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Des communautés selon l'Evangile aujourd'hui Avant-propos en dialogue avec Madeleine Delbrêl

Biographie  

Madeleine Delbrêl, Communautés selon l'Evangile, Paris, Seuil, 1973

Avant-propos, par Guy LAFON, pages 7-23

 

AVANT-PROPOS

- A quels traits reconnaissez-vous que vous faites communauté ?

- Notre communauté, c'est d'abord de pouvoir recevoir ensemble, comme nos invités à toutes, dans l'appartement que nous partageons, les amis et camarades de chacune. C'est encore de décider ensemble la part que nous réservons, sur notre budget commun, pour nos dépenses personnelles, et ce que nous ferons du reste. Enfin, notre communauté, c'est aussi de nous retrouver ensemble, assez souvent, régulièrement même, malgré les occupations de chacune, qui tendent à nous disperser, simplement pour parler entre nous.

L'auteur de cette déclaration n'est pas Madeleine Delbrêl ni l'une des compagnes avec lesquelles, pendant un quart de siècle, jusqu'à sa mort, en 1964, elle a vécu à Ivry-sur-Seine. C'est une jeune fille qui s'exprime ainsi. Comme beaucoup d'autres de son âge, chrétiennes ou incroyantes, elle a choisi - pour combien de temps ? elle n'en sait rien - de vivre avec trois autres de ses camarades d'études, récemment entrées comme elle-même dans la vie professionnelle.

Comme on peut le constater, cette décision n'a pas d'abord pour motif de régler de façon économique le problème du logement ou de remédier à quelque autre difficulté pratique. D'où vient donc cet attrait, si fréquent aujourd'hui, pour la vie en commun sous le même toit ?

Assurément, la solitude est toujours un poids, plus lourd peut -être à la jeunesse qu'à d'autres, et aujourd'hui particu-lièrement: être avec d'autres permet de l'alléger, sinon de s'en décharger. Et pourtant, semble-t-il, l'essentiel n'est pas dit quand on a avancé cette raison: à lire les propos qu'on vient de rapporter on comprend qu'on ne choisit pas de vivre à plusieurs avant tout pour guérir ou se protéger de la souffrance d'être seul.

Alors pourquoi ? Qu'il soit permis de suggérer ici quelques explications élémentaires. N'aurait-on pas saisi qu'une certaine conception de l'existence, en exagérant les valeurs du privé et de l'individuel, éloigne de connaître la joie de la communion simple avec les autres ? N'aurait-on pas pressenti que chacun ne suffit pas à créer, à partir de soi seul, ces zones de communication et d'échange dont notre société manque cruellement; qu'il faut, pour y parvenir, se mettre à plusieurs et en poursuivre ensemble le projet ? N'aurait-on pas découvert que les rapports sont gelés entre les êtres à cause de la distance qu'entretient et renforce la puissance de l'argent, possédé en propre ? Allons plus loin: n'aurait-on pas acquis la conviction que les renouvellements politiques et sociaux s'alimentent de l'existence et de la croissance de telles cellules ?

Quoi qu'il en soit de toutes les raisons qui peuvent aujourd'hui conduire beaucoup, parmi les jeunes, à mener une vie commune, ou à en rêver, nous n'en avons évoqué l'attrait que pour mieux marquer l'intention originale qu'avait conçue Madeleine Delbrêl, et qu'elle a réalisée. Aussi bien toutes les pages de ce livre ne sont-elles que le journal d'une aventure communautaire clairement rapportée à la profession de foi chrétienne. Liées aux circonstances d'une époque, qui les marque de sa contingence et de son style, comme les notes d'un carnet de route, les réflexions qu'on a rassemblées, même lorsqu'elles ont quelque ampleur, gardent le décousu et l'incertain de la marche. Mais, en même temps, elles dessinent la figure, finalement cohérente et assurée, d'une intuition qui se recommande inlassablement de Jésus-Christ. Et cette figure, qui a connu l'épreuve du temps, les reprises et les corrections qu'imposent les événements, jaillit des mêmes sources qui sont à l'origine de l'Eglise.

Quant aux remarques que nous proposons, en préface à ce recueil, on les lira comme des annotations mises dans les marges du texte, non comme une somme qui s'efforce de justifier. Nous voudrions seulement mettre en évidence le traitement, très simplement chrétien, que Madeleine Delbrêl a su appliquer, à force de fidélité évangélique, à une manière de vivre dont ni elle ni ses amies ni même les croyants n'ont l'exclusivité. Aussi n'est-il pas question de la proposer à personne comme un exemple à répéter identiquement. En méditant ce qui a été accompli, ne peut-on pas espérer plutôt prendre des ressources pour inventer ?

