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Avant de chanter ce que nous propose le texte, essayons de déchiffrer la partition.
En effet, ce passage est remarquable par un certain rythme, et c’est ce rythme que je voudrais que nous reconnaissions d’abord. Vous verrez qu’avant même de toucher au contenu du texte, sa configuration déjà nous instruira.
A quatre moments est énoncée une intervention du Seigneur: «Le Seigneur IHVH m’a donné la langue de ceux qui apprennent…Le Seigneur IHVH m’a ouvert l’oreille… Le Seigneur IHVH me secourt…» C’est encore cette dernière formule qui revient vers la fin. Affirmation donc, par celui qui parle, d’une intervention du Seigneur, passée, d’abord, puis présente.
Au milieu de ce passage, et seulement au milieu de ce passage, se multiplient des négations. «Et moi, je ne me suis pas cabré, je ne me suis pas écarté en arrière mon visage, je ne l’ai pas caché… voilà pourquoi je ne suis pas en outrage,… non, je ne serai pas honteux.» On dirait que celui qui parle tient à écarter quelque chose, quelque chose qui n’a pas eu lieu. Mais il n’est pas indifférent qu’il éprouve le besoin de le dire.
Vers la fin, nous voyons s’accumuler des interrogations: «qui me querellera? … Qui sera le maître de mon jugement? … Qui m’incriminera?» Nous aurons tout à l’heure à dégager la portée de ces interrogations, compte tenu du moment où elles se produisent.
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«Le Seigneur IHVH m’a donné la langue de ceux qui apprennent». J’ai préféré, en restant d’ailleurs en cela au plus près du texte original, employer le verbe «ceux qui apprennent», plutôt que le substantif «disciples». Dans notre langue, en effet, quand nous entendons disciples, nous ne saisissons pas d’emblée qu’il s’agit d’apprendre.
Cette première affirmation peut paraître bien étrange. En effet, nous lisons «Le Seigneur IHVH m’a donné la langue de ceux qui apprennent» avant qu’il ne soit fait état de l’oreille, «pour écouter comme ceux qui apprennent.» C’est une indication très précieuse. Nous pouvons, en effet, comprendre cette affirmation comme un avertissement. L’important est ce qui va être dit par la langue de celui qui parle ici, c’est l’ensemble de ce passage. Ce que va dire celui qui parle lui a été donné sur la langue. Cela lui a été donné pour qu’il parle d’une certaine façon, et nous verrons tout à l’heure de quelle façon il parle. Ce qu’il va dire, ce n’est pas lui qui l’a inventé, il l’a appris. Il l’a appris non pas de quelqu’un qui serait comme lui, mais il l’a appris comme on reçoit un don, venant de celui dont le nom reste à jamais imprononçable: «Le Seigneur IHVH m’a donné».
Cette parole, qui lui est donnée sur la langue, pour qu’il apprenne à parler selon cette parole, fait de lui quelqu’un qui soulage l’affaibli: «pour… soulager l’affaibli, il fait se dresser une parole». La parole, mise sur la langue de celui qui parle ici, est une parole de réconfort. Réconfort pour qui? Pour qui l’entendra? Mais pourquoi pas aussi pour celui qui la prononce?
«Il fait se dresser une parole. Matin après matin il me fait dresser l’oreille, pour écouter comme ceux qui apprennent.» C’est une parole entendue, venue par l’oreille, même si celui qui parle a d’abord tenu à mentionner que cette parole était sur sa langue.
Au point où nous en sommes, nous pouvons nous dire: il est assez vain de se demander ce qui est le plus important, d’écouter ou de parler. Il faut surtout reconnaître qu’on ne parle pas sans avoir écouté et qu’on n’écoute pas, sinon pour parler, et qu’en tout état de cause, la source de cette écoute, comme la source de cette parole, c’est le Seigneur qui en fait le don.
