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Le croyant et les autres Chemins de dialogues, numéro 23, juillet 2004, pages 231-250

 
 

Biographie  

Le croyant et les autres

"La perte du croyant, c'est de rencontrer son église. Pour notre dommage, car il ne sera plus fraternel par le fond".

(René Char, Recherche de la base et du sommet. IV. À une sérénité crispée, Édit. Pléiade, p. 756.)


" La perte du croyant… " Comment entendre cette perte ? Le croyant est-il dépossédé d'un bien qu'il détenait ? Est-il réduit à avoir moins qu'il n'avait ? Subit-il une diminution de son être ? On peut penser aussi qu'il s'égare ou, comme on dit couramment, qu'il ne sait plus où il est, qu'il est privé de repères. L'amoindrissement peut enfin aller jusqu'à le détruire. La perte alors équivaut à son anéantissement pur et simple. Il dépérit au point de disparaître. Dans tous les cas qu'on vient d'évoquer le croyant est le sujet passif de sa perte mais il peut, en même temps, en être aussi l'auteur. D'autres que lui, enfin, peuvent être intéressés à ce qui lui arrive, le perdre, au double sens de ce verbe : être la cause de sa perte et aussi en pâtir, parce qu'ils seraient privés de lui.

Il est impossible de choisir dans ce foisonnement de significations. On peut toutefois relever un trait qui leur est commun à toutes. Quelque aspect qu'on retienne dans l'idée de perte, le mot, par lui-même, nous avertit qu'il s'agit d'une situation où le vide l'emporte sur le plein, le moins sur le plus et, à l'extrême, le rien sur le tout, le néant sur l'être.

Il y a plus encore. Nous venons de faire apparaître et d'extraire, comme on ferait dans le faisceau compact d'une gerbe, quelques-uns des épis de sens rassemblés dans une même expression. Il nous faudra donc tenter de maintenir réunies les différentes significations que nous avons dégagées. Nous ne pouvons pas oublier qu'elles nous sont offertes toutes ensemble, à la fois. À l'analyse nous en avons distingué quelques-unes. Mais leur confusion initiale demeure. La puissance propre à la pensée que nous commentons tient à l'inextricable et fécond entrelacement des lignes tracées dans la simplicité d'un énoncé apparemment limpide. Tout se passe comme si la richesse de la lettre était presque inépuisable, plus grande en tout cas que la somme des significations qu'on peut en faire sortir.

Le cas n'est pas exceptionnel. Il se rencontre ailleurs. C'est même le propre de toute expression poétique forte que de paraître d'abord troubler la clarté des mots, strictement requise par l'usage habituel qu'on en fait, pour nous conduire vers des régions où leur sens univoque défaille sans que, pourtant, l'obscurité s'installe. En effet, c'est plutôt la ressource infinie du langage qui brille alors de tout son feu.

Sans doute. Mais, ici, grâce au coup de sonde de la poésie, la perte, comprise dans sa plus extrême variété, vient hanter les profondeurs du croyant lui-même. C'est lui qui perd, qui se perd, qui est perdu. Or, on estimait plutôt que, s'il pouvait toujours, comme on dit, perdre sa foi, du moins, tant qu'il croyait, il était sauf et, en tout cas, n'entamait pas l'intégrité des autres, qui ne croient pas. Voilà, au contraire, que le régime d'autarcie mutuelle qui règne entre le croyant et les autres se trouve miné, virtuellement au moins. Nous ne pouvons plus tenir croire pour un acte inoffensif. Croire porte en soi la possibilité d'un séisme pour celui qui croit et pour tous.


Il s'agit de croire, purement et simplement, et non pas de croire ceci au lieu de cela, en celui-ci plutôt qu'en celui-là. Avec croire, quoi que l'on croie, en qui que l'on croie, pointe une menace de perte pour le croyant lui-même et pour les autres. Du coup, croire devient dangereux pour tous. La perte possible ne tient pas à l'objet auquel on croit, au contenu de la foi, ni même à la personne à qui on se fie. Croire, en tant que tel, peut perturber gravement la paix de l'entretien de chacun avec soi-même et avec tous. En effet, plus que le croyant, plus que les autres, c'est l'état même de communauté dans lequel nous vivons qui se trouve compromis. La teneur particulière de notre conviction, qu'elle soit douce ou violente, n'y fait rien. Les idées ou les récits par lesquels nous pouvons nous représenter ce que nous croyons n'y sont pour rien, pas plus que l'intensité de l'adhésion que nous pouvons leur accorder. Dans le seul fait de croire, absolument en quelque sorte, il y a place pour une dynamique de perte, et c'est notre association les uns avec les autres qui en est touchée : la perte nous gagne tous.


" …, c'est de rencontrer son église. " Il est remarquable que la perte soit amenée par un événement de nature sociale. Pour mesurer la portée d'une telle affirmation, il convient de se rappeler que l'existence de chacun dérive d'une appartenance à un univers de liens qui nous constituent jusque dans notre individualité la plus singulière. Bien loin que celle-ci s'insurge contre cette appartenance, comme si elle y sentait un péril pour elle, elle s'entretient à partir d'elle, elle n'en est pas isolable, et le réseau des relations innombrables dans lequel nous sommes pris ne constitue pas un carcan. Car, en humanité, la vie est devenue inséparable du jeu des échanges qui nous unissent les uns aux autres et dans lesquels s'exerce notre liberté. Nous devons donc nous penser par-delà où, plutôt en deçà de l'opposition entre autonomie et dépendance. Or, cette heureuse liaison, qui nous fait exister, serait blessée, et d'un mal qui nous touche tous, lorsque certains vivent en croyant et forment une église.