Madeleine Delbrêl a dégagé avec ténacité un chemin encombré de ronces, qui est pourtant une des voies royales ouvertes par l'Evangile.

Nous sommes trop portés à croire que Jésus aurait laissé, après son départ, à l'état de poussière éparse, des croyants, disséminés de par le monde, menant chacun une existence fervente, mais dans l'isolement: tout au plus seraient-ils fédérés par une organisation qui les rassemble, mais sans plus.

Cette construction de l'individualisme religieux, Madeleine la détruit d'un geste répété sans relâche. Ce qui a succédé à la personne de Jésus, à l'être particulier qu'il fut, c'est l'entreprise, toujours renouvelée, pour former une communion, aussi concrète qu'il fut lui-même quelqu'un d'unique, avec son visage et ses mœurs propres. La survie de Jésus parmi nous est inséparable de la réalisation effec-tive de communautés qui le prolongent. " Vivre en communauté, écrit-elle, c'est exploiter pour le monde une sorte de sacrement. C'est assurer la présence de Jésus", et encore " Le monde a droit à nos équipes saines et saintes: quand une équipe cesse d'être telle, c'est la présence du Seigneur qui disparaît..."

Que ce mot d'équipe, aujourd'hui devenu trop courant, ne nous abuse pas! Il y va, en fait, de la réalité même de Jésus. Car la même qualité de vie qui était en lui, person-nellement, demeure présente désormais dans l'exercice de la vie commune. Or on sait quel nom l'Évangile donne à cette qualité: il l'appelle la charité. C'est aussi le nom que s'était donné le groupe modeste qui s'était formé autour de Madeleine (les équipes de M.D. continuent. Il en existe actuellement en France et en Afrique. La plus ancienne, où a vécu M.D., est toujours au 11, rue Raspail à Ivry/Seine). Comme la charité qu'est Jésus, la charité qu'est le groupe possède la force d'une lumière et d'une sommation; elle indique l'impact en ce monde du Dieu invisible : " La vie en commun n'est que charité fraternelle. Par la charité fraternelle entre nous, nous sommes responsables d'un certain rappel, d'une certaine manifestation, d'une certaine intervention de l'amour de Dieu. "

On le voit, la vie en commun n'est pas une pratique parmi d'autres, elle ne relève pas d'une vertu particulière. Elle introduit dans la société humaine la réalité d'un fait, qu'elle fait voir, d'un événement central, évangéliquement majeur l'amour de Dieu se diffusant, non point pensé, mais vécu. La communion pratiquée sous le régime, qui est maintenant le nôtre, de l'absence de Jésus selon la chair, incarne la permanence de sa présence: elle maintient ainsi parmi nous tous l'amour qui vient de plus loin que le monde: " La vie ensemble, elle n'est qu'une ventilation minutieuse et violente pour empêcher, pour nous empêcher de charbonner ou de végéter sous les cendres, pour que, dehors, n'importe quoi, n'importe qui reçoive ce qu'il peut attendre de l'amour. "

En définitive, par cette voie, la vie commune n'est rien d'autre qu'une parabole active de ce que fut Jésus lui-même.

Il est impossible de s'avancer sur la route ouverte par Madeleine Delbrêl sans prononcer le mot d'Église, pris dans sa vigueur native.

" La raison d'être de cette fraternité n'est pas en elle; elle est ouverte, non par ici ou là, mais de partout ; elle est sans clôture d'aucune sorte... Elle est comme une sorte de parcelle consciente d'Église... " " Parcelle de l'Église vivante ", ou encore "cellule d'Église", " infime corpuscule enfoui dans l'Église vivante " : à plusieurs reprises, et avec insistance, revient la métaphore du tissu vif, du fragment animé : il vaut la peine qu'on s'y arrête, car elle est significative.

