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Christianisme et révélation

Biographie  

"Christianisme et Révélation. Une méditation de théologie première", Lumen Vitae, 1980, n°2, pages 147-155.

L'entretien, l'œuvre et les choses

Nous parlons, nous écoutons. Nous lisons, nous écrivons. Qu'est-ce qui est premier? La parole ou l'écoute? La lecture ou l'écriture? Il est sans doute impossible d'en décider. L'ex-périence nous enseigne que les muets ne parviennent pas à parler vraiment, quand aussi ils sont sourds. Ce qui est sûr, c'est notre appartenance à un champ où nous parlons et où nous écoutons, où nous lisons et où nous écrivons. Convenons de nommer ici entretien ce champ auquel nous appartenons.

Parler, écouter, lire, écrire ne mettent pas en jeu seulement des mots et des phrases. L'entretien se poursuit aussi entre nous avec des gestes et avec leurs résultats, avec leurs fruits. Une main trace des lignes, et voici un dessin. Un groupe d'hommes se rassemble, travaille, et voici une maison qui sort de terre. Des populations s'unissent, et voici une nation. S'entretenir, c'est aussi œuvrer. Convenons de nommer œuvre cet aspect de notre entretien.

Mais l'œuvre et l'entretien ont une limite inférieure, un en-deçà. En effet, œuvrer et s'entretenir seraient impossibles s'il n'y avait pas quelque chose à partir de quoi, sur quoi et avec quoi œuvrer, qui soutienne l'entretien, en quelque sorte, une matière. Convenons de nommer cette matière les choses. Ce mot nous renvoie, par exemple, à ces réalités élémentaires que sont l'eau, la terre, l'air, le feu, tous les corps. Sans ces réalités, il n'est pas d'entretien, il n'est pas d'œuvre.

Revenons maintenant sur ces trois termes dont nous venons de convenir. Tentons de les situer les uns par rapport aux autres et, surtout, de dégager le propre de ce que nous avons appelé les choses.

Ainsi nous pouvons observer que l'entretien enveloppe l'œuvre il n'est pas d'œuvre qui ne soit une façon de parler, d'écouter, de lire, d'écrire, et, par conséquent, de s'entretenir. L'œuvre, de son côté, donne à l'entretien quelque chose comme une consistance visible. Quant aux choses, elles permettent à l'œuvre d'être résistante, dure, et par là elles permettent aussi à l'entretien d'advenir.

Observons toutefois un trait de l'entretien et de l'œuvre, qui est étranger aux choses. Nous avons un pluriel ici, un singulier dans les deux premiers cas. N'est-ce pas déjà suggérer que les choses vont avec l'éclatement dans le multiple, tandis que l'entretien et l'œuvre unissent et, pour ainsi dire, fédèrent ceux qu'ils associent? L'attention à ce trait nous prépare à en retenir un autre. Alors que l'entretien et l'œuvre sont des noms auxquels peuvent se joindre des verbes - on dit : s'entretenir, et on dit œuvrer -, les choses, elles, n'ont pas de verbe qui leur soit pareillement lié. Les choses, disions-nous déjà, sont une limite inférieure, un en-deçà. Par ces expressions nous désignons un monde dont l'entretien et l'œuvre, si c'est possible, seraient absents, mais aussi un monde sans lequel, pourtant, ni s'entretenir ni œuvrer ne seraient là parmi nous. Rien ne se fait, ni entretien ni œuvre, sans les choses, mais les choses ne font rien. Entendons qu'elles sont dépourvues d'effectivité proprement sociale. Prises en elles-mêmes, les choses désignent l'absence d'œuvre et d'entretien. Quant à l'œuvre, apparemment si voisine des choses, mais seulement pour l'observation superficielle, elle nous rap-pelle toujours l'adhérence de notre entretien à la matière, elle nous préserve de le considérer comme une relation immatérielle entre nous. Mais l'œuvre ne peut nous faire oublier qu'elle est toujours autre chose que les choses. Elle est, au moins, la visibilité de notre entretien. Aussi bien est-ce, en définitive, notre entretien qui caractérise notre situation humaine. C'est par lui que nous sommes toujours déjà institués en humanité, aussi longtemps que nous ne sommes pas morts. Il caractérise notre situation humaine comme une situation de société. Nous pouvons donc maintenant nous attacher à considérer notre entretien pour lui-même.

Dieu en notre entretien

A considérer l'entretien en lui-même, nous comprenons que l'humanité est inséparable de notre appartenance à un ordre où des sujets, vous, moi, nous tous, nous existons du fait de nous lier les uns aux autres, du fait de communiquer. Toujours, sans doute, nous nous communiquons quelque chose ou, du moins, nous communiquons avec et en passant par quelque chose, ne serait-ce que par le souffle de notre voix, l'encre de nos lettres. Mais, radicalement, les choses, et l'œuvre qui n'est pas sans les choses, sont traversées par l'opération de notre relation, et celle-ci est faite de parole et d'écoute, d'écriture et de lecture. Nous existons ensemble de nous faire signe, de nous signifier les uns aux autres. Dans cette opération, l'un, l'autre, les uns, les autres, surgissent ensemble comme tels.