Une église, en effet, si nombreux soient ses fidèles, n'est jamais qu'un groupe particulier. Quand le croyant rencontre la sienne, il ressent alors, mais amplifiée aux dimensions d'une collectivité, sa propre particularité. Or, par lui-même, le croyant n'est pas seulement un être particulier. Comme tout un chacun, il est le fruit unique, singulier, résultant du croisement des liens qui l'attachent à la communauté universelle des humains. Il est singulier, et pas seulement particulier, même si, bien entendu, il n'est pas par lui-même tous les hommes, mais seulement un homme et tel homme individuel, cet homme-ci. Ainsi l'église qu'il rencontre ne le fait-elle pas sortir de l'isolement pour passer à la communion, comme on pourrait le penser d'abord, mais d'une singularité ouverte à tous, de laquelle croire ne le privait pas d'emblée, à une particularité fermée sur elle-même, même s'il est uni à une multitude de membres. Car, si vaste soit cette église, elle a des frontières. À l'intérieur de l'immensité humaine, elle forme un territoire, non pas spatial mais moral. Le croyant se perd donc quand il abandonne ou quand on lui prend sa singularité irreprésentable, qui est son être même, et qu'il devient un élément repérable d'un ensemble.

Le croyant tombe de haut en se définissant par son appartenance à son église. Il peut certes lui sembler qu'il devient un être concret, engagé dans l'histoire, parce que ses liens sont maintenant visibles, institutionnels mêmes, au lieu de rester infigurables, impalpables, comme ils le sont aussi longtemps qu'il n'a pas rencontré son église. À vrai dire, pourtant, quand il est sans église, ses liens ne sont pas abstraits. Ils le rendent alors solidaire de tous, sans exception, mais virtuellement : ils lui donnent la force de s'unir à tous, à n'importe qui. Paradoxalement, il lui revient de créer ces liens, il lui appartient de les inventer réellement au fur et à mesure qu'il assume sa condition, qu'il se laisse prendre librement par elle. Maintenant, au contraire, le voilà pris aussi mais sans avoir à se faire solidaire de tous ceux qui, en fait mais insensiblement, l'entretiennent déjà dans son irréductible singularité. Les pensées qu'il adopte, les conduites qu'il suit, en s'alignant sur d'autres, l'unissent à eux dans la cohésion d'un groupe. Alors, à l'encontre de ce que l'on pense souvent, il n'est pas ainsi privé de la disposition de soi, comme s'il sombrait dans une existence grégaire, mais de la libre et libératrice relation à tous et à n'importe qui, jamais encore réalisée, toujours en train de se produire dans un univers sans clôture.

La perte du croyant est donc de nature sociale ou communautaire, comme on voudra, ainsi que sa foi elle-même. Elle ne provient pas, en effet, de ce que sa foi l'entraverait mais de ce qu'il ne l'honore pas assez, ne la pousse pas assez loin ou, si l'on ose dire, de ce qu'il ne lui est pas assez fidèle. Car le croyant se fie, puisqu'il croie, et en cela il témoigne de son appartenance à l'entretien d'humanité, mais il s'arrête maintenant aux marques qui délimitent un ensemble social. Son église lui impose des bornes, qui stoppent l'énergie de son acte de croire. En effet, emporté qu'il est par sa foi, il devrait s'interdire de mettre des conditions à son appartenance à la communauté universelle. Ainsi la perte du croyant réalise-t-elle un paradoxe. La rencontre de son église est en contradiction avec le mouvement par lequel le croyant existe. Car une église peut appeler ses ressortissants à croire. Mais par le seul fait qu'elle est une église, telle église, elle freine l'élan qu'elle est censée incarner.


" Pour notre dommage… " La perte du croyant précise et étend ses effets. En rencontrant son église, le croyant nous porte préjudice. Nous sommes lésés dans nos droits, dans notre statut. C'est notre lien avec le croyant qui est changé à notre désavantage. De ce fait, se trouve perturbé l'état de droit auquel nous appartenons tous, lui comme nous. Rien, ici, qui tienne à l'affectivité, même si nos sentiments peuvent en être transformés. Un désordre s'est produit qui concerne notre institution commune en humanité. En poussant la pensée à l'extrême, nous serions fondés à demander réparation au croyant, comme pour une infraction.

Soyons plus précis encore. Le dommage que nous subissons ne nous frappe pas du fait que nous appartiendrions à un autre groupe, à une autre église. Il ne découle pas d'une rivalité entre des ensembles sociaux. Aussi convient-il de saisir exactement en quoi consiste la personnalité de ce pluriel, de ce nous, qui pourrait porter plainte en justice.

Nous sommes victimes d'un tort qui s'en prend à l'être commun, à la consistance que nous formons, nous tous ensemble, et qui se révèle dans l'emploi de la première personne du pluriel. Nous change de sens. Alors qu'on utilisait ce pronom pour désigner l'appartenance de tous et de quiconque à une même humanité, il en est venu à nous isoler du groupe dont relève maintenant le croyant. Celui-ci est sans nous et nous sommes sans lui. Il ne suffit pas, en effet, de soutenir que ce pronom nous distingue et qu'il évite ainsi que s'établisse entre tous la confusion sous prétexte de communion. Puisque, disons-nous, il y a dommage, c'est que la distinction est, en fait, une séparation qui n'a pas lieu d'être, une dissidence illégitime. Car l'église du croyant ne se contente pas de découper une part sur une surface plus étendue. Par sa seule existence elle rompt avec un régime de solidarité auquel nous appartenons tous de droit.