A-t-on assez remarqué la référence à la vie que comportent de telles expressions ? En effet, l'usage de ces termes, dans le domaine chrétien, n'est pas sans conséquences. La décision de les employer, même si elle est inconsciente - et l'est-elle ? - ne peut pas être neutre, indifférente. Par là on laisse entendre, comme une affaire qui va de soi, que l'Église n'est jamais tenue comme une chose parmi les choses, mais comme le sujet d'un acte, d'une énergie. C'est à ce titre qu'on s'intéresse à elle. Qu'aurait-on à faire avec un objet inerte ? On admet d'emblée que seule la vie est le mode d'existence de l'Église : hors de là, elle ne serait rien. Si l'Église existe, c'est toujours en situation dynamique de genèse et de fécondité - ou bien elle n'existe pas du tout, elle n'est plus qu'un concept, une notion. Certes, le choix d'un tel registre de langage est le fruit de la foi. En tout cas, réfléchis ou non, les mots sont là, avec leur logique: ils entraînent avec eux des suites auxquelles on n'échappe pas.

Ainsi, notamment, il est clair que la vie déborde la cellule particulière où elle se manifeste, qu'elle ne s'y enclôt pas : " Si le courant d'amour qui circule dans l'Eglise est la communion de tous et de chacun à une même vie, cette communion à la vie de Dieu est la seule source d'un amour mutuel pour la parcelle d'Eglise que nous sommes. Quel que soit l'aspect de cet amour qui ait besoin d'être régénéré parmi nous, rien d'autre que cette source ne pourra le régénérer. " Avant donc d'être une institution et une struc-ture, l'Eglise est un milieu fertile : là seulement peuvent subsister des foyers partiels, des centres qui, à leur tour, sont générateurs, parce qu'une puissance traverse un tel milieu, réside en lui et même, plus radicalement, le fait être, simplement.

Dans ce champ, où est l'origine d'un tel courant? Ici plutôt que là! A vrai dire, elle n'est nulle part localisable en lui, parce qu'elle n'est nulle part circonscrite, arrêtée. L'Eglise, comme tout ensemble vivant, ne maîtrise pas souverainement la vie qu'elle reçoit: elle la distribue seulement, l'irradie, en elle-même et au-dehors.

Quant à ces groupes repérables, distincts, qui, ajoutés les uns aux autres, composent la surface de cette Eglise, de ce vivant, on peut dire d'eux qu'ils sont en elle, qu'ils vivent d'elle, en reçoivent tout, lui doivent tout: " L'équipe, ce quelle est, ce qu'elle a, appartient à l'Eglise : c'est seulement nos vies, données au Christ et rassemblées en son nom. " Mais aussi, et dans le même temps, ces groupes sont la condition indispensable de l'existence tout court de l'Eglise. Car, privé de cellules, que serait un organisme ? et serait-il même un organisme ? où s'inscrirait la vie si, déjà, à l'état parcellaire, son programme manquait de matière vive où se déployer ? Ainsi, au niveau de la cellule d'Eglise la plus infime, l'isolement, qui produit la mort, est-il déjà dépassé; l'origine, plus qu'humaine, de la vie, de la même vie - car il n'y en a pas plusieurs, une pour la partie, l'autre pour le tout - s'atteste avec la même force que dans le grand corps: " Le témoignage d'un seul, qu'il le veuille ou non, porte sa propre signature. Le témoignage d'une communauté porte, si elle est fidèle, la signature du Christ."

Paradoxes que ces groupes, dont la seule loi est la fraternité évangélique: ils sont nés de l'Esprit, produits de la vie divine - surnaturelle, dit volontiers Madeleine Delbrêl - qui court dans l'Eglise, tandis que, dans le même mouvement, celle-ci peut se regarder elle-même en eux, comme en un miroir, et atteindre ainsi un très pur reflet de son origine, de Jésus-Christ en personne.

Habitués que nous sommes tous, peu ou prou, à établir des frontières, à fixer des catégories, nous demandons peut-être: "Enfin, ces groupes chrétiens relèvent-ils du laïcat ? de l'état religieux ? s'agit-il d'une forme souple d'institut séculier ? où donc les situer ? "

Ce sont là questions de droit, assurément, mais, comme il arrive souvent, qui engagent des valeurs d'un autre ordre. Aussi Madeleine n'a-t-elle pas esquivé ces débats. Car si jamais elle n'a réclamé une quelconque patente pour son groupe, jamais non plus elle n'a voulu que son entreprise fût clandestine dans l'Eglise et ignorée.

