Le poème et son commentaire

Quand nous commentons un poème, nous devrions souffrir d’une contradiction. Sans doute les mots que nous lui ajoutons nous font entrer en lui, du moins semble-t-il, mieux que la seule lecture. Mais cet accès se produit comme par effraction. Nous profanons un espace verbal que, pourtant, nous tenons pour sacré. Quelque tact que nous dépensions, nous avons le sentiment d’exercer une violence, et une violence vaine, décevante. Car, prétendument mieux possédé, le poème n’a-t-il pas été détruit ? Mis à la merci de nos interprétations, ne s’est-il pas changé en un corps mort au point qu’en croyant mieux l’écouter nous parler, nous risquons de découvrir bientôt qu’il n’a plus rien à nous dire ? Aussi bien René Char déclarait-il sans ambages : « L’observation et les commentaires d’un poème peuvent être profonds, singuliers, brillants ou vraisemblables, ils ne peuvent éviter de réduire à une signification et à un projet un phénomène qui n’a d’autre raison que d’être. » Et, cependant, comment aimer un poème sans l’entendre s’adresser à nous dans les paroles mêmes qu’il semble nous donner pour parler de lui ? N’est-ce-pas son contact qui nous sollicite de lui adjoindre des phrases, les nôtres, qui sortent de nous, mais ont leur source en lui ? C’est pourquoi René Char tempère aussitôt la rigueur de son jugement : « La richesse d’un poème, dit-il, si elle doit s’évaluer au nombre des interprétations qu’il suscite, pour les ruiner bientôt, mais en les maintenant dans nos tissus, cette mesure est acceptable. » Mais il nous laisse avec le malaise de la contradiction que nous éprouvons. Il a même plutôt avivé encore ce malaise, en faisant preuve de tolérance, en nuançant l’abrupt de sa pensée première.

Pourquoi donc un poème offre-t-il ainsi toujours une résistance au commentaire qu’il suscite ? Car ce commentaire, n’est-il pas appelé par le poème lui-même ? Enfin, devrions-nous suivre une autre voie que celle de l’interprétation, quand, mis en face d’un poème, nous souhaitons l’habiter ?

Tout poème nous arrive comme la réalisation sensible d’un accord ou, selon l’expression de Valéry, comme un « équilibre admirable et fort délicat entre la force sensuelle et la force intellectuelle du langage ». A quoi il convient d’ajouter que le monde lui-même est, dans le poème, à l’unisson de cet accord, comme son accompagnement de réalité : les choses et les hommes y sont admis comme des harmoniques de cet accord. Ainsi en est-il dans L’Invitation au voyage. Les « soleils mouillés », les « traîtres yeux », les « meubles luisants » se fondent dans une musique dont toutes les tonalités non seulement se répondent les unes aux autres, mais encore convergent, comme en un miroir fortement concave, vers une profondeur où nous sommes emportés, où tout parle « à l’âme en secret / Sa douce langue natale. » Or ce même accord, on pourrait encore le percevoir dans les proses poétiques, apparemment impassibles, de Ponge, où les objets se logent en des phrases à la façon de choses dont la matérialité mate s’impose à nous, silencieusement.

Or le commentaire le plus discret, le plus respectueux, brise d’emblée cet accord. Tout commentaire, en effet, analyse, c’est-à-dire décompose ce qui formait l’unité d’un tout de sons, de sens, de réalités, d’émotions. La « signification » qu’il dégage, le « projet » qu’il discerne, pour parler comme René Char, ont pour résultat d’enlever au « phénomène » qu’est le poème son « être » même, cet être qui est indiscernable de l’accord dans lequel il s’accomplissait avant d’être soumis à l’analyse. En trouvant au poème des raisons d’être, le commen-taire change en un produit explicable ce qui s’offre comme une œuvre dont la gratuité n’avait de répondant qu’en nous, dans notre émerveillement, dans le consentement que nous lui donnions en y prenant plaisir, en l’accueillant comme le symbole de notre propre bonheur. Ainsi, même lorsque l’interprétation se veut pudique, même lorsqu’elle ne cherche pas, hors du poème, ses causes accidentelles, elle le défait toujours, et d’autant plus qu’elle se veut plus complète, puisqu’elle n’a de cesse qu’elle n’ait dressé l’inventaire des moyens qui le construisent. Elle ne peut saisir son unité, la singularité de l’apparition qu’il figure, puisque son objectif consiste à nous faire comprendre comment cette unité et cette singularité se sont constituées.

