Editorial

Cet éditorial est un texte de Guy Lafon, écrit en exergue pour ce Cd, autour du poème d'invitation à la Table de l'Evangile.
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LIRE ET CROIRE





De ton livre
Fais de la foi.
De ta foi
Fais une parole.
De ta parole
Fais de l’amour.
Comme du blé
On fait du pain.


Le travail de la lecture

Croire va toujours avec lire, parce que croire va avec parler et avec écouter. La foi ne se sépare pas de la fonction fabulatrice, sous quelque mode que celle-ci se manifeste. On aura beau parvenir à la certitude que ce qu’on a lu n’est pas vrai, il reste qu’on a dû d’abord y croire et qu’on a dû ensuite croire à la vertu des démarches qui, pour finir, nous ont conduits, à croire - encore ! - que ce qu’on avait lu, dit ou écouté n’était pas vrai.

Mais pourquoi donc ces affirmations sont-elles moins contestables encore pour la lecture que pour la parole ou l’écoute ?

Sans doute parce que, lorsqu’on lit un écrit, celui-ci nous arrive avec l’autorité et la prégnance de ce qui nous a précédés. Un texte en impose toujours par son antiquité, même s’il est récent ou contemporain. Dans son silence, un texte nous renvoie à ce qui a été, et qui se tait, comme ferait un mort. Devant un texte, nous sommes seuls, même si beaucoup d’autres sont avec nous devant lui et le lisent, et nous avons à faire avec lui ou à nous défaire de lui comme s’il nous avait investis, comme s’il était entré en nous : même oublié, il s’est gravé en ce que nous sommes. C’est pourquoi nous cherchons à détecter sur la surface de ce texte tout ce qui a pu permettre son accueil, son inscription en nous, sur la surface sensible que nous sommes, nous tenons à manifester, rendre publique et communicable l’empreinte qu’il a laissée en nous et qui est plus ou moins facilement discernable. Mais, certes, il faut bien chercher ! On connaît l’avertissement du laboureur à ses enfants :


Travaillez, prenez de la peine.
C’est le fonds qui manque le moins….
Creusez, bêchez, fouillez, ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.

En somme, il n’en va pas autrement avec la lecture qu’avec la perception ou avec la connaissance intellectuelle, avec le savoir. Percevoir ou connaître, c’est toujours, bien des philosophes l’ont observé, être perçu ou percevoir, être su ou savoir, devenir d’une certaine façon les choses que l’on perçoit ou que l’on connaît. On pourra donc toujours établir un partage et une distance entre l’objet et le sujet, celui-ci est complice de celui-là, et c’est en lui-même que le sujet découvre, pour lui-même et pour tous, ce qu’a fait de lui l’accueil de l’objet et ce qu’il a fait lui-même de ce qu’il recevait. En mettant en lumière et en démontant les constructions, nullement fictives, de l’objet, censé présent dans le texte, le sujet, le lecteur, exhume non un cadavre mais l’adhésion qu’il a donnée à l’objet et au texte. C’est donc de lui qu’il s’agit, de la foi qu’il a accordée, dans tous ces mouvements et ces arrêts, dans ces vides ou ces pleins qu’on discerne à l’analyse d’un texte. L’adage médiéval reste vrai : tout ce qui est reçu est reçu à la mesure de ce qui reçoit.



Percevoir, savoir, signifier et communiquer

À proprement parler, dans le cas qui nous occupe ici, la réception est bien singulière et ne peut pas être assimilée à celle qui se produit pour la perception ou pour le savoir. Car elle n’est à aucun titre une connaissance.

