut sauver sa vie la perdra. Car la perte de la vie est pour chacun la chose la plus assurée qui soit.

Je ne lis jamais cette phrase de l'Evangile sans y entendre une sorte de cruauté ironique : «celui qui voudra sauver sa vie la perdra». Aussi bien d'ailleurs ne dit-il pas après : «Mais celui qui voudra perdre sa vie» - pas besoin de vouloir la perdre, encore une fois. Il déclare seulement «Mais celui qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera.» Il n'y a de salut assuré, pour la vie de quelqu'un, que lorsque ce quelqu'un s'entend appeler à la perdre par un autre et pour un autre. Par un autre et pour un autre qui s'adresse à lui en disant : je. «A cause de moi». «Celui qui perdra sa vie à cause de moi, qui te parle, celui-là la sauvera». Ce n'est plus une affaire de volonté. La volonté est ici disqualifiée.

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Nous avons pu observer comment il s'agit en tout cela de la question de l'identité ou, plus précisément, de découvrir que l'identité de quelqu'un lui est toujours donnée. L'identité n'est pas une nature. Cette identité peut être l'effet de l'opinion publique : les gens disent que... Aussi longtemps qu'elle est l'effet de l'opinion publique, elle est toujours une identité bafouée car ce qu'il y a de singulier dans celui qu'on prétend identifier est ramené à autre que lui-même. La véritable déclaration d'identité se produit lorsque les deux s'engagent mutuellement dans la déclaration qui est faite. Mais cela ne suffit pas car, même si Pierre répond en disant quelque chose d'inédit, il a encore, et les autres aussi avec lui, à aller plus loin. Il a à passer de l'engagement à l'expérience d'une communauté de destin avec celui qui l'interroge. Il avait sans doute dit juste. Mais ce n'est pas ça l'important. L'important, ce sera de reconnaître, expérimentalement, dans l'ordre même de la vie partagée, une même communauté de destin avec Celui qui interroge. Communauté de destin qui permet à Celui qui interroge de prendre notre destin comme sien, et qui nous permet à nous, qui sommes interrogés, de prendre ce qu'il y a de singulier en Lui : se lever, se réveiller, et aller à sa suite, marcher derrière Lui. Comme Lui, perdre un jour notre nom, mais avec Lui et comme Lui sauver notre vie.

22 juin 1995

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