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L'espérance de Dieu

Biographie  

L'espérance de Dieu, Etudes n°368/2, février 1988, pages 231-244.

" La foi que j'aime le mieux, dit Dieu, c'est l'espérance." (1)

 

UNE CONTRADICTION ÉNIGMATIQUE

" Cas de contradictoires vrais. Dieu existe. Dieu n'existe pas. Où est le problème ? Je suis tout à fait sûre qu'il y a un Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que mon amour n'est pas illusoire. Je suis tout à fait sûre qu'il n'y a pas de Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que rien de réel ne ressemble à ce que je peux concevoir quand je prononce ce nom. Mais cela que je ne puis concevoir n'est pas une illusion "(2) .

Ainsi s'exprimait Simone Weil. Or, en parlant à la première personne, elle sollicite l'adhésion de ceux qui la lisent. Que ferai-je donc du je qui parle ici? Me distinguerai-je de lui, comme lorsque j'écoute un autre s'adresser à moi ? Ou bien le ferai-je mien et adopterai-je la pensée qu'il soutient ? Bref, puis-je commenter un tel texte à la façon d'un objet qui me serait étranger ?

Si je tiens à remarquer d'emblée l'appel que ce texte m'adresse à choisir de l'assumer, c'est sans doute parce que je sens d'abord une extrême résistance à répondre positivement à un tel appel. En effet, il m'établit dans le malaise d'une contradiction difficilement supportable. je ne suis pas placé devant un embarras seulement logique, qui affecterait objectivement les propositions que j'énonce et que je jetterais devant moi, hors de moi, comme on fait d'ordinaire pour les données d'un problème. Les paroles de Simone Weil, si je les fais miennes, introduisent en moi la contradiction qu'elles expriment. Mon je s'en trouve divisé en lui-même, contre lui-même, il est comme éclaté. Je ne suis pas en face d'un spectacle, au cours duquel je pourrais contempler ma division intérieure. Un conflit est en moi avant que j'en décide. Je ne le réfléchis que parce que je l'éprouve.

Où serai-je conduit, si j'endosse la responsabilité de tels propos ? Cela, je ne le sais pas encore, et c'est bien ce qui ajoute encore à mon inquiétude. Pourtant, je pressens - oui, rien de plus encore qu'un très obscur pressentiment - que je ne peux pas me dérober à un tel fardeau. Mais sans, doute est-ce là une décision dépourvue des garanties d'une claire vision. Nul savoir ne vient conforter mon vouloir. Cependant, ce vouloir, puisque rien ne le détermine en dehors de lui-même, ne me prive pas de liberté. Il me donne plutôt, mais abyssalement, à l'énigme insoluble de ma liberté : insoluble parce qu'étrangère à l'idée même d'une quelconque solution, s'il est vrai que les problèmes seuls comportent des solutions, non les énigmes. Or, ici, il y a bien énigme, puisque je me trouve moi-même impliqué dans une contradiction qui n'a que les apparences d'un problème.

L'EXISTENCE DE DIEU ET LA VÉRITÉ

" Je suis tout à fait sûre qu'il y a un Dieu... Je suis tout à fait sûre qu'il n'y a pas de Dieu... " Ainsi donc, quand il s'agit d'un Dieu, c'est d'abord la certitude concernant son existence qui occupe ma pensée. L'existence elle-même devient l'objet premier de mon attention, comme si, dans le cas de Dieu, le fait d'exister ou de ne pas exister était suprêmement important. Mais si j'accorde une telle valeur au seul fait d'exister, c'est parce que, dans le cas d'un Dieu, je n'arrive pas à affirmer ni à nier qu'il en existe un sans être aussitôt en contradiction avec moi-même.

Si je continue cependant à tenir à l'idée de vérité, n'ai-je pas à craindre que la vérité de tout jugement d'existence ne se trouve compromise ? En effet, je me demande si, à partir de là, mon incertitude ne va pas s'étendre. Ne serai-je pas conduit à douter radicalement de ma capacité à juger de quelque existence que ce soit ? Des formules aussi simples que " il y a " ou " il n'y a pas " auraient-elles perdu pour moi toute certitude ? Alors qu'à propos de tout, hormis un Dieu, mon jugement s'exerce, ne fût-ce qu'avec une assurance relative, pour décider de l'existence, la difficulté que j'éprouve ici ne me découvre-t-elle pas mon impuissance à dire le vrai sur quoi que ce soit ?