Cette intention est manifeste dans l'échange de correspondances qu'elle entretint avec Mgr Veuillot, alors qu'il était attaché à la secrétairerie d'État et n'avait d'autre qualité pour parler que celle de conseiller spirituel du groupe. Or, dès 1956, il s'exprimait en ces termes : " Votre "vocation", si je l'ai bien comprise, est précisément de rester de simples "filles de l'Eglise" qui vivent, dans le monde et à la face du monde, une vie de consacrées à Dieu. Il faut estimer grandement la consécration à Dieu canoniquement reconnue par l'Église dans le cadre d'une congrégation religieuse ou d'un institut séculier. Mais, pour l'instant, votre vocation n'est pas là elle tire son originalité et sa valeur spirituelle de la pratique effective et publique des conseils évangéliques dans le cadre - canoniquement libre - d'une vie chrétienne normale. C'est dans la condition chrétienne normale que vous voulez, aux yeux des hommes, témoigner de l'emprise de Dieu dans une vie humaine."

" Pour l'instant, votre vocation n'est pas là " : s'agissait-il de sauvegarder l'avenir ? de laisser la voie ouverte pour des définitions institutionnelles ultérieures, comme si la forme de vie jusqu'alors pratiquée par le groupe n'avait pas encore atteint sa maturité ? Peu importe, en un sens, la réponse qu'on peut apporter à ces questions. Il semble bien, en tout cas, que le futur archevêque de Paris ait voulu donner toute sa chance à l'intuition que Madeleine avait formulée, à son usage, dans les termes suivants: "Nous sommes une contradiction vivante: elle est la coexistence d'une des forces les plus anciennes de l'Église et de l'une de ses éner-gies les plus récentes: le don de soi-même à Dieu pour un motif strictement religieux, et une existence qui ne dresse aucun obstacle matériel capable d'entraver une fraternité universelle et un salut inachevé : la condition du laïc. Cette contradiction qui nous habite est plus gênante à regarder qu'à assimiler car, pour certaines, il suffit de la vivre pour la rendre simple comme la vie.

" Rien sans doute, mieux que cette déclaration, ne marque l'extrême lucidité du propos de Madeleine. En d'autres rencontres encore elle devait l'exprimer avec la même netteté. Ainsi, écrivant à propos de petits groupes chrétiens, analogues au sien, elle notait: " Ces petits foyers, deux périls les guettent, deux périls qui pourraient leur être mortels. Le premier: ce serait d'être coulés dans une structure achevée d'adulte, eux qui ont encore des organismes d'enfants ou d'adolescents. Le second: ce serait, parce que privés trop longtemps du regard de l'Église, de faire des écarts en dehors de la ligne totalement et simplement chrétienne et catholique qui est la leur. Ce dont ils ont besoin ce n'est pas qu'on leur donne une structure, mais qu'on les en préserve. C'est qu'on les garde de ce qui les empêcherait d'être entièrement dans le monde, comme ils ont besoin qu'on veille sur eux pour les garder de ce qui les ferait du monde. "

A travers tous ces textes, ne discerne-t-on pas, chez Madeleine Delbrêl, la constance d'un même projet qu'il est, à coup sûr, bien difficile de traduire dans le langage du droit ? N'est-ce pas la volonté obstinée de vivre " une vie de petites gens de l'Église ", comme elle le dit quelque part ?

Rien n'est moins flou qu'une telle résolution. Pourtant, sa consistance ne se découvre pas où on l'attendait. En effet, dès qu'on essaie de préciser les caractères de cette existence sans éclat, celle-ci paraît échapper à nos prises: d'être volontairement terne, le contraire d'une vie grande, semble la faire insaisissable, on croit qu'elle fuit toute définition - et, en un sens, qu'il faut entendre, c'est bien vrai. Mais, en allant plus loin, on ne tarde pas à reconnaître le lieu solide sur lequel elle se construit, avec une entière fermeté.

Ainsi on constate, d'abord avec une certaine surprise, que le groupe autour de Madeleine n'est marqué d'aucune activité spécifique qui aurait sa place au registre des fonctions sociales ou des œuvres religieuses. Etre dégagé d'orientations particulières: telle est la maxime où s'exprime au mieux l'intention essentielle de la fraternité qui rassemble des femmes " au maximum déchargées de bagages, de réalisations à conserver, à faire durer ".

Dans ces conditions, la vie dans de telles équipes ne peut être choisie en vue d'aucune tâche déterminée, qu'il s'agisse, par exemple, des soins aux malades ou de la catéchèse. On ne se réunit pas davantage en fonction d'une profession. On ne se voue pas à un milieu social plutôt qu'à un autre: ni le monde marxiste, ni les pays du tiers monde, ni l'économie, ni la politique ne sont les champs d'élection privilégiés où l'on se fixerait.