Dès lors, peut-on même soutenir que le poème oppose une résistance invincible à l’effort déployé pour l’interpréter ? En rigueur de termes, il vaudrait mieux dire qu’il n’y résiste pas. Défait, le poème est vaincu, mort, comme il arrive à un vivant dont on mettrait l’âme d’un côté, le corps de l’autre. Plus même, comme le suggère René Char, il est réduit. Non qu’il ait été rapetissé, car il ne relève pas de la mesure. Réduit, il l’est, parce qu’il a changé d’ordre : il est passé, tout entier, du côté de l’intelligence, qui évalue tout, des idées aux sensations. Aussi, par contraste, rien ne signale mieux que les procédures de l’interprétation à quel point un poème est un foyer vif de vie généreuse. Dès qu’elle est tant soit peu atteinte, l’unité vive d’un poème disparaît, parce qu’elle est ou n’est pas. Il n’y a pas de milieu. Et elle n’est qu’à l’état vif I’intelligence, si retenue qu’elle soit, si sensible qu’elle se fasse, tue toujours le poème qu’elle touche.

Ainsi, une dénivellation, mieux : un abîme sépare l’accueil d’un poème de sa compréhension. Ce n’est pas que le poème s’adresse à la part irrationnelle de notre être et qu’il s’efface devant la clarté des raisons. Mais l’unité du poème requérait notre être intact, dans son unité. Qu’en nous cette unité soit compromise, que l’esprit mesure aux dépens des sens, qui ne sont plus affectés, de la volonté, qui n’est plus mobilisée, ou de la mémoire, qui ne s’émeut plus, et c’en est fait non seulement du poème, mais aussi de nous en face de lui, avec lui, en lui, de lui en nous, de nous en lui. Ensemble nous sommes désintégrés, tandis qu’ensemble aussi, quand nous ne cherchions pas à l’expliquer, à le déplier en des raisons d’être, nous étions unifiés.

Quand on prend ainsi conscience des effets délétères de l’interprétation, en dépit des lumières qu’elle apporte sur un poème, on se prend à songer que, dans notre accès à celui-ci, elle n’est, après tout, qu’une seconde étape. On risque toujours de l’oublier. Avant de commenter, avant d’interpréter, nous avons lu, ou entendu lire. Sur des lèvres d’homme, ou en nous-mêmes, les vers ont chanté. Qu’ils nous parlent d’effroi ou de joie, que leur musique soit douce ou qu’elle imite le fracas de la foudre, qu’importe ! Avant le commentaire qui interprète, la lecture est le premier séjour du poème, le moment de nos fian-çailles avec lui. Nous lisions « 0 que ma quille éclate ! o que j’aille à la mer ! », ou bien « Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ». Certes, nous n’étions pas pareillement émus. Mais, ici et là, nous ne pouvions pas distinguer si la voix venait de nous ou si elle montait du vers que nous lisions, gravée en lui. Dans les deux cas, entre le silence qui précédait la lectu-re et l’écho qui en retentissait en nous, vibrait un accord qui n’était composé ni de musique pure ni de pure intellectualité. Surtout, le poème n’était pas senti comme un obstacle à vaincre. Il se donnait, et nous nous donnions à lui. Pourquoi donc avons-nous perdu cette innocence de la lecture ? Est-ce de notre fait ? N’est-ce pas aussi parce que le poème exigeait lui-même que nous prolongions notre rencontre avec lui par des paroles autres que celles qu’il nous confiait ? Est-il certain que, dans tous les cas, ces paroles secondes, que nous disons, brisent notre accord ? Le souvenir de la lecture, le retour à la lecture du po-ème ne pourront-ils pas nous préserver des réductions meurtrières de l’interprétation ? Le poète des Matinaux ne nous suggère-t-il pas qu’il y a une manière heureuse d’interpréter, lui qui écrivait quelque part « Enfin, si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux » ?

