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De la différence à l'altérité

Biographie  

Alliance de Dieu, alliances humaines

Chrétiens & sida n°21, juin 1998, pages 4-5.

Pour le croyant, Dieu " vit à l'alliance " et Il fait alliance avec l'humanité. Le signe de cette alliance est, en humanité, la différence des sexes. Mais la différence est un fait. Elle se constate. L'altérité est un événement. Elle advient dans la foi que nous lui accordons. Aussi la différence à elle seule ne fait pas l'altérité. Celle-ci peut s'inscrire, à l'intérieur de toutes nos alliances humaines, dans les différences comme dans les ressemblances qui existent entre nous. Cette altérité est à la fois une vertu, que nous avons à pratiquer, et un don, qui nous est fait.

L'ALLIANCE, LA PAROLE ET LA FOI

Deux personnes peuvent s'unir, comme on l'observe par exemple dans le mariage. Nous disons alors qu'elles ont contracté une alliance. Nous disons aussi qu'elles ont échangé leur parole ou encore leur foi. Cette situation d'alliance, dans laquelle la parole ou la foi s'échange, exprime la façon, socialement humaine, que nous avons de vivre dans le monde, tout au long de notre histoire. En elle se manifeste l'originalité du lien d'humanité.

Or, quand nous croyons en Dieu, une situation analogue se rencontre entre Dieu et nous. Dieu apparaît alors comme un Dieu de foi, comme un Dieu d'alliance, de parole donnée et reçue. Ainsi, Abraham, qui "crut en IHVH" (Gn.15, 6), nous est présenté en même temps comme celui avec lequel "IHVH conclut une alliance" (Ibid v.18). A la foi donnée à Dieu par Abraham succède l'alliance de Dieu avec Abraham.

Sans doute la foi va-t-elle d'Abraham à Dieu et c'est Dieu, et non pas Abraham, qui a l'initiative de l'alliance, alors qu'entre nous des relations de ce genre peuvent être établies dans la plus entière réciprocité. Ici donc, où Dieu est l'une des parties, l'affaire est bien singulière. Cependant, ne pouvons-nous pas estimer que Dieu, lui aussi, d'une certaine façon, donne sa parole et sa foi à Abraham, puisqu'il conclut une alliance avec lui ? En tout cas, nous avons introduit dans le lien qui existe entre Dieu et nous quelque chose qui rappelle les liens qui nous unissent entre nous. Or ce n'est pas peu !

LA FAÇON D'EXISTER DE DIEU

Certes, si nous pensons notre alliance de foi avec Dieu presque de la même façon que nos alliances entre nous, nous pouvons d'abord nous contenter d'en fournir une explication toute simple.

Nous appartenons déjà à une situation d'alliance, dirons-nous, nous avons choisi de caractériser par ce trait l'ensemble de notre vie sociale dans l'histoire. Nous ne faisons rien d'autre que de transposer une telle situation dans notre façon de comprendre nos rapports avec Dieu, non sans ajouter d'ailleurs un important correctif, qui s'impose : ici, c'est Dieu qui prend les devants pour s'allier avec nous, même si c'est nous d'abord qui, comme Abraham, lui donnons notre foi. Bref, ce ne serait qu'une façon de parler.

Or, cette explication est tout à fait insuffisante. Ici, elle est déplacée. En vérité, quand nous recourons au terme d'alliance pour exprimer le lien de Dieu avec nous, il y va de tout autre chose qu'une façon de parler. En effet, nous reconnaissons alors que l'alliance est une façon d'exister qui, ici et maintenant, entre nous, dans le réseau des relations humaines, révèle la façon d'exister propre à Dieu. Ainsi, je peux dire que Dieu, lui aussi, vit à l'alliance, et qu'il introduit la loi même de sa vie à l'intérieur de la vie des humains entre eux.

A L'IMAGE ET SELON LA RESSEMBLANCE DE DIEU

En effet, plus fondamentalement encore que l'alliance de Dieu avec Abraham, il y a une alliance inaugurale. Elle s'énonce ainsi dans le discours prêté à Dieu au livre de la Genèse : "Faisons l'humain à notre image, selon notre ressemblance... " (Gn 1, 26) Or, quand Dieu réalise son intention, c'est une situation d'alliance qu'il institue, en créant le couple humain: "Et Dieu créa l'humain à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. " (Ibid v. 27) Ainsi, l'homme et la femme, ensemble, ne sont pas seulement la figure de toutes les alliances humaines qui se diversifieront tout au long de notre histoire. En eux, entre eux plutôt, dans leur lien, se trouve importée en humanité une ressemblance avec Dieu lui-même, parce que le lien est la loi même de son être, sa façon d'exister.

