SUR APOCALYPSE V

Avoir le pouvoir. Prendre le pouvoir - Exerce-t-on le pouvoir parce qu'on le possède sans avoir eu à l'acquérir ou parce qu'on l'a obtenu après s'en être emparé ? Bref, le pouvoir a-t-il ou n'a-t-il pas une histoire ?

En vérité, le pouvoir, ici, a et n'a pas d'histoire. Quand il est pris par un autre qui ne l'avait pas, non seulement il n'est pas perdu par qui le détenait sans avoir eu à le conquérir mais il lui est confirmé, alors que pourtant il est distribué à d'autres dans le monde entier.

S'il en est ainsi, il faut que la prise du pouvoir ait eu lieu de façon bien singulière. Et, de fait, c'est bien ce qui s'est passé. Un accès au pouvoir s'est produit, mais d'une façon qui peut déconcerter.

Le pouvoir a été pris par la violence. Toutefois, cette violence ne s'est pas exercée sur le détenteur du pouvoir mais sur celui qui l'a obtenu après une lutte dans laquelle il a succombé. Et je vis au milieu du trône et des quatre vivants et au milieu des vieillards un agnelet debout, comme égorgé, ayant sept cornes et sept yeux, qui sont les sept esprits de Dieu envoyés dans toute la terre.

Que s' est-il donc passé ?

Et il vint et il a pris de la droite de celui qui était assis sur le trône. Ainsi donc à peine était-il arrivé que déjà il avait saisi. Sitôt présent, il l'avait emporté. Un certain moment échappe donc à notre perception, un moment proprement critique, après lequel rien n'est plus comme avant. Nous observons que le détenteur du pouvoir n'en a pas été dessaisi par celui qui, cependant, l'a pris. Ils ont ensemble le pouvoir, le même. Il leur est reconnu à l'un et à l'autre, inséparablement. Et toute créature au ciel, et sur la terre, et sous la terre, et sur la mer, et tout ce qui est en eux, je les entendis qui disaient : " A celui qui est assis sur le trône et à l'agnelet, la louange et l'honneur et la gloire et la domination dans les siècles des siècles. "

Comment donc toute créature peut-elle en venir à parler de cette façon ?

Un événement s'est produit dans l'histoire de la créature, là où il est possible d'égorger et d'être égorgé, sur la terre. C'est là que le lion est devenu agnelet. C'est là qu'un meurtre a été perpétré. Or, ce meurtre a eu pour effet de supprimer jusqu'à la possibilité d'un conflit entre celui qui détient le pouvoir sans avoir eu à l'acquérir et quelqu'un d'autre qui ne peut avoir le pouvoir qu'après l'avoir acquis. D'où le cantique nouveau chanté à l'adresse de l'agnelet debout, comme égorgé : Tu es digne de prendre le livre et d'ouvrir ses sceaux, parce que tu as été égorgé et tu as acheté pour Dieu dans ton sang de toute tribu et langue et peuple et nation. Et tu les as faits pour notre Dieu un royaume et des prêtres et ils règneront sur la terre. Si l'agnelet a triomphé par l'égorgement qu'il a subi, il n'a rien enlevé à Dieu et il a, dans le même temps, donné à d'autres.

Tout, comme on peut l'observer, se concentre sur l'agnelet. Nous comprenons notamment qu'il devait être lion pour pouvoir se battre et vaincre, qu'il devait être agnelet pour pouvoir succomber. Soit. Mais pouvons-nous aller plus loin ?

Clamart, le 29 novembre 2004

SUITE 1

Prendre - Quel est le sens exact, ici, de prendre ?

Ce verbe se rencontre quatre fois. D'abord employé absolument, il se charge par la suite de compléments divers qui en font apparaître la riche et complexe signification.

... il a pris... ; ... quand il eut pris le livre...; ... tu es digne de prendre le livre et d'ouvrir ses sceaux ...; ... il est digne ... de prendre la puissance et la richesse et la sagesse et la force et l'honneur et la gloire et la louange...

