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L'homme du désir

Biographie  

L'homme du désir, Etudes n°371/3, septembre 1989, pages 257-266 .

 

" ... Mais néanmoins nous sentons et faisons l'épreuve que nous sommes éternels. " SPINOZA (1)

"... Mais qui peut tout avoir ? " LA FONTAINE (2)

"La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. " BICHAT (3)

 

Il n'est pas indifférent que la religion prenne pour nous, d'emblée, la figure de la prière, et la morale celle du respect. Ces figures ne se présentent pas seulement comme des exemples, propres à illustrer ou à faire comprendre ce que c'est que religion et ce que c'est que morale. Elles sont plutôt des manifestations en lesquelles s'expriment, de façon immédiate, le rapport à Dieu et le rapport à autrui. Si elles nous paraissent permettre une approche de ces deux rapports, c'est parce que, devenue prière et respect, la notion, encore très abstraite en elle-même, de rapport s'humanise en de telles figures.

Or cette humanité du rapport à Dieu et du rapport à autrui consiste en ceci qu'ils peuvent être tenus pour des expressions du désir. Accordons cette proposition, au moins à titre d'hypothèse. Encore faudra-t-il commencer par s'entendre sur la signification qu'on donne à un tel concept. Ensuite on tentera d'en vérifier la fécondité pour une compréhension de l'humanité de l'homme. Alors seulement on pourra se demander si le désir n'est pas, pour l'humanité, au principe de l'intelligibilité de son histoire.

LE DÉSIR, UNE FORCE?

Pour expliquer ce qu'on entend par désir, on recourt assez fréquemment à des termes qui évoquent une poussée. Le désir est alors compris comme une cause productrice et aussi comme une manifestation de cette cause, pour autant que celle-ci est inséparable de l'effet qu'elle produit. C'est pourquoi la notion d'effort paraît convenir pour désigner le désir. Il est vrai que, dans l'effort, il n'est pas possible de dissocier la puissance qui le cause de l'impression qu'on en ressent. Mais peut-on dire que le rapport à Dieu et le rapport à autrui soient rendus intelligibles à partir du désir compris comme effort ?

La prière et le respect sont caractérisés par un tout autre trait que celui de l'effort. Tout se passe comme si l'effort du désir n'y était que second, comme s'il ne venait qu'après l'expérience, confuse mais irrécusable, d'une relation qui précède les termes qu'elle unit.

En effet, Dieu et autrui, comme aussi le je qui se rapporte à eux, sont bien des termes, mais sans être ni des origines ni des aboutissements. Ces termes naissent d'une relation qui est étrangère à toute détermination, parce qu'elle est sans limites qui la bornent, infinie. Ainsi, dans le cas de Dieu, d'autrui et du je, la relation précède la finitude des termes qui la désignent. Car le je ne peut pas s'attribuer l'initiative de la poussée par laquelle il s'efforce vers Dieu ou vers autrui, et pas davantage il ne peut concevoir que Dieu ou autrui soient au principe de son désir, comme si ces termes exerçaient sur lui l'attraction d'une causalité finale. L'expérience qu'il fait dans la prière et le respect l'exempte de toute appartenance à l'ordre de la causalité, que celle-ci soit d'efficience ou de finalité. Ni souverain ni sujet, le je n'accède donc au désir, et à l'effort, qui marque celui-ci secondairement, que sur le fond d'une expérience de l'infini, antérieure au désir lui-même.

Mais sans doute peut-on juger bien arbitraire d'affirmer que l'expérience de l'infini est antérieure à celle du désir. Qu'est-ce donc qui autorise une affirmation de ce genre ?

Si l'on n'hésite pas à poser ainsi une expérience qui serait celle de l'infini, c'est pour avoir observé ce qui se passe dans la prière et dans le respect. Ici comme là, l'affirmation de Dieu et celle d'autrui ne s'accompagnent d'aucune perception de présence. Si nous disons que Dieu et autrui existent, c'est seulement pour écarter la négation de leur existence. Mais nous ne savons ni ne sentons ce que c'est, pour Dieu ou pour autrui, d'exister comme tels, parce qu'exister, dans leur cas, n'a pas le sens que nous pouvons donner à l'existence qui est la nôtre, à nous qui nous rapportons à eux. Ainsi celui que nous prions et ceux que nous respectons sont toujours au-delà de ce que nous pensons atteindre d'eux. Dans la prière et le respect, Dieu et autrui nous excèdent toujours. Bref, nous continuons à nous rapporter à eux en expérimentant que nous les manquons. Prière et respect nous font tracer vers eux un chemin sans fin. Or, sur ce chemin, si nous sommes étonnés, ce n'est pas de découvrir les ressources qui nous habitent, mais plutôt de pouvoir, si pauvres, aller sans cesse plus loin. A croire que la déception devant toute atteinte nous soutient pour avancer encore ! Aussi bien, si l'on veut situer la prière et le respect à l'intérieur de l'expérience du désir, il faut alors entendre par ce mot non pas d'abord l'effort et sa puissance, mais l'épreuve de manquer.

