SUR LUC I, 46b-55 - MAGNIFICAT

Le haut et le bas - Tout se passe comme si nous ne pouvions pas nous empêcher d'ordonner l'existence selon le haut et le bas. Le haut, nous le valorisons, le bas, nous le déprécions. Or, ici, cet ordre est bouleversé. Ce qui était d'abord en bas vient en haut et le haut vient en bas. C'est là, du moins, ce qui apparaît d'abord.

Il a fait tomber des trônes des gens puissants

Et il a élevé des gens d'en bas.

Ce bouleversement ne change rien au fait même qu'il y ait de l'ordre. Il y a toujours un haut et un bas, l'estime va au premier, le mépris au second.

Cependant, à y regarder de plus près, on observe que le bas n'est pas vraiment supprimé. Il a pris la dignité qui était précédemment reconnue à ce qui était en haut, ce qui n'est pas du tout la même chose. La raison en est que le haut et le bas ne représentent pas des sites qui relèveraient d'une topographie spatiale ou de positions repérées sur une échelle de valeurs préalablement établie. Haut et bas existent par suite d'un acte qui les institue. Ils sont donnés par suite d'une décision. Ils n'appartiennent pas à une nature des choses, ils ne procèdent pas d'une estimation qui relèverait d'une culture. Ils ne sont pas d'emblée ce qu'ils sont. Ils deviennent dans l'histoire. Ils arrivent. Ils se produisent.

En vérité, il n'y a d'attention que pour le bas, puisque c'est vers lui que l'on dirige ce qui était en haut. Quant à l'élévation qui est conférée à ce qui était d'abord en bas, elle n'a pas le sens qu'elle avait pour ceux qui en sont déchus. En effet, le haut qu'ils occupaient n'existe plus. Il a été conduit vers le bas, qui seul importe. Du coup, l'excellence reconnue maintenant à ce qui est en bas n'est pas celle d'une exaltation ou, plutôt, si l'on persiste à s'exprimer selon le haut et le bas, cette exaltation est l'effet d'une considération élective, d'une préférence marquée, disons le mot, d'une grâce.

Occuper le bas ou être amené vers le bas, c'est devenir le bénéficiaire d'une reconnaissance qui n'a que faire d'une évaluation de prétendus mérites. Ainsi, d'une certaine façon, le bas est-il maintenu pour autant que toute position déclarée élevée risquerait encore de faire illusion. La grâce est étrangère à la valeur. Aussi bien n'y a-t-il pas à valoriser le haut quand celui-ci est donné gratuitement. Il suffit de l'accueillir dans la joie. Si quelqu'un sort grandit de l'évènement et peut être exalté, c'est l'Autre, le Seigneur, Celui qui est à l'œuvre en tout cela.

Mon âme grandit le Seigneur

Et mon esprit s'est réjoui en Dieu, mon sauveur,

Parce qu'Il a regardé vers la bassesse de Son esclave.

Clamart, le 24 janvier 2005

SUITE

L'agrandissement -

Mon âme grandit le Seigneur

Et mon esprit s'est réjoui en Dieu, mon sauveur,

Parce qu'Il a regardé vers la bassesse de Son esclave.

Car voici qu'à partir de maintenant toutes les générations me diront heureuse,

Parce que le Puissant a produit pour moi de grandes choses

Et saint, Son nom,

Et Sa grâce, de génération en génération, pour ceux qui Le craignent.

Une femme dit ce qu'elle fait, ce qu'elle a fait. Par sa parole elle magnifie, elle rend grand un Autre, qu'elle nomme le Seigneur. Elle rappelle qu'elle a conçu de la joie du fait de la relation qu'elle entretient avec Dieu qui, dit-elle, est son sauveur. Car si elle peut parler comme elle le fait, c'est parce que cet Autre a agi en sa faveur. Les paroles qu'elle prononce sont, pour elle, l'effet et la manifestation de l'action de cet Autre.

Qu'a-t-Il donc fait ?

Il a regardé vers la bassesse de Son esclave. Cette attention a suffi pour que cette femme se conduise comme elle le fait. Toutefois sa parole n'est pas seulement la relation de l'évènement. Car l'événement inclut en lui-même la proclamation qu'elle est en train d'en faire. Sa parole ne s'ajoute donc pas à l'événement pour le rapporter, pour le transmettre. Elle en fait l'évènement qu'il est. Aussi bien d'autres qu'elle, dans l'avenir, prendront-ils le relais de sa parole, en proclamant à leur tour le bonheur qui est le sien. Ce sera leur façon de prendre part eux-mêmes à l'événement, de s'y intégrer.

En définitive, par sa parole, l'esclave grandit le Seigneur qui l'a grandie. L'exaltation qu'elle a reçue ne se sépare pas de celle qu'elle donne. Ces deux aspects se rencontrent, unis l'un à l'autre, dans sa parole. Ils représentent, dans son discours, les deux versions simultanées d'un seul et même événement. La vérité de celui-ci consiste en ce double agrandissement qui fait du Seigneur et de Son esclave deux partenaires dans une même alliance.

Action de la grâce et action de grâce - L'agrandissement et aussi le renversement du haut en bas et du bas en haut ne sont encore que des figures. La foi en fait des signes d'une grâce, donnée par le Seigneur, pour laquelle Son esclave rend grâce.

Comment entendre ce concept de grâce ?