Il faut rappeler ici une page justement célèbre de Claude Lévi-Strauss. Elle est éclairante pour notre propos. Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. À la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu, même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité…

Par la perception et par la connaissance intellectuelle on devient d’une certaine façon ce que l’on reçoit et on s’en distingue aussi. Par le langage il peut sembler qu’il en aille de même, alors qu’il s’agit en fait de tout autre chose. En signifiant, on s’adresse toujours à quelqu’un qui devient lui-même un interlocuteur et l’on devient soi-même un interlocuteur. En bref, on communique, on s’entretient. Car la signification ne peut pas être séparée de la communication. Et si l’on devient l’autre dans le même temps où l’on est soi-même, c’est d’une façon bien différente de ce qui se produit dans la connaissance, qu’il s’agisse de la perception sensible ou du savoir. Comme on l’a déjà souvent répété à la suite de Claudel, on « co-naît », certes, mais cette naissance simultanée n’a rien de commun ni avec un phénomène vital ni non plus avec quelque connaissance que ce soit, même si quelque savoir ou quelque émotion sensible accompagne l’événement. Par le fait qu’ils sont traversés et portés par le mouvement de la signification et de la communication qui l’accompagne toutes les connaissances et toutes les propositions qui les énoncent vont pouvoir être tenues comme des vecteurs et des figures de l’entretien lui-même, quoi qu’il en soit de leur objet ou de leur référent dans le monde.



Le texte et son thème

Dès lors, ce dont traite le texte, son thème - qu’on nomme parfois d’ailleurs improprement son sujet ou son objet - ne devient-il pas indifférent ?

Certainement pas. Mais, le thème lui-même signifie, pour ainsi dire, deux fois.

Le thème signifie d’abord quelque chose qui existe dans le monde, ou qui n’y existe pas, mais à quoi on se rapporte. D’ailleurs, plutôt que signifier, il vaudrait mieux dire ici référer, puisque la réalité de la chose est affirmée ou, du moins, est supposée existante, notamment en tous les textes qui sont des récits ou des descriptions.

Mais, en outre, quel qu’il soit en lui-même, si différent qu’il soit d’un autre, tout thème signifie encore autrement. En effet, il signifie toujours, invariablement, l’institution d’une communication entre le lecteur et l’absent du texte, celui qui n’a laissé de lui qu’un texte. C’est en raison de cette communication instituée, qu’on le veuille ou non, que va naître notre foi, grande ou petite, ou notre défiance ou notre incrédulité, qui ne sont, tout bien considéré, que des modulations de la foi. Car même le menteur, qui ne croit pas à ce qu’il dit, croit du moins qu’il sera cru et il l’est toujours de quelque façon. Ainsi, quel que soit son référent, que celui-ci existe ou n’existe pas, le thème d’un texte peut-il se lire comme une façon de parler de la parole elle-même, de sa réception : dans et par les descriptions ou les récits que nous lisons, c’est la communication qu’il montre ou qu’il raconte. Dans le langage la fonction du sens est de signifier la communication et de changer ainsi toute parole en un message adressé et virtuellement reçu. Mais encore faut-il qu’une certaine procédure de lecture fasse apparaître ce discours sur la communication elle-même qui est immanent à tout texte.

Vient-on alors de définir ainsi la lecture comme une opération chaque fois singulière, au motif que chaque texte lu suscite en chacun de nous une mobilisation de tous les textes que nous avons déjà lus et prend place dans une constellation, toujours particulière, de souvenirs et d’émotions incommunicables ?

Il n’est pas question de contester le fait qui vient d’être invoqué. Mais il s’agit ici de tout autre chose, d’une affaire dont tous peuvent convenir, même si elle est souvent inaperçue.

En effet, les divers traits, et leur portée pour la communication, qui sont repérables dans un texte, ne sont pas saisis de tous mais ils peuvent l’être. Celui qui les fait voir ne les sort donc pas de son chapeau, tel un habile prestidigitateur, il les montre, il les met en lumière, et tous ceux qui lisent avec lui peuvent en tomber d’accord : ils sont bien là, lisibles, mais pourvu qu’on accommode le regard sur eux Ainsi se constitue une communauté sur et à propos d’un même texte, une communauté réelle mais, cependant, en devenir et ouverte. Car, dans l’avenir, d’autres lecteurs ou les mêmes, devenus autrement perspicaces, pourront se rassembler dans un autre accueil du même texte, découvrir comment, mais autrement encore qu’on ne l’avait déjà montré, le texte est toujours un discours sur la communication elle-même. Mais ils ne s’autoriseront toujours de cette autre lecture que s’ils peuvent s’accorder entre eux sur les marques, auparavant encore inaperçues, qui, dans la littéralité du texte, rendent cette nouvelle lecture possible.