Le poème, selon Mallarmé, vient « donner un sens plus pur aux mots de la tribu. » S’il invente, il est donc toujours aussi dans la situation d’un héritier. L’expérience qui se condense en lui avec intensité, si individuelle et originale qu’elle soit, s’inscrit dans les échanges d’une vie sociale où règne la communication langagière. Ainsi l’hermétisme d’une poésie peut être extrême. Il reste que, parce qu’elle use d’un vocabu-laire, d’une syntaxe, cette poésie dit quelque chose. Ultime avancée novatrice au terme d’une tradition littéraire qui le précède, le poème transmet toujours un message. Certes, à la différence de la prose, il rassemble dans son être de nombreuses puissances sensibles. De ce fait, le vouloir dire, présent en lui, résonne et impressionne plus qu’il n’éclaire. Mais on aurait tort de tenir le poème pour un discours qui tend à cacher, à obscurcir la signification, sous prétexte de l’écart stylistique qu’on observe dans son expression. Bref, la signification ne vient pas s’ajouter au poème quand, l’ayant lu ou entendu, nous cherchons à comprendre ce qu’il veut dire. Elle est en lui déjà, et même d’autant plus insistante qu’elle réside davantage, comme en un milieu vivant, dans le corps sensible, dans la chair vive de sa lettre. Ainsi donc la prégnance que nous reconnaissons à certains grands poèmes ne les écarte pas de l’univers de la signification, comme si leur richesse de sens les soustrayait à nos tentatives pour les comprendre, leur attribuer un sens et, finalement, appliquer ce sens, telle une lumière, à l’expérience qui est la nôtre de la vie, de la mort ou de l’amour, par exemple. On connaît le mot, prêté à Rimbaud, à propos de ses poèmes : « J’ai voulu dire ce que ça dit, littérale-ment et dans tous les sens. » C’était dire qu’un poème n’a pas seulement des sens multiples : proprement, il a trop de sens.

Il fallait rappeler ces évidences, trop facilement oubliées, pour admettre que l’interprétation d’un poème puisse être entendue comme une requête qui lève du fond de lui-même et que, par sa seule existence, il adresse au lecteur. Tout se passe comme si le poème voulait devenir un objet interprété, que s’approprient ceux qui le lisent. Il partage, du reste, cette exigence avec d’autres textes, qui ne sont pas spécifiquement poétiques. Qu’on pense seulement aux lois, aux récits mythiques et religieux. Comme eux, il donne lieu à la naissance d’une herméneutique. Aussi ne sera-t-il pas indifférent de discerner la prétention bien singulière du poème à recevoir une interprétation, et aussi le fondement de cette prétention.

Si le poème nous engage dans une élucidation sans fin de lui-même, c’est à cause de son être même, qui est sans raison d’être assignable, et non pas à cause de sa profondeur de pensée, par exemple. La signification qu’on lui attribue le supprime, en le réduisant, quand on s’arrête à elle, parce que, alors, on le change en l’énoncé d’une proposition. Du coup, il cesse d’être un objet esthétique, dépourvu de toute causalité comme de toute finalité : il n’a plus « d’autre raison que d’être. » ! Aussi bien ne répugne-t-il pas tant à l’interprétation qu’à la fixation en une ou plusieurs interprétations et même, surtout, à l’appartenance exclusive à l’ordre herméneutique. Il ne suffit pas de proposer du Bateau ivre des interprétations multiples, successives, et de « les ruiner bientôt », comme on ferait pour des châteaux de cartes que l’on construit et démolit à loisir. Si les interprétations d’un poème doivent s’effondrer, ce n’est point parce que d’autres, meilleures, viennent prendre la relève de celles qui les ont précédées. A la limite, il en va ainsi de tout texte, quel qu’il soit. Dans le cas du poème, la fuite ininterrompue des efforts pour en dire le sens provient de sa nature même : sans être étranger à l’herméneutique, il ne lui est pas exclusivement voué, parce qu’il est d’un autre ordre qu’elle. Il est reçu par nous comme une œuvre d’art, comme un chose belle.