S'il faut prendre le livre, ce n'est pas pour le détenir et le garder comme une propriété mais parce qu'il est scellé. Il ne s'agit donc pas de s'en assurer la possession pour soi mais de l'ouvrir. Il faut le prendre pour ouvrir ses sceaux. Écrit au-dedans et par derrière, il est plein, achevé. Il n'y a pas de place en lui pour du nouveau. En effet, scellé tout au long de sept sceaux, tel un sceptre tenu par la droite de celui qui était assis sur le trône, il est l'emblème de la puissance réservée au seul souverain. Aussi bien celui qui prendra le livre sera-t-il, du même coup, digne ... de prendre la puissance et tout ce qui en découle, la richesse et la sagesse et la force et l'honneur et la gloire et la louange. Ainsi donc prendre est-ce ouvrir ce qui était fermé mais aussi, quand on a ouvert, si inattendue que paraisse cette consécution, briser encore ce qui maintenait la fermeture. Prendre, enfin, c'est permettre de regarder vers le livre, ce symbole de la puissance, et c'est, de ce fait, supprimer chez le voyant tout motif d'affliction, puisque maintenant le livre est ouvert. Et l'un des vieillards de me dire: " Ne continue pas à pleurer, voici, il a vaincu, le lion de la tribu de Juda, la racine de David, pour ouvrir le livre et ses sent sceaux. En effet, avait déclaré le voyant, je pleurais beaucoup, parce que personne n'avait été trouvé digne d'ouvrir le livre ni de le regarder.

Paris, le 30 novembre 2004

SUITE 2

Acheter pour Dieu dans le sang - Et je vis un ange fort qui proclamait à grande voix: " Qui digne d'ouvrir le livre et de délier ses sceaux ? " Et personne ne pouvait au ciel, ni sur la terre, ni sous la terre, ouvrir le livre ni le regarder.

La dignité, ici, est un pouvoir inné, une capacité naturelle. Or personne, dans tout l'univers, ne possède cette dignité. Personne, de naissance, n'est capable d'accomplir la tâche proposée. Pourquoi ? Sans doute parce que cette dignité n'est pas possédée d'emblée, elle s'acquiert et se mérite. Un haut fait permet de l'obtenir, comme on l'apprend : ...il a vaincu, le lion de la tribu de Juda, la racine de David pour ouvrir le livre et ses sept sceaux... Et encore: Et ils chantent un cantique nouveau, disant: " Tu es digne de prendre le livre et d'ouvrir ses sceaux, parce qUe tu as été égorgé et tu as acheté pour Dieu dans ton sang de toute tribu et langue et peuple et nation. Et tu les as faits pour notre Dieu un royaume et des prêtres et ils règneront sur la terre. "

C'est par une prouesse que se mérite la dignité. Or, la prouesse est paradoxale : le vainqueur se tient debout après avoir été égorgé. Son combat n'a rien d'un exploit guerrier: il s'apparente à une transaction commerciale. Il a payé de son sang l'acquisition d'une population composite, non pas pour lui mais pour un autre que lui-même, pour Dieu.

Comment comprendre cette opération ?

Quiconque est égorgé a été vaincu. Si, néanmoins, la victime se tient debout après sa défaite, c'est qu'un autre qu'elle-même l'a relevée. Quel est cet autre? Celui au bénéfice duquel l'agnelet a versé son sang ? Soit, accordons-le. Mais pourquoi l'a-t-il relevé ? Qu'avait-il besoin, pour obtenir ce qu'il n'avait pas, de son sang versé ? Était-il indigent à ce point que quelqu'un dût lui acheter, et par sa propre mort, ce qui lui manquait ? Il aurait donc été assez puissant pour mettre debout la victime après son égorgement mais il ne pouvait, sans le prix de sa mort, exercer sa toute-puissance. Celle-ci avait une limite, que seule pouvait supprimer la mort d'un homme, fort comme un lion, faible comme un agnelet.

En définitive, tout semble se passer comme si, dans son anéantissement et son relèvement, quelqu'un offrait au voyant le spectacle d'un dépassement de la puissance et aussi de son contraire, l'impuissance. Le voyant comme le lecteur est invité à supposer qu'un agnelet debout, comme égorgé fait signe vers un autre ordre - lequel ? - que celui où l'on peut ou ne peut pas.

Mais pourquoi cet autre ordre est-il présenté comme un commerce ?