Il en va ainsi avec tout texte, quel qu’il soit. Mais, ici, nous considérons spécialement ce texte bien spécifique que, dans notre culture, on nomme religieux. Comment le caractériser par rapport à toutes les autres espèces de textes ?



Le texte religieux

Disons d’emblée que le texte religieux est celui qui porte la foi qu’on lui accorde à sa plus haute puissance. Il pourra bien référer à des histoires qui ne sont pas réellement arrivées ou qui, du moins, ne se sont pas produites comme elles sont rapportées, on pourra s’interroger sur l’adéquation entre l’événement et le récit qui en est fait : on lira toujours le texte comme un appel à croire, et même à croire absolument. Pascal avait sans doute en vue cette situation quand il écrivait : Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.

Le texte religieux exige de notre foi qu’elle se porte au zénith. C’est donc avec un tel présupposé qu’on va lire de tels textes. Quoi qu’ils disent, ils ont été écrits pour qu’en les lisant nous soyons toujours mis en demeure de croire à l’extrême. Leur thème ou leur contenu n’est que la métaphore d’un appel à croire que nous entendons en eux et auquel nous répondons en croyant.

C’est assez dire que notre lecture des textes religieux, si technique qu’elle soit, sera toujours pieuse, si littérale qu’elle soit, toujours spirituelle. Elle ira, comme le suggère un mot de l’Apôtre Paul, de la foi à la foi, de la foi dont le texte, de quoi qu’il traite, est la trace écrite à la foi qui lève à la lecture qu’on en fait, et cette foi qui nous sollicite, nous pourrons, selon que nous y consentons ou non, l’assumer ou la décliner. Si le mot ne portait à sourire, on aimerait donc dire que notre lecture sera édifiante ! Elle mérite pourtant ce qualificatif, pourvu qu’on se souvienne de son sens le plus élémentaire : elle nous construit !

Or, on le sait, une telle lecture n’est pas sans titres, notamment dans la tradition biblique, telle qu’elle s’est maintenue, tout au long de l’histoire, particulièrement dans la communauté chrétienne. Pour appartenir personnellement à cette tradition, c’est donc à elle que nous emprunterons nos références. Mais d’autres traditions religieuses pourraient être convoquées pour illustrer notre propos, car les effets de la fonction fabulatrice ne se rencontrent pas seulement dans les religions bibliques.

On sait que la liturgie de la messe reconnaît à la lecture du texte sacré une fonction non moins importante qu’à la nourriture que propose le repas eucharistique. Dès lors, sauf à considérer cette lecture comme un acte qui de lui-même serait efficace, comme magiquement, la proclamation de ce texte ne se sépare pas d’une explication, sur le mode d’un entretien familier - une homélie ! - proche de chacun et de tous, qui change le texte lui-même en quelque chose qui ressemble à un aliment. Étrange lecture donc que celle-là qui se propose non pas seulement d’enseigner mais aussi de sustenter ou, en un mot, d’entretenir, c’est-à-dire de soutenir dans l’existence, en fournissant à celle-ci des ressources, et aussi d’établir et de maintenir une conversation !