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«Le Seigneur IHVH m’a ouvert l’oreille. Et moi, je ne me suis pas cabré, je ne me suis pas écarté en arrière». Comme je vous le disais tout à l’heure, il est important de relever cette négation. Cabré contre quoi? Ecarté en arrière de quoi? En arrière de ce que disait le Seigneur. Il a ouvert l’oreille, et moi je ne me suis pas retiré. Sans doute. Mais aussi, si l’on songe à ce qui va venir, puisque c’est le Seigneur qui m’a ouvert l’oreille, je n’avais pas à me cabrer, je n’avais pas à m’écarter en arrière de ce qui arrivait. La parole qui était mise dans l’oreille et sur la langue était là comme une force. Il n’y avait donc pas de recul à opérer, pas de retrait, pas de dérobade.
Après l’oreille, après la langue, voici le corps, non pas en tant qu’il est capable de capter ou d’émettre, oreille ou langue, mais en tant qu’il est vulnérable. «Mon dos, je l’ai donné à ceux qui frappaient» C’est la seconde fois que nous voyons apparaître ce verbe donner. «Le Seigneur IHVH m’a donné la langue de ceux qui apprennent» J’ai appris, j’ai été docile. La docilité devient maintenant soumission. Quand nous disons docilité, nous disons communication acceptée. Quand nous disons soumission, nous évoquons la conduite physique de celui qui écoute.
«Mon dos, je l’ai donné à ceux qui frappaient et mes joues à ceux qui (les) dépilaient». Après le dos, les joues; après les joues, le visage: «mon visage, je ne l’ai pas caché aux outrages et au crachat» Il n’y avait pas de raison de se replier puisque aussi bien ce repli aurait fait la preuve que l’on n’avait pas véritablement appris. Donc, en suite de cet enseignement (et nous voyons comment cet enseignement n’a rien d’un savoir théorique), j’ai eu la conduite de celui qui ne se défile pas devant les coups.
Et pourquoi? Aussitôt apparaît la raison de cette docilité et de cette soumission. «Le Seigneur IHVH me secourt: voilà pourquoi je ne suis pas en outrage, voilà pourquoi j’ai mis mon visage comme du silex; je l’ai su: non, je ne serai pas honteux ». La leçon a été assimilée. Plus assimilée que comprise. Car, quand nous disons comprendre, nous entendons souvent quelque chose qui relève de l’intelligence. S’il peut maintenant dire: «Le Seigneur IHVH me secourt», c’est parce qu’il a entendu avec tout son corps, pas seulement avec ses oreilles. Et cette langue, qui est celle de ceux qui apprennent, continue à parler pour dire «Le Seigneur IHVH me secourt: voilà pourquoi je ne suis pas en outrage.» Le mot qui était présent un peu plus haut revient: «mon visage, je ne l’ai pas caché aux outrages et au crachat». C’est maintenant lui-même qui parle de lui-même, c’est «je» qui parle de «je». Je ne suis pas en outrage, mais moi-même, je suis sauf. Et «voilà pourquoi j’ai mis mon visage comme du silex,» j’ai établi, placé (le verbe du texte original est un verbe extrêmement simple, très rudimentaire) mon visage comme une pierre dure.
Tout à l’heure, on évoquait les outrages, les crachats. Maintenant ce même visage est ferme: «je l’ai su: non, je ne serai pas honteux » Je l’ai su, formule d’une extrême sobriété. J’en ai fait l’apprentissage, c’est chose faite. C’est acquis. Je l’ai su, non pas parce qu’on me l’a dit, mais parce que j’ai éprouvé la parole qui m’était dite dans mon corps. Je l’ai su, c’est devenu comme une science expérimentale. C’est un savoir, bien sûr, mais un savoir ressenti, éprouvé.
