SUR LE PSAUME CXXVI - LE RETOUR

Quand IHVH fait retourner

Le retour à Sion,

Nous sommes comme des rêveurs.

Alors notre bouche s'emplit de rire,

Notre langue d'un cri de jubilation.

Est-il bien vrai que nous sommes de retour à Sion, là d'où nous étions partis ? N'est-ce pas un rêve ? Ne sommes-nous pas abusés par la liesse qu'exprime notre corps, par le rire de notre bouche, par le cri de jubilation de notre langue ? En dehors de nous, si l'on peut dire, un événement dont nous ne puissions pas douter s'est-il réellement produit ?

Alors ils disent dans les nations :

" IHVH a fait grand pour agir avec eux ! "

IHVH a fait grand pour agir avec nous.

Nous sommes dans la joie.

Retourne, IHVH, notre retour,

Comme les torrents au Négueb.

Une réponse est apportée à l'interrogation qui habite discrètement notre pensée. Oui, nous sommes réellement de retour. D'autres que nous-mêmes le constatent et le disent. Mais, assurément, ce retour n'est pas notre oeuvre. C'est IHVH, c'est l'Autre qui fait de notre retour une réalité. Puisque d'autres le proclament, parce qu'ils en sont les spectateurs, proclamons-le, nous aussi, qui en sommes les bénéficiaires. Et s'il nous semble manquer quelque chose encore à notre retour, demandons à IHVH, à l'Autre, de le parfaire. Qu'Il achève, à notre prière, ce qu'Il a commencé. Des torrents ne déferlent-ils pas même au Négueb, aux espaces de la sécheresse ?

Les semeurs dans les larmes

Dans un cri de jubilation moissonnent.

Il va, il va, et il pleure,

Portant le poids de la semence,

Il vient, il vient dans un cri de jubilation,

Portant ses gerbes.

Pour être confirmé dans la certitude de notre retour, il suffit d'observer les travaux des champs. Nous en serons instruits. Les semeurs peinent jusqu'aux larmes mais ils sont tout joyeux quand ils moissonnent. La semence, étrangement, est dite lourde et, en la dispersant, nous la perdons, elle nous échappe. Oui, mais les gerbes, pourtant plus pesantes, semble-t-il, sont comme le retour des semailles. Nous les portons dans un cri de jubilation, et elles nous appartiennent, elles sont vraiment nôtres.

Non, en définitive, notre joie ne nous trompe pas. Notre retour est bien réel. Nous pouvons nous livrer sans hésiter au bonheur qu'il nous donne. D'abord, d'autres nous assurent de sa réalité. En outre, une figure sensible de ce bonheur s'offre à nous pour peu que nous prêtions attention aux travaux qui rythment la vie des cultivateurs.

Clamart, le 19 mars 2005

SUITE 1

Le retour et la moisson - Aller et venir, c'est toujours se déplacer. Semer et moissonner ont ceci de commun d'être un geste. Mais venir peut sembler n'être que l'inverse d'aller. Or, il n'en va pas de même de moissonner par rapport à semer. En effet, s'il n'y a rien de plus dans venir que dans aller, sinon qu'aller est revenir, c'est-à-dire encore venir, moissonner en revanche, est sans commune mesure avec semer. Pourtant il y a bien un lien entre moissonner et semer. Ce lien, c'est le devenir, un devenir qui porte en lui l'avènement de quelque chose qui n'était pas là initialement. La moisson rend manifeste une transformation qui s'est produite à partir des semailles. Or, cette transformation n'est pas comparable au déplacement qui est commun à aller et à venir, puisque venir ne change rien à aller ou, tout au plus, annule le mouvement d'aller. Même si cette annulation n'est pas négligeable, elle n'a rien à voir avec la moisson, qui n'est pas l'annulation des semailles.

Voilà de quoi méditer sur le retour à Sion.

Tout se passe comme si le départ de Sion était le moment des semailles, tandis que le retour est celui de la moisson. Entre les deux moments un fruit a été produit. La production de ce fruit empêche que l'on considère le retour comme un aller à rebours. Entre les semailles et la moisson il y a la différence d'une fécondité : du neuf est advenu.

En somme, aller et venir sont des déplacements, ils ne sont pas des opérations, tandis que le retour à Sion est le résultat d'un certain travail, une oeuvre. Celle-ci n'est pas le fait de ceux qui ont semé ni de ceux qui ont moissonné. C'est la semence qui a opéré ou, plutôt, c'est en elle que du travail a été fait. Certes, il fallait qu'elle fût jetée. Mais, une fois jetée, une opération s'est produite en elle, à partir d'elle. Le moissonneur récolte l'œuvre qu'est devenue la semence jetée en terre.

Or, à propos de cette semence opérante, un nom est avancé: IHVH a fait grand pour agir. Ainsi IHVH est-il associé au retour à Sion comme celui qui en fait un fruit. On peut même lui demander de rester attaché à ce fruit, de prolonger la fructification accomplie : Retourne, IHVH, notre retour. Certes, IHVH, n'est pas notre retour mais celui-ci n'est pas sans Lui. Il a fait grand, Il a dépensé sa puissance pour agir, envers ceux qu'Il a fait revenir.