Un spécialiste de la lecture biblique écrivit à l’intention de ses disciples : Applique-toi tout entier au texte. Et il ajoutait aussitôt : Applique la chose tout entière à toi-même. Ainsi ne serait-ce pas le texte que nous aurions à nous appliquer à nous-mêmes, comme on le prétend parfois, mais une réalité, une chose. Sans doute. Mais, l’a-t-on bien remarqué ? cette chose n’est pas indépendante du texte et, surtout, de la lecture que nous en faisons : cette chose en provient, elle surgit de l’application dépensée à lire le texte, elle est comme extraite de celui-ci et, comme telle, elle est bien différente du référent extérieur qui serait désigné par le texte et auquel nous pouvons nous reporter quand nous prenons acte, par exemple, de son thème. Cette chose, ce réel, est le fruit de notre lecture, un fruit qui n’attend que d’être cueilli et savouré, de devenir ce que nous sommes et de nous faire devenir ce qu’il est. Tel est l’échange qui se produit dans la lecture, quand celle-ci est pratiquée comme une double application : d’abord de nous-mêmes au texte et, ensuite, de la chose, produite par notre lecture, à nous-mêmes.

En définitive, du livre qu’on lit on peut faire de la foi, de la foi une parole qu’on écoute et qu’on adresse, de la parole un amour qu’on reçoive et qu’on donne - et en tout cela on se conduit un peu à la façon de quelqu’un qui avec du blé fait du pain. Ainsi peut-on avancer les trois propositions suivantes :

1° - Si le livre qu’on lit dans une tradition religieuse rassemble une communauté de fidèles, c’est parce qu’il est un livre et qu’à ce seul titre, tout profane encore, il n’existe que par une communauté de lecteurs qui tous, tant soit peu, croient.

2° - Si ce livre rassemble des fidèles dans une communauté où la foi est censée être portée à sa plus haute puissance, c’est parce que, dans notre culture, on reconnaît à ce trait spécifique une lecture religieuse.

3° - Enfin, si ce livre rassemble une communauté de fidèles dans l’extrême de l’amour, ce n’est pas d’abord parce que le thème d’un tel amour se rencontre en effet dans ce livre mais, très radicalement, parce que l’absolu de la foi exige une telle communauté. Celle-ci, en effet, toute particulière qu’elle est toujours dans son actualisation historique, ne peut jamais se tenir elle-même que comme virtuellement et réellement, sinon actuellement, universelle, ouverte à tous et à chacun comme à autant de personnalités absolument singulières.



La figure et le temps

Quant aux événements auxquels se réfèrent les croyants d’amour par le livre qu’ils lisent, tout réels et, si l’on peut dire, arrivés qu’ils soient, ils figurent - ils figurent seulement - la vérité d’une histoire et d’une existence dans lesquelles ces croyants sont engagés avec tous. On connaît la position de Pascal : Tout ce qui ne va point à la charité est figure. L’unique objet de l’Écriture est la charité. Tout ce qui ne va point à l’unique but en est la figure. Car, puisqu’il n’y a qu’un but, tout ce qui n’y va point en mots propres est figuré.

Or, selon Pascal encore, figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir. La figure n’arrête pas à elle-même, elle n’est qu’un relai dans un mouvement, l’élément d’une trajectoire dans le cours d’un trajet. Ainsi, par exemple, selon le même penseur, les chrétiens prennent même l’Eucharistie pour figure de la gloire où ils tendent. Bien plus, Jésus-Christ lui-même prend place dans ce procès de figuration. Si éminente, si unique que soit cette place, on peut dire de lui : Jésus-Christ, que les deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre.

Ainsi, s’exprimant dans les termes de la doctrine chrétienne constituée, un spirituel du XVIII° siècle, Jean-Pierre de Caussade a-t-il pu affirmer : Jésus Christ est le premier-né : les apôtres agissent plus par l’impression de son esprit que par l’imitation de ses œuvres. Jésus Christ ne s’est point imité lui-même, il n’a point suivi à la lettre toutes ses maximes. L’Esprit divin a toujours inspiré sa sainte âme, ayant toujours été abandonné à son souffle ! Elle n’avait pas besoin de consulter le moment précédent pour donner la forme au suivant, le souffle de la grâce formait tous ses moments sur le modèle des vérités éternelles que la Sainte Trinité en conservait dans son invincible et impénétrable sagesse. L’âme de Jésus reçoit les ordres à chaque moment et elle les produit au-dehors ; l’évangile fait voir la suite de ces vérités dans la vie de Jésus Christ et le même Jésus qui est toujours vivant et toujours opérant, vit et opère de nouvelles choses dans les âmes saintes.

