SUR MARC XV, 33-39 -LA MORT DU FILS DE DIEU
Et quand ce fut la sixième heure, ce fut ténèbre sur toute la terre jusqu'à la neuvième heure ; et, à la neuvième heure, Jésus clama d'un grand cri : " Éloï, Éloi; lama sabachtani ? ". ce qui est traduit: " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as- tu abandonné ? "
Pendant un certain temps l'univers tout entier a été sous l'empire de l'obscurité. Or, à l'heure même où cesse la ténèbre, Jésus a lancé un grand cri. Ce cri est une parole, il a un sens, mais Jésus s'est exprimé dans une autre langue que celle du récit qui rapporte l'événement. Son cri est donc traduit. Jésus adressait une question à son Dieu. Il lui demandait pourquoi il l'avait abandonné ?
L'intervention de Jésus se présente comme un vide dans la continuité de la narration, puisqu'elle n'est pas immédiatement comprise du lecteur. Ainsi la confusion, qui empêchait de rien voir du fait de l'obscurité, n'a-t-elle été que transposée. Bien plus même, une fois le vide comblé par la traduction, une certaine perplexité demeure. En effet, d'une part, la question posée reste, ici du moins, sans réponse et, d'autre part, Jésus exprime son incompréhension de la rupture d'un lien qu'il aurait avec son Dieu, et d'une rupture dont celui-ci aurait pris, pense-t-il, l'initiative, en l'abandonnant. On se demande si son Dieu le délaisse vraiment et, si c'est un fait, on se demande alors avec lui pourquoi.
Et certains de ceux qui se tenaient là, ayant entendu, disaient. " Voilà qu'il crie Élie ! " Un certain, ayant couru et ayant rempli une éponge de vinaigre, l'ayant mise autour d'un roseau. le faisait boire, en disant: " Laissez; voyons si Elie vient le descendre ! "
Certains de ceux qui son présents ont entendu le cri de Jésus. Ils l'interprètent comme un appel à Élie, l'un des grands prophètes d'Israël. Quelqu'un alors intervient. Quand nous lisons qu'il déclare à ses compagnons "Laissez..." , nous pouvons supposer qu'il leur demande qu'on ne change rien à ce qu'il a fait, qu'on en attende les conséquences. Il livrerait ainsi le sens du geste qu'il vient d'accomplir en se précipitant pour offrir à Jésus de quoi boire : il voulait laisser à Élie le temps de venir pour répondre à l'appel de Jésus et donc, pense-t-il, pour le descendre et ainsi lui éviter la mort.
Jésus, ayant jeté un grand cri, expira. Et le rideau du sanctuaire se déchira en deux, de haut jusqu'en bas. Le centurion qui se tenait là en face de lui, ayant vu qu'il avait ainsi expiré, dit: " Vraiment, cet homme était fils de Dieu. "
L'événement physique de la mort de Jésus s'accompagne d'un effet, physique lui aussi, mais hors de son corps, dans un espace sacré. Tout se passe comme si le rideau du sanctuaire, en se déchirant, amplifiait et interprétait la portée de la mort qui vient de se produire. Comme le cri avait un sens, comme ce sens avait dû être traduit, afin d'être compris, non sans rester exposé à la méprise, ainsi en est-il pour cette mort elle-même. Mais qui en dira le sens et qui la comprendra dans sa vérité ?
Quelqu'un est là, en face de Jésus. C'est un centurion, un étranger. Il n'a pas d'histoire ni de culture qui lui soient communes avec Jésus ni avec ceux qui sont censés comprendre sa langue. Il n'est proche de lui que dans l'espace. Mais il a observé les conditions dans lesquelles Jésus était mort. Or, c'est cela, et cela seulement, semble-t-il, qui le qualifie pour s'exprimer comme il le fait. Il n'a pas d'autre titre à faire valoir que d'avoir vu qu'il avait ainsi expiré. Mais il n'en faut pas plus au centurion pour décliner, à sa façon, l'identité de Jésus, en disant : " Vraiment cet homme était fils de Dieu. " La perception de l'événement lui-même, saisi dans sa réalité objective, semble avoir créé en cet officier la parole qui seule pouvait en dire la vérité. Cette parole réfléchit en quelque sorte ce qui s'est passé, elle en constitue la version verbale, elle traduit le ainsi que nous lisons - ayant vu qu'il avait ainsi expiré -, elle porte sur le fait que Jésus est mort comme il est mort.