Si notre ressemblance avec Dieu consiste dans le lien de l'alliance, elle n'est pas quelque chose qui s'offrirait à la vue. Elle n'a pas de contours, comme peut en avoir un portrait ou une statue. Elle n'est cependant pas n'importe quoi. Elle est la façon d'exister de Dieu lui-même, communiquée à la communauté que nous formons tous ensemble. Et, puisque cette ressemblance est celle d'un lien en acte, elle est union, elle déploie l'énergie d'une force qui nous rapproche les uns des autres et de Dieu lui-même.

LE DIEU DE L'ALLIANCE DANS L'HISTOIRE

Cette ressemblance active que Dieu a, pour ainsi dire, gravée dans l'humanité en la créant comme il l'a fait, il l'a confirmée quand il fit alliance avec Abraham pour répondre à la foi de celui-ci. Ainsi, la foi qu' Abraham donne à Dieu introduit dans le temps des hommes une puissance qui n'apparaissait pas encore dans la création du couple humain. Il pouvait sembler en effet que cette ressemblance était une marque fixe, une effigie, comme sur une médaille. En réalité, elle est un événement qui se continue. De cet événement, Abraham et nous sommes partie prenante. La foi est notre mise. Par là, la foi d'Abraham et la nôtre, à sa suite, constituent la réponse donnée au geste ininterrompu par lequel, depuis l'aurore de l'humanité, Dieu en personne fait société avec nous.

Dans ces conditions, engagés comme nous le sommes dans tant et tant d'alliances, nous vivons, à notre insu souvent et jusque dans les rencontres les plus charnelles, selon ce que Dieu lui-même vit. A partir de ce que nous sommes les uns avec les autres, nous pouvons donc au moins pressentir qui est Dieu ou, plutôt, comment il existe. Ou encore, mais faisant cette fois le chemin inverse, en partant de ce que nous croyons qu'est Dieu, un Dieu qui vit d'alliance et qui fait alliance avec nous, nous pouvons donner toujours une autre chair, la nôtre, à sa façon d'être et de se conduire envers nous et au milieu de nous.

LA DIFFÉRENCE A L'INTÉRIEUR DE L'ALLIANCE

Nous ne pouvons pas nous lasser de suivre la trace vive que Dieu a laissée de lui-même dans le couple de l'homme et de la femme. Nous en apprenons beaucoup sur sa façon d'être avec nous et parmi nous.

Avant tout, nous apprenons ceci: Dieu lui-même se communique à nous dans un geste continué, où l'écart n'est pas dissocié d'une extrême proximité. Ainsi, nous ne serions pas vraiment alliés entre nous, et Dieu lui-même ne serait pas allié à notre humanité, si de la différence, et une différence marquée comme l'est la différence des sexes, n'intervenait pas entre nous.

Ainsi l'humanité ne sera pas mortellement enfermée dans une suffisance autarcique. "Il n'est pas bien que l'Humain soit à part. Je ferai pour lui un secours en face de lui." (Genèse 2,18) Mais pour que l'Humain échappe à l'isolement, il ne suffit pas qu'il exerce sa maîtrise sur les animaux (cf. Genèse 2, 20). Cette domination ne lui apporte pas le secours qui le délivrerait de sa prison. Il n'a pas encore rencontré en face de lui quelqu'un qui soit comme lui et qui, dans le même temps, diffère de lui. Pourtant une chose est sûre: une fois advenu un régime d'alliance - et il est présent dès la Création du monde, c'est un vrai miracle, auquel nous croyons ! , ce régime ne peut se continuer que si un être différent de moi existe avec moi, me ressemble et se maintient dans sa différence, et de façon aussi irrécusable qu'un homme diffère sexuellement d'une femme. Or cet être est issu de l'Humain, d'Adam - non pas de l'homme ! -, jusqu'alors encore clos sur lui-même. Il n'advient donc que du fait de Dieu, qui met la main à l'ouvrage, en évidant l'Humain, en le scindant, en sorte qu'il y ait désormais l'homme et la femme. "Alors le Seigneur Dieu fit tomber une torpeur sur l'Humain, qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu'il avait tirée de l'Humain, le Seigneur Dieu façonna une femme et l'amena à l'Humain. " (Genèse 2, 21-22)