On l’a sans doute remarqué, il s’agit du temps et, sinon de son rapport à l’éternité, comme il vient d’être dit ici, du moins de ce qu’il devient lui-même, de la durée continue en laquelle le temps se transforme quand nous passons de figure en figure, interminablement, ou, pour parler comme Grégoire de Nysse, en allant de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin.

Or, cette continuation sans cesse inachevée ne se poursuit pas seulement dans la foi d’amour de chaque fidèle, considéré dans son individualité. Les figures de toute sorte par lesquelles passe cette foi sont comme autant de paroles, qui seraient inscrites en des textes sur lesquels se rassemblent des groupes, pour se constituer en communautés. Dès lors, il revient à chaque communauté particulière, sans renoncer à son propre corps parlant - comment le pourrait-elle sans se détruire ? -, de se joindre, tout au long de l’histoire, à toutes les autres, universellement, dans un ajustement d’amour qui, lui aussi, est sans fin.



Le religieux et l’universel

Ainsi appartient-il à chaque communauté religieuse de faire la preuve en acte, dans l’histoire, qu’elle est capable de répondre à une telle vocation où elle s’affirme à la fois singulière et universelle, unique et compatible avec toutes les autres. Or, aucune communauté n’est d’emblée assurée d’y avoir déjà effectivement répondu ni même d’y répondre plus ou mieux qu’une autre.

Pourquoi ?

En vérité, l’ajustement dans l’amour d’une communauté particulière avec toutes les autres, universellement, n’est jamais chose faite, accomplie. Le sectarisme et la violence menacent toujours tout rassemblement religieux, comme tous les autres rassemblements. Les fidèles de la tradition chrétienne, quant à eux, savent bien d’expérience que le catholicisme lui-même, en dépit du nom qu’il porte, non seulement n’est pas d’emblée universel concrètement - pourquoi le serait-il plus que d’autres confessions religieuses ? - mais encore peut se refuser à le devenir et vouloir seulement imposer à tous, plus ou moins subtilement, les particularités qu’il hérite de son histoire. Mais alors que devient pour ses fidèles cette foi d’amour qui est, comme nous l’avons supposé ici, l’âme de toute lecture religieuse qui rassemble des croyants sur un même texte, sur un même livre ?

Aurions-nous donc alors poursuivi une chimère en associant, comme nous l’avons fait, une foi et un amour extrêmes à la lecture d’un certain type de textes, les textes religieux ? On ne pourrait le penser que si l’on oubliait que la fonction fabulatrice, toujours liée à la foi, comme on l’a dit en commençant, peut servir ou desservir l’affirmation de la singularité de chacun et son ouverture à l’universel.

L’existence de cette alternative est sans doute une grande énigme pour quiconque essaie de penser l’humanité de l’humain. On cherchera à l’expliquer, on fera état d’une dérive inévitable, d’une entropie inséparable de l’humain ou encore d’un péché auquel nul n’échappe et qui se ransmet. Mais, plutôt que de recourir à des explications, ne vaut-il pas mieux se jeter dans une lecture à la foi et à l’amour extrêmes, comme on prouve l’existence du mouvement non pas en cherchant ses causes mais en marchant ?



La lecture et la foi dans le champ de l’entretien

Revenons donc à notre point de départ. Lire, on l’a reconnu d’emblée, est une des modalités de la communication. On lit, certes, ce qui est écrit mais on parle aussi on écoute. Mais c’est toujours, très radicalement, pour communiquer, pour maintenir l’entretien. Tout se passe comme si toujours s’exerçait cette fonction du langage par laquelle l’acte de communication a pour fin d’assurer ou de maintenir le contact entre les intervenants. Aussi bien, comme on l’a montré, convient-il de ne pas s’arrêter sur ce qu’on lit, sur le thème ou sur le contenu du texte, ni même sur le référent auquel celui-ci nous reporte. Il faut aussi lire de telle façon qu’apparaisse le mouvement même par lequel la communication est produite.