En considérant la prière et le respect comme des expressions du désir, on a donc été conduit à transformer très profondément la signification de ce dernier terme. Dans son acception commune, le désir signifie la puissance ou l'impuissance d'une cause qui se déploie en effort. Or maintenant que le désir est un genre dans lequel se rencontrent la prière et le respect, il ne relève plus d'une quelconque causalité. Devenu la médiation d'une expérience de l'infini, il rend manifeste une étrange dépendance de l'homme qui désire. En effet, quand le désir se fait prière et respect, alors l'homme dépend, pour exister, de ce qui ne peut que lui manquer: de Dieu et d'autrui.

Mais il y a plus encore. L'homme du désir n'existe que de manquer, et de manquer absolument, sans pouvoir dire ni de qui ni de quoi il manque. S'il introduit dans son discours ces noms de Dieu et d'autrui, ce n'est donc pas pour se satisfaire par des énoncés qui lui fourniraient des objets de conscience. C'est, tout au plus, pour rendre intelligibles la conduite religieuse et la conduite morale dans lesquelles il se trouve engagé. Mais ce n'est assurément pas pour en finir avec l'appel à exister qui lui vient du manque qu'il éprouve. C'est seulement pour instituer, dans l'ordre social du langage, le manque qui le fait advenir comme quelqu'un.

En effet, faute de désigner, faute de reconnaître, en leur donnant des noms, ces lieux, vides de toute saisie sensible, où le portent pourtant, mais dans la nuit, sa prière et son respect, que resterait-il de lui-même ? Pourrait-il encore dire je ? Ainsi donc, quand le désir se fait prière et respect, celui qui désire naît avec la parole qu'il prononce sur lui-même, il ne se distingue pas de ce je par lequel, littéralement, il s'appelle. Le voilà bien sujet, si l'on veut, mais non d'un objet dont il prendrait plus ou moins claire conscience, ni non plus sujet produit, assujetti à des causes ou à des fins, mais sujet parce que Dieu et autrui, dont il dit les noms, lui manquent.

Ainsi donc, quand il prononce le nom de ce qui lui manque, l'homme du désir ne se donne pas par là l'assurance de posséder, même notionnellement, ce qui lui manque. En disant Dieu et en disant autrui, il s'atteste seulement à lui-même, dans la société qu'il forme avec les autres, par quelles voies il accède à la consistance personnelle. Or, ces voies partent de deux sites distincts - puisque l'un s'atteint par la prière, l'autre par le respect -, mais pareillement vides ou, plus exactement, infiniment ouverts. En somme, la nomination de Dieu et celle d'autrui ne suppriment pas le manque : elles ne font que le spécifier. Mais qu'apprenons-nous donc sur l'humanité, quand nous l'approchons sous l'aspect d'un désir qui n'est pas tant une force, semble-t-il, qu'une faiblesse, non un effort, mais un défaut ?

UN TOUT QUI COMBLERAIT?

Mais qu'est-ce que manquer ?

Manquer, c'est une façon d'être affecté dans tout son être, de telle sorte qu'il n'est pas possible de démêler ce qui vient du corps et ce qui vient de l'âme. Alors nous éprouvons, sensiblement et intelligiblement, que nous sommes et que nous avons, mais que nous ne sommes ni n'avons pas tout. Nous ressentons que nous sommes le lieu d'ancrage d'un rapport qui ne rencontre pas le terme qui nous satisferait et nous apaiserait. C'est du reste en raison de ce défaut ressenti d'un terme où reposer que se forme en nous la pensée d'un tout qui, s'il était atteint, supprimerait l'expérience que nous faisons de manquer. Ainsi l'idée du tout n'est pas un concept ni même une intuition, préalables à l'épreuve du manque. Elle en apparaît comme le fruit, comme ce qui mûrit dans l'expérience de manquer.

Or quand nous prêtons attention à cette idée d'un tout qui nous comblerait, nous sommes rendus très circonspects. En effet, si inquiets que nous demeurions - parce que le tout nous manque ! -, nous hésitons à regretter pour de bon de n'avoir pas ce tout à notre disposition. Nous pressentons que le peu ou l'abondance qui sont présentement à notre portée suffisent pour nous rendre vivants, tandis que le tout convoité, s'il était enfin obtenu, ferait de nous des morts.