L'être différent qu'est désormais l'homme pour le femme, qu'est aussi la femme pour l'homme, doit donc rester tel. Ainsi seulement subsiste l'humanité de l'Humain, d'Adam. Ainsi seulement aussi Dieu reste sauf pour l'Humain. Sinon, la distance entre Dieu et notre humanité disparaîtrait et, du coup, son alliance avec nous cesserait d'être inscrite en notre monde et de le travailler. C'est pourquoi, au jugement du croyant, dans le face-à-face de deux êtres, autrement sexués l'un et l'autre, différents donc par ce qui, en chacun, donne la vie, se trouve manifesté dans la chair elle-même l'indice de la plus grande des différences qui soient, puisqu'il y va de la différence de Dieu à l'Humain. Cette plus grande différence nous dégage, que nous soyons homme ou femme, de l'emprisonnement dans la solitude et, dans le même temps, introduit en humanité, comme un signe sacré - comme l'ébauche d'un sacrement ! - de l'alliance de Dieu avec nous. De ce fait, entre l'homme et la femme, comme entre Dieu et l'humanité, on ne peut pas affirmer une ressemblance si grande qu'on ne doive affirmer aussi une dissemblance plus grande encore. Telle est la condition de la présence de l'alliance entre le Créateur et la créature et aussi de l'alliance des créatures entre elles.

L'ALLIANCE COMME EVENEMENT

Ainsi, pour le croyant, la différence des sexes, qui est une donnée de fait, est aussi une structure de l'expérience humaine tout entière, et elle atteint jusqu'à notre intelligence de l'alliance de Dieu avec nous. Elle est donc par là le signe d'un événement qui ne lui est pas homogène, qui est d'un autre ordre qu'elle. Nous n'aurons pas de peine à en convenir si nous observons qu'entre Dieu et nous la différence n'est en rien sexuelle et si, d'autre part, nous voulons bien considérer que, dans la différence des sexes, s'annoncent toutes les alliances qui se forment dans l'histoire humaine en dehors même de la rencontre sexuelle entre un homme et une femme. Mais nous taisons alors de la différence sexuelle le signe de quelque chose d'autre qu'elle, qui ressortit à l'histoire, d'un événement, et d'un événement d'alliance. Il nous faut donc déclarer ce que nous entendons par ce terme d'événement.

Naître, mourir, voilà les événements par excellence. De l'événement ils possèdent l'unicité: nul ne naît, nul ne meurt qu'une seule fois. Cependant, comme tout événement, naître et mourir se répètent, mais toujours autrement, l'un en revenant, après s'être produit, l'autre en s'anticipant, avant de se produire. Ainsi en est-il aussi de l'événement qu'est l'alliance. Celle-ci court tout au long de l'existence de chacun de nous. Certes, elle est signifiée par ce trait entre nous qu'est la différence des sexes et surtout par leur rencontre, que cette différence rend possible. Mais l'alliance ne s'arrête pas à cette rencontre. Elle donne forme à tout ce que nous vivons et, bien entendu, à des rencontres auxquelles la sexualité n'a pas de part manifeste. Bref, l'événement d'alliance a la propriété de se dire, comme tout événement, en des expressions diverses de lui-même.

LA FOI EN L'ALTERITE

Car un tel événement se dit. Il parle. Mais il ne peut parler que si nous lui donnons la parole, en l'écoutant. Ainsi, la différence des sexes et leur rencontre parlent au croyant de l'alliance de Dieu, parce qu'il leur prête l'oreille de sa foi en Dieu qui est non seulement différent de lui, mais autre que lui, tout autre que lui. A nous tous, croyants ou non, cette différence et cette rencontre nous parlent aussi de l'avènement entre nous tous d'une multitude d'alliances. Pourquoi ? Parce que, sans toujours nous en rendre bien compte, nous leur prêtons l'oreille d'une foi encore, mais qui ne porte pas sur Dieu, celle-là : nous croyons que l'autre, tout autre, est appelé à devenir notre allié, et qu'il n'est pas seulement différent de nous, mais autre, radicalement autre, ajouterons-nous, si nous croyons en Dieu, que Dieu l'est de l'être humain.

