SUR LUC XIII, 22-30

Jésus est en chemin. Il se dirige vers un lieu dont le nom est connu. Au cours de son voyage il pénètre dans des agglomérations grandes et petites. Il s'adresse aux populations qu'il rencontre. Sa parole est un enseignement.

Et il marchait en traversant par villes et bourgades, enseignant et faisant marche vers Jérusalem.

Une instruction est dispensée avant même la fin du trajet. La vérité peut se rencontrer sur la route !

Quelqu'un lui dit: " Seigneur, si peu nombreux les sauvés... ? "

Un inconnu aborde Jésus. Il lui reconnaît de l'autorité et même de la puissance. Il le nomme Seigneur. N'est-ce pas considérer Jésus non seulement comme un maître de doctrine mais comme un souverain ?

L'intervenant formule-t-il une question ? Oui, sans aucun doute. Mais on peut aussi comprendre qu'en interrogeant Jésus, il lui rappelle un état de fait, une donnée dont ils ont connaissance l'un et l'autre. En effet, on ne peut décider s'il dit " Est-ce que... ? " ou bien " S'il est vrai que... `? " En tout cas, il est clair que l'intervention porte sur la quantité de ceux qui sont en train de se sauver ou d'être sauvés. " Est-ce qu'ils sont peu nombreux ? " Ou bien : " S'il est vrai qu'ils sont peu nombreux... ? " Qu'on attende de Jésus une information ou qu'on exprime un accord avec lui sur un fait acquis, on soulève toujours une question portant sur le nombre, et même sur le petit nombre. Mais, bien sûr, l'enseignement que donnera Jésus n'aura pas la même portée selon qu'il répondra en affirmant ou en niant ou qu'il dégagera les suites d'un état de fait.

Or, il est remarquable que Jésus refuse de tenir l'un ou l'autre de ces deux rôles. De plus, sa réponse, du moins directement, ne porte pas sur le nombre des sauvés. Enfin, elle n'est pas dirigée vers l'intervenant lui-même. Elle est destinée à des gens qui sont là. Rien n'est dit sur leur identité. Il les prend à partie. Il leur intime un ordre. Cet ordre, du reste, ne fait que les confirmer dans une façon de vivre qui est censée être la leur au moment même où il leur parle. Ne sont-ils pas présentement engagés dans un combat pour entrer en passant par la porte étroite ? Eh ! bien, qu'ils continuent !

Il dit à leur adresse. " Continuez à lutter pour aller dedans en passant par la porte étroite... "

Pourquoi donc doivent-ils persévérer dans leur effort ?

Pour motiver l'ordre qu'il donne, Jésus en vient, lui aussi, à des considérations portant sur le nombre. Mais il parle, lui, de grand nombre. Cependant, la multitude dont il fait état n'est pas présente maintenant. Elle viendra. Il l'annonce pour l'avenir. Elle sera composée de gens qui chercheront à entrer mais sans en avoir la force.

" ...parce que beaucoup, je vous le dis, chercheront à aller dedans et ils n'auront pas la force... "

Ainsi donc, si les gens qui sont ici, maintenant, en face de Jésus, doivent persister dans leur effort, c'est en raison d'un événement qui ne s'est pas encore produit mais qui arrivera. Il est important qu'ils le sachent; pour y trouver un motif de prolonger leur engagement actuel. Dans l'avenir, des gens, en grand nombre, se conduiront à leur tour comme ils doivent, eux, continuer à faire en ce moment. Mais pourquoi Jésus leur fait-il savoir que ceux-là manqueront de force ? Faut-il entendre que ceux qui sont ici présentement ont en eux la force suffisante pour entrer et qu'ils entreront en exploitant cette force ? Jésus ne dit rien de tel. L'essentiel est dans la leçon qu'il fait à ses auditeurs. Il les instruit de la raison qu'ils ont de persévérer dans leur effort, comme il le leur demande. Rien de plus.

Mais comment comprendre que Jésus puisse parler ainsi, fonder l'ordre qu'il donne aujourd'hui aux uns sur l'annonce qu'il leur fait du destin à venir de certains autres ?

En fait, l'événement à venir aura lui-même sa raison d'être. On peut la connaître dès à présent.