En fait, nous découvrons que le désir, quand il s'exprime dans l'épreuve du manque, ne subsiste que par la présence vigoureuse d'une loi qui nous interdit à jamais de tout être ou de tout avoir. Il suffit donc que nous soyons et que nous ayons juste assez de quoi vivre pour concevoir le désir d'être et d'avoir tout, et pour accepter alors, sans ressentiment, que ce tout ne nous soit pas accordé, puisque son obtention nous anéantirait.

Sans doute touchons-nous ici à quelque chose qui relève d'une expérience fondatrice de l'humanité des individus et des sociétés. " De tout arbre du jardin, tu mangeras, tu mangeras, mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, oui, du jour où tu en mangeras, tu mourras, tu mourras " (Genèse 2,16-17). Ainsi donc la mort, qui nous achève, peut être considérée comme un état de plénitude, mais fatal à nous-mêmes. En elle se réalise une satisfaction que la vie, dans son cours, nous épargne, en la différant. En effet, la présence en nous du désir ne fait certes pas la preuve que nous sommes immortels. Mais elle nous laisse du moins entendre que nous pouvons n'être pas seulement mortels.

Assurément, nous sommes mortels. La nécessité où nous sommes d'alimenter la vie pour écarter la mort, est là pour nous le rappeler sans cesse. Et c'est bien pourquoi la satisfaction plénière qui suit l'endurance du manque nous paraît bien équivoque. Elle nous contente, elle termine notre faim, elle supprime la douleur de notre appétit, en donnant à celui-ci de quoi le calmer. Mais en même temps nous sentons que, si nous n'étions que des êtres d'appétit, nous ne serions que des mortels, que des vivants voués à mourir. Ce n'est donc pas la fugacité de la satisfaction qui nous déçoit. C'est plutôt que la déception puisse cesser qui nous rend réservés devant la satisfaction. Car nous retenons moins la précarité de celle-ci que son triomphe mortifère, qui exclut à jamais toute déception.

C'est donc le manque, constitutif du désir, qui nous établit par delà l'opposition de la vie et de la mort : désirants, manquants, interdits de quelque tout que ce soit et, de ce fait, humains, autres que seulement mortels. Rien d'étonnant, dès lors, que ce soit sur le point du désir que vacille notre appartenance à l'humanité. On sait que cette hésitation à rester humain a souvent été représentée sous les espèces d'un récit de tentation.

AUTRES QUE MORTELS

D'un côté, en effet, nous pouvons imaginer que nulle satisfaction ne doit être donnée à notre appétit, que celui-ci n'est en nous qu'une faim dérisoire, et que nous serions placés en face de choses qui, toutes sans exception, nous seraient à la fois proposées et interdites. " Vous ne mangerez d'aucun arbre du jardin... " (Genèse 3,1). Et nous voilà réduits à n'être que des vivants toujours proches de la mort, non par nécessité mais par devoir. La voix qui nous suggère de telles pensées est censée être celle d'un tentateur ! C'est la même, en tout cas, qui, d'un autre côté, nous incite aussi à désirer tout avoir, sans nulle limitation, et qui nous fait croire que la mort n'est pas la suite de cette réplétion. " Non, vous ne mourrez pas, vous ne mourrez pas... " (Genèse 3,4). Autre tentation, autre mensonge, mais plus subtil, moins apparent que le précédent. Car il est bien vrai que manger de tout, sans reste, ne donne pas la mort comme un coup de fusil, bien dirigé pour tuer sûrement. Mais manger de tout nous rend seulement mortels, nous expose à ne vivre que pour ne pas mourir, comme si nous sentions et éprouvions que nous sommes seulement mortels. Au contraire, le désir, avec le manque que l'interdit entretient en lui, nous fait accéder à une existence qui n'est plus seulement définie par la vie et la mort.

Tout se joue donc sur la signification qu'on reconnaît au manque, au reste interdit, de quelque nature qu'il soit. Ou bien, en acceptant qu'il y ait toujours un reste, on demeure mortel, mais on s'éprouve, par la permanence du désir, autre que seulement mortel. Ou bien, en passant outre à l'interdit, on s'avoue seulement vivant, et donc aussi seulement mortel. Quant au désir, qu'on ne peut pas nier, auquel surtout on ne peut échapper, il devient pour nous une illusion: manquer ne peut rien nous apprendre.

