SUR LE PSAUME CXXIII

Vers Toi j'élève mes yeux,

Qui sièges dans les cieux.

Je Te parle. Par le moyen de mes yeux je prends la direction qui conduit jusqu'à Toi, afin de T'atteindre là où Tu résides. Cantique des degrés ! C'est par mon regard que je monte. Dans mon élan s'expriment la distance qui me sépare de Toi et aussi mon désir de la supprimer. Car Tu habites loin, très loin, dans les cieux. Mes yeux ne T'y voient pas. Ils T'y visent plutôt. L'élévation que je leur donne m'imprime une orientation, elle ne me met pas en mouvement. Je ne me déplace pas. Mon essor est plus virtuel qu'actuel. Je ne dispose que de mes yeux pour me rendre présent à Toi. Certes, ce n'est pas rien. Mais c'est bien peu. Car ce n'est pas à l'esquisse d'un mouvement ni même à sa réalité que je souhaite m'attacher, c' est à Toi. Car je suppose que Tu es plus, que Tu es autre que mon désir de Toi, si du moins j'en juge d'après l'exercice de mon désir quand il se dirige vers quelqu'un. Mais est-ce bien vrai, quand il s'agit de Toi ? Est-ce bien vrai déjà quand il s'agit de quelqu'un d'autre, d'un semblable ? Pourquoi ne devrais-je pas me contenter de Te désirer ? N'est-ce pas vanité et démesure que de prétendre Te rejoindre, Toi-même, en Toi, dans Ta demeure ?

Voici : comme les yeux des esclaves

Vers les mains de leurs seigneurs,

Comme les yeux d'une servante

Vers la main de sa maîtresse,

Ainsi nos yeux vers IHVH, notre Dieu

Jusqu'à ce qu'Il nous gracie.

Gracie-nous, IHVH gracie nous,

Car nous sommes beaucoup rassasiés de mépris.

Je ne parle plus de moi, de ce que je fais avec mes yeux. Je parle de nous, de ce que nous faisons avec nos yeux. Je ne Te parle plus, je parle de Toi, comme de l'Autre, comme de IHVH, notre Dieu. Pour dire ce que font nos yeux, je recours à une image, je compare leur action à ce que font d'autres yeux, les yeux des esclaves, les yeux d'une servante. Ils regardent dans la direction de qui les domine. Ils s'attachent à la main de leur supérieur, à ce qu'il peut faire, à l'instrument de son action. C'est ainsi que nos yeux vont vers l'Autre, vers IHVH, notre Dieu. Il a donc pouvoir sur nous, même s'il n'a pas de main, Lui. Je peux même dire ce qu'Il a pouvoir de faire, Lui, l'Autre, IHVH : Il peut nous gracier. Mais avant qu'il nous gracie, nous devons attendre.

Nous occupons activement notre attente à le supplier de nous gracier. La grâce semble donc être un bien qu'on implore, voire qu'on exige. Mais pourquoi alors parler ici de grâce ? Sans doute parce que c'est elle, la grâce, ou quelque chose d'analogue, une faveur indue, qui est attendue des esclaves, de la servante. La grâce est impliquée dans le rapport de dépendance sous lequel ils vivent et seul leur maître peut la leur accorder.

Mais sur quoi portera la grâce que nous implorons ? Remarquons-le, tout comme eux, comme les esclaves et la servante ce n'est pas de notre situation de dépendance que nous demandons d'être dégagés, puisque nous l'exerçons encore et donc l'acceptons, quand nous demandons la grâce. Nous ne désirons donc pas n'être plus soumis à IHVH, notre Dieu.

Nous sommes beaucoup rassasiés de mépris. En vérité, la grâce demandée avec insistance consiste en la délivrance d'un état dont nous sommes victimes. Elle viendra mettre fin au mépris. Or, par là elle différera radicalement de ce dont nous pâtissons et, en même temps, elle en conservera le caractère. En effet, de même que le mépris abonde, que nous en sommes, en quelque sorte, gorgés, de même la grâce, venant à sa place, ne fera pas le vide de surabondance. Si attendue, si exigée même qu'elle soit, toute grâce est indue. Elle ne pourra donc qu'être excessive, elle aussi, mais à la façon d'un surplus bienfaisant, nourricier. Car à la différence du mépris, elle nous fera vivre. En effet, c'est notre âme, notre souffle vital, qui est gavée, mais dangereusement pour nous, et par des êtres qui sont eux-mêmes remplis, satisfaits, qui écrasent les autres de leur intempérante satiété.

Notre âme est beaucoup rassasiée

De la raillerie des repus,

Du mépris des orgueilleux.