" ...A partir du moment où le maître de maison se sera réveillé et aura fermé la porte et que vous commencerez à vous tenir dehors et à frapper lapone en disant: `Seigneur, ouvre-nous' et que, ayant répondu, il vous dira: "Vous, je ne sais pas d'où vous êtes…"

Maintenant, certes, la porte est étroite, pas plus large que l'instant présent, qui est infime. Du moins est-elle ouverte. Mais un moment viendra où le maître de maison sortira de son sommeil et fermera la porte. Alors, bien évidemment, personne ne pourra plus s'efforcer d'entrer ! Tous ceux qui ne seront pas déjà à l'intérieur seront dehors. Tous, et notamment ceux auxquels Jésus s'adresse en ce moment. Ce sera pour eux une condition toute nouvelle : vous commencerez... Ils ne pourront plus que frapper à la porte et demander au maître de la maison qu'il veuille bien leur ouvrir. Accèdera-t-il à leur demande ? Non, déclare Jésus avec netteté. Mais alors comment donc le maître de maison leur expliquera-t-il son refus de leur ouvrir la porte et de les faire entrer ?

Il leur fera savoir qu'il est dans l'incapacité de les identifier. Car ils n'appartiennent pas à une catégorie de population qu'il connaisse ... à moins qu'ils ne fassent partie de cette multitude qui, un jour, comme Jésus le leur avait annoncé, devait chercher à entrer sans avoir la force. Ce qui est sûr c'est qu'un temps nouveau a commencé ou, plutôt, que du nouveau est arrivé dans le temps. L'effort ne qualifie plus personne pour entrer dans la maison, puisque celle-ci n'est plus accessible. Les lutteurs d'hier ne pourront donc que rester dehors et, inutilement, frapper à la porte. C'est là tout ce qui restera de leur combat !

Les combattants d'aujourd'hui, devenus solliciteurs, auront beau insister et se recommander auprès du maître de maison des rencontres qu'ils ont eues avec lui autrefois, c'est-à-dire maintenant, alors que Jésus leur parle, lorsqu'ils étaient à table ensemble ou qu'il leur délivrait ouvertement son enseignement à tous. Rien n'y fera. Il maintiendra qu'il ignore leur identité, et toujours pour la même raison : il ne sait pas d'où ils peuvent bien sortir !

" ...alors vous commencerez à dire : `Nous avons mangé devant toi et nous avons bu et tu as enseigné sur nos places et il vous dira en disant : "Vous, je ne sais pas d'où vous êtes. Tenez-vous à l'écart de moi, vous tous, ouvriers d'iniquité ! Là sera le pleur et le grincement des dents, quand vous verrez Abraham et Isaac et Jacob et tous les prophètes dans le royaume de Dieu et vous, jetés dehors… "

Cependant, plus tard, pas aujourd'hui, alors que Jésus est en train de leur parler, le maître de maison assignera une résidence à ces individus dont la provenance lui sera inconnue. Il leur ordonnera de se tenir loin de lui. Et pourquoi ? Parce que, leur dira-t-il, ils ont agi injustement Par leur conduite ils se sont, pour ainsi dire, composé une identité qui n'est pas compatible avec la sienne. Pour le leur notifier, le maître de maison invoquera une phrase qui appartient au patrimoine spirituel qu'ils ont en commun, lui et eux, en ce moment même où Jésus leur parle. Ils peuvent donc connaître dès maintenant qui ils seront devenus. Une citation les désigne et les condamne !

A vrai dire, si le maître de maison ignore leur provenance, c'est parce qu'ils ont dérogé à la tradition à laquelle ils appartiennent ensemble. Ils n'ont pas continué la lignée des Patriarches. Ils sont dehors, parce qu'ils se sont exclus du royaume de Dieu par leur pratique de l'injustice dont ils devaient s'éloigner pour rester dignes de leurs ascendants. Aussi le lieu propre qu'il leur assigne est-il marqué par la tristesse, non par la liesse des banquets. Ils n'auront plus rien à se mettre sous la dent ! Ils se sont placés en dehors de leur communauté.

Mais en quoi donc ont-ils été ouvriers d'iniquité ?

Peut-être en n'obéissant pas à l'ordre que donne Jésus, en ce moment même, à ses interlocuteurs, de lutter pour aller dedans en passant par la porte étroite. Seraient-ils ainsi devenus semblables à ces gens, très nombreux, qui n'auront pas la force d'entrer ? Il ne semble pas. En effet, de cette foule immense qui, aujourd'hui encore, est à venir, Jésus ne dit pas qu'elle ait jamais eu, elle, à se battre, comme c'est le cas pour ceux d'aujourd'hui.