Or, si j'entends bien Simone Weil, cette inquiétude est déplacée. Je n'ai pas à redouter que ma pensée se meuve dans les inconsistances de la fiction, si habitée qu'elle demeure pourtant par la contradiction touchant l'existence de Dieu. Aussi bien, si j'en doutais, devrais-je renoncer à former le moindre raisonnement, et même à parler. Mais si mon pouvoir de dire le vrai demeure intact, quand il s'agit de l'existence de ce qui est moi, de mon amour, ou de l'aptitude de mes concepts à atteindre le réel hors de moi, il semble qu'il ne puisse plus s'exercer à propos de l'existence d'un Dieu, puisqu'il me maintient alors dans l'incertitude.

Une bien étrange situation s'ensuit. Je me tromperais en jugeant qu'il n'existe pas de Dieu. Mais je me tromperais en jugeant qu'il en existe un. Par conséquent, dans le cas d'un Dieu, je ne dois conclure d'abord ni à l'existence ni à l'inexistence, mais il me faut commencer par considérer les chemins qui me mènent à l'une ou à l'autre, parce que, eux du moins, je les connais avec certitude.

Quelles suites puis-je donc donner à ces pensées ?

Je me refuse à estimer que ces pensées répugnent à la raison, puisque j'y souscris sans perdre ma confiance en la force de la vérité. Tout au plus sont-elles étrangères à une intelligence qui mesure la vérité indépendamment du geste d'esprit qui la profère. Mais elles ne le sont pas à un esprit qui accepte d'approfondir, sans chercher à la supprimer, l'énigme dans laquelle il est pris. Ces pensées relèvent d'une raison spirituelle prête à réfléchir sur la portée d'un amour qui " n'est pas illusoire ".

" AMOUR D'IMAGINATION " ET " AMOUR AGISSANT "

Dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski raconte la visite d'" une dame de peu de foi " chez le starets Zosime(3) . Elle est venue lui faire part d'une souffrance intime. " ... Je souffre, excusez-moi, je souffre... - De quoi souffrez-vous particulièrement ? - je souffre... de ne pas croire... " Ce n'est plus la contradiction, celle qui divise l'intelligence contre elle-même, mais c'est la souffrance, profonde, de l'esprit blessé. Cette dame éprouve la douleur de ne pas atteindre à une certaine disposition tout intérieure : la croyance. Mais l'absence de croyance ne peut faire si mal qu'en raison du manque d'un objet sur lequel la croyance ne parvient pas à se reposer. Aussi Zosime commence-t-il par demander à sa visiteuse quel est l'objet qui lui échappe et dont l'absence cause son tourment: " De ne pas croire en Dieu ? " Or la réponse vient aussitôt, énergique et précise, mais bien différente de celle qu'on pouvait attendre : " Oh, non, non, je n'ose pas penser à cela; mais la vie future, quelle énigme: personne n'en connaît le mot ! ... "

Ainsi, l'existence, et rien d'autre, demeure bien encore l'enjeu du débat. Mais il ne s'agit plus de l'existence d'un Dieu, du moins en premier lieu, comme dans le texte de Simone Weil. L'interrogation, qui va jusqu'à l'angoisse, porte maintenant sur l'existence même de celle qui interroge. L'inconcevable, c'est sa propre existence, lorsque son esprit est hanté par la pensée de sa mort : " Cette idée de la vie d'outre-tombe m'émeut jusqu'à la souffrance, jusqu'à l'épouvante... " Cependant, la dame perçoit comme une indécence dans l'expression de son effroi. Elle en a honte, comme d'une faiblesse qui ne convient pas (4).