Dans le commerce, ce qui est donné par l'un et reçu par l'autre ne tient sa valeur que de leur entente sur une appréciation commune, non de sa réalité physique. Ainsi l'égorgement, ici, n'a-t-il pas de valeur en soi. Il n'a que celle qui lui est reconnue conjointement par celui qui verse son sang et par celui qui estime pouvoir acquérir à ce prix ce qu'il n'avait pas encore. La victime et celui qui la fait se tenir debout après sa mort sont d'accord pour admettre que la somme payée correspond à la valeur de ce qui est acheté, ils en conviennent.

Il faut donc considérer maintenant quel est le bien, obtenu par Dieu, qui vaut l'égorgement de la victime. Plus encore, il faut se demander pourquoi Dieu, le bénéficiaire de l'opération, ne s'en tient pas à la mort de l'agnelet, pourquoi celui-ci est montré debout.

Qu'a donc gagné Dieu ? Une communauté composée de gens de toute tribu et langue et peuple et nation. Disons qu'il en était encore à faire des distinctions à l'intérieur de l'universalité humaine. C'en est fini pour lui d'un tel régime et il fait aussitôt apparaître la signification heureuse qu'il accorde à cette transformation. Le bonheur de Dieu, si l'on ose ainsi parler, éclate dans le relèvement de la victime qui, par sa mort, lui a procuré un tel bien. Tel est le message fort que reçoit le voyant.

Mais qui est ce lion, devenu agnelet, qui se tient debout, comme égorgé, et au milieu du trône et des quatre vivants et au milieu des vieillards, c'est-à-dire au centre de la souveraineté, au centre de la nature, au centre de l'histoire ? Qui est-il par rapport à tous ceux qu'il a achetés pour Dieu ?

Il est lui-même ce qu'ils sont. La différence entre eux et lui est constituée par un événement, qui l'a d'abord seul concerné : son égorgement et son relèvement. Mais cet événement lui-même ne lui appartient pas. Il n'en est pas propriétaire. Tous les autres que lui en sont participants, tous ceux qui viennent de toute tribu et langue et peuple et nation. Ils ont la même identité que lui sans être, pour leur part, à l'origine de leur identité, comme il l'est lui-même, puisque c'est lui qui les a faits ce qu'ils sont devenus. Tu les as faits pour notre Dieu un royaume et des prêtres et ils règneront sur la terre.

Mais qui dit notre Dieu ? Qui dit notre ? C'est toute la nature et toute l'histoire, les quatre vivants et les vingt-quatre vieillards. Et pourquoi pas le voyant, lui aussi, sinon même le lecteur de ce passage ? Car ce qu'ils voient et entendent leur arrive, au sens le plus riche de ce verbe. Le spectacle et le chant se présentent à eux, viennent à eux et, aussi, les absorbent en eux, les associent, s'ils y consentent, à ceux qui chantent un cantique nouveau.

Le voyant, et d'autres encore, diront-ils notre Dieu, en accompagnant leur parole de gestes de vénération? Si tel est le cas, alors tout changera pour eux. Ils habitaient un monde de violence, ils étaient sans espoir de libération. Ils en pleuraient car personne ne pouvait les délivrer, leur ouvrir un avenir. C'en sera fait de cette déplorable situation.

Or, semble-t-il, on ne pouvait parler d'un tel événement, on ne pouvait se le figurer qu'en recourant à une métaphore, qui nous renvoie à l'ordre de l'entretien d'humanité, comme celle du commerce, de l'échange marchant, en déclarant que nous avons été achetés pour notre Dieu. Non point, observons-le, dans notre sang, même s'il continue d'être versé parmi nous tout au long de l'histoire, même si nous continuons à mourir tués, mais dans ton sang, ainsi que nous le déclarons à un autre, un autre qui est l'un des nôtres, le lion de Juda, la racine de David. Or, de ce sang, nous sommes à la fois les héritiers - nous sommes de son sang ! - et les prêtres.

Pourquoi les prêtres ?

Mais parce que désormais, nous aussi, nous pouvons offrir, comme dans une liturgie, notre existence en ce monde. Par notre foi - si, du moins, nous transformons en foi ce que nous voyons et entendons ! - l'agnelet est en nous debout, comme égorgé. Ainsi établissons-nous son royaume et le nôtre sur la terre, car les deux sont désormais inséparables. Dieu règne, l'agnelet règne, nous aussi nous régnons.