Mais ce n'est pas tout. Car le rassemblement festif ne réunira pas seulement les ancêtres de ceux auxquels Jésus s'adresse en ce moment. Il y aura aussi des populations venues d'ailleurs, de partout dans le monde. Tout ordre qu'on pourrait raisonnablement invoquer pour légitimer leur accession sera bouleversé. Il faut bien le savoir dès à présent ! Les titres d'ancienneté ou d'excellence qu'on pourrait faire valoir seront disqualifiés. Aussi bien peut-on se demander, pour finir, si l'iniquité dont les gens d'aujourd'hui peuvent être devenus ouvriers ne serait pas, plus que tout, leur prétention à entrer dans le royaume de Dieu non seulement sans effort mais sur titre.

" … Et ils viendront du levant et du couchant, du nord et du midi et ils s'étendront dans le royaume de Dieu. Et voici, il est des derniers qui seront premiers et il est des premiers qui seront derniers. "

En définitive, tout se passe comme si Jésus déclarait que, maintenant, il n'y a rien d'autre à faire pour entrer dans le royaume de Dieu que de se battre vaillamment, sans s'arrêter, pour passer par une porte qui est étroite. Plus tard, un jour, il n'y aura plus à se battre parce que la porte, quelle que soit sa dimension, étroite ou large, aura été fermée. Alors l'effort ne servira de rien. Bien plus, avec la fermeture de la porte, l'idée même d'une entrée, d'un accès, aura été supprimée.

Tout ceci peut paraître assez déconcertant. Mais il n'est pas impossible de pressentir le message que délivre la méditation d'une telle histoire.

Accordons que deux distinctions courent tout au long. D'une part, le présent est distingué de l'avenir et, d'autre part, le temps de l'effort, qui est le présent, est distingué du temps de l'impuissance; qui est l'avenir. Or, le temps de l'effort, le présent, porte en lui, comme un fruit qui serait déjà là, le temps de l'impuissance, l'avenir. Ces deux temps se tiennent l'un l'autre. Ils se comprennent aussi l'un par l'autre. Désormais l'avenir, qui arrivera, est déjà ici. Il y est autrement qu'il ne sera, puisqu'il est dans le présent, mais il n'y est pas moins intensément qu'il ne sera plus tard. Le lien qui unit inséparablement ces deux moments du temps, les interlocuteurs présents de Jésus ne peuvent pas en douter, si vraiment ils le tiennent pour Seigneur, s'ils ajoutent foi à la parole qu'ils entendent de lui.

Pour bien saisir tout cela il convient d'observer que le présent est certes le temps de l'effort mais non celui de la puissance. Car ces deux notions d'effort et de puissance ne sont pas équivalentes. L'effort désigne une conduite, la puissance, une qualité. Il n'est donc pas impossible que le présent soit prégnant, riche par avance, de l'impuissance, bien singulière, qui caractérise l'avenir. A tout le moins, il n'exclut pas cette impuissance. C'est pourquoi, d'ailleurs, celle-ci serait mieux nommée non-puissance. En somme, l'avenir est contenu en un présent où l'effort ne se confond pas avec les succès de la puissance. Aussi bien cet avenir, qui est la ressource du présent, ne connaît-il rien ni de la puissance ni de l'impuissance. Il est étranger à l'une comme à l'autre.

Dans ces conditions, tout concourt à dégager l'importance décisive d'un événement: le réveil du maître de maison. Ce réveil, avec la fermeture de la porte qui lui est liée, signifie ceci : si l'on n'a même plus à entrer, c'est parce que le royaume de Dieu est là. Beaucoup s'y trouvent mais dans une disposition qui est étrangère à toute succession ordonnée. En tout cas, l'effort, qu'il soit puissant en œuvres ou impuissant, n'y est pour rien, puisqu'on est au-delà de toute idée de puissance ou d'impuissance.

Mais, pour entendre un tel enseignement, pour en saisir la surprenante portée, il faut, aujourd'hui, sans cesse, se tenir à l'intérieur d'un présent étroit, dans la passe resserrée de l'instant qui toujours fuit, et vivre là dans l'effort d'un combat indifférent à la puissance comme à l'impuissance. En continuant sans interruption à lutter pour aller dedans en passant par la porte étroite, on réalisera que c'est la grâce, non le mérite, qui est la loi constitutive du royaume de Dieu.

Paris, le 18 novembre 2004