Or Zosime ne trouve rien qui soit déplacé dans l'aveu de cette panique. Il ne réduit pas celle-ci aux mouvements d'une affectivité qui s'égarerait. Encore moins la soupçonne-t-il de manifester un attachement exagéré, égoïste, à soi-même. " Ne vous inquiétez pas de mon opinion, répondit le starets ; je crois parfaitement à la sincérité de votre angoisse. " Ainsi, le confident, abordé comme un homme capable de guérir, efface sa subjectivité particulière. Il n'a pas à traiter de la douleur dont il reçoit le cri. Il est plutôt mis en situation de la traiter, et il ne le peut qu'en prenant au sérieux le tourment dont il est le témoin. Aussi bien n'aura-t-il pas à argumenter, mais à indiquer un chemin à prendre. Il peut donc laisser se déchaîner la demande éperdue d'une démonstration. Il y entend seulement l'appel qui lui est adressé à prononcer la parole secourable d'un homme d'expérience. Car la réponse qui est attendue de lui n'est pas une solution, quoi qu'en dise celle qui l'interroge avec insistance. Cette femme ne réclame pas l'administration d'une preuve. Elle cherche bien une vérité, mais elle pressent que celle-ci commencera à naître lorsqu'elle sera délivrée de sa solitude par la parole d'un autre (5).

Il reste maintenant au starets à faire reconnaître à son interlocutrice la double acception de la vérité dont elle avait elle-même, sans bien s'en rendre compte, donné la formule : il y a la vérité de la preuve et la vérité de la persuasion ou, si l'on préfère, celle de l'intellect et celle de l'esprit. " Assurément, lui répond-il ; mais ces choses-là ne peuvent pas se prouver, on doit s'en persuader. " Il n'en faut pas davantage pour que la dame saisisse qu'à la place de la neutralité impersonnelle d'une démonstration doit venir la particularité bien singulière d'une manière d'être ou, plutôt, de se conduire. Au fond, elle ne se trompait pas, en dirigeant son attention sur son existence plus que sur l'existence d'un Dieu. Son erreur consistait seulement à vouloir se voir exister " outre-tombe " (6).

Alors le guide peut faire entendre son message, qui n'est pas une leçon, mais un ordre de marche. Il la délivre ainsi non seulement de son obsession douloureuse, mais encore de son souci de questionner. Elle ne cessera pas pourtant d'avancer, d'avoir à faire une route, elle ne trouvera pas le repos, mais elle sera déchargée de la peine qui la dévore au point de lui représenter son existence à venir détruite. L'imagination de son anéantissement futur sera dissipée par l'effort de son " amour agissant " et celui-ci s'accompagnera de la paix de la croyance, d'une croyance qui, inséparablement, porte sur l'existence d'un Dieu et sur le caractère indestructible de sa propre existence (7).

En évoquant un "amour qui agit ", Zosime a touché au vif la racine du malheur qui accable la dame. Car son malheur se nourrit d'un amour qui se satisfait de rêver d'aimer. En fait, l'imagination de sa destruction définitive ne fait qu'un avec un amour d'imagination. " L'amour agissant ? Voilà encore une question, et quelle question ! Voyez j'aime tant l'humanité que - le croiriez-vous ? - je rêve parfois d'abandonner tout ce que j'ai... et de me faire sœur de charité. Je ferme les yeux, je songe et je rêve ; dans ces moments-là, je sens en moi une force invincible. Aucune blessure, aucune plaie purulente ne me ferait peur, je les panserais,, les laverais de mes propres mains, je serais la garde-malade de ces patients, prête à baiser leurs ulcères... "

Or cet amour d'imagination n'est pas en lui-même une misère, ni même une faute (8). S'il y a un vice dans un tel amour, c'est qu'il ne passe aux actes durablement qu'à condition d'être payé de retour. " Figurez-vous, dit la dame, j'ai déjà décidé avec un frisson : "S'il y a quelque chose qui puisse refroidir sur-le-champ mon amour 'agissant' pour l'humanité, c'est uniquement l'ingratitude". En un mot, je travaille pour un salaire, je l'exige immédiat, sous forme d'éloges et d'amour en échange du mien. Autrement, je ne puis aimer personne. " En somme, elle ne se trompait pas non plus tellement quand elle se figurait inexistante. Son erreur résidait dans l'imagination de son anéantissement à venir. Mais, en un certain sens, elle soupçonnait bien qu'elle avait réellement à ne pas rechercher d'exister. Elle avait, en effet, à renoncer à acheter sa propre existence au prix de son dévouement, et cela dès à présent. Elle avait donc bien raison d'estimer que sa générosité rêvée la rendait inconsistante et renvoyait aussi, dans le même temps, à l'inconsistance l'existence d'un Dieu, même si elle n'allait pas jusqu'à oser se prononcer formelle sur ce dernier point.