Il a beau avoir donné son dos à ceux qui le frappaient, ses joues à ceux qui les dépilaient. C’est encore insuffisant. Car c’est en donnant son dos à ceux qui le frappaient et ses joues à ceux qui les dépilaient qu’il a su, qu’il est entré dans l’expérience de savoir qu’il n’est pas honteux. N’être pas honteux s’apprend, non pas parce qu’on accepte la déclaration qui est adressée, mais dans la mesure même où les coups se gravent dans le corps lui-même. Les coups, joints à la disposition de disciple dans laquelle il se trouve, font de celui qui parle ici quelqu’un qui peut dire: «Je l’ai su: non je ne serai pas honteux»
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Nous pouvons entendre la fin de ce passage comme une sorte de jubilation, comme un cri d’exultation. «Il est proche, celui qui me justifie: qui me querellera?» Réponse: personne. D’une certaine façon, je ne fais qu’un, tout en restant un autre, avec celui qui me déclare juste. Quelqu’un peut bien venir porter plainte contre moi (c’est cela que veut dire querelle: «qui me querellera?») eh bien! «Comparaissons ensemble!» Admirable équivoque du «comparaissons ensemble»! Comparaissons avec celui qui me querellera, mais comparaissons aussi avec celui qui est proche, et qui me justifie.
«Qui sera le maître de mon jugement? Qu’il s’avance vers moi!» Toute cette finale joue sur une merveilleuse ambiguïté. Qui sera le maître de mon jugement? Qui va être le souverain qui prononce pour dire le droit sur moi? Est-ce que c’est un autre que le Seigneur, ou est-ce que c’est le Seigneur? «Qu’il s’avance vers moi!» Le propos peut s’entendre de l’adversaire mais aussi comme un vœu, adressé à celui qui est proche: «Il est proche, celui qui me justifie.''» ''
«Le Seigneur IHVH me secourt: qui m’incriminera?» Enfin, l’ambiguïté est levée! C’est le Seigneur qui me secourt. Il n’y a donc personne pour m’accuser d’être criminel et tous ceux qui prétendraient tenir ce rôle sont évoqués, tous, quels qu’ils soient, comme des gens qui «s’usent… comme un vêtement, qui sont dévorés: la mite les mange.»
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Par quoi ont-ils été dévorés? Qui les a mangés? Voilà la question que je voudrais soulever et éclaircir, pour finir. Bien sûr, la première réponse que nous pouvons donner, c’est que tous sont détruits, parce que le Seigneur est là comme celui qui secourt. Bien sûr! Mais où est le Seigneur? Il est dans la parole que prononce celui qui parle d’un bout à l’autre.
Dans un passage comme celui-ci nous est présentée la proximité du Seigneur dans celui qui accueille sa parole. Sans se confondre jamais avec la parole de celui qui parle, la force réside dans la parole de celui qui a écouté et à qui le Seigneur a donné de parler. Le Seigneur habite dans la parole entendue, dans la parole parlée par celui qui l’a entendue. C’est une prise de chair dans une langue, dans une oreille, mais aussi sur un dos, sur des joues, dans un visage.
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La foi est foi en une parole. Cette parole est évoquée d’abord avec la langue et l’oreille. Nous assistons, dans ce passage, à la description de l’encharnellement de la foi. Je me risque à forger ce mot parce que, dans le mot incarnation, nous risquons d’en rester encore à quelque chose qui ne nous concerne pas personnellement. Quand nous disons encharnellement, nous pensons chacun à nous-mêmes.
Quelqu’un parle, et c’est le Seigneur. Quelqu’un écoute, et cette écoute se grave, non pas seulement dans l’oreille, mais dans l’endurance de la vie, et précisément lorsque cette endurance semble détruire la vie, la moquer, la tourner en dérision. C’est dans la vie malheureuse surtout que la foi fait l’épreuve d’elle-même, parce que, dans la vie malheureuse, on peut en venir à oublier qu’on a été instruit, si lourde est la souffrance. On ne croit pas en une parole seulement en l’entendant. On ne croit pas en la parole du Seigneur seulement en la parlant. Le moment de l’écoute et le moment où on la prononce vraiment, c’est le moment de l’épreuve.