C’est alors que se manifeste l’enjeu considérable du champ de l’entretien dans lequel nous sommes. Puisque, comme on l’a montré aussi, cet entretien ne va jamais sans de la foi, c’est donc en lui que cette foi, en allant au plus haut d’elle-même, s’accorde au message religieux qu’elle reçoit : très radicalement, sans supprimer la révélation qui lui en est faite, en la supposant plutôt toujours, la foi est inséparable de cette révélation, ne va jamais sans elle, au point qu’il est vain de se demander ce qui est premier de la foi ou de la révélation, puisqu’elle ne vont jamais l’une sans l’autre, puisqu’elles se tiennent, littéralement, s’entretiennent.

Or, il n’y a pas de dehors de cet entretien et lui-même ne constitue pas un enclos à l’intérieur duquel apparaîtrait, filtré et donc transformé, ce qui lui est extérieur, l’être, le devenir ou quoi que ce soit d’autre. L’entretien est notre milieu à tous : pour tous il est premier et permanent. Aussi ne devrions-nous pas être surpris d’apprendre qu’ au commencement était la parole. S’il y a quelque chose et non pas rien, si quelque chose devient, c’est donc la parole elle-même et son écoute, c’est l’écriture et sa lecture, et la foi qui en est inséparable.  

« Mysterium fidei »

Avec tout cela une énigme demeure cependant. En effet, comment se fait-il que, dans le cours de l’entretien d’humanité, la foi, qui lui est toujours jointe, puisse, comme on l’a dit, se porter à sa plus haute incandescence, à cet absolu qu’on affirme, dans la plupart des religions, quand on déclare, par exemple, qu’on croit… en Dieu ? Car Dieu, considéré en lui-même, à l’intérieur de l’entretien, n’est jamais que le corrélat de la foi qui l’affirme, non pas certes son produit mais son associé et son répondant.

L’énigme s’affine, si l’on peut dire, quand on demande comment il se fait que l’entretien d’humanité, toujours vécu dans la fragilité de la chair, soit compatible avec l’absolu d’une telle foi, qu’il en soit capable et qu’il résiste même aux tentatives qu’on peut faire pour les séparer l’un de l’autre.

C’est pourquoi sans doute l’incarnation d’une telle foi dans l’entretien, en paroles et en actes, paraîtra toujours inexplicable - Mysterium fidei ! -, et autant sinon plus peut -être que la réalité de l’objet, c’est-à-dire Dieu lui-même, sur lequel porte cette foi. Car si le Dieu de la foi, du moins dans la tradition chrétienne, est confessé comme incarné, on peut observer que, dans le même temps, la foi en un tel Dieu prétend mobiliser et rassembler des personnes singulières et les atteindre dans leur être le plus concret, dans l’intégralité de leur humanité. Ainsi l’annonce du Dieu incarné n’est-elle pas reçue par les fidèles chrétiens sans qu’ils soient appelés à en incarner en eux-mêmes la nouvelle en allant à l’extrême de la foi et de l’amour.

Dira-t-on que c’est là le propre d’une tradition religieuse particulière ? Sans doute. Mais n’est-il pas remarquable qu’on en vienne souvent à admettre ou à concéder que cette tradition traduirait à sa façon une tendance ou un vœu qui peut se reconnaître ailleurs mais sous d’autres formes ? En effet, hors du christianisme, l’incarnation de Dieu peut être absente voire même proscrite, et par la dogmatique religieuse elle-même, mais il n’en va pas de même pour l’incarnation personnelle, sociale et communautaire de la foi. Cette dernière semble bien être toujours requise et même exigée, à moins qu’on se satisfasse d’un pur formalisme, d’une lettre déchiffrée, épelée plus que véritablement lue et incorporée.