Mais tout cet entretien serait un déni de la vérité qui est en train d'affleurer, si Zosime s'érigeait en juge, voire en bourreau. Car il est là pour apporter un soulagement, sinon pour guérir. Aussi, en réponse au défi de cette femme, pres-que dressée contre lui, se met-il à raconter l'histoire d'un médecin de sa connaissance - ne songerait-il pas à lui-même ? - qui, lui aussi, faisait confidence de son " amour de l'humanité en général " et de son impuissance à aimer " les gens en particulier, comme individus " : " Je deviens, disait-il, l'ennemi des hommes dès que je suis en contact avec eux. En revanche, invariablement, plus je déteste les gens en particulier, plus je brûle d'amour pour l'humanité en général. "

Or c'est là peut-être une tentation commune à tous. Il n'y a pourtant pas " de quoi désespérer ", observe le starets. Mais encore ne faut-il pas, par un subtil et redoutable retour sur soi, souhaiter qu'on nous complimente pour avoir reconnu notre impuissance à aimer sans chercher la gratitude. Zosime en avertit gravement sa visiteuse. Qu'elle regarde donc sa lucidité sur elle-même seulement comme une étape sur le chemin, non comme le terme de celui-ci. Sinon, elle serait encore prisonnière de son amour d'imagination (9).

L'avertissement n'était pas inutile. Car l'amour d'imagination est si tenace qu'il conduit, en effet, à la satisfaction de l'avoir avoué, comme si nous cherchions alors, dans la confidence que nous en faisons, une dernière assurance sur nous-mêmes. Tel était bien le but que poursuivait la malheureuse : " Vous m'accablez ! Je comprends maintenant qu'en vous racontant mon horreur de l'ingratitude, j'escomptais tout bonnement les éloges que me vaudrait ma franchise. Vous m'avez fait lire en moi-même. "

Mais Zosime poursuit encore, avec la ténacité d'une douceur qui exige. Car l'introspection sévère ne serait encore qu'une ultime vanité si, pour éviter de se mentir, on en venait au dégoût des autres ou de soi, ou encore si l'on vivait dans la peur ou l'effroi devant le mal qu'on a pu accomplir. Tout le chemin parcouru serait alors perdu. " Ne craignez jamais votre propre lâcheté dans la poursuite de l'amour ; ne soyez même pas trop effrayée de vos mauvaises actions à ce propos..."

En donnant ces dernières recommandations, Zosime a bien conscience de porter le coup de grâce à celle qui l'écoute : il tue en elle les plus vivaces racines de l'égoïsme, mais pour qu'elle vive, pour qu'elle parvienne enfin à exister. Aussi va-t-il jusqu'à s'excuser presque de prescrire un pareil remède. Mais il n'y peut rien : telle est l'austère conduite qui se règle selon une logique spirituelle. Il faut accepter que se consume toute représentation de soi, que celle-ci soit donnée devant les autres ou devant soi-même. Parce que la raison spirituelle n'est pas une théorie, elle ignore et elle fuit toute théâtralité. La force du désir ne peut s'affirmer que dans le renoncement à la jouissance de tout phantasme. " L'amour d'imagination a soif de réalisation immédiate et de l'attention générale. On va jusqu'à donner sa vie, à condition que... tout s'achève rapidement, comme sur la scène, sous les regards et les éloges. L'amour agissant, c'est le travail et la maîtrise de soi, et pour certains, une vraie science... "

Il y a même plus encore. C'est l'idée même d'un progrès qui doit s'effacer d'une certaine manière. En effet, l'imagination se loge encore, ici du moins, dans la tentative de mesurer une distance par rapport à un terme. Aussi faut-il que la notion même de terme perde son acception courante et, surtout, qu'elle cesse de fasciner, quand il s'agit de Dieu. Car l'amour donné par Dieu ne se sépare pas du chemin qu'invente l'amour agissant, quand je marche, et cet amour agissant tend alors à s'identifier avec Dieu même. " Or, je vous prédis qu'au moment même où vous verrez avec effroi que, malgré tous vos efforts, non seulement vous ne vous êtes pas rapprochée du but, mais que vous vous en êtes éloignée - à ce moment, je vous le prédis, vous atteindrez le but et vous verrez au-dessus de vous la force mystérieuse du Seigneur, qui, à votre insu, vous aura guidée avec amour... " Telle est la réalité ultime que le starets Zosime promet à " une dame de peu de foi".