Ainsi l'humain ne naîtrait pas avec le désir seul, mais avec la possibilité de choisir, à partir du désir, entre deux humanités à venir. Mais, s'il en est ainsi, comment donc se fait ce choix ? N'est-il pas toujours encore à faire, aussi longtemps que nous vivons, s'il est vrai que le désir est là et qu'il attend, en quelque sorte, que nous fassions quelque chose de lui ? De l'avoir tenu, ne fût-ce qu'une fois, pour une illusion, est-ce assez, par exemple, pour ne plus pouvoir l'accepter à l'avenir comme le signe que nous ne sommes pas seulement mortels ? Bref, le choix qui porte sur notre désir nous laisse-t-il la liberté d'une histoire ?

A vrai dire, toutes ces questions convergent vers une autre, qui porte sur le fait de notre mort. En effet, la mort, plus que le désir en un sens, est commune à l'une et à l'autre entente que nous pouvons prendre de l'humanité. Elle est toujours là, que nous tenions le désir pour une illusion ou pour le champ laissé libre à la possibilité de quelque chose d'autre que notre mortalité. Comment donc, de la rencontre entre la mort et notre expé-rience de manquer, peut naître un principe d'intelligibilité pour l'humanité dans une histoire ?

LE MESSAGE DE LA MORT

Si le désir n'était qu'effort, s'il n'était donc que le déploiement d'une force qui produit des effets, nous pourrions discuter à perte de vue pour savoir si la mort est l'atteinte d'une totalité ou son manquement. Car la force de vivre s'épuise assurément dans la mort, mais, aussi bien, la force qu'est la mort elle-même y parvient à son point d'extrême plénitude. Cependant, ces explications nous laissent dans l'ordre de la physiologie, de la nature. Elles n'y sont pas fausses, mais leur limite consiste en ce qu'elles ne considèrent pas - ce n'est pas leur propos ! - l'épreuve même du désir, le fait d'être affecté par le manque, mais seulement ce qu'il y a toujours de résultat mesurable, même dans une telle épreuve.

En revanche, si l'on porte l'attention sur le sentiment même de manquer, la mort devient le point où l'infini du manque s'affirme infiniment et, de ce fait, paradoxalement, se supprime. Telle est, en effet, la mort, entendue à partir d'un désir qui est manque. En mourant, j'en viens à manquer infiniment. Car plus rien n'est donné à mon désir pour l'alimenter sans toutefois le satisfaire, comme il arrive aussi longtemps que je suis vivant. Mais, dans le même temps, il est vrai aussi que je cesse de manquer infiniment. Car ce je, qui ne vivait que de manquer, dispa-raît, il n'est plus là, ni pour se dire, ni pour endurer, dans une finitude toujours avivée, l'épreuve de manquer. C'est bien pourquoi l'ambiguïté est essentielle à la mort. Liée qu'elle est au désir, conçu comme l'expérience du manque à être et à avoir, la mort est son apothéose et son anéantissement, son apothéose dans son anéantissement. La mort est la kénose glorieuse du désir.

Approchée sous cet aspect, la mort délivre un double message. D'abord nous en apprenons qu'avant cette dernière épreuve l'infini du désir ne nous apparaissait tel que par anticipation, et que cet infini n'était, en quelque sorte, que virtuel : anticipation et virtualité de la mort à l'intérieur de la vie qui durait ! Mais, d'autre part, on ne peut plus considérer la mort, quand elle survient, que comme la cessation définitive de toute possibilité ultérieure de désirer. Or ce double message nous permet de définir enfin ou, du moins, de surprendre cette autre chose que l'ordre de la vie et de la mort, ce qui n'est ni vie ni mort, mais, ainsi qu'on l'a dit, par delà l'opposition de l'une et de l'autre.

Quand le désir passe outre à l'interdit, quand il convoite le tout, il ne produit pas la mort du transgresseur, comme une cause son effet, mais il l'établit dans un état qui est comme une analogie de la mort dans la vie : il connaît sa nudité, il en a honte, elle sécrète en lui la peur et elle le conduit à se confondre avec la nature, pour s'y cacher, à l'abri du Créateur, qui avait fait de lui un homme. Avant la transgression, " tous deux étaient nus, Adam et sa femme, et ils n'en avaient pas honte " (Genèse 2,25). Ensuite " se dessillèrent leurs yeux, à tous deux, et ils connurent qu'ils étaient nus ; et cousant des feuilles de figuier, ils se firent des pagnes. Ils entendirent le bruit de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin, à la brise du jour, et ils se cachèrent, Adam et sa femme, de devant Yahvé Dieu, parmi les arbres du jardin. Yahvé Dieu appela Adam et lui dit : "Où es-tu ?" Il dit "J'ai entendu le bruit dans le jardin et j'ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché" " (Genèse 3,7-10). Ainsi la mort n'est pas venue détruire le transgresseur, mais, plus grave, c'est le rapport à la vie elle-même qui a changé : quelque chose qui est comme la mort s'est introduit jusque dans la vie.