Reconnaissons-le donc sans hésiter : il y a de quoi s’étonner interminablement que l’entretien dans et par lequel chacun de nous advient comme quelqu’un d’unique puisse aller jusqu’à se transformer en un si haut et si intime commerce entre des interlocuteurs si différents l’un de l’autre que le sont l’homme et Dieu, pour garder des noms que la plupart des traditions religieuses aiment à employer. Comme on peut comprendre que l’étonnement, plutôt que de se muer en admiration, se change parfois en scandale ou en accusation de folie ! Car, comme on le dit familièrement et profondément, il y a de quoi « n’en pas revenir » que la relation entre Dieu et nous et entre nous tous, devenue communication, se transforme en pain partagé, en parole et en foi échangées, comme si l’on célébrait la fête d’une alliance nuptiale, et cela dès à présent et pour toujours.



Les fondements de l’expérience spirituelle

Allons, si c’est possible, tout à fait au fond de la question qui nous occupe. De quoi donc, en définitive, ne revenons-nous pas ?

Nous acceptons qu’une lettre ne soit pas seulement un caractère écrit sur du papier, par exemple, ou même dans la pierre. Nous convenons qu’une lettre, c’est aussi, du moins dans notre langue, un message envoyé et reçu. C’est bien pourquoi, quand nous lisons une lettre, nous croyons toujours que quelqu’un l’a envoyée. Mais qui donc l’a envoyée, si la réception de cette lettre nous conduit à croire et à aimer absolument ?

Et nous voilà astreints à adopter une démarche inductive. Elle nous conduira à reconnaître les fondements de l’expérience spirituelle dans laquelle nous nous étions engagés. De cette démarche on se contentera ici d’esquisser les principaux moments.

Nous savons bien que seul l’un de nous a pu envoyer cette lettre, parce que écrire, lire, envoyer et recevoir des messages sont des affaires humaines. Et nous avons bien raison. Mais qu’une lettre envoyée et reçue puisse produire en nous tant de foi et tant d’amour, voilà qui nous laisse perplexes sur l’identité de son expéditeur. Aussi bien, sans cesser de penser que celui-ci est un homme, nous en venons à supposer qu’il est autrement homme que nous. Et, cette fois encore, nous avons raison.

C’est bien pourquoi, lorsque nous affirmons que c’est Dieu qui nous a écrit, nous ne pouvons pas écarter que ce Dieu soit aussi un homme. Ainsi l’incarnation ou l’humanisation de Dieu n’est-elle pas seulement dans le contenu du message mais déjà dans le fait de l’envoi et de la réception de celui-ci. Pour parler le langage reçu dans la tradition biblique, Dieu s’incarne dès l’instant qu’il se révèle et qu’il suscite la foi en réponse à sa révélation, à moins qu’il ne faille soutenir que la foi elle-même n’est que la trace vive de sa révélation.

Dès lors, quand nous affirmons que Dieu est devenu quelqu’un, l’un de nous, Jésus-Christ, celui qu’il est devenu est par excellence tout ensemble l’expéditeur et le destinataire du message, parole adressée et parole reçue.

Mais pouvons-nous en rester là ? Dieu n’est-il que Dieu devenu l’un de nous ? Ne devons-nous pas remonter, si l’on peut dire, plus haut encore qu’un tel Dieu ?

Il nous faudra alors donner à ce Dieu au-delà du Dieu incarné un autre nom encore que celui que nous donnons à Jésus-Christ. C’est ainsi que, du moins dans la tradition biblique, nous en viendrons à recourir au nom de Père et à celui de Fils. Mais, comme Jean de la Croix nous invite à le penser, ces noms ne nous viennent que parce que nous sommes engagés dans une conversation, parce que nous sommes des êtres de parole et d’écoute : En nous donnant, comme Il nous l’a donné, son Fils qui est son unique Parole - car Il n’en a point d’autre - Il nous a dit et révélé toutes choses en une seule fois par cette seule Parole et Il n’a plus à parler.

Il n’a plus à parler. Oui, sans doute. Mais nous autres, qui continuons à nous entretenir en cherchant à atteindre au plus haut dans la foi et dans l’amour, que faisons-nous alors ?