L'AMOUR DONNÉ

Les conseils du starets Zosime ne m'éloignent pas, autant du moins qu'il peut paraître d'abord, du raisonnement abrupt proposé par Simone Weil. Ici et là, en effet, l'attention se concentre bien sur le fait même d'exister. Mais, tandis que Simone Weil qualifie aussitôt cette existence comme existence d'un Dieu, Zosime fait se tenir ensemble la question de l'existence d'un Dieu et celle de ma propre existence. Plus précisément encore, il établit la croyance en l'existence d'un Dieu et l'espérance de l'immortalité de mon âme sur mon consentement, quoi qu'il m'en coûte, à ne pas me voir moi-même exister, sur la perte d'une assurance que je prendrais dans un amour d'imagination. Il m'invite ainsi à commenter la certitude que Simone Weil a de son amour. " Je suis tout à fait sûre que mon amour n'est pas une illusion ", écrivait-elle!

A vrai dire, pour que j'en vienne à ne pas douter de la réalité de mon amour et, par suite, de l'existence d'un Dieu, il faut que cet amour ne me recourbe pas sur moi-même, dans une sorte de crispation et d'avidité d'exister. Pour devenir sûr de mon amour, il ne me reste donc qu'à le diriger vers autrui, et non pas vers la pensée de l'amour d'autrui; il me faut m'engager dans un amour d'autrui qui soit non pas réussi, ni même parfait, mais effectif. Or l'engagement dans un amour d'autrui effectif est une rude expérience. Non pas seulement parce qu'il réclame de moi la continuité et l'acceptation d'autrui tel qu'il est en sa singularité. Mais, paradoxalement, parce que l'effectivité de l'amour d'autrui m'ôte toute certitude sur la réalité de cet amour. Car la certitude d'un tel amour ne pourrait me venir que de la gratitude, manifestée ou seulement attendue, que me retournerait autrui. Or c'est à cela qu'il me faut renoncer pour que cet amour soit effectif.

Zosime m'introduit dans une critique de la certitude dont peut-être je ne pourrai pas supporter jusqu'au bout l'exigence. Au reste, cette critique a-t-elle même une fin ? Si elle devait se résoudre dans le scepticisme, j'aurais du moins atteint à la certitude de l'incertitude. Or il n'en est rien. Si cette critique est exigeante, c'est parce qu'au lieu de m'installer quelque part, ou de ne me conduire nulle part, elle me rive à la marche, elle m'astreint à ne pas quitter le chemin, et non pas celui qui existe déjà, mais celui que je fais en marchant. Car c'est, très littéralement, en faisant route que naît, dans l'endurance du temps, non pas la certitude ni l'incertitude touchant l'existence d'un Dieu ou ma propre existence, mais, ce qui est tout autre chose, l'espérance de l'une et de l'autre. Autant dire que je ne les atteins qu'en les manquant présentement. C'est peu même de dire qu'elles sont ôtées à ma vue, comme lorsqu'on est dans la nuit. Car ne pas voir, ne pas se représenter, suppose encore qu'on pourrait voir et se représenter. Or " l'amour agissant " ne laisse pas même le soutien qu'apporte encore la vision perdue, impossible, ou seulement difficile, comme par l'effet d'une brume ou d'un voile. Zosime m'avertit que cet amour est " cruel et effrayant ". Si encore je pouvais me dire " Il me faut me perdre. Quand je serai sûr de m'être perdu, alors je me trouverai moi-même, et Dieu aussi. " Mais, justement, la sûreté, qui accompagnerait ma certitude de me perdre " jusqu'à l'abnégation totale " m'est, elle aussi, enlevée.

Pourtant, je ne suis pas miné par le doute, qui ne serait encore qu'une forme d'attachement à ma propre imagination. Rien donc que le feu, consumant, de l'espérance, qui n'a rien de commun ni avec les consolations de la certitude, ni avec les affres du doute. Pas même de repli possible dans la jouissance du pathétique de ma situation inconfortable. Ce retrait dans l'attention sensible à la contradiction qui me divise me détacherait d'une autre épreuve, inévitable : celle du temps et de la marche dans le temps, ces conditions de l'espérance. Je n'ai pas le temps de m'arrêter pour me sentir souffrir.