La fraction qu'est l'église ne se juxtapose donc pas à d'autres, ne s'élève pas, en s'en détachant comme un morceau, sur un ensemble dont on pourrait compter les membres. Elle introduit une sécession sans raison d'être, puisque l'entretien d'humanité est étranger au morcellement même. Ici, d'ailleurs, on peut noter en passant que par ces termes de croyant et d'église il faut entendre tout autre chose que ce qui apparaît historiquement dans ce qu'on est convenu d'appeler religion. Si ces mots, en effet proprement religieux, sont employés ici, c'est parce que, du fait de leur signification habituelle dans notre culture, ils permettent d'attribuer au comportement qu'on envisage présentement sa force la plus grande, la plus pure. Mais, c'est bien clair, croyant et église peuvent s'appliquer à des personnes et à des groupements qu'on tient pour civils ou laïques, selon les classifications en usage en sociologie.

Mais il y a plus important encore. La rencontre de son église par le croyant ne fait pas déchoir l'entretien d'humanité d'un fonctionnement parfait dans lequel nous aurions vécu initialement, comme si, dès l'origine, nous avions formé tous ensemble une immense communauté, dans l'harmonie des personnes et des entités sociales. On n'affirme pas qu'une concorde, historiquement attestée dans le passé ou théoriquement postulée, serait maintenant mise en pièces. L'accord rompu est celui, virtuel et nullement idéal, d'un appel, d'une aspiration. Sa réalité, qui n'est pas fictive, est tout à la fois d'institution et d'esprit. Or, cet appel et cette aspiration sont ignorés, méconnus par le croyant d'église, quelle que soit sa foi et quelle que soit son église. Tel est, du moins, le sentiment de ceux pour qui le nous reste indivisible, quelque diversité qu'il présente dans la pratique, au point qu'ils continuent à s'en recommander en disant : " notre dommage ". Car ils restent attachés au respect de l'universel. Or, ils discernent chez le croyant d'église de l'indifférence, voire du mépris à l'égard de l'universel. Pourtant ils ne lui en veulent pas, comme si sa conduite devait leur faire concevoir pour lui du ressentiment. Mais ils en appellent à l'observation de la loi fondamentale, constitutive, de l'alliance humaine. C'est elle qui leur paraît compromise quand le croyant rencontre son église. En invoquant la vigueur imprescriptible de cette alliance, ils ne prônent pas un retour à un état antérieur maintenant détruit. Ils témoignent de la puissance d'un vœu qui nous est, aujourd'hui encore comme toujours, commun à tous, qui est nôtre, dans la portée universelle de ce mot.


" … car il ne sera plus fraternel par le fond. " Notre dommage est d'une nature bien singulière. En effet, c'est nous qui sommes atteints par les suites d'une situation propre au croyant lui-même. Ainsi l'effet est-il en nous mais la cause est en lui, sans que nous ayons rien accompli pour pâtir de cet effet. En vérité, un détriment s'est produit moins en nous que dans la communauté qui nous lie à lui, sans que pourtant celle-ci soit détruite. Certes, le croyant éprouve-t-il une perte, et même se perd lui-même, mais sans que lui soit enlevée une certaine propriété, qui semble bien être inamissible et qui se nomme la fraternité. Quoi qu'il lui arrive, à lui et à nous de son fait, il ne sort pas de ce règne. Car il reste fraternel mais il ne l'est " plus… par le fond ".

Il faut donc distinguer dans la fraternité. Ce qui est universel, ce n'est pas l'état de fraternité possédée mais son vœu, bien réel. Or, quand le croyant rencontre son église, quelque chose affecte la réalité d'un tel vœu. Son universalité est compromise, détruite même. La fraternité persiste, mais comme une écorce, non plus comme une sève : elle devient superficielle. D'un fond, pour lequel il n'y a pas d'instrument de mesure, parce qu'il est insondable, elle passe à une surface, où se dessinent des frontières. Car toute optative qu'elle soit, la fraternité est la réalité de l'humanité même, elle est sa vie, et elle le reste toujours. Mais, avec le croyant d'église, elle se transforme. En lui elle devient positive, sans doute, sensible comme un fait mais, en définitive, abstraite, puisque, limitée qu'elle est par des contours déterminés, elle cesse d'être infiniment accueillante. Elle est visible, tangible, mais elle est privée de sa répercussion en ondes innombrables dans l'humanité tout entière.

Il ne s'agit pas de l'opposition qui peut exister entre deux fraternités, quantitativement diverses, l'une étant restreinte et l'autre, large. De l'une à l'autre, la différence est d'ordre, non de degré. Elles s'opposent comme ce qui se compte à ce qui ne connaît rien du nombre ni du compte. On ne peut pas non plus les distinguer comme le fermé et l'ouvert, sauf à entendre par fraternité ouverte une façon d'être où l'on n'aurait aucune idée de toute fermeture possible, de toute limitation. À vrai dire, on ne va pas de l'une à l'autre par élargissement progressif d'un noyau qui, peu à peu, occuperait toute la place disponible. Il faut plutôt supposer que la fraternité de fond, si fragile qu'elle soit, comme l'est une intention, en appelle, comme dans un procès, contre une fraternité de surface qui se serait introduite dans la communauté humaine. Bref, si consistantes qu'elles soient, l'église et la fraternité qu'elle induit chez le croyant ne sont jamais que des formations secondes, elles ne participent pas de l'élan premier, à moins qu'elles n'en soient que des interruptions, des retombées durcies.


