SUR GALATES IV, 1-7 - HERITIERS DE PAR DIEU

Enfant, esclave, fils et héritier - Je dis, aussi longtemps que l'héritier est enfant, il ne diffère en rien d'un esclave, étant maître de tout, mais il est sous des tuteurs et des intendants jusqu'au (jour) préalablement fixé par le père.

On traite du sort réservé par le droit au fils devenu héritier du fait de la mort de son père. Sa condition ne sera pas la même selon qu'il est encore enfant ou qu'il ne l'est plus. En effet, pendant tout le temps de son enfance, l'héritier n'exerce aucun droit sur tous les biens dont, pourtant, il est le maître. De ce fait, il ne diffère en rien d'un esclave. Il est soumis à des tuteurs et des intendants. Quant à la durée de son enfance, elle ne tient pas au développement physique ou mental de sa personne. Elle est déterminée par une décision du père. C'est lui qui a fixé au préalable, avant sa mort, à quel moment son fils ne serait plus un enfant. Tel est le cadre juridique dans lequel s'inscrit une réflexion sur l'histoire qui est la nôtre.

Ainsi aussi nous, quand nous étions enfants, nous demeurions en esclavage sous les éléments du monde.

Etions-nous fils ? Etions-nous héritiers ? Notre père était-il mort ? Il semble qu'il n'y ait pas lieu de soulever ces questions. En revanche, il est clair que nous avons été enfants et que nous ne le sommes plus. Or, au temps de notre enfance, nous avons connu un statut d'esclavage, comparable à celui du fils, encore enfant, devenu héritier à la mort de son père. Quant à la fonction des tuteurs et des intendants, elle était remplie par les éléments du monde. Rien n'est dit sur une décision paternelle qui aurait préalablement fixé le terme de notre enfance. Celle-ci et, avec elle, notre esclavage n'ont cependant duré qu' un temps.

Quand vint le plein du temps, Dieu envoya son fils, devenu d'une femme, devenu sous une loi, afin qu'il rachetât les sous-une-loi, afin que nous reçussions la condition de fils.

Puisque le temps de l'enfance et de l'esclavage a duré sans avoir été d'avance défini par un arrêt du père, l'analogie avec le sort du fils héritier et enfant n'est pas rigoureusement continuée. Le plein du temps signale seulement un certain moment, celui où Dieu est intervenu. Pourquoi cette différence avec la situation juridique précédemment évoquée ?

C'est sans doute parce que celui qui est à la place du père, à savoir Dieu, n'était pas mort alors même que nous étions enfants et esclaves. Étant vivant, Dieu restait souverain, libre de décider quand s'achèveraient notre enfance et notre esclavage. Il n'avait pas à lier sa décision à une disposition préalablement consignée. Un acte de lui, advenant quand il le voudrait, suffirait pour faire cesser l'état dans lequel nous étions, pour en créer un autre. Par le fait, c'est donc une action effective de Dieu qui inaugure pour nous, à un certain moment de l'histoire, une époque nouvelle, et non pas l'arrivée à échéance d'un certain délai, conformément à une disposition juridique préalablement instituée par ce même Dieu. Aussi bien est-il très important d'observer ce que fut cette action. Il y a fort à parier qu'elle jettera de la lumière sur l'état qui était le nôtre avant l'intervention de Dieu.

En effet, tout se passe comme si nous avions beau être enfants et en esclavage, néanmoins nous n'avions pas ou n'avions plus la condition de fils. Nous n'étions donc pas semblables à l'héritier enfant, qui n'est que temporairement esclave, alors qu'il est, en droit, maître de tout. Les éléments du monde, quoi qu'on doive entendre par cette expression, n'étaient pas analogues, pour nous, à des tuteurs et des intendants, dont l'autorité n'a jamais qu'un temps. En bref, celui qui était à la place du père n'était pas mort et, d'autre part, nous n'étions pas ou n'étions plus fils. Il fallait donc introduire de la filiation dans notre histoire, mais une filiation qui, pour nous rejoindre tels que nous étions, connût l'enfance et l'esclavage. C'est ce que fit Dieu quand il envoya son fils, devenu d'une femme, devenu sous une loi. Du coup, ceux qui étaient seulement nés, enfants donc, et esclaves, sous-une-loi, pouvaient prétendre que leur enfance et leur esclavage auraient une fin et même l'avaient atteinte. Ils en étaient délivrés, rachetés, ils n'étaient plus semblables à un bien que quelqu'un détient. La condition de fils leur appartenait en propre, l'enfance n'était pas sans limite, pas plus que l'esclavage. Un état de droit était établi ou rétabli, et nous pouvions nous conduire nous-mêmes comme des fils, qui n'avions été que temporairement enfants et esclaves, qui étions vraiment héritiers.