Mais, dans ces conditions, puis-je encore parler de vérité à propos de l'existence d'un Dieu ? Car la vérité est communément liée à la certitude. Or, maintenant, l'espérance, qui pourtant ne me rend pas incertain, m'emporte aussi bien loin de la certitude. Il y a cependant une vérité dans cette espérance, puisque, sur la voie que je trace et où je marche, je suis appelé à éviter " tout mensonge, le mensonge vis-à-vis de soi en particulier " et aussi " la crainte ", qui est " la conséquence de tout mensonge ". Il me faut donc parvenir à former une pensée nouvelle de la vérité, différente de celle qui se joint à la certitude que quelque chose ou quelqu'un, Dieu ou moi-même, existe ou n'existe pas. Où la trouverai-je donc, cette pensée de la vérité d'espérance ?

J'ai reçu d'une longue tradition l'idée que la vérité suppose toujours, de quelque façon, une certaine correspondance. Mais, ici, je ne peux plus entendre cette correspondance comme une adéquation entre un concept de Dieu ou de moi-même et, d'autre part, la réalité d'une existence que visent ces concepts. En effet, l'espérance m'interdit d'admettre toute simultanéité entre de tels concepts et la réalité qui leur correspondrait, puisqu'elle institue un intervalle et place, dans cet intervalle, l'épreuve de la marche dans le temps. Si correspondance il y a - comment échapper à ce schème de la correspondance dans une pensée de la vérité ? -, c'est entre l'espérance et le don qui m'est fait d'espérer. A mon espérance répond le don d'espérer ou, plus exactement, puisqu'il s'agit d'un don, mon espérance répond à ce don, comme son fruit.

Pourquoi cette pensée du don, et du don d'espérer ? Une telle pensée m'est suggérée par l'enseignement même de Zosime. N'a-t-il pas dit : " Efforcez-vous d'aimer votre prochain avec une ardeur incessante. A mesure que vous progresserez dans l'amour, vous vous convaincrez de l'existence de Dieu et de l'immortalité de votre âme " ? Or, d'autre part, il a terminé sa conversation par ces mots " ... vous verrez au-dessus de vous la force mystérieuse du Seigneur qui, à votre insu, vous aura guidée avec amour. " Ainsi donc, pour reprendre les mots de Simone Weil, si " mon amour n'est pas illusoire " et si, en outre, ce Dieu " que je ne puis concevoir n'est pas une illusion ", ne faut-il pas que ce soit un amour qui me donne l'un et l'autre ?

Tout se ramène peut-être à cette formule, simple mais prégnante : l'amour est donné. J'entends par là que " l'amour agissant ", c'est celui que je n'ai pas, mais que je donne, alors que, dans " l'amour d'imagination ", je ne donne rien, je garde, je retiens. Mais si l'amour, mon amour, n'existe que d'être donné, je ne peux plus penser que c'est moi qui le donne : il est donné, en ce sens précis que, dans " l'amour agissant ", j'en viens à découvrir, ou plutôt à confesser, qu'il m'est donné d'aimer.

Puis-je aller plus loin ? Non, sans doute. D'ailleurs, pourquoi voudrais-je aller plus loin qu'espérer, que recevoir mon espérance comme le fruit d'un don, de l'amour donné, au sens que je viens de dire ? Est-il donc insuffisant de seulement espérer, si l'espérance lève comme ce qui naît d'un amour donné ? Pour qui donc me prendrais-je encore, si je souhaitais plus ou mieux qu'une telle espérance ? Ne chercherais-je pas, secrètement, tenacement, à croire triomphalement à l'existence de Dieu et à l'existence de mon âme immortelle, dans la pensée obstinée que seule une conviction triomphale me préserverait d'être rongé par le doute, alors que celui-ci n'est encore, pour un " amour d'imagination ", que l'envers de celle-là ? Mais qu'ai-je à faire du triomphe et du doute, lorsque j'espère et que l'amour donné est à la source de mon espérance ? Si j'en venais à supposer que ce sont là des conduites insuffisantes et fragiles, ne serais-je pas, de nouveau, la proie de ma suffisance et, sous prétexte de souhaiter plus de force, le jouet de ma peur, encore et toujours ?

VERS UNE RAISON SPIRITUELLE

En tout cela j'ai constamment parlé à la première personne. N'ai-je pas, de ce fait, présenté une suite de propositions qui ne tiendraient leur validité que de mon sentiment particulier, d'une expérience que d'autres que moi ne partagent pas nécessairement ? Puis-je donc prétendre que j'ai suivi ici une pensée de la raison?