Pourquoi donc cette volonté d'exclure toute particularité ?

Non pas, c'est bien clair, pour posséder partout des antennes et, par là, pouvoir exercer, fût-ce à des fins spirituelles, une quelconque domination diffuse dans le monde, tellement diversifié, de notre temps. S'il y a des préférences, elles s'imposent par le souci d'une très humble soumission, toujours renouvelée, au quotidien, à ces interminables dépor-tations qui ballottent les gens simples, de-ci de-là.

On peut, sans doute, relever un accord fondamental avec les conditions les plus ordinaires de la vie contemporaine dans cette promptitude à " partir vers ce qui arrive ", " au gré des changements du prochain, des événements, des circonstances ". Mobilité, incertitude de l'avenir, insécurité pour le présent lui-même, obligation stricte de s'adapter sans cesse, sous peine de disparaître ou de végéter: autant de traits qui caractérisent notre société évoluée; quiconque n'est pas parvenu à vivre à l'aise dans ce climat de fragilité, tôt ou tard y deviendra très malheureux. Et pourtant ce n'est pas pour proposer un nouvel art de vivre, dans un monde devenu inhospitalier, que Madeleine recommande une totale disponibilité, écarte toute fixation qui sclérose.

Le motif initial d'une préférence si constante pour les risques de la vie de tout le monde, on l'atteint peut-être au plus près dans une affirmation comme celle-ci: " Parce que Dieu veut que nous fassions certaines choses, il ne faut pas que ces choses deviennent en elles-mêmes la volonté de Dieu. C'est la volonté de Dieu qui reste la fin de notre volonté, non les choses qu'elle nous demande de faire. "

En effet, en chacun de nous, tenace comme une illusion, il y a l'inquiétude, parfois jusqu'à l'angoisse, de réaliser quelque chose dont l'accomplissement nous établirait - enfin! - dans la paix. Or, précisément, la volonté de Dieu est-elle quelque chose ? Est-elle même une chose, celle-ci et non pas celle-là ? Si nous le pensions, ne ferions-nous pas de cette volonté, que nous disons divine, une réalité tout humaine ? N'irait-on pas jusqu'à se rendre maître, proprié-taire, de cette volonté, au lieu de s'y soumettre ? Mais s'y soumettre, c'est accepter qu'elle nous déloge sans cesse des positions acquises, qu'elle nous déplace, à la manière des nomades ou, mieux encore, du Fils de l'Homme qui n'a pas où reposer la tête. " Nous sommes prêtes à partir vers ce qui arrive parce que notre temps nous a faites ainsi et que, le Christ doit y marcher à la vitesse d'aujourd'hui pour rester au milieu des hommes. "

Maintenant l'essentiel est indiqué : Madeleine Delbrêl a su l'exprimer avec une parfaite netteté: " Une vie libre d'être au maximum disponible à sa raison d'être, à sa règle suprême: la charité évangélique... C'est la charité qui devient en nous et nous fait devenir ceci ou cela selon que notre prochain est lui-même ceci ou cela. "

Si le terme ne s'était à la longue, dans l'usage, trop chargé d'équivoque, on aimerait pouvoir parler ici, simplement, de mystique, et de mystique proprement chrétienne. Car il s'agit bien de ne refuser aucune incarnation, mais aussi de n'être possédé, possédant d'aucune. Aucun des signes par lesquels l'amour invisible devient présent n'est lui-même cet amour invisible, hormis Jésus-Christ. Cet amour, on le cherche toujours: jamais on ne l'a déjà trouvé, mais il se donne, quotidiennement, sous les espèces, souvent triviales, de notre vie la plus simple. Ne serait-ce pas, finalement, trahir l'absolu de Dieu que de prétendre le maintenir dans l'expression qu'une fois nous lui avons donnée ? " Le Seigneur ne nous a pas appelées en nous disant: "Vois ces malades... viens avec eux" ou "vois ces enfants... viens leur faire la classe" ou "vois ces communistes, ou ces Hindous, ou ces filles perdues... viens les convertir". Le Seigneur nous a appelées pour être avec lui toujours et pour faire, vis-à-vis du monde entier et vis-à-vis de ceux qui passent à côté de nous, ce que Jésus veut faire pour eux. Il nous a appelées pour verser en nous, pour ainsi dire, son cœur, avec tout ce qu'il veut, pour le monde entier d'aujourd'hui et de demain. Mais cela, en aimant tendrement ce qui passe à côté de nous sur la route. "