Avec cette fraternité seconde une histoire commence. Rien n'est plus comme auparavant : " …il ne sera plus… " De l'irrémédiable, semble-t-il, serait survenu. Pourtant, n'est-il pas possible, non de revenir en arrière - car il ne s'agit pas de remonter le temps comme on ferait d'un fleuve ! - mais de puiser, aujourd'hui encore, à la source d'une fraternité sans rivages ? Le croyant qui rencontre son église peut-il encore cesser de perdre, de se perdre ? Les autres peuvent-ils ne plus le perdre, n'être plus victimes du tort qu'il se fait à lui-même ? La fraternité peut-elle, en lui, rejoindre le fond abandonné ?

La portée de ces questions n'est pas la même, on s'en doute, selon que nous recevons les analyses précédentes comme un verdict ou comme un diagnostic. Dans le premier cas, l'affaire est entendue, le croyant qui rencontre son église est à la fois blessé et coupable, non de croire, mais des suites de la rencontre qu'il a faite. Et c'est à nous qu'il fait tort. Sa faute ou sa misère le conduit à être condamné, au motif d'avoir anéanti en lui sa fraternité radicale avec tous les hommes. En revanche, on conclura tout autrement si l'on tient la pensée de René Char pour un jugement qui identifie des symptômes. Alors nous sommes invités à entreprendre un traitement. Les indices relevés ne composent pas un tableau clinique, qui nous laisserait sans moyens, à moins d'être en face d'une maladie estimée inguérissable, et alors le diagnostic rejoindrait le verdict. Mais si tel n'est pas le cas, nous pouvons prendre prétexte de ce qui n'est qu'un constat pour entendre autrement qu'on ne le fait souvent ce que c'est que croyant, ce que c'est qu'église, et aussi perte et dommage et, enfin, fraternité. L'observation sans complaisance du poète devient un instrument privilégié de forage pour pénétrer plus au fond.


Qu'est-ce qu'un croyant ? Ou, plutôt, de quels moyens disposons-nous pour répondre à cette question après les réflexions que nous venons de proposer ?

Rappelons d'emblée que croire a été traité de façon très formelle. On n'a considéré ni le contenu ni le destinataire de la foi. On a, de plus, marqué expressément que le terme de croyant ne désignait pas d'abord ni exclusivement quelqu'un qui serait réputé religieux, au sens que ce qualificatif a pris dans notre culture.

Cette approche, qui peut paraître bien abstraite, offre un avantage appréciable. En effet, croire apparaît ainsi comme une manière d'être et de penser que n'importe qui peut adopter, que tous peut-être adoptent tant soit peu. Un tel abord nous permet d'observer, très généralement, le croyant, tout homme qui croit, dans son histoire, quelle qu'elle soit. Ainsi, c'est bien vrai, nous n'avons pas commencé par définir ce que c'est que croire. Mais nous pourrons le découvrir à partir de ce qui se présente dans le cours de l'expérience de quiconque croit.

Accordons aussi que la rencontre de son église conduise le croyant à sa perte, au sens prégnant qu'on a reconnu à une telle expression. Or, puisqu'il s'agrège à un groupe, nous pouvons avancer l'hypothèse que cette perte provient de ce que le croyant a cessé d'être seul ou de n'être associé à d'autres que virtuellement, du fait de son appartenance à l'immensité sociale de l'humanité. Quant à nous, nous l'aurions perdu, parce qu'il nous aurait quittés pour d'autres. Ajoutons même que nous aurions pu contribuer à sa perte. Pourtant, avant de connaître cette perte, était-il vraiment seul, d'une solitude réelle ? Il ne semble pas, puisqu'il était alors " fraternel par le fond ".

Telles sont les données, complexes, que nous avons à discuter.


Être croyant, c'est avoir une certaine identité à l'intérieur du monde humain dans lequel chacun peut être qualifié par un nom. Qu'on le dise croyant ou qu'il se déclare tel lui-même, celui qui est désigné ainsi reçoit de ce fait, devant lui-même et devant les autres, sa consistance sociale ou, du moins, une partie importante de celle-ci. Cette désignation permet de l'identifier. Or, quelle consistance sociale pourrait encore conserver quelqu'un si l'acte par lequel se produit son identification - ici, l'acte de croire - devait le détacher de toute insertion dans la communauté humaine, le couper de toute relation à d'autres, voire à tous les autres ? À l'évidence, son existence deviendrait impossible, puisqu'il ne serait nommé et affirmé que pour disparaître. Or, de fait, le croyant demeure. Comme quelque sujet que ce soit, qui possède une identité, loin de perdre, de se perdre, d'être perdu, il est, au contraire, structurellement constitué dans son existence historique par la culture qui fournit le mot et le concept qui servent à l'identifier. Cette culture est, d'une certaine façon, sa première église. S'il en allait autrement, il n'existerait pas en tant que croyant. Pourtant, on soutient qu'une perte lui advient du fait de la rencontre de son église. Admettons-le. Mais alors, si tel est le cas, le défaut ne serait pas dans son église ni même en lui, puisqu'ils se tiennent fortement l'un l'autre, ainsi qu'on vient de le reconnaître, mais dans le lien qui existe entre eux, dans la modalité même de leur rencontre. C'est donc cette rencontre qu'il faut soumettre à l'examen. À quelle condition peut-elle avoir lieu sans qu'intervienne la perte du croyant ?