Il reste que la filiation, introduite dans notre histoire, n'a pas pour origine un père qui lui-même aurait été fils, enfant et esclave. C'est ce que nous reconnaissons, implicitement du moins, quand nous déclarons que Dieu envoya son fils. De ce fait, il nous faut convenir que, (ré)introduite de cette façon dans l'humanité, la condition filiale est elle-même transformée éminemment, exaltée au-delà des limites qu'on pourrait lui assigner. Car on pourrait soutenir, et non sans raison, que la filiation n'est, après tout, qu'une affaire spécifiquement humaine, une grande affaire humaine, certes, mais qui ne change pas l'humain lui-même. Or, ici, le père est nommé Dieu, et son fils, c'est aussi nous, qui étions enfants et esclaves. Pour autant, les limites de l'humain ne sont pas détruites. Elles sont infiniment déplacées, si l'on peut dire, à l'intérieur de l'humanité elle-même.

La preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu envoya dans nos cœurs le souffle de son fils, criant . " Abba ! Père ! ", en sorte que tu n'es plus esclave, mais fils. Et si fils, héritier de par Dieu.

Notre condition de fils n'est pas seulement affirmée en conséquence de notre appartenance à une humanité dans laquelle il y a de la filiation. Elle l'est encore du fait que, lorsque nous en appelons à un père, lorsque nous nous reconnaissons comme des fils, c'est Dieu lui-même qui, humainement, en appelle à Dieu et se reconnaît fils. Et l'événement de cette reconnaissance n'est pas indifférent. Comme tout événement, il n'existerait pas si nous ne l'agissions pas. Sa vérité ne se sépare pas de notre engagement en lui. Aussi, maintenant, en est-ce fini d'une parole encore générale, nous ne parlons plus même de nous, mais de vous aussi, de vous avec nous. Plus même, c'est à toi, air singulier, que nous parlons. Tu n'es plus esclave, mais fils. Et si fils, héritier de par Dieu.

Paris, le 8 janvier 2005

SUITE 1

L'institution - Tout comme l'esclavage, l'enfance n'est pas un état naturel, qui serait caractérisé, par exemple, par sa faiblesse. L'enfance, comme l'esclavage, est une institution. Elle est liée à une décision, socialement reconnue, celle du père. Celui-ci agit ès qualité de père, par la vertu de l'institution, puisqu'il se survit en quelque façon, au-delà de son décès, dans les effets des dispositions qu'il a prises. Quant à nous, par nature, nous ne sommes tous que des vivants, nés et mortels. Mais nous avons été soumis à une puissance reconnue, socialement ratifiée, celle des éléments du monde, non pas celle de la force de la nature qui, elle, n'a pas à être instituée. Ainsi, paradoxalement, cette institution de nous-mêmes comme enfants, comme esclaves, nous fait-elle passer à la condition humaine à partir d'un état de nature dans lequel, bien évidemment, il n'y a ni enfance, ni esclavage qui soient institués.

Quand Dieu envoya son fils, ce fut encore non un fait de nature mais un événement, comparable à un acte humain, l'effet d'une décision. Et c'est un fils qu'il envoie, quelqu'un donc qui, comme fils, est institué, même s'il est soumis à la vie et à la mort du fait de sa naissance, même s'il devient un enfant en humanité, donc aussi un esclave. Du reste, la finalité de cet envoi ne s'entend, elle aussi, que comme une institution nouvelle : Dieu envoya son fils... pour que nous reçussions la condition de fils.

Institution enfin que l'envoi d'un souffle. Car, pris en lui-même, quoi de plus naturel qu'un souffle ? Oui, sans doute. Mais il porte maintenant, même si c'est encore comme un cri, l'appel du fils au père, la reconnaissance de Dieu en la condition de père, non l'affirmation, par exemple, de sa puissance naturelle.

Clamart, le 9 janvier 2005

SUITE 2

La parole vive - Toute la pensée est articulée sur une comparaison. Il en est de notre situation dans l'histoire comme de ce qui arrive à un héritier. Mais, ainsi qu'on l'observe souvent dans l'usage des comparaisons, vient un moment où les termes ne se répondent pas exactement d'un registre à l'autre. Par exemple, nous sommes bien héritiers mais notre père n'est pas mort, comme c'est le cas pourtant dans la proposition initiale sur laquelle on prend appui. Peu à peu la stricte comparaison est abandonnée. On passe à la métaphore et même on l'oublie. Le discours se fait autonome, ne repose sur rien qu'il aurait à transposer, il prend un libre envol. Or, une telle façon de parler n'est pas sans rapport avec le contenu des propos qui sont tenus.