Mystique chrétienne, écrivions-nous, mais en regrettant presque l'emploi de ces mots. Oui, parce que la mystique la plus chrétienne a souvent été tenue comme un trait dont se trouve marquée l'existence de certaines personnes. Mais on hésite à en faire l'axe même autour duquel se forme un groupe, où il prend sa raison d'être un groupe. Dès qu'on passe du singulier au collectif, il semble que l'emportent inévitablement sur la mystique les nécessités de l'influence à exercer, de la continuité à maintenir ou même de la subsistance à assurer. En un mot, la possession d'un certain pouvoir - dont on ne peut, semble-t-il, se passer, si l'on veut vivre et se répandre -, voilà ce qui paraît justifier un rassemblement de personnes, si mystiques soient-elles, chacune prise à part.

Or, on l'a certainement perçu, lorsque Madeleine dit " nous ", elle n'entend pas sous ce pluriel l'addition de plusieurs individus, juxtaposés. C'est de l'ensemble en tant que tel qu'elle parle. En cela, elle reste conforme à son intuition d'une Eglise où la communion va de pair avec une exigeante libération de tout moyen de puissance. " Nous sommes publiquement des chrétiennes, voulant vivre ensemble, au grand jour, l'Evangile du Christ, faire ce qu'il dit, et dire ce qu'il est... Dieu a peut-être voulu que, dans l'Eglise, ces minuscules équipes soient à son service à travers les catastrophes et les prodiges, se réservant de donner la solidité et l'énergie à tant de petitesse, mais réclamant de nous, pour son amour, comme pour celui du monde, une totale disponibilité. "

La communauté, ainsi entendue, est préservée de perdre son identité chrétienne, de se diluer dans le monde, de confondre celui-ci avec l'Evangile.

Aussi ne doit-on pas s'étonner si Madeleine souligne la nécessité d'établir certaines ruptures: " On pourrait dire, écrit-elle, que la liberté élémentaire, essentielle, des enfants de Dieu, a pour rançon des ruptures. " Elle tient à parler selon ce langage mais, alors même qu'elle l'emploie, elle l'explique comme si elle craignait d'être mal entendue et que son expression ne trahît son intuition: "Mais une rupture n'est chrétienne, ajoute-t-elle, que si elle se motive par l'union au Christ et la participation à l'œuvre du Christ. On ne rompt pas pour rompre. " Ces ruptures sont des gestes sans lesquels l'Evangile se viderait de sa force. Cependant, si indispensables qu'ils soient, ils ne tiennent leur autorité que de lui, de sa vérité reconnue, aimée.

C'est pourquoi elle ne cessera de faire effort pour empêcher tout simplisme dans la lecture de l'Evangile. Si bouger c'est rompre, alors, oui, la vie évangélique ira de rupture en rupture. Mais qui pourrait prétendre codifier celles-ci, en arrêter, une fois pour toutes, l'exacte teneur, la figure défi-nitive et universellement valable ? Car le " viens et suis-moi ", dira-t-elle, " veut dire blanc pour les uns, noir pour les autres, et... suivre le Christ, pour les uns, fidèlement, c'est faire comme cela, et... pour les autres, c'est faire autrement. A celui qui demande au Christ: "Seigneur, je veux Te suivre, que dois-je faire?" il répond: "Retourne dans ta maison." A un autre qui lui dit: "Laissez-moi enterrer mon père", il répond: "Laisse les morts ensevelir les morts." "

Une chose est certaine : si des ruptures sont inévitables, c'est pour rester dans la continuité de la vocation acceptée et aimée: " Ce sont des ruptures qui doivent nous rendre libres d'appartenir uniquement et définitivement à Jésus-Christ... Si elles ne servent pas à nous libérer, elles sont loupées... " Pouvait-on mieux faire entendre que l'ascétisme n'est pas un but en soi, alors même qu'il sera la voie, souvent austère, prise par tous ceux qui ne se trompent pas de route, qui cheminent, en disciples, à la suite de Jésus-Christ?