Toute rencontre prend la forme d'un entretien, au sens fort que l'on peut convenir de donner à ce terme. L'un et l'autre des partenaires communiquent entre eux et aussi vivent par cette communication et en elle. Celle-ci est donc à entendre dans l'ordre de la parole échangée, dans l'ordre biologique, et aussi dans celui de la subsistance vitale, dans l'ordre économique. Or, pour que la rencontre ne soit pas fatale, littéralement meurtrière pour l'un et pour l'autre, pour que l'entretien demeure, il faut qu'entre eux s'exerce un mixte de présence et d'absence, de proximité et d'éloignement. Ils ne restent intacts dans leur rencontre qu'au prix d'une coïncidence délicate de disjonction et de conjonction. Si donc la perte de l'un se produit dans la rencontre de l'autre, c'est que cette coïncidence a failli. L'un a absorbé l'autre, les deux se sont fondus ensemble ou bien, tout à l'opposé, ils se sont irrémédiablement écartés l'un de l'autre. Quoi qu'il en soit, la rencontre n'a plus lieu, l'entretien a cessé. Dans les deux cas la relation qui fait vivre humainement est détruite.

Revenons au cas du croyant. Il n'y a pas de croyant sans rencontre de son église, ou alors il n'y a pas de croyant du tout. Si le croyant en vient à perdre, à se perdre, à être perdu, c'est que la rencontre ne s'est pas réalisée de façon satisfaisante. Peut-il la restaurer dans sa justesse ? Ou, puisqu'il s'agit ici de perte, un salut est-il possible ? Sans sortir de l'entretien ni de la rencontre historique où il prend corps, ni donc de son église, tout en gardant toutes ses autres attaches, comment peut-il éviter de disparaître ?


Dans la rencontre, toujours particulière, qu'il fait de son église, le croyant reste-t-il assez épris de sa singularité pour garder, au moins virtuellement, son ouverture à tout l'univers ? Tout se décide dans la réponse qu'il apportera à cette question. C'est pourquoi on peut estimer que, pour ainsi dire, il s'adresse à son église en lui imposant un cahier des charges. Quelque pensée qu'elle lui propose, quelque conduite qu'elle lui prescrive, en acceptant les unes et les autres, sera-t-il conforté dans sa singularité et sa disposition à l'universel ? Question grave. Rappelons-nous que nul n'échappe à une église, sous peine d'être socialement inexistant. Cette question conduit donc tout croyant soit à quitter son église pour une autre, soit à puiser assez profond dans les ressources dont il crédite son église pour en recevoir la force et l'élan en vue d'être un homme parmi les autres. À son église de faire la preuve qu'elle peut le maintenir et le faire croître en humanité. À lui de décider si elle y parvient.

Mais qu'est-ce qu'une église ? Redisons-le, rien d'autre qu'une certaine configuration particulière, instituée en une collectivité au cours de l'histoire. En se tournant vers elle, c'est donc encore vers lui-même que le croyant se tourne, vers le sujet, lui aussi particulier, qu'il est. Ce qu'il attend d'elle, il se le demande à lui-même, à ceci près - et ce n'est pas peu ! - qu'il lance aussi son appel vers tous ceux qui composent avec lui son église. Car il les suppose animés de la même attente que lui, puisqu'ils sont là, avec lui, dans la même communauté. Il se met donc à l'unisson avec eux, tout en maintenant, sans concession, l'exigence inaltérable qui l'habite et, à certains jours même, le consume : être un homme, au milieu du monde, en lien, virtuellement au moins, avec tous les hommes.

Or, cette exigence n'est pas contradictoire avec l'appartenance à une église, quelle qu'elle soit. En effet, sauf à entendre par église une institution, qui, nécessairement, replie ses fidèles sur elle comme sur eux-mêmes, pourquoi ne pas penser plutôt que, par ce nom, on désigne un dispositif social bien propre à servir le vœu des croyants ? En effet, toute particulière qu'elle soit, comme toute chose dans l'histoire, une église n'est pas de soi allergique à l'universel. Pour peu qu'on accorde ce point, toute église peut se présenter comme une concrétion sociale de l'élan vers la liaison avec tous et entre tous, non pas inévitablement comme la faillite de cet élan, sa retombée et, encore moins, sa négation. Mais assurément, il revient à ses fidèles de la préserver de pareils fourvoiements, et non pas seulement à tels d'entre eux, pris isolément, mais à leur rassemblement, à l'institution qui les réunit.


En supposant, comme nous le faisons, l'aptitude d'une église à constituer un foyer d'universalité dans le respect de la singularité de chacun, nous accomplissons un geste décisif. Il convient d'en bien mesurer la portée.

