SUR LE PSAUME 131

Cantique des degrés. Pour David.

Un chant est proposé à David - l'Ami, le Bien-aimé - pour accompagner son ascension.

Ce chant est-il adressé à IHVH, à l'Autre ? Est-il exécuté en Sa présence, devant Lui, sans qu'Il en soit le destinataire ? Nous n'en savons rien. Ce qui est sûr, c'est que les paroles de ce chant semblent contredire la conduite dans laquelle David est engagé. En effet, David est censé gravir des marches, passer par des paliers qui le placent toujours plus haut. Or, par les mots et les phrases qu'on l'invite à prononcer, il s'applique à nier de lui tout ce qui le mettrait au-dessus de quoi que ce soit, à une quelconque altitude.

IHVH, mon cœur n'est pas en haut

Et mes yeux ne sont pas élevés

Et je ne marche pas dans les grandeurs

Et dans les merveilles loin de moi.

Est-ce un constat, un compte-rendu fidèle de ce qui est vécu? Le marcheur déclare-t-il sincèrement l'intention qui l'habite afin de mieux se défendre des pensées hautaines qui pourraient lui venir ? De cela non plus nous ne pouvons pas décider. En tout cas il est certain que ce chant, si David le fait sien, l'amènera à refuser ce qui n'est pas de plain-pied avec lui-même, ce qui le dépasse; et cela alors même que pourtant; avec tout son corps, il avancera toujours plus haut. Ni son cœur ni ses yeux ni ses sentiments intimes ne sont accordés à une élévation de quelque genre qu'elle soit.

Dans son chant, il ira même jusqu'à protester, presque par serment, de ce que furent ses sentiments jusqu'alors : oui, il peut le proclamer, il s'est attaché à rendre son âme égale, à la protéger de toute exaltation, de tout emportement. Bien plus, il lui a imposé silence. Elle se tait. Ce n'est pas qu'il soit étranger au désir, insensible au manque. Mais, justement, il a déjà reçu tout ce qui peut entretenir en lui la vie.

Si je n'ai pas fait mon âme égale et silencieuse

Comme un sevré sur sa mère !

Comme un sevré sur moi mon âme.

Pour se nourrir, David n'a plus besoin d'aliments. Il peut se considérer comme un enfant désormais séparé d'une mère qui lui a tout donné pour qu'il soit maintenant repu: il est sevré. Il se possède tout entier, il ne dépend plus. S'il reste attaché à la femme qui l'a allaité ou encore à lui-même, ce n'est pas par besoin. Il est libre.

Puisque telle est la condition de David, il peut terminer son chant par un ordre qu'il adresse à Israël, c'est-à-dire à celui qui est affronté à Dieu. Il lui ordonne de passer le temps qui reste sans impatience, dans la confiance. Il parle d'expérience, on peut le supposer, après ce qu'il vient de dire sur lui-même.

Espère, Israël,en IHVH

Dès maintenant et à jamais !

Oui, c'est en IHVH qu'il faut mettre son espérance, en cet Autre dont le nom était présent dès l'ouverture du chant. N'en serait-il pas comme la clé qui indique l'intonation à prendre et qui prolonge son effet jusqu'à la fin. Jusqu'à ce que la voix se taise ?

Clamart, le 29-10-04

SUITE 1

Nous sommes engagés sur un chemin qui monte. Mais notre ascension n'a rien de commun avec une volonté de gagner des hauteurs ou de conquérir des grandeurs. Or, il n'est pas indifférent que nous le disions explicitement. Mon cœur n'est pas ... Mes yeux ne sont pas... Je ne marche pas... Ces négations, qui se répètent, soulignent nettement notre refus de tout ce qui ressemblerait à une prétention à l'excellence.

Puisque nous sommes occupés à franchir des degrés, nous pourrions, en effet, considérer cette progression continue comme la métaphore sensible de nos performances spirituelles. Il n'en est rien. Formulons donc clairement, du moins pour nous-mêmes, notre déplaisir de la poursuite d'un avancement, quelle qu'en soit la nature. Nos rejets réitérés de toute volonté de promotion sont loin d'être dépourvus de sens : ils constituent les péripéties du combat avec Dieu dans lequel nous sommes pris. Or, dans ce combat, pourquoi faudrait-il pousser ses avantages toujours plus loin, toujours plus haut ?