Il y a grâce lorsqu'un autre fait pour nous, en notre faveur, ce que nous ne pouvons pas faire ou ce que nous estimons, illusoirement, orgueilleusement, pouvoir faire, sans le pouvoir réellement.

Il a produit de la force en Son bras

Il a dispersé des gens qui se haussent par la pensée de leur cœur.

Ainsi la grâce marque-t-elle la frontière de notre empire. Or, de ce fait, on pourra estimer qu'elle serait l'occasion d'une épreuve. En effet, même si nous reconnaissons que notre puissance est bornée, nous ne sommes pas prêts, pour autant, à accepter, encore moins à attendre, à souhaiter qu'un autre agisse pour nous au-delà des limites que nous ne pouvons pas franchir. Nous n'avons rien à faire d'un élargissement de notre pouvoir, fût-il infini, déclarons-nous volontiers. En tout cas, si un tel élargissement, pourtant, se produisait, nous serions placés, pensons-nous, devant un choix : refuserons-nous la grâce ou bien l'accepterons-nous en la retournant, en la rendant ? Répondrons-nous par une action de grâce à l'action de la grâce ?

C'est ainsi que nous formulons souvent la situation dans laquelle se trouverait l'esclave, exposée malgré elle à la grâce. Il nous semble que nous ne pouvons pas faire autrement. Or, en énonçant cette alternative nous ne rejoignons pas le mouvement réel de l'âme ou de l'esprit de l'esclave. Comme on va le montrer maintenant, nous passons à côté de ce mouvement, tel qu'il se laisse pourtant reconnaître dans le texte que nous lisons.

La grâce et la fidélité - L'esclave considère qu'en elle affleure un mouvement qui a son origine dans un passé lointain. Elle est, dans le présent, la figure de proue d'une fidélité qui commence avec Abraham et traverse une histoire, celle d'Israël, de Combat-Dieu. Elle bénéficie de cette fidélité du Seigneur et, dans le même temps, elle s'engage en elle, elle l'assume, elle la prolonge dans sa personne et elle l'annonce à tous ceux qui écoutent sa parole. Bref, elle répond par sa fidélité à la fidélité de l'Autre. En elle aboutit et au-delà d'elle se poursuit un attachement dont elle est l'objet et dont elle a l'initiative tout à la fois. La grâce qu'elle accueille passivement ne se distingue pas de l'adhésion active qu'elle lui accorde. A vrai dire, l'opposition du passif et de l'actif est, ici, dépassée. Car la grâce exprime une seule et même fidélité, fidélité à la donner pour qui la donne, fidélité à la recevoir pour qui la reçoit. Dieu a été et reste fidèle et l'esclave elle-même est fidèle. La grâce et la fidélité sont le fait de l'une et de l'Autre, sans séparation ni confusion.

S'il en est ainsi, on comprend que l'esclave n'ait pas à choisir, comme si elle était placée devant une alternative, entre accepter ou refuser la grâce.

Reconnaissons que la grâce, qui est un événement et non pas un fait de nature, trouve pourtant son expression dans le registre de la généalogie, de la continuité des générations. Israël est nommé un enfant, Abraham, dit-on, se prolonge dans sa semence. On pourrait donc en conclure que la transmission s'accomplit sous en vertu d'une sorte de nécessité génétique.

Cependant, la continuité n'est pas entendue, ici, de façon biologique. D'abord, le Puissant ... s'est attaché à Israël. Rien donc qui ressemble à un lien qu'imposerait automatiquement la nature. L'enfant, par le fait de cette élection, accède à une condition dans laquelle il est institué, qui lui est donnée, qu'il ne possédait pas de naissance. D'autre part, dit-on, Dieu s'est souvenu de Sa grâce. Et, surtout, Il s'est engagé en parole à l'adresse de nos pères. Bref, il ne s'agit pas d'une élévation imposée, que l'esclave aurait à accepter ou à refuser, dans la soumission ou la révolte, comme on pouvait d'abord être porté à le supposer. Il y a toujours de la violence dans une telle pensée. Or, ici, toute violence se trouve exclue. Il s'agit de la fidélité de Dieu, du Seigneur, à une alliance de grâce qui se déploie sans cesse, tout au long d'une histoire, dans la fidélité de quiconque croit, comme ce fut le cas pour Abraham. La foi de l'esclave ou, si l'on préfère, du croyant est l'incarnation de la fidélité de Son Seigneur et Dieu.

Dès lors si, par impossible, la fidélité de Dieu venait à manquer, la foi, elle aussi, disparaîtrait. Pareillement, l'absence de foi, elle aussi impossible, anéantirait la fidélité de Dieu. Si l'on doit recourir à la fiction de telles hypothèses, c'est pour marquer fortement quel discours singulier nous devons inventer du fait de la grâce. Celle-ci, en effet, n'est pas, comme on le pense parfois, aléatoire ou seulement probable, sous prétexte qu'en effet elle n'est pas nécessaire à la façon d'un processus naturel. Plus simplement, elle est fidèle. Il n'en faut pas plus pour qu'elle courre de génération en génération. Que la grâce n'émerge pas à la conscience et à la réflexion, qu'elle échappe à qui veut la saisir ne déclare donc rien contre sa présence. En tout cas, c'est son actualité indéfectible que célèbre ici, par sa foi, l'esclave du Seigneur.

Clamart, le 4 février 2005

Guy LAFON