Clamart, le 28 mars 2005
SUITE 1
La parole du centurion - La mort du fils de Dieu coïncide avec la fin de la ténèbre qui s'était étendue sur toute la terre. Mais il n'est pas lui-même dans la lumière. Il parle, certes, mais sa parole est un cri et celui-ci consiste en une question qu'il adresse à son Dieu dans une langue qu'il faut traduire pour en comprendre le sens. Comme s'il ne doutait pas que son Dieu l'eût réellement abandonné, il lui demande la raison de cet abandon. Or, il ne la connaîtra pas, et nous non plus.
Il y a plus encore. Avant de mourir le fils de Dieu doit supporter la disqualification du sens même qu'il avait donné à son cri. On comprend en effet autour de lui, ou l'on feint de comprendre, qu'il invoque un secours, celui d'un prophète disparu, Élie. Comme si le fils de Dieu attendait l'aide d'un homme, alors qu'il s'était adressé à son Dieu, et non pas pour qu'il l'empêche de mourir mais pour qu'il lui déclare pourquoi il l'avait abandonné. C'était donc moins son abandon qu'il déplorait que son ignorance de la raison pour laquelle son Dieu l'avait abandonné.
Quant à la mort elle-même de Jésus, entendue comme celle d'un fils de Dieu, met-elle fin à la confusion ? Il ne semble pas, du moins à première vue. En effet, en apprenant que le rideau du sanctuaire se déchira en deux, de haut jusqu'en bas, devons-nous comprendre que Dieu a abandonné aussi toute la terre ? Ou bien apprenons-nous ainsi que Dieu n'est plus à l'abri, qu'il est à découvert ou, plus même, qu'il n'y a plus de lieu privilégié où il résiderait ?
En tout cas, si Dieu reste présent, c'est dans la parole d'un étranger, de quelqu'un qui n'aurait pas détourné le sens du cri de Jésus, qui l'aurait transformé en une parole qui en proclame la vérité. En effet, cette parole déclare l'identité de celui qui vient de mourir comme il est mort " Vraiment, cet homme était fils de Dieu. " Une réponse ne serait-elle pas ainsi donnée à l'interrogation que Jésus adressait à son Dieu ? Mais elle ne vient pas de ce Dieu, du moins pas directement. Elle sort de la bouche d'un autre, de quelqu'un qui la profère en y adhérant, comme un témoin. Ainsi une parole de foi vient-elle prendre la relève du cri de Jésus. Ne devrait-elle pas permettre au lecteur de comprendre et la question de Jésus et le silence de son Dieu.
Clamart, le 31 mars 2005
SUITE 2
L'alliance plus forte que la mort - Un homme qui ne serait qu'humain peut-il se regarder comme abandonné par son Dieu parce qu'il va mourir ? Certainement pas. En effet, la mort n'est-elle pas la fin naturelle de toute vie ? On peut donc supposer que Jésus entretient avec son Dieu une relation bien singulière pour qu'il lui adresse ce cri: " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " Quelle est donc cette relation ?
D'un côté, nous ne pouvons pas penser que Jésus ait vocation à ne pas mourir. S'il en était ainsi, il ne serait plus l'un de nous, un humain ? D'autre part, sauf à faire de son Dieu un être sans pitié qui se refuse à lui épargner la mort, alors qu'il le peut, nous ne pouvons pas penser que Jésus, quoi qu'il prétende, soit abandonné. Donc son Dieu n'est pas pour lui seulement divin. Il est pour lui Dieu, certes, mais comment, si l'on ose dire, lui est-il Dieu ? Là est toute la question. Dès lors, ne devons-nous pas recevoir le grand cri de Jésus et l'interrogation qu'il porte comme une tentation ? Celle-ci porte sur l'acceptation de la relation singulière qui unit Jésus à son Dieu. Jésus aurait été tenté de méconnaître cette relation, sinon d'y renoncer.