Clamart, le 17 janvier 2005

SUITE 1

La main et le nom - IHVH, notre Dieu n'a pas de main vers laquelle nous pourrions tourner nos yeux. Quand nous les tournons vers Lui, nous ne pouvons que prononcer Son Nom, et encore ! en le taisant presque. A la place de Sa main, absente, avec Son nom auquel nous prêtons notre voix, il n'y a cependant pas rien. Il y a tout le temps d'une attente de Sa grâce.

En cela, IHVH, notre Dieu, n'est pas si différent des seigneurs et de la maîtresse auxquels nous Le comparons, vers lesquels sont fixés les yeux de la servante et des esclaves. Il peut gracier comme ils peuvent eux-mêmes le faire. Dans un cas comme dans l'autre l'attente de la grâce s'exprime dans une attente manifestée par la direction que prennent les yeux.

Où est la différence ?

Les mains des seigneurs, la main de la maîtresse sont vues. Vu aussi le geste qu'ils feront, s'ils en font un, qui signale le don de la grâce ou son refus. Parce que IHVH, notre Dieu n'a pas de main, nous ne voyons pas de geste qu'Il ferait. Nous ne disposons que du temps de notre attente et que du cri de notre supplication.

Ainsi nos yeux vers IHVH, notre Dieu

Jusqu'à ce qu'Il nous gracie.

Gracie-nous, IHVH, gracie-nous...

Les paroles que nous prononçons ainsi revêtent une bien singulière gravité. Elles portent, en effet, en elles le mouvement qui va de nous vers IHVH, notre Dieu. Elles portent aussi, mais en le cachant, sans que nous puisions le voir, le mouvement qui de Lui vers nous, le geste par lequel Il fait ce que nous Lui demandons, nous gracie.

De ce fait, nos paroles prennent un sens bien différent selon que nous croyons que le désir qu'elles expriment est entendu et exaucé ou, au contraire, que nous estimons n'avoir rien fait d'autre que de nous abandonner, en vain, à une attente, que de lancer, tout aussi vainement, un cri d'appel à la grâce. Ainsi, au plus secret de notre parole, nous pouvons parler ou ne pas parler selon la foi.

Clamart, le 18 janvier 2005

SUITE 2

La grâce et le mépris - Nous demandons grâce non pour ce que nous aurions fait mais pour ce dont nous souffrons. Et cette grâce, nous l'attendons non pas de ceux qui nous accablent, les repus et les orgueilleux, qui nous rassasient de leur mépris ou de leur raillerie, mais de IHVH, notre Dieu. Remarquons bien qu'il s'agit de grâce et non du rétablissement de la justice. Peut-être en sommes-nous surpris. Mais c'est ainsi. Il nous revient de tenter de comprendre pourquoi il en est ainsi.

Le mépris, si contraire qu'il soit à la grâce, a ceci de commun avec elle de se situer dans le champ de l'excès. En l'un comme en l'autre il y a du trop. L'excès, propre au mépris, nous le faisons apparaître lorsque nous déclarons que nous en sommes beaucoup rassasiés ou encore qu'il nous vient, comme la raillerie, des repus, des orgueilleux. Le mépris relève de la démesure. Et aussi la grâce, qui le supprimera.

Si telle est la nature du mépris et de la grâce, on comprend mieux peut-être que seul IHVH, notre Dieu, l'Autre, qui dépasse tout concept, toute représentation et toute image, puisse être invoqué pour mettre un terme à notre détresse. Elle est humaine, certes, même trop humaine en quelque sorte, elle déplace les limites de l'humain. Elle ne peut donc disparaître que par une action qui, elle aussi, sera sans proportion avec les mesures de l'humanité. IHVH, notre Dieu est tenu comme le foyer d'où vient le trop qu'est la grâce.

Clamart, le 19 janvier 2005

SUITE 3

L'excès de la foi - La grâce se demande à un autre que soi, à l'Autre, à IHVH, notre Dieu. Nous ne pouvons pas nous donner à nous-mêmes ce que nous Lui demandons. Ainsi non seulement le mépris et la grâce ressortissent, quoique différemment, à l'excès, n'ont rien de commun avec quelque mesure que ce soit, mais encore ils attestent de notre impuissance absolue à supprimer le mépris, à obtenir la grâce. Dès lors, IHVH, notre Dieu, quel qu'il soit en Lui-même, est, au milieu de nous, le nom dont nous signifions et désignons notre sauveur. Mais y a-t-il un sauveur et, s'il y en a un, sauve-t-il ? Si nous répondons affirmativement à ces questions, nous faisons encore un pas, un pas de plus, dans le sens de ce trop qu'est la grâce, nous faisons le pas de la foi.

Clamart, le 20 janvier 2005

Guy LAFON