Clamart, le 23 mars 2005

SUITE 2

Les larmes et la joie - Sion retrouvée n'est pas Sion que nous avions quittée. Mais ce n'est pas la ville qui a changé, c'est nous. En effet, quitter, quoi que l'on quitte, et même si ce que l'on quitte nous pesait, est toujours perdre ce que nous avions, ce que nous étions. La semence peut bien être un poids, du moins est-elle nôtre. En nous séparant d'elle, c'est quelque chose de nous que nous laissons s'en aller. N'y a-t-il pas de quoi en pleurer ? Oui, nous tenons même à ce qui nous accable : c'est à nous ! Même si nous avons de bonnes raisons de penser que la moisson suivra, nous n'en sommes pas absolument assurés et, de toute façon, elle n'est pas là quand nous ouvrons la main pour lâcher la graine, cette fragile promesse d'un avenir heureux. La saison des semailles ne coïncide pas avec la saison de la moisson. Le départ n'est pas de lui-même gros d'un retour. Entre l'un et l'autre s'étend une durée de nuit, d'éloignement. Entre temps tout peut arriver !

Retourner à Sion n'est donc pas reprendre place au même lieu dont nous étions partis. Car, pour nous, et non pas en lui-même, ce lieu a changé, il s'est modifié du fait de notre départ. Pour nous il s'augmente maintenant de notre retour. Il nous est donné, donné plus que rendu, accru de cet excès que sont les gerbes quand on les compare à la semence. Car maintenant nous sommes là avec nos gerbes, et celles-ci sont nôtres autrement que ne l'était la semence. Étions-nous même avec elle ? Oui, sans doute, mais puisque nous l'avons dispersée, n'est-ce point parce que nous n'y tenions pas tellement, parce que nous devions nous en défaire, parce qu'elle nous aurait alourdis si nous l'avions gardée ? Notre rire, notre joie, notre cri de jubilation ne sont donc pas trompeurs. Avec la moisson nous sommes à Sion, mais de nouveau, au sens propre de ce mot. Dans l'actuel il y a une nouveauté irréductible qui n'est pas dans le virtuel, la moisson ne répète pas les semailles autrement. L'actuel n'est pas du virtuel accompli, ou alors l'événement en quoi consiste ce que nous appelons un accomplissement ne serait rien de neuf, n'existerait pas dans sa singularité.

Mais il y a plus encore. Le virtuel des semailles n'est pas cantonné à aujourd'hui, alors que l'actuel de la moisson serait pour demain, pour tous les demains à venir et, par conséquent, ne serait jamais ici où nous sommes présentement. En effet, le psaume que nous lisons est écrit tout entier au présent, un présent qui est plus un mode qu'un temps. Ainsi chaque instant est-il tressé de virtuel et d'actuel, de semence et de gerbes, de départ et de retour. Cette alliance inextricable d'aspects si différents, si contraires, fait donc de tout instant un mélange détonant, ressenti comme une explosion interminable. Les larmes ne cessent d'aller avec la joie, le rire avec l'abattement de celui qui pleure. Ne serait-ce point cela faire l'expérience du temps selon la foi ?

Clamart, le 25 mars 2005

SUITE 3

Réalité et vérité - Le retour ne rend pas. Il accroît. Mais, s'il en est ainsi, comment ne pas prendre d'abord pour un rêve un tel état de choses ? En fait, serait-elle reconnue par la parole d'autrui, la réalité est toujours en défaut. Il lui manque encore sans cesse un supplément d'elle-même, et celui-ci est l'accueil que nous lui accordons nous-mêmes. Ainsi, même si elle comble et dépasse notre désir, la réalité nous paraît-elle toujours incertaine, voire décevante, aussi longtemps qu'elle n'est pas devenue, par nous et pour nous, une vérité. En effet, elle n'est une vérité que lorsqu'elle est devenue nôtre. Ainsi la vérité, on l'a compris, est-elle à entendre ici comme la foi par laquelle nous intégrons l'accroissement de nous-mêmes en quoi consiste notre retour.

Cette pensée nous est suggérée par l'écart qui sépare ce qu'ils disent dans les nations de ce que nous disons. Tous, et nous aussi, peuvent entendre ce qui se dit dans les nations. Ce n'est rien d'autre que cet énoncé: " IHVH a fait grand pour agir avec eux ! " On proclame alors l'immense déploiement de puissance dont certains ont été gratifiés par l'action de IHVH. Mais qui sont-ils ceux-là ? En fait, la réalité, si publiquement reconnue qu'elle soit, attend son supplément, elle attend de devenir vérité. Or, elle le devient lorsque nous disons : IHVH a fait grand pour agir avec nous. Il s'agit alors de tout autre chose que de l'aval que nous donnerions, à notre tour, à notre accroissement. Nous faisons plus et mieux que d'en convenir. Dans le passage de eux à nous intervient l'excès qui augmente le retour. Par cette confession, qui est tout autre chose qu'un constat neutre, nous tenons cet excès pour ce qui nous entretient nous-mêmes. Nous ne pouvons pas le séparer de la foi que nous lui donnons, sauf à ajouter cependant qu'il n'est pas seulement cette foi, parce qu'il l'excède elle-même, étant l'œuvre de IHVH.

Telle est l'étoffe dont notre joie est faite. Aussi bien, lorsque nous disons : Retourne, IHVH, notre retour, nous demandons à IHVH, non pas de compléter notre retour, mais, à la lettre, de le recommencer sans cesse de façon nouvelle, indéfiniment. Or, n'en est-il pas ainsi déjà, inépuisablement, mais alors du fait de la nature, pour les torrents au Négueb ou dans l'alternance, qui toujours revient, des semailles et des moissons ?

Clamart, le 27 mars 2005

Guy LAFON