Cet éloignement de toute ambition n'a du reste rien d'héroïque ni même d'ascétique. Il est plutôt enfantin. Il est le fait de quelqu'un qui ne parle pas encore, ou qui ne parle plus, qui a rendu son âme égale et silencieuse. Il procède d'un apaisement semblable à celui du nourrisson dont la faim a été assouvie sans qu'il y soit pour rien. Si nous ne cherchons pas à obtenir des dépassements qui nous feraient supérieurs, c'est parce que nous avons en nous, dès à présent, ici même, sur le chemin, tel un viatique, toutes les ressources indispensables pour vivre : nous les possédons non pour les avoir conquises mais pour les avoir reçues, comme le petit enfant de sa mère.

Il y a donc mieux pour nous qu'un espace dont nous devrions faire l'escalade. Le chemin véritable n'est pas, comme dans le monde visible, au flanc d'une montagne mais sur l'humble sol du temps, où il n'y a pas de cimes. C'est lui,, le temps. qui est devenu le sein nourricier dans lequel nous puisons sans cesse au point d'être toujours comblés, à notre grand étonnement, par notre attente même. Dans le temps, en effet, dès maintenant et à jamais, notre attente s'est muée en une espérance indéfectible. Espère ... Telle est la grande nouvelle, à écouter, à répercuter. Elle nous suffit.

Quant au nom de IHVH, ce nom que nous donnons à Celui que nous attendons, il s'écrit sans cesse sur la chair même de notre désir, il est incrusté à vif en elle. Nous le lisons, ce tétragramme, sans pouvoir le prononcer. Nous faisons mieux : nous l'exerçons, nous le pratiquons dans notre espérance.

Clamart, le 30-10-04

SUITE 2

Pourquoi David, l'Ami, le Bien-aimé, avance-t-il sur une voie qui monte, pourquoi va-t-il de degré en degré ? Son ascension physique, sur le sol, n'a-t-elle vraiment pour fonction que de servir de repoussoir, de faire entendre mieux, par opposition, en quel état de perfection il serait déjà parvenu ? L'élévation par étapes n'a-t-elle pas en elle-même une signification ? Ne peut-on pas en dégager une profonde compréhension de notre condition, où s'unissent, comme un défi qu'il nous faut tenter de penser, l'apaisement et l'espérance ?

Reconnaissons d'emblée que si IHVH est ici même où se trouve David, où se trouve Israël, ici même ou nous sommes, Il y est tout entier. Car une présence ne se fractionne pas. Sinon, elle ne serait pas du tout.

Mais cette présence, comme dans le cas de toute autre présence, ne supprime pas l'altérité, celle de David, celle d'Israël ni donc aussi la nôtre. Toujours tout entier présent, IHVH ne l'est pas totalement. Il nous faut distinguer entre la réalité effective de sa présence et le mode, temporel, selon lequel il nous est présent. Car une distance demeure entre Lui et nous, une distance sans cesse supprimée, sans cesse renaissante. Or, c'est le temps qui permet la répétition de cet écart et de son franchissement. Il rend possible le pas que nous avons à faire, toujours nouvellement, toujours autrement, pour rendre actuelle la présence de IHVH à nous et notre présence à Lui.

Considérée sous cet aspect, la notion de degré - Cantique des degrés ! - garde toute sa valeur. Elle figure à notre imagination l'éloignement, toujours annulé, toujours réinstauré, qui est constitutif de toute présence mutuelle dans le temps. Cette représentation ne serait trompeuse que si elle était accompagnée de la pensée qu'il y a un degré premier et un degré dernier. En effet, la présence, d'emblée totale, de IHVH à notre espérance nous détourne d'une telle supposition. Car cette présence ne connaît rien d'un temps dans lequel il y aurait pour elle commencement et fin.

En somme, le temps est là, avec ses délais sans cesse renaissants, pour faire ressortir notre incapacité de répondre à la présence, d'emblée et toujours totale, de IHVH, par une présence, la nôtre, qui lui serait équivalente, qui serait à sa hauteur. Nous ne pouvons que nous y efforcer, et notre effort ressemble à celui d'un enfant sevré, qui a l'âme égale et silencieuse.

Etrange conception de ce qu'est un effort ? Sans doute. Est-il possible de dépasser la contradiction qui éclate en une telle conception ?

Oui, peut-être. Mais il faudrait admettre alors que, comme il arrive parfois, même en d'autres amours, même en d'autres combats, les fruits de l'effort s'anticipent dans l'effort lui-même, lui communiquent leur saveur.

Clamart, le 01-11-04

Guy LAFON