Ainsi, d'emblée, l'enfance n'est-elle pas une portion de notre vie que l'on pourrait définir par elle-même, le moment de notre faiblesse ou de notre croissance, un certain laps de temps qui s'imposerait à la simple observation. L'enfance est conçue à partir d'une disposition de caractère juridique. Ainsi, et jusqu'à la fin de ce passage, notre parole est-elle comme happée, emportée toujours plus loin, elle nous déplace sans cesse, nous transporte ailleurs. C'est vrai non seulement du fond - nous allons du père à Dieu, par exemple - mais aussi de la tournure que prend notre discours, qui n'arrête pas de changer. Après des affirmations générales de caractère juridique, qui semblent ne s'adresser à personne, le style lui-même change, nous en venons à parler en nous et puis à dire vous et, enfin, tu.

Cet emportement est porteur de vérité. Nous ne nous arrêtons donc pas. Toujours nous quittons le point que nous avions atteint. Si nous y restions fixés, le succès qu'il pourrait représenter deviendrait une pause mortelle pour l'élan qui nous soutient. Heureusement pour nous, à la fin de ce passage, nous sommes déclarés héritiers, seulement héritiers, nous ne sommes pas possesseurs, même si la période d'enfance est terminée. Ainsi, dans l'expansion de notre essor, sommes-nous assurés d'une chose au moins : jamais nous ne serons Dieu ni le Père - nous crierons le nom de celui-ci, sans plus ! Sans doute parce que, par ces noms de Dieu et de Père, nous désignons la présence en acte d'une parole par laquelle nous passons encore et sans fin, alors même que nous sommes héritiers : Et si fils, aussi héritiers de par Dieu.

En somme, une déclaration m'est adressée, une annonce m'est faite. Je n'ai pas d'autre preuve de ma nouvelle condition que l'écoute et l'accueil que je réserve au message qui m'est personnellement envoyé. Mais est-ce là une preuve ?

Cette situation en rappelle une autre, symétrique et inverse. Déjà l'enfance et l'esclavage n'étaient pas un effet naturellement ressenti par moi d'où je concluais que j'étais enfant et esclave. Ils provenaient d'une disposition juridique me concernant. C'est une parole qui m'avait atteint, qui m'avait institué dans une certaine condition. Or, maintenant, c'est par une parole encore que je deviens fils et héritier de par Dieu. Je chercherais en vain quelque modification sensible pour me convaincre que ma condition a changé. Il n'y en a pas. Je ne m'éprouve devenu autre qu'en adhérant, qu'en croyant à l'efficace d'une affirmation qui porte sur moi personnellement. De même que la faiblesse ressentie ne prouve pas l'état d'enfance, de même ce n'est pas un sentiment de force, par exemple, qui me fait connaître ce que je suis devenu et qui m'en assure. Seule est à l'œuvre la foi que j'accorde à la parole entendue, qui me fait partager un certain événement et, littéralement, me le donne, me le communique.

A la réflexion, on peut estimer qu'il en allait ainsi déjà, mais en vertu d'une parole écrite, lors du passage à la pleine maîtrise de ses biens, pour le fils héritier, qui avait été d'abord, plus ou moins longtemps, enfant et esclave. Il n'y avait rien de naturel en tout cela. L'institution était à l'œuvre. Il en va ainsi pareillement, une fois venu le plein du temps, quand un certain message, une parole vive, et non pas une disposition testamentaire, m'associe aux suites de l'envoi du fils de Dieu. L'institué règne encore, non la nature. Mais il s'agit maintenant de ce qui peut paraître comme une contradiction dans les termes, de l'institution de la parole vive. Tout n'avait-il pas commencé par : Je dis ?

Clamart, le 11 janvier 2005

SUITE 3

Les trois modalités de notre vie - Comme tout enfant, né d'une femme, nous vivons d'une vie naturelle. Comme tout enfant encore, nous vivons aussi d'une vie humaine. Celle-ci est instituée, c'est une vie de fils, d'héritier, dans la dépendance du père. Elle se greffe sur la vie naturelle, qu'elle ne supprime pas.

Or, notre vie humaine, elle aussi, a été transformée sans perdre son humanité. Elle est devenue celle-là même du fils de Dieu. En effet, ce qui nous fait vivre alors, au-dedans même de notre vie humaine et de notre vie naturelle, greffé sur elles deux, c'est le souffle du fils de Dieu.