Nous pouvons paraître donner un objet et un destinataire à l'acte de croire du croyant. Il s'adresse en effet à une personnalité collective, son église, et il crédite celle-ci du pouvoir de lui accorder un certain bien, la fraternité. Nous refusons cependant de déclarer tout net que sa foi se termine à quelque chose ou à quelqu'un. Car l'ouverture à l'universel, que le croyant attend et peut éventuellement recevoir de son église, est plutôt une forme ou un mode de l'acte de croire, elle est intérieure à celui-ci, elle le constitue dans sa nature même. Le vœu d'une communauté avec tous est lui-même tendu par un acte de foi et cet acte, réciproquement, s'épanouit dans un tel vœu. La fraternité par le fond n'existe que parce que nous acceptons chacun, très radicalement, de nous fier à tous sans exception. Elle est donc présente avant même d'être réfléchie explicitement dans une foi qui se la propose comme objet. Si nous tenons la fraternité pour vraie et si nous tendons vers elle de tout notre être, c'est parce qu'une foi est à l'œuvre, elle aussi par le fond, dans cette pensée comme dans cet élan. Plutôt qu'un terme vers lequel nous porterait et s'achèverait cette foi, la fraternité est elle-même tissée de foi, si l'on peut dire, elle est comme une étoffe dont nous sommes faits, une façon d'exister qui se nourrit de croire. Dans la fraternité par le fond croire trouve son expression et aussi son origine et sa fin. Ainsi, dans le vœu de fraternité se manifeste en acte la vigueur présente d'une virtualité, c'est-à-dire d'une force. Virtuelle, la fraternité par le fond est donc tout autre chose qu'une simple possibilité. Elle possède une énergie qui, de façon à première vue contradictoire, l'impose à notre consentement, l'accorde à notre liberté, comme un don gracieux.

Ainsi le croyant est-il toujours en train de se mettre à croire. Comme l'indique la forme grammaticale du nom qu'il porte, il participe à la foi au présent, à un présent où il n'arrête jamais les comptes. La rencontre de son église n'est pas une échéance sur laquelle il bute et qu'il honore, ni non plus un port où il échoue et se protège. De cette rencontre, il ne retient que l'aptitude qu'elle lui donne à pouvoir exister comme croyant dans le monde et dans l'histoire. De cela d'ailleurs il sait gré à son église. Elle le soutient, mais pour actualiser une foi qui est d'un autre ordre que la formulation qu'elle peut lui en proposer. Aussi bien, au cas où elle s'y refuserait, il l'obligerait à devenir un foyer, c'est-à-dire un centre et une source ardente d'universalité. Il n'attend pas d'elle qu'elle ait déjà effectivement réalisé une liaison avec tous. Encore moins n'imagine-t-il pas qu'elle serait devenue cette liaison pour la seule raison qu'elle le proclame et le désire même très sincèrement. Il espère qu'elle actualisera son vœu, qu'elle ne cessera de s'engager, et lui avec elle, dans l'effort interminable qui donne son corps à la communauté universelle des hommes dans le monde.

Car, en vérité, si le croyant croit en la fraternité, ce ne peut être que par le fond. Si l'on peut supposer que la rencontre de son église constitue pour lui un danger, c'est parce que sa foi, en effet, peut s'y perdre et lui-même y perdre la foi, et que nous autres, nous pouvons le perdre, ne plus être avec lui ou encore l'enfoncer dans sa perte. Mais pourquoi affirmerions-nous arbitrairement la réalité de cette perte, en décrétant que la seule rencontre de son église, de toute église, serait la cause et la consommation d'une telle perte ? N'avons-nous pas reconnu, tout au contraire, que croire, comme tout acte humain, fait toujours exister avec d'autres et pour d'autres et, virtuellement, avec tous ?

Il suffit peut-être, et c'est beaucoup, de supposer que tout croyant d'église - et qui n'est pas croyant d'église ? - pour rester croyant, passe et repasse toujours par un certain point vide. En rencontrant son église et en demeurant en elle, il éprouve comment la fraternité s'y actualise dans un mouvement qui ressemble à une respiration. Or, il est impossible de respirer, c'est-à-dire de vivre, si l'on expire seulement ou si l'on aspire seulement. Pareillement, il est impossible de croire à la fraternité ou, plutôt, de croire fraternellement par le fond, si l'on est avec d'autres, soit seulement dans la confusion, comme dans un tout, soit seulement dans la distance, absolument séparés, en quelque sorte. Ainsi le croyant, dans son église, passe-t-il sans cesse par un point où cette fraternité paraît impossible, où elle expirerait presque, en raison de la confusion menaçante, et d'où, pourtant, elle renaît sans fin par l'aspiration à un toujours nouvel avenir, sous la pression de la foi elle-même. Que s'interrompe cette alternance de retraits et d'essors, et c'en est fait de toute foi, de toute église et de toute fraternité. Or, passer par ce point est une expérience proprement spirituelle au sens le plus précis de cet adjectif, puisqu'il y va de la respiration même, qui donne de vivre, qui est effet et cause de la vie. Le croyant importe dans son église et reçoit d'elle une telle expérience, ou alors il n'y a plus rien, et c'est la fin, la perte, pour de bon. Mais que se poursuive cette expérience, et c'est le salut.

On peut cependant résister à ces conclusions. Car, en exigeant du croyant qu'il passe sans cesse par un point où la fraternité par le fond défaille et renaît, nous l'avons peut-être confirmé dans la fécondité de sa foi. Mais n'avons-nous pas rendu inutile, voire nocive, son appartenance à une église ? En effet, l'ouverture du croyant à l'universel passe, semble-t-il, quand il rencontre son église, d'un état de tranquille possession à une situation de risque. Pourquoi serait-il assuré de refuser le repliement sur une société restreinte qui peut être frileuse, répugner à tout élargissement ? Or, toute église, en raison même de sa particularité, l'expose à subir cette défaite. Ne vaudrait-il pas mieux qu'il fasse l'économie de toute allégeance à un groupe ?