En vérité, on peut discerner dans la connaissance de la nudité et dans tout ce qui suit cette connaissance comme le négatif d'une éthique qui se présente, positivement, dans l'acceptation de l'interdit interne au désir. Car c'est bien l'éthique qui est cette autre chose que la vie et la mort, et que leur opposition. Or, même transgressé, l'interdit, qui affecte le désir, laisse le transgresseur dans l'ordre éthique. On peut même dire qu'il lui révèle, s'il l'oublie, que, par son humanité même, il appartient à un tel ordre. Car la vie fait de lui un mortel. Mais le désir avec la loi, transgressée ou acceptée, fait pour toujours de ce mortel un homme.

Il reste que la mort elle-même, et non plus l'une ou l'autre de ses anticipations analogiques, saisira un jour le mortel qu'est le vivant humain. Elle supprimera alors jusqu'à son désir, quel qu'il soit, et, du même coup, disparaîtra celui qui s'appelait je, sans laisser d'autre trace que son souvenir temporaire dans la mémoire de ses compagnons, eux aussi mortels. Mais aussi, et précisément pour qui pense à cette issue inévitable sans rien supprimer de l'abrupt de l'anéantissement qui s'y marque, apparaît comme l'ouverture d'un chemin vers des espaces insoupçonnés de toute pensée rivée au seul jeu, naturel et fatal, des causes et des effets. Cette voie se dessine sous les très humbles espèces de la prière et du respect.

C'est en effet dans la prière et le respect que nous pouvons nous regarder nous-mêmes comme des êtres qui sont autres que seulement mortels. Ces deux conduites sont, à coup sûr, bien contraires à la poussée qui, selon certains, caractériserait essentiellement le désir et révélerait en lui la puissance d'un effort pour persévérer dans l'être. Elles sont là en nous et entre nous comme des possibilités seulement disponibles, sans force qui leur viendrait de la nature, sans nécessité qui les impose, incapables en tout cas de nous dispenser de mourir. Mais si nous les faisons nôtres, elles nous introduisent dans un ordre où la mort elle-même change de signification.

L'anéantissement de tout notre être, que la mort effectue impitoyablement, apparaît alors comme l'entrée dans ce vide dont la pensée nous soutient quand nous affirmons que nous sommes créés, et créés de rien. Alors aussi s'ouvre en nous un espace infigurable, non celui d'un être qui résisterait à toute destruc-tion, mais celui de la création de l'être lui-même, celui-là même que les religions ont peuplé par les représentations d'une vie éternelle ou, mieux encore - parce que l'effet destructeur de la mort n'y est pas atténué, parce qu'il y est plutôt supposé ! -, par les perspectives d'une résurrection. Mais ce qu'il importe ici de retenir, ce sont moins ces représentations ou ces perspectives que l'espace qui les rend possibles. On se souviendra alors que cet espace est inauguré par un désir qui est marqué par le manque, éprouvé par la mort et qui ne se soutient que de prier Dieu, le Créateur de l'être, et de respecter autrui, sans trouver jamais à ces conduites la moindre satisfaction d'intéressement.

 

Nous avions accordé que la prière et le respect étaient des expressions du désir. Dès lors nous pouvions apprendre de ces conduites ce que c'est que désirer. C'est par cette voie que le manque, et non l'effort, en est venu à se présenter comme le trait constitutif du désir.

Or ce manque est manque du tout, de quelque tout que ce soit. En effet, c'est dans l'expérience de manquer que se forment la pensée et, surtout, la convoitise du tout. Mais c'est là aussi que le tout apparaît interdit par une loi. La présence de cette loi nous signale que nous avons le loisir de nous considérer comme autrement que seulement mortels.

En définitive, qu'on accepte ou qu'on transgresse l'interdit, portant sur le tout, qui affecte le désir, celui-ci nous conduit à reconnaître notre humanité d'après la signification que nous attribuons à la mort. Car c'est dans la pratique d'un désir qui est prière et respect que nous parvenons à nous croire créés, et créés de rien, et à espérer que la mort ne sera pas plus forte que notre création même.

Guy LAFON

(1) Ethique, V, prop. XXIII, schol.

(2) Fables, VII, 5 (" La Fille ").

(3) Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1ère partie, art. premier.

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Guy Lafon - 01/08/2004