Si l'on demeure à ce point de vue, spécifiquement chrétien, on lira sans surprise les pages abruptes, exemptes de toute compromission, que Madeleine a laissées sur le célibat évangélique, sur la pauvreté, pauvrement vécue, sur l'humble soumission, à cause de Jésus-Christ, au sein de l'équipe et dans l'Eglise, sur la prière ininterrompue. On comprendra surtout que de tels engagements ne sont eux-mêmes, dans certaines existences, qu'une figure, un symbole réalisé de quelque chose d'autre encore qui, pour le coup, relève, aujourd'hui plus que jamais, de la simple profession chrétienne.

Cette autre chose, commune en christianisme, c'est l'expérience, au nom de l'Evangile, d'une certaine solitude.

Car, pour des chrétiens, la solitude n'est pas, purement et simplement, cet esseulement que tout homme, souvent, éprouve de façon aiguë, cette " peine dont on ne se console pas... ancrée dans la vie de chacun, stérilisante tant qu'elle n'a pas été acceptée comme une chose choisie ".

Pas davantage, pour un chrétien véritable, la solitude n'est un luxe dont il pourrait se dispenser ou se préserver, en se réfugiant dans l'unanimisme d'un groupe. Bien loin que la communauté le protège de la solitude, elle en sera plutôt l'école, elle sera le milieu où il apprendra sa condition de croyant " dans des masses où notre foi, à elle seule, nous imposait un désert ". Alors, en effet, des chrétiens peuvent reconnaître expérimentalement l'étrangeté de la foi qui les a rassemblés. Ils n'oublient plus la frontière que découpe cette foi: la seule existence de leur communauté la leur rappelle, et cela au milieu d'un monde où ils veulent pourtant ne compter que des frères. Du même coup, l'originalité indépassable de leur attachement à Jésus-Christ leur devient comme sensible: elle a l'abrupt de leur souffrance de ne pouvoir partager leur joie de croire avec tous, mais seulement avec quelques-uns. A coup sûr, c'est là un apprentissage sans concessions : on n'y échapperait qu'en cessant de se dire et de se faire quotidiennement chrétien, en renonçant à joindre en soi-même la poursuite d'un double amour, celui de Dieu, celui de tous. Au contraire, " celui qui cherche l'amour de Dieu sait que cette difficile solitude est l'annonce de sa proximité. Celui qui cherche l'amour des hommes - selon Dieu - sait que sa solitude a pouvoir de l'accomplir, de faire de vraies réunions avec les séparations, les incompréhensions, les absences, car, comme tout ce qui est de la foi, l'unité qu'il fait ne se touche pas".

Ici encore on constate comment la mystique, c'est-à-dire l'union avec Dieu, chez Madeleine, est toujours première; qu'elle n'est pas le prétexte qu'on se donnerait pour échapper à l'Evangile, mais la raison d'accepter ses exigences les plus fortes.

Avons-nous assez suggéré, tout au long de ces notes marginales, le motif circonstanciel qui a été déterminant, dans l'existence de Madeleine, pour l'aider à ressaisir, comme elle l'a fait, l'essentiel de la vie chrétienne, à en offrir l'incarnation dans une vie de fraternité ? On le sait, l'événement décisif fut la rencontre quotidienne, devenue presque commune, de l'incroyance.

" L'incroyance en Dieu, celle de l'athée, nous devient incroyable, même si nous côtoyons cet homme, le frôlons, quand croire en Dieu vivant nous paraît normal, nous paraît chose peu ou prou naturelle." Mais tout change lorsque le croyant découvre qu'il vit au milieu d'un désert, qu'il n'est plus supporté par une société religieuse, qu'il est sur un terrain où "la foi semble à peine pouvoir vivre".

Que se passe-t-il alors, quand " les milieux anciennement et principalement chrétiens se raréfient " ?

Il arrive alors que certains chrétiens - et Madeleine Delbrêl fut de ceux-là - se convainquent de ce qu'ils auraient peut-être oublié, si les circonstances avaient été autres, plus clémentes: que " la foi est tout entière cadeau de Dieu ". Ces chrétiens font des révisions de vie, sans doute, mais " plus nécessaires encore sont les révisions de foi ". En se souvenant que croire est autre chose que tous les biens réels dont le monde, à l'entour, se satisfait - ou se dégoûte ! - ils sont saisis d'une violente passion de Dieu. Affrontés aux plus grands succès d'une civilisation qu'ils admirent - mais que dire de ses échecs ? -, ils sont provoqués à l'affirmation, mieux, à l'adoration du Dieu vivant.

Guy LAFON

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Guy Lafon - 29/10/2004