Ces objections procèdent d'une suite d'illusions. En dissipant celles-ci nous obtiendrons de pousser plus loin encore la méditation dans laquelle nous sommes engagés.


Nous l'avons dit, mais répétons-le : rencontrer son église n'est pas, pour le croyant, le résultat d'une option facultative. Nul ne peut éviter de constituer avec d'autres des sociétés particulières. C'est pour chacun de nous la condition élémentaire de notre existence dans le monde. Nous ne pourrions le regretter que si nous vivions persuadés qu'il est bon, qu'il est meilleur d'être seul. Mais cette pensée est proprement suicidaire. Nous relevons, pour exister, d'une situation d'entretien qui fait de nous des humains. Sauf à n'être qu'une imagination, cette situation est toujours vécue dans des conditions concrètes, limitées. Or, ces conditions ne nous emprisonnent pas dans une geôle. En effet, notre insertion dans l'entretien d'humanité ne nous fait pas inévitablement déchoir dans la servitude par le seul fait que cet entretien est toujours déjà incarné. Telle est la première illusion qu'il convient de détruire.

Mais on s'égare encore quand on estime que, de soi, la fraternité par le fond est vécue sans combat, qu'on la possède sans avoir à y atteindre et donc à s'efforcer vers elle. Elle n'est pas une nature. Elle est faite de l'étoffe du temps. Puisqu'elle est de l'ordre du souhait, nous pouvons être déçus par les réalisations qu'elle reçoit. Seuls la mobilisation de notre effort, une poursuite obstinée, le consentement à la virtualité qui nous presse peuvent nous diriger vers la fraternité dont nous formons le vœu, nous la donner effectivement, mais comme quelque chose qui habite notre attente active, sans jamais finir. Bref, la fraternité par le fond ne va jamais de soi. Elle n'est jamais sans nous, qui en vivons, qui la vivons. Qu'elle ne soit jamais obtenue, possédée, ne signifie pas qu'elle n'est qu'un leurre. Flèche lancée, confondue avec son élan même, elle ne se fixe sur aucune cible, où elle s'arrêterait triomphante.

L'erreur la plus grave serait sans doute de feindre que, dans un passé lointain, réellement, il y eut un règne de la fraternité par le fond. Or, on pourrait être porté à le penser quand on lit : " il ne sera plus ". Pourquoi ce " ne … plus " ? Pourquoi supposer un moment paradisiaque dont l'humanité aurait été chassée ?

Car, à vrai dire, ce regard jeté vers un commencement n'invite pas à la nostalgie. Il est une figure que prend notre espérance. On parle, certes, de la fraternité comme de quelque chose qui viendra à manquer, après avoir été là. Mais ce langage n'est rien de plus qu'une façon de parler. Puisqu'il n'est ni un diagnostic ni un verdict, pourquoi ne pas l'entendre comme une mise en garde, la suggestion d'une tâche à entreprendre, un appel à éviter une dérive ? C'est, en tout cas, la lecture à laquelle on s'arrêtera ici. Car il n'y a pas de raison de prendre ce propos comme un pronostic infaillible. On ne pourrait se ranger à ce parti que si la rencontre de son église était, pour le croyant, un événement venu s'ajouter à sa foi, qui la pervertit. Mais on a vu que, dès l'origine et toujours, le croyant est lié à une église, vit en elle et y existe fraternellement sans être, de ce fait, fatalement empêché de croire. L'évocation d'un temps où la fraternité par le fond aurait été intégrale n'a donc pas la valeur d'une information positive.

Ainsi compris, le propos du poète révèle un trait, encore inaperçu, de la fraternité par le fond. Bien loin d'avoir jamais existé à l'état pur et d'être exposée ensuite à succomber inévitablement à la dégradation, elle n'advient que de s'inventer elle-même, toujours neuve. Quant à l'acte de croire qui, on l'a dit, lui est essentiel, il participe, lui aussi, de cette invention permanente dont il est la source toujours jaillissante.


Au point où nous en sommes, nous pouvons estimer que la plus simple et la plus généreuse fraternité n'advient dans le monde que par des hommes capables de se fier à tous, à quiconque, sans exclusive aucune. Que ces croyants rencontrent leur église n'est de soi un péril ni pour leur foi ni pour leur fraternité. Mais, ils ne peuvent éviter la perte que s'ils poursuivent avec exigence, une certaine expérience que nulle foi, nulle église n'assurent. Plus profondément que l'appartenance à une communauté, plus profondément aussi que tout engagement dans une foi, il y a la fraternité elle-même. On pourrait la tenir comme un objet que l'on vise, tout comme on peut faire pour Dieu dans le cas de la foi religieuse. Mais on peut aussi se refuser à la prendre pour un objet. Elle serait alors plutôt une forme ou un mode d'existence.