Jésus s'appuie sur la confiance qu'il place en celui qu'il invoque par deux fois en disant mon Dieu. Or, il ne pense certainement pas que ce Dieu veuille sa mort. Du moins estime-t-il qu'il a le pouvoir de l'éviter et qu'il devrait l'éviter. Or, s'il adhérait vraiment à cette pensée, il négligerait le lien qui les unit, lui et son Dieu. En effet, comme le suggère très clairement le centurion, ce lien est celui qui existe entre un père et son fils, c'est-à-dire un lien d'alliance, puisque Jésus n'est pas dit enfant mais fils de Dieu. Un tel lien n'exclut pas la mort de l'un des deux alliés mais il subsiste au-delà de la mort, parce qu'il n'est pas, comme la vie et la mort, selon la nature. Celle-ci n'a pas programmé le lien d'alliance, il s'est ajouté à elle. Aussi bien Jésus ne peut-il pas mettre l'immortalité comme condition qui assurerait son statut de fils. L'alliance entre lui et son Dieu, qui est son Père, n'est pas rompue par sa mort. En revanche, peut-être le serait-elle s'il refusait d'avoir à mourir. En tout cas, il n'est pas abandonné parce qu'il meurt. D'autre part, son Dieu ne peut pas faire de son immortalité une clause imprescriptible de l'alliance qui les unit l'un à l'autre. Pourquoi, en effet, faudrait-il suspendre cet effet de la nature qu'est la mort ? Supprimer cet effet ne serait-ce pas soumettre l'alliance à la nature en paraissant délivrer celle-là de celle-ci ?
En fait, bien loin de supposer que Jésus n'aurait pas dû mourir, la parole du centurion se contente de prendre en considérations les conditions de sa mort : ayant vu qu'il avait ainsi expiré. Il induit des conditions de cette mort que celle-ci n'est pas seulement un effet naturel, qu'elle porte un message, et ce message il l'énonce. Il déchiffre en cette mort ce que Jésus aurait méconnu s'il avait succombé à la tentation à laquelle il s'exposait, en supposant qu'il était abandonné par son Dieu, puisqu'il allait mourir. Car on pourrait, certes, à la rigueur, imaginer qu'un Dieu qui ne serait que divin pût abandonner un homme. Mais cette pensée est exclue si ce Dieu est un père, si l'homme qu'Il abandonnerait est un fils.
Ainsi la déclaration du centurion apparaît-elle comme une application à Jésus de la situation d'alliance qui existe entre un père et son fils, entre Dieu et l'homme. On peut être effleuré, voire blessé par la tentation de l'oublier, de traiter Dieu comme un être cruel, injuste et infidèle à l'alliance parce qu'il laisse faire la mort. Mais alors on méconnaîtrait que l'alliance n'a rien à redouter de la mort. Si Jésus a connu la tentation de cette méconnaissance, il n'y a pas succombé. L'affirmation du centurion sur son identité de fils de Dieu en est, indirectement, la preuve. Certes, entre le cri de Jésus et cette affirmation il y a comme un blanc. Mais, Dieu, si l'on ose dire, est justifié après coup, par les paroles du centurion, de n'avoir pas répondu à Jésus, de ne lui avoir pas fourni d'explication. La foi du centurion occupe le blanc laissé par la question de Jésus et le silence de son Dieu. Allons plus loin encore, tout se passe comme si Dieu n'avait pas dispensé cet homme qu'était Jésus, son fils, de croire, lui aussi, et de croire que l'alliance qui les unit est plus forte que la mort.
Clamart, le 3 avril 2005
Guy LAFON