Dans ces conditions, les commentaires qui interprètent un poème ne disparaissent pas en raison de leur insuffisance à s’égaler à lui, à sa prétendue plénitude. Car un poème n’est ni plein ni vide : il excède toute mesure qu’on en prend, et c’est tout autre chose ! Dès lors, si les interprétations s’en vont, elles ne sont pas perdues. Elles participent de la gratuité du poème, du libre excès qu’il représente par rapport à tout ce qu’on peut dire de lui, mais que seul il permet de dire. Elles s’accumulent donc, tels des sédiments riches, non dans les archives de notre mémoire, personnelle ou collective, mais dans notre faculté d’accueillir esthétiquement la vérité de ce qui est beau : elles manifestent, en naissant et en disparaissant, que cette faculté n’est pas endormie, morte. Aussi René Char tient-il pour « acceptable » l’interprétation, pourvu qu’elle se maintienne « dans nos tissus », c’est-à-dire là où, en nous, la vie, et non pas la pensée seulement, se renouvelle sans cesse, là où la vie est sève. Comme le poème, ses interprétations interminables nourrissent donc notre vie sensible, qui est, élémentairement, notre jouissance d’être. Mais il n’en faut pas plus pour que l’interprétation, elle aussi, change d’ordre. Elle n’appartient plus seulement au vrai, mais au plaisir que nous avons à aller vers le vrai devant ce qui est beau. En un mot, le poème transforme l’interprétation que nous donnons de lui : il en fait le moment d’un bonheur. De ce fait, le commentaire, qui d’abord pouvait paraître comme une menace pour l’être du poème, est sauvé par lui, quand il se renonce lui-même dans sa prétention à saisir tranquillement une vérité : il devient l’occasion d’une expérience qui nous féconde, nous régénère.

Oui, il y a, comme dans le poème, une générosité dans le commentaire, une surabondance vitale, la promesse d’un avenir, toujours encore inaccomplie, d’invention. Ils échappent l’un et l’autre à l »‘éternel soleil » dont Rimbaud se détournait, parce qu’il pressentait, dans l’immobilité de sa lumière, une figure de la mort, l’envers éclatant de la ténèbre.  » – Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles, / Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? – « 

Mais si le commentaire, analogue en cela au poème, a plus de force que de signification ou, plutôt, si le sens s’y confond avec la vertu qui en émane, n’est-ce point jouer sur les mots et risquer de s’abuser que de lui garder son nom ? N’a-t-il pas déjà ouvert une autre voie que celle où l’on s’avance avec le seul souci d’interpréter ?

« Certains ouvrages de réflexion ou de critique savante parviennent à éveiller, dans l’esprit du lecteur, un sentiment de beauté intellectuelle, qui les apparente aux réussites de la poésie. Ils ont un pouvoir d’émerveiller qui ne le cède en rien à celui qu’exerce la parole littéraire la plus libre. C’est qu’ils procèdent d’une même liberté, qui n’en devient que plus précieuse de s’être soumise à la recherche d’une vérité. » Ainsi s’exprimait J.Starobinski, pour introduire à un ouvrage de G.Poulet.