La comparaison que nous venons de faire avec la foi religieuse n'est pas déplacée ici. Elle nous était pour le moins suggérée par le texte même de René Char. Il écrivait croyant, il écrivait église et, quand il écrivait fraternel, on peut encore penser qu'il n'excluait pas la foi religieuse. C'est pourquoi nous pouvons nous demander si, en nous autorisant du texte du poète, nous n'avons pas développé une pensée religieuse au sens qu'a cet adjectif dans notre culture. Aussi, le moment est-il venu de nous interroger sur la pertinence d'un tel vocabulaire religieux. Quel rapport entretient-il avec son emploi dans la tradition où il a vu le jour, la tradition biblique et chrétienne ? S'agit-il d'une même expérience, autrement énoncée, ou de l'énonciation identique de deux expériences, radicalement différentes l'une de l'autre ? Et la différence, si elle existe, serait sans doute à chercher non dans les termes de croyant ou d'église mais dans celui de fraternité par le fond. Celle-ci, en venant à la place de Dieu, suffirait à distinguer l'une de l'autre les deux expériences. À moins que - pourquoi pas ? - en essayant de les distinguer l'une de l'autre, nous ne soyons conduits invinciblement à les rapprocher étroitement, s'il est vrai que Dieu et la fraternité par le fond ne désignent pas des objets ou des contenus mais des formes et des modes. Alors c'est encore de Dieu qu'il s'agirait dans la fraternité par le fond. De Dieu ? De fraternité par le fond ? Non, pas exactement, mais plutôt de notre rapport à cette fraternité et à ce Dieu, ce qui n'est pas la même chose.

Il nous faut donc examiner de plus près ce que nous comprenons par fraternité par le fond. Puisque la rencontre d'une église était censée supprimer une telle fraternité, nous avons d'abord supposé qu'elle la remplaçait par une fraternité de surface, restreinte, limitée par les frontières d'un groupe. La mention qui était faite d'une église pouvait raisonnablement nous diriger dans ce sens. Cependant, nous avions remarqué que d'une fraternité à l'autre, il y avait une différence d'ordre, non de degré. On ne passe pas de l'une à l'autre sans rupture. Et l'appartenance à une communauté que l'on peut compter n'empêche pas de poursuivre le vœu d'une fraternité par le fond. D'ailleurs, dans l'histoire, il n'y a pas de groupe social qui réaliserait par lui-même cette fraternité, qui lui serait adéquat. Car elle ne relève pas du nombre. De ce fait, elle peut être vécue même dans l'exiguïté d'un petit cercle. La fraternité par le fond, on l'a dit, est vécue à l'optatif, elle est désir. Le mensonge ou l'illusion peuvent s'introduire en elle. Mais ils ne lui sont pas inhérents.

Ainsi le fond désigne-t-il dans la fraternité la vérité, inentamable, du désir. Ce désir peut être déçu dans sa réalisation, et même il l'est toujours chaque fois qu'il se confond avec le rêve d'une fraternité qui serait coextensive à la société humaine tout entière, considérée dans l'espace et dans le temps. Mais ce désir n'est regardé comme une illusion ni par le poète ni par le croyant ni par son église. Pour le coup ils se rencontrent tous les trois pour confesser la vérité qui habite ce désir. On peut tout au plus soutenir qu'ils diffèrent par les chemins qui les conduisent à cette confession. Ainsi n'hésitera-t-on pas à qualifier de profession de foi la démarche du croyant et de son église. Quant à l'autre, celui qui se démarque du croyant, on pourra nommer sa démarche proclamation de fraternité. Mais, dans tous les cas, il y va de la vérité, d'une même vérité sur laquelle des chemins différents se croisent.


Le désir d'une fraternité par le fond est donc commun au croyant et aux autres. Ils entendent également l'appel qui s'adresse à eux dans ce désir, même s'ils y répondent toujours insuffisamment. En un mot, ils se croisent dans une telle fraternité comme sur un terrain qu'ils traverseraient ensemble. Mais il en va de cette traversée comme il arrive à deux fleuves qui se rejoignent pour former un lac dans lequel ils se réunissent pour un temps avant d'aller plus loin. Il semble alors qu'ils se confondent. Mais il n'en est rien. En fait ils ne perdent pas la direction de leur cours respectif. Chacun d'eux va dans le sens qui est le sien, comme le révèle quelquefois un léger frémissement à la surface des eaux. Ainsi en est-il quand le croyant et les autres sont fraternels par le fond. Une différence demeure entre eux. Ils n'ont pas la même façon de passer par ce fond, où ils paraissent d'abord indiscernables l'un de l'autre. Car ils ne se rapprochent pas au point de se mêler. Bien plus, l'orientation propre à chacun apparaît encore en ce lieu où ils sont ensemble. C'est même là peut-être qu'elle se manifeste avec le plus de clarté.

Les autres que le croyant s'en tiennent à la pratique optative de la fraternité par le fond. Non qu'ils s'arrêtent à cette pratique, qu'elle leur suffise, qu'ils se refusent à aller plus loin. C'est seulement au regard de qui ne partage pas leur pratique que celle-ci pourrait paraître inachevée. Eux-mêmes ne la vivent ni comme satisfaisante ni comme déficiente. Ils ne lui demandent pas autre chose que l'immense ouverture qu'elle leur apporte sur l'universalité humaine. Ils n'estiment pas, par exemple, qu'il y aurait plus à attendre et, notamment, qu'il faudrait fonder sur autre chose qu'elle-même la fraternité par le fond. En effet, selon eux le fond qu'ils touchent en elle n'a pas besoin lui-même d'un fondement. La pensée d'une base, qui serait nécessaire, leur est étrangère.

Qu'en est-il du croyant ? Ne pourrait-on pas soutenir que lui non plus mais pour des raisons qui lui sont propres, qui tiennent à sa foi elle-même, ne va pas plus loin et qu'il ne cherche pas d'au-delà à l'expérience qu'il vit en étant fraternel, lui aussi, par le fond ?

 

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Guy Lafon - 15/10/2004