Dès lors nous pouvons dire que la différence des sexes, si incontestable qu'elle soit, ne parlerait pas d'alliance si nous ne l'entendions pas comme un appel à reconnaître, à faire advenir et à respecter l'altérité, qui est tout autre chose qu'elle. Car l'altérité ne surgit pas naturellement de la différence des sexes. Du reste, elle ne vient s'ajouter à aucune différence déjà existante, quelle que soit celle-ci. Qu'on pense seulement à la différence des races ! L'avènement de l'altérité entre les humains et entre nous et Dieu a la fragilité d'un mystère, qu'on peut toujours dénier. L'altérité tient de la foi, d'une foi gratuitement donnée, qui n'a en elle-même rien à voir avec la foi en Dieu, même si elle ne lui est pas étrangère. En tous cas, aucune marque sur notre corps de chair n'assure infailliblement de la présence de l'altérité. C'est pourquoi des époux peuvent toujours se dire l'un à l'autre : " la différence entre ton corps et le mien 'ne fait pas' à elle seule que nous soyons un 'autre' l'un pour l'autre. Mais alors que devien-drait donc notre alliance si, nous en remettant à notre différence, nous ne vivions pas de notre altérité sans cesse reconnue ? Et comment pourrions-nous alors estimer que notre couple est le signe de l'alliance de Dieu avec l'humanité ? " Nous le savons bien, le constat que nous sommes différents entre nous n'emporte pas avec lui la foi que nous sommes autres et qu'il est heureux qu'il en soit ainsi !

L'ALTERITE, UNE VERTU QUI RESSEMBLE A UNE GRÂCE

Pour quiconque croit que la vie humaine tout entière est destinée à porter en elle un événement d'alliance, il n'y a pas de situation qui, en raison des données de fait qu'elle comporte, puisse rendre cet événement impossible. Or, tel serait pourtant le cas si l'alliance était identifiée avec une réalisation particulière d'elle-même, si, par exemple, elle se confondait avec l'état de mariage ou encore avec la rencontre sexuelle. Si l'altérité, pour exister, peut trouver un appui, voire un ancrage dans nos différences, nous ne pouvons pas soutenir que quelque chose que ce soit, à commencer par nos ressemblances, nous empêcherait d'accéder à l'altérité. Car rien ne peut fixer le libre élan de l'événement de l'alliance. Il advient chaque fois que nous arrivons à nous unir dans l'altérité ou, mieux encore chaque fois que la joie de nous unir à quelqu'un parce qu'il est autre que nous ajoute à la solidité de nos rencontres et de nos unions.

Faut-il le dire ? Pour admettre la différence et, singulièrement, la différence des sexes, il n'est nul besoin de foi, et je n'entends point ici par ce mot la foi théologale. Il est sans doute que cette différence nous affecte profondément dans notre façon d'exister dans le monde les uns avec les autres. Cette différence est résistante, comme une nature. En revanche, il faut croire en l'altérité pour qu'elle règne entre nous. L'altérité vient ou ne vient pas, et si notre volonté est pour quelque chose dans sa venue, nous savons d'expérience qu'à nous crisper à la vouloir, nous ne gagnons pas toujours. L'altérité se donne. Elle s'accueille. Elle est fragile, comme tout événement, plus encore que la naissance et la mort, qui, elles du moins, ont leurs racines certaines dans la nature, et ne deviennent des événements que lorsque, pour des motifs qui nous échappent, elles se changent un jour en notre naissance et notre mort.

Pourtant, l'altérité, quand elle existe entre nous, n'a pas l'inconsistance d'un songe. Ce fruit d'une foi a la fermeté qui s'attache à la vertu. Le mot est vieux, assurément, et certains souriront peut-être qu'il soit employé ici. Par lui-même, cependant, il exprime la force, et une force dont, heureusement, nous vivons tous, tant bien que mal, comme nous pouvons, une force que, paradoxalement, nous acquérons par l'expérience, que nous cultivons même, mais comme un don que nous recevons des autres et que nous leur faisons. Que serions-nous en effet si nous n'avions pas déjà été reconnus et aimés chacun comme un autre par les autres, incomparable à quiconque ? Cette reconnaissance et cet amour de nous-mêmes comme un autre, venus des autres, font notre histoire la plus personnelle. Alors, l'altérité, une vertu ? Oui, mais une vertu qui ressemble à une grâce.

Guy LAFON

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Guy Lafon - 08/09/2004