En vérité, si nous osons affirmer qu’Il parle encore et qu’Il écoute - et cela, nous avons, en effet, l’audace de l’affirmer ! - c’est parce que son Fils, son unique Parole, et non pas lui, le Père, est présent en nous et entre nous, avec nous tous, dans l’entretien qui se poursuit à l’intérieur de l’histoire humaine tous les jours jusqu’à la fin du monde.

C’est à ce fond que nous sommes amenés ultimement et c’est cela dont nous ne revenons pas ! Et puissions-nous, en effet, n’en pas revenir ! 



Vivre, sentir, savoir, parler et croire

On aimera, pour finir, revenir sur une affirmation de Lévi-Strauss qui était proposée dès le début de notre méditation. On se souvient sans doute qu’il écrivait ceci : Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. À la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, ce passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait...

Ainsi donc, de la plus élémentaire des sensations à l’élaboration la plus abstraite du savoir, la connaissance est-elle une fonction de la vie. Elle ne se produit pas sans elle, même si elle présente une diversité extrême à l’intérieur de la vie animale. Bien plus, jamais sans cette vie animale mais, maintenant, en se distinguant d’elle par une différence qui en fait tout autre chose qu’un savoir, apparaît le langage et, avec lui, ce passage…d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait.

Nous avons tenu, quant à nous, à marquer expressément que ce passage ne s’est pas produit sans qu’advienne simultanément, dans toute la vie animale, la communication et, à l’intérieur de l’espèce proprement humaine, ce que nous désignons volontiers du nom d’entretien. Cette dernière notion laisse entendre très clairement que, en humanité, la subsistance vitale, qu’assure la consommation des aliments, est associée à l’avènement d’une conversation dans laquelle surgissent des interlocuteurs et que se forme ainsi une communauté, virtuellement universelle, de personnes singulières.

Avec la signification et la communication intervient dans le vital un ordre qui ne serait pas sans lui mais qui ne tient pas à lui comme en dépendent la sensation et le savoir. Ainsi, intérieurement à l’élan de la vie, et non sans que se produise en celui-ci une transformation radicale, naît, au sens propre de ce terme, de l’altérité, de l’autre en tant qu’autre. Désormais, maintenant qu’existent la signification et la communication, l’autre est là dans le plus humble des messages envoyés et reçus. Et si la foi, qui se joint à tout entretien, peut être portée à sa plus haute intensité, ce n’est pas en vertu d’une croissance homogène : la rupture et le lien par lesquels se tient l’un avec l’autre, tout un avec tout autre, font en sorte que l’altérité est, si l’on peut dire, la loi immanente de toute intensification de l’entretien en humanité. Ainsi donc l’absolu ou l’infini ne sont-ils pas entendus comme le passage à la limite extrême du fini ou du relatif, mais comme l’autre, radicalement, que le fini et que le relatif.

Dirons-nous donc qu’avec ce passage…d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait la transcendance a pénétré dans l’immanence de la vie à elle-même, telle qu’elle est encore présente dans la sensation et dans le savoir ? Oui, s’il s’agit seulement de décrire l’événement. Mais nous hésiterions à aller plus loin. En effet, rien ne nous assure que la transcendance, gardons ce terme, une fois advenue dans l’élan de la vie, s’y maintiendra autrement que par hasard ou, si l’on préfère, par grâce. Tout semble plutôt nous indiquer que l’entretien est fragile et que, lorsqu’il est là, sauf à se poursuivre comme un don improbable, inespéré, auquel on croit, comme le jaillissement d’une toujours heureuse nouveauté, il s’expose à virer à la répétition et à la redondance, bref, à se continuer en des figures qui sont celles non de la vie mais de la mort.

Quant à cette foi dans le don d’un entretien qui toujours étonne, elle ne saurait surgir d’une quelconque nécessité de nature : elle ne peut elle-même venir qu’en surprenant toujours, comme une faveur indue, ceux-là mêmes qui s’y abandonnent.


Chanseau, le 12 août 2009
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