Ces observations sont suggestives. Elles font apparaître le conflit, intérieur à tout commentaire, entre l’appel, qu’il reçoit du poème lui-même, à se déployer librement, et, d’autre part, l’exigence de vérité, à laquelle il ne peut se soustraire, s’il veut rester fidèle au poème. Car, si ouvert que soit l’horizon d’un poème, il demeure que celui-ci n’autorise pas à dire, à son sujet, tout ce qui vient à notre esprit ou à notre imagination. Les sons, les sens, les choses sont là, inscrits dans le texte que nous lisons. Nous pouvons, certes, établir entre eux des relations dont le nombre, la pertinence , la subtilité et la vraisemblance ne sont pas arrêtés d’avance une fois pour toutes. Notre pénétration sera même d’autant plus ingénieuse et exacte que nous serons davantage mis à même de rapprocher un poème d’un autre, de tracer, dans une culture qui évolue, de nouveaux chemins vers le poème, de lui adresser de nouvelles questions et de découvrir, non sans surprise, qu’elles ne lui étaient pas étrangères, qu’il est même capable de les transformer, alors qu’il ne semblait pas, à première vue, les connaître. Ainsi la nostalgie romantique révèle sa singularité d’être rapprochée du spleen baudelairien, et celui-ci, par contraste avec la ferveur de Rimbaud pour l’avenir, dégage, mieux encore que lorsque nous le considérions pour lui-même, l’originalité de sa mélancolie. Pourtant, le poème, précisément par l’être irréductible qu’il est, nous contraint. Notre liberté d’interprète reste sous la surveillance de sa lettre. Nous ne savons jamais d’avance ce qu’un poème nous conduira à dire de lui, et à partir de lui. Mais nous pressentons que, si indé-pendants que nous soyons à son égard, nous ne pourrons jamais dire n’importe quoi. Sa lettre, qui l’ouvre, le protège aussi contre notre intempérance, voire contre notre folie d’interprète, trop légèrement porté à changer son sens à notre discrétion.

On comprend alors que nous soyons, à la fois, admira-tifs et déçus devant l’irrécusable résistance d’un poème, qu’in-capables de contenir le jaillissement de sens qui se produit en lui, et pour notre bonheur ! nous estimions, pourtant, lui rendre hommage encore en nous détournant de lui, pour en former un autre, qui serait le nôtre. Peut-être faut-il attribuer à une telle situation l’existence d’une histoire de la poésie, où nul poète ne ressemble vraiment à ses prédécesseurs, comme si chacun était pressé de devenir lui-même par l’amour même qui le lie aux poèmes qu’il a lus. Alors la méditation assidue et affectueuse de la poésie qui nous précède nous convainc d’abandonner le commentaire, d’en finir résolument avec toutes ces opérations par lesquelles nous faisions apparaître des strates de signification, encore enfouies. Nulle suffisance dans cet abandon ! Mais c’est que le choc du poème nous a fait poètes, et même si nous n’écrivons jamais un seul vers, inventeurs, quoique indignes peut-être, et non pas seulement découvreurs, ni même chercheurs ou savants.

Mais encore voudra-t-on approcher la façon dont se réalise cette passation de pouvoirs. Comment donc naissons-nous à l’indépendance, non pas sans le poème, mais grâce à lui ? Or, pour répondre à cette question, le mieux est peut-être de reve-nir à la lecture, entendue au sens le plus simple du terme, d’observer ce qu’il advient de nous, quand nous lisons un poème le poème d’un autre, silencieusement ou à haute voix.

Nous lisons : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? / Que ce soit aux rives prochaines. / Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, / Toujours divers, toujours nouveau… » Ou encore ceci . « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, / Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends… » Quand nous prononçons ces vers, il n’est pas be-soin d’être, ou de feindre d’être, amoureux, ou de supposer qu’on ressent la douleur d’un père au souvenir de la mort de son enfant. La seule lecture du poème change celui qui le lit, sans qu’il l’interprète, même au sens où l’on emploie ce mot quand il s’agit d’un acteur. Sans même qu’il s’en aperçoive, la lecture le fait passer au statut de quelqu’un qui parle à la première personne. Il prononce le poème comme une parole qui lui est propre, comme l’expression du je qu’il est. Il dit son je en lui, il se dit je en lui. Il est devenu le foyer d’énonciation du poème. Et c’est pourquoi il consent à ce qu’il dit, mais regrette aussi de n’avoir à dire que ce que le texte de La Fontaine ou de Hugo lui fait dire. Il s’accorde au poème, et s’en détache, comme si son amour était, tout à la fois, satisfait et contrarié. Bref, c’est à la lecture d’un poème que nous éprouvons, le plus vivement, que « je est un autre », qu’il est ce qu’il dit, et autre encore.