Assurément non, si je considère le je comme le support de tout ce qui fait ma vie entre ma naissance et ma mort ou comme le centre vif qui colore de son affectivité toute mon histoire. Certes, le je est bien, en un sens, pour chacun, ce support et ce centre particuliers. Mais je n'est pas réduit à ces seules fonctions, puisque je peux dire encore je lorsque je prends la place, dans leurs textes, de Simone Weil, de la " dame de peu de foi ", de Zosime, pour ne rien dire de Dostoïevski. Le je indique alors un certain site de parole et de pensée, libre, ouvert, offert à qui veut bien le prendre et l'occuper : site anonyme, si l'on veut, pour autant qu'un nom, et surtout un nom propre, distingue entre tous celui qui le porte, et le caractérise dans sa particularité concrète incommunicable ; mais site personnel pourtant, s'il est vrai qu'en disant je, chacun se reconnaît et s'affirme singulier et universalisable par sa singularité même, parce que la singularité est en chacun la marque de son universalisation possible.

Au reste, c'est bien d'une telle singularité qu'il s'agit avec Simone Weil et Dostoïevski, alors que chaque lecteur reste pourtant libre de seulement prêter son je particulier à celui, tout aussi particulier, qui soutient leurs textes : chacun de nous peut, en effet, ne pas vraiment donner à ces textes l'accord de son je. En tout cas, il s'agit aussi d'une telle singularité dans les objets dont traitent ces textes : la pensée de l'existence ou de l'inexistence d'un Dieu, de l'immortalité de l'âme, de l'inconcevable, de l'amour, de l'amour d'imagination et de l'amour agissant. Nous en avons un indice dans l'inflexion constante de la pensée vers l'expérience : une expérience qui, pour être particulière, et même datée, propre aux individus qui la revendiquent, ne se donne pas moins pour autant comme partageable ; expérience subjective, si l'on tient à ce mot, non pas cependant au sens où chacun est, en effet, unique, à cause de sa particularité, mais au sens où chacun, étant personnel, communique par là même, virtuellement, avec tous.

La raison spirituelle apparaît alors comme tout autre chose qu'une faculté de l'esprit : elle consiste en un exercice, ou une tâche, qu'invitent à entreprendre certaines expériences à cause de leur singularité et donc, simultanément, de leur postulation à une validité universelle. Pour illustrer le principe d'une telle raison spirituelle, j'esquisserai seulement ici une analogie, je ne la propose d'ailleurs, pour le moment, que dans l'intuition centrale qui peut la recommander à l'attention. Elle m'est inspirée par Kant, dans sa Critique de la Faculté de juger(10).

N'en va-t-il pas, dans la raison spirituelle, comme lors-que je juge qu'une chose particulière est belle ? Dans les deux cas, je ne quête pas anxieusement les suffrages d'autrui, pour soutenir par eux mon jugement et m'assurer que je ne me trompe pas. Je n'ai pas besoin non plus de prétendre imposer à tous mon propre jugement, afin d'être certain d'avoir raison. Ces accords empiriques, fussent-ils même réalisés sans violence sur autrui, porteraient atteinte à l'indépendance de la force de vérité qui m'habite. L'arrogance et l'angoisse, ces violences que j'exercerais contre moi-même, révéleraient, comme des symptômes, l'absence de désintéressement qui troublerait alors mon jugement.

Or le désintéressement va avec la souveraineté. Je reste donc sereinement souverain, alors même que je me vois contredit et que la particularité de mon jugement ne coïncide pas avec celle du jugement d'autrui, et je me sais réellement fraternel avec tous, y compris ceux qui ne me rejoignent pas et dont le jugement diffère du mien par sa teneur empirique. Ainsi, avec tous ceux qui, comme moi, disent pareillement je, il m'est loisible de déclarer, en des termes pris à Kant : chacun doit admettre le jugement que je prononce, tout particulier qu'il soit, même s'il est vrai que chacun ne l'admettra pas ; car, entre nous tous, existe la possibilité réelle de nous accorder ; mais cette possibilité, qui nous réunit, nous dépasse chacun dans notre particularité empirique : elle nous est, littéralement, commune.