Dès lors, nous vivons simultanément selon trois modalités qu'on ne peut ni séparer ni confondre.

Nous vivons d'une vie naturelle, donc mortelle, notamment sexuée, marquées très généralement par tous les caractères qui sont propres à un vivant enfanté. Il suffit, pour cela, d'être né.

Nous vivons aussi d'une vie humaine. L'institution de l'héritage y atteste, entre autres, la présence, chez le père, et l'absence, chez l'héritier, de la mort.

Enfin, nous vivons, d'une vie qui n'est ni naturelle ni humaine, ni mortelle ni immortelle, instituée et au-delà de l'institution. Pour en parler positivement, nous la déclarons divine et nous la nommons éternelle.

Ces trois modalités de notre vie sont contemporaines. L'enfance, par exemple, désigne à la fois un état de nature, une condition instituée d'humanité, notamment par la filiation et l'héritage, et aussi un trait qui marque l'histoire de notre vie divine, le temps où nous demeurions en esclavage sous les éléments du monde.

On peut considérer d'abord ces modalités de notre vie comme des niveaux superposés, ordonnés les uns par rapport aux autres, l'un étant comme un socle, l'autre, un intermédiaire, et le troisième, un sommet. Mais il faut ajouter aussitôt qu'elles communiquent entre elles. Les propriétés de l'une sont aussi les propriétés de l'autre. Ainsi, par exemple, l'esclavage, institué par la condition d'héritier, s'exprime aussi, analogiquement, dans la modalité divine de notre vie. En retour, la filiation, telle qu'elle caractérise cette dernière, affecte aussi notre humanité et notre nature. En bref, aucune modalité de notre vie n'est exempte de la présence des deux autres. Elles s'imitent entre elles, au sens où Pascal pouvait écrire : " Nature s'imite. La nature s'imite. Une graine jetée en bonne terre produit. Un principe, jeté dans un bon esprit produit. Les nombres imitent l'espace qui sont de nature si différente. Tout est fait et conduit par un même maître. La racine, les branches, les fruits, les principes, les conséquences. " Ainsi toute notre existence dans le temps est-elle semblable à un seul et même champ dans lequel, telles des ondes, les trois modalités de la vie coexistent et s'enlacent les unes les autres. C'est pourquoi, finalement, elles ne sont pas empilées l'une sur l'autre, comme des strates successives, mais elles circulent, pour ainsi dire, chacune autour des deux autres.

Faut-il tellement s'étonner qu'il en soit ainsi ? Tel est l'effet d'un discours, de tout discours construit sous la forme d'une comparaison. On y part du prétendu connu pour aller à l'inconnu, on rapporte celui-ci à celui-là, qui en serait l'image. Mais on ne peut méconnaître que l'un n'est pas identiquement l'autre. On le suppose au contraire. Du coup, on est conduit à transformer le terme dont on était parti. Il change lui-même, il nous échappe. Ainsi en est-il, ici, des concepts d'enfance, d'héritage et de filiation. Chacun d'eux est convoqué dans notre parole pour désigner et signifier sans fin autre chose encore que ce que nous affirmons qu'il désigne et signifie et, de ce fait, la fonction que nous lui faisons remplir dans le mouvement de la comparaison le transforme lui-même. C'est pourquoi la comparaison n'est jamais stricte, elle n'est pas raison, elle n'est pas l'équivalence. Elle vire à la métaphore, à la parabole et, ainsi, elle nous emporte nous ne savons où.

Ne soyons donc pas surpris que le signifié donné comme dernier, le divin, apparaisse comme inconnu. Il désigne et signifie le point ultime, toujours infiniment lointain ou, comme on voudra, infiniment proche, d'une ligne de fuite que nous traçons quand nous disons " de même que ... de même ". Le divin n'est pas extérieur aux autres modalités, il les investit mais elles restent sauves, parce qu'il ne les détruit pas. Toutefois, en les pénétrant, il les dérange de toute son infinité. Sinon, comment s'affirmerait-il lui-même dans sa singularité littéralement incomparable ? Pensons à cette déclaration lapidaire de Bergson : " Christianisme dissatisfaction, ergo chambardement, ergo action." Rappelons-nous encore cette affirmation d'un concile médiéval : " Entre le créateur et la créature on ne peut noter une ressemblance si grande qu'on ne doive noter entre eux une dissemblance plus grande encore. "

Clamart, le 13 janvier 2005

Guy LAFON