Car la lecture d’un poème nous le fait ressentir comme un tout indivisible dans lequel nous nous investissons tout entiers. Il nous rassemble en lui à la façon dont lui-même est une synthèse où se trouvent condensées ces mêmes facultés de sentir, d’imaginer, de raisonner dont nous disposons, mais qui, jusqu’à ce que nous le lisions, étaient encore libres de lui. Or les voilà maintenant occupées, prises par lui. Ce que je suis est requis de s’identifier à ce que je lis. Que j’aie analysé le poème déjà, ou que ma lecture précède son analyse, cela importe peu. Je suis pris par l’énonciation que j’en fais, alors pourtant que je voudrais me réserver et, surtout, que je sens que je suis ailleurs encore. Car c’est en ce moment où je suis captif que je ressens le désir de me mettre sous ma propre loi. Ainsi, en assumant le poème, je proclame aussi ma volonté d’émancipation. Il me prend trop pour que je ne veuille pas me dire tout entier autrement.

Ne cherchons pas plus loin. C’est de là que viendra le souhait de commenter encore le poème, mais non plus en parlant de lui, ni même en écrivant sur lui, mais en le parlant, en l’écrivant, comme un je qui prononcerait en lui sa propre parole, une parole avec laquelle il pourrait se confondre. Mais j’aurais alors quitté le texte de La Fontaine ou de Hugo, je serais déjà en train de faire le mien, dussé-je ne jamais composer aucun poème. Car pour renoncer à l’interprétation d’un poème, il suffit du désir d’en produire un autre. Et ce désir serait encore un don reçu de ce poème, étranger à moi-même, que j’aurais assumé, lu en je.

En définitive, le poème résiste à l’interprétation, non point parce qu’il serait plus fort qu’elle, mais parce que, lorsqu’elle s’exerce, il succombe toujours : il est vaincu par la lumière qui, en l’éclairant, le décompose. Cependant, le poème attire l’interprétation, parce qu’il n’est pas lui-même étranger à l’ordre de la « signification » ni à celui du « projet ». Mais quand il est atteint par l’interprétation, il la déjoue toujours, par l’excès de sens qu’il contient, et il nous la renvoie, pour qu’en nous, elle devienne une disposition à mieux jouir de lui. De là vient sans doute qu’en ne nous lassant pas de commenter un poème, nous concevions le désir de l’étreindre, non pour le posséder, mais pour devenir, à son contact, poètes à notre tour.

L’intellectualité parait ainsi être d’abord seule en cause dans les efforts du commentaire. Compréhension, interprétation, application du poème, enfin, à notre situation ne seraient que les gestes d’un esprit pur, qui dissipe l’obscurité. En vérité, comme on l’a sans cesse suggéré ici, le commentaire ressemble plutôt aux péripéties d’un combat amoureux au cours duquel la pudeur rivalise avec la violence. Corps à corps, affaire de désir autant que de pensée, commenter un poème imite l’opération qui a présidé à sa naissance. Tel Eros qui, selon Platon, était fils d’Expédient et de Pauvreté, le poème, dans sa création comme dans son accueil, éveille en nous les ruses d’une inventivité conquérante, experte en trouvailles heureuses, mais il avive aussi toujours notre sentiment du manque à être et à avoir. Etrange richesse, qui ne se peut mesurer, le poème nous dépasse, parce qu’il ne relève pas d’une science qui éva-lue, comme le sont toutes les sciences de l’interprétation. Hermès, célébré par les Grecs comme le dieu des marchands, comme l’inventeur des poids et mesures, est à son service. Il ne peut devenir son maître.

Texte : Le poème et son commentaire

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