Clamart, le 5 décembre 2004

SUITE 3

Une genèse de l'universel : de la fermeture à l'ouverture, de la victoire d'un seul, élu entre tous, à l'achat de n'importe qui pour Dieu - D'un côté, nous lisons: il a vaincu, le lion de Juda, la racine de David. De l'autre, nous lisons : Tu as acheté pour Dieu dans ton sang de toute tribu et langue et peuple et nation. Comment accorder ces deux affirmations, celle d'une particularité distincte et celle d'une totale indistinction ? Qu'est-ce qui nous permet de les tenir ensemble ?

Plaçons-nous au terme, au moment de l'indistinction. Observons d'emblée qu'on entend souvent comme le synonyme de la confusion. De ce e fait, une valeur négative lui est attachée. Reconnaissons, au contraire, à l'indistinction un aspect positif. Ne pas distinguer entre les êtres, prendre parmi eux sans choisir qui on prend, c'est encore, sans doute un geste négatif mais ce geste-là nie une négation, la négation que masquait la distinction, il écarte la sélection, qui restreignait le champ de la prise ou de l'accueil.

Qui opère indistinctement ne se soumet à aucun critère préalable. Il ne fait pas de tri entre des qualités. La distinction revient sans doute quand on prend mais on distingue alors l'être que l'on prend sans se fonder sur ce qui pouvait en lui recommander de le prendre de préférence à d'autres. Ce qui est pris ne tient sa valeur que de ce que, indistinctement, sans y regarder, quelqu'un l'a pris.

Mais, tout de même, ne peut-on pas soutenir qu'on a laissé, qu'on a négligé ce qui n'a pas été pris ? Oui, mais à condition de se souvenir qu'on n'a pas pris un être qui pouvait présenter des titres à être pris. Par suite aucun discrédit ne s'attache à ce qui n'a pas été pris au seul prétexte qu'il n'a pas été pris et parce qu'il n'en aurait pas été jugé digne. En fait, la prise indistincte dans un ensemble nous conduit à admettre le caractère gratuit de la prise. Gratuit, disons-nous, et non pas arbitraire. Car invoquer l'arbitraire serait réintroduire les mérites et prétendre qu'ils auraient dû être pris en considération.

Ainsi, une fois admise, la notion de gratuité supprime-t-elle la fiction d'une élection qui entraînerait une exclusion concomitante de ce qui n'a pas été pris. Si donc l'indistinction peut recevoir une acception positive. s'il y a en elle de l'affirmation et non de la négation, c'est parce qu'elle est animée par la gratuité. En effet, quiconque agit gratuitement ne suppose pas qu'il puisse de ce fait exclure ce qu'il ne prend pas. Une telle supposition resterait dans la dépendance d'une pensée pour laquelle les êtres son étalés dans l'espace les uns à côté des autres au lieu de surgir, de se tenir debout dans le temps par la seule vertu, par la seule grâce du fait qu'il sont pris. C'est l'imagination spatialisante qui nous conduit à penser qu'il y a des laissés pour compte ! Au fond, pour que la grâce soit gracieuse, nous aurions besoin de nous représenter que certains en sont privés !

Pour entrer dans les considérations qu'on propose ici; il faut et il suffit d'admettre que l'universel n'est pas un état acquis, une donnée immédiate. Il est en genèse, il devient. A sa source ou, comme on voudra, comme son moteur, il y a l'opération ou, mieux, l'élan d'une indistinction qui procède gratuitement.

C'est pourquoi, en définitive, l'ordre du commerce est lui-même subverti. On ne fait que passer par lui. L'achat, puisqu'il est fait pour Dieu, ne coûte rien, quoi qu'il paraisse. En effet la mort de l'agnelet elle-même n'a pas de valeur marchande. Ce n'est pas elle qui lui mérite de revenir à la vie. Seule la grâce est à l'œuvre. Le sang est une monnaie d'échange réellement versée - à qui ? On n'en sait rien ! - mais aussitôt réellement retirée, puisque nous voyons l'agnelet debout, comme égorgé. S'il en allait autrement, c'en serait fait du règne de la grâce. Ainsi le mystère demeure-t-il sur la raison d'être de la mort, cette raison d'être qu'on voudrait trouver et qui échappe.

Clamart, le 8 décembre 2004

Guy LAFON