L'OBLIGATION COMMUNE À DONNER GRATUITEMENT

Pour considérer comme commune la possibilité réelle de notre accord, dans le respect des différences entre nos adhésions respectives, encore faut-il que je réveille la signification de la notion de communauté.

A vrai dire, s'il y a rassemblement et réunion, c'est, très précisément, dans et sur une certaine charge (munus s'entend encore dans communis !) ou, si l'on préfère, une certaine obligation de répondre, une responsabilité. Or il n'est de responsabilité reconnue et prise par moi que si elle m'est, au moins virtuellement, donnée par d'autres. Une responsabilité est elle-même un don, gratuitement conféré, qui établit celui qui le reçoit en situation de pouvoir et de devoir librement donner, sans que nulle contrainte s'y ajoute (11).

Je nommerai donc communs tous ceux qui ont part à la même responsabilité de donner gratuitement, c'est-à-dire tout homme qui dit je, et tous les hommes. Ainsi la notion de communauté n'a pas d'abord une signification logique. Elle contient l'obligation mutuelle à donner gratuitement, où se trouvent tous ceux qu'elle rassemble. Elle a d'abord une signification anthropologique et sociale.

En affirmant la possibilité réelle d'un accord entre nous, je rejoins donc, en deçà de toute générosité, même somptuaire, en deçà de toute appropriation sectaire, ou même de toute attente intéressée, l'humble condition de l'alliance selon laquelle les hommes se reconnaissent les uns les autres dans l'obligation réciproque de simplement donner la souveraineté paisible de chacun ne va pas sans l'allégeance à une loi, qui est d'échange, et d'échange gratuit, non de ceci ou de cela, mais du geste même de donner.

Mais est-ce que je ne croise pas, à ce moment, l'aveu que je faisais d'un amour donné, quand j'analysais, à la suite du starets Zosime, les conditions, spirituelles et pratiques, de l'espérance pour " une dame de peu de foi " ? L'obligation commune de donner gratuitement n'est-elle pas la racine de " l'amour agissant " ?

 

Guy LAFON

 

(1)Charles Péguy, Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu. Oeuvres poétiques complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 116.

(2)Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, 10/18, 1962, p.116.

(3)Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 57-61. Le texte de la traduction a été très légèrement modifié en quelques endroits.

(4)" Et je ne sais à qui m'adresser, continue-t-elle, je n'ai jamais osé durant toute me vie... Maintenant je me permets de m'adresser à vous... O Dieu! pour qui allez-vous me prendre ! " .

(5)"Comment me convaincre ? Je suis venue m'incliner devant vous et vous prier de m'éclairer. Car si je laisse passer l'occasion présente, plus jamais on ne me répondra. Comment me persuader ? D'après quelles preuves ? Que je suis malheureuse! Autour de moi, personne ne se préoccupe de ces choses, et je ne saurais endurer cela toute seule. C'est accablant. "

(6)"Je mourrai, avait-elle dit, et il n'y aura rien, et "seule l'herbe poussera sur ma tombe", comme s'exprime un écrivain.. ."

(7)" Par l'expérience de l'amour qui agit, dit le starets Zosime. Efforcez-vous d'aimer votre prochain avec une ardeur incessante. A mesure que vous progresserez dans l'amour, vous vous convaincrez de l'existence de Dieu et de l'immortalité de votre âme. Si vous allez jusqu'à l'abnégation totale dans votre amour du prochain, alors vous croirez indubitablement, et aucun doute ne pourra même effleurer votre âme. C'est démontré par l'expérience. "

(8)"C'est déjà beaucoup que vous ayez de telles imaginations, déclare Zosime. Par hasard, il vous arrivera vraiment de faire une bonne action... "

(9)"Vous avez déjà fait beaucoup pour être capable de vous connaître vous-même, si profondément, si sincèrement. Si vous ne m'avez parlé avec une telle franchise que pour m'entendre la louer, vous n'atteindrez rien, assurément, dans le domaine de l'amour agis-sant; tout se bornera à des rêves, et votre vie s'écoulera comme un songe... "

(10)Cf. Kant, Critique de la Faculté de juger. Trad. A. Philonenko. Vrin, Bibliothèque des Textes philosophiques, 1984, Première section, Livre 1, p. 49-177.

(11)Cf. Emile Benveniste, Le Vocabulaire des Institutions indo-européennes, t.l. Ed. de Minuit, 1969, p. 96-101.

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Guy Lafon - 01/08/2004