L'un surgit donc pour l'autre dans le lien qu'institue l'adresse mutuelle. Toute parole, toute écoute sont ainsi parole et écoute de l'autre. Or, si nous convenons qu'il en est bien ainsi, reconnaissons aussitôt que, de ce fait, nous tendons à délaisser une certaine question ou, du moins, à en diminuer l'importance, et c'est, très précisément, la question suivante, qui peut-être nous semble encore si naturelle : " Qu'y a-t-il derrière les mots et les phrases que nous disons ou entendons, que nous écrivons ou que nous lisons, qu'y a-t-il comme choses? " Nous en venons, en revanche, à nous intéresser plutôt à cette autre question " Que se passerait-il, si nous ne parlions ni n'écoutions, si nous n'écrivions ni ne lisions? "

Or cette dernière question, plus que l'autre, est bien propre à nous donner le vertige. Aussitôt, en effet, apparaît la possible supposition d'un désert, d'un vide, d'une absence toute nue. De ce désert, de ce vide, de cette absence toute nue notre entretien, qui est là, est la négation improbable et, pourtant, réalisée, effectuée. Ainsi l'attention portée à l'effectivité de notre entretien soulève pour nous la question de sa possible impossibilité, disons de sa contingence. Le jour de l'entretien est tout entier cerné de nuit, son existence est bordée de néant.

Pouvons-nous donner un nom à cet autre - on aimerait pouvoir dire: à cet autrement - que notre entretien, si improbable et pourtant actuel? Nous ferons, en tout cas, un pas d'importance, si nous parvenons à le nommer, cet autre, cet autrement. Alors en effet nous introduirons, puisque nous le nommerons, à l'intérieur de notre entretien cette altérité qui l'entoure, qui peut-être le menace. Et comment échapper à l'effort, sinon à la tentation, de nommer cette altérité? D'ailleurs, qu'avons-nous fait déjà en écrivant, ici même, ces mots de nuit, de néant? Et que ferons-nous encore si, au lieu de nuit et de néant, nous disons plutôt : Dieu? N'est-ce pas alors signifier clairement que le geste d'éloigner de nous la nuit, le néant, le geste de dire: Dieu, est proprement la condition de notre entretien ?

Mais est-ce un geste de même nature de dire nuit, néant et de dire Dieu?

Il semble, à première vue, qu'en disant Dieu, et non plus nuit ou néant, nous voulions signifier comme une certaine joie et une certaine confiance d'appartenir à l'entretien. Mais, demandera-t-on, pourquoi accepter la joie et la confiance plutôt que la tristesse et la crainte? Et que vient faire, dans un discours sur notre entretien, la mention de la joie, de la confiance, de la tristesse et de la crainte, tous termes qui relèvent de l'affectivité? En outre, sommes-nous en mesure de répondre à ce pourquoi que nous venons de formuler? Avons-nous les ressources suffisantes pour décider pourquoi il vaut mieux accepter la joie et la confiance plutôt que la tristesse et la crainte ?

La Révélation et la mort

Comment répondre à cette question, sinon en concédant que s'entretenir, être heureux - c'est-à-dire, vivre de confiance et de joie - et... Dieu sont trois désignations qui appartiennent à une même série? L'une d'elles, s'entretenir, porte sur la situation de société elle-même dans laquelle nous sommes toujours déjà pris avant de poser quelque question que ce soit. L'autre, le bonheur, porte sur une affection que nous ressentons, elle est de l'ordre de la jouissance. La troisième désignation, enfin, Dieu, porte sur un être auquel nous faisons référence. Voilà, certes, trois désignations bien différentes entre elles. Mais l'important pour nous ici consiste en ce qu'elles se trouvent réunies, en ce qu'elles forment une même série, comme si ces trois termes, l'entretien, le bonheur et Dieu étaient trois manières dont nous disposions pour pointer vers un inexprimable.

De cet inexprimable que savons-nous? Ne savons-nous de lui rien d'autre que ces désignations qui nous dirigent vers lui? Pas tout à fait. Car, si nous pointons vers lui comme nous le faisons, c'est en écartant, c'est en refusant une autre voie, symétrique, semble-t-il. Nous laissons de côté, en effet, une autre série de termes qui, elle, serait formée de l'absence d'entretien, du malheur et du néant.

Avant d'aller plus loin, soulignons que la formation de cette double série est, pour l'instant, une hypothèse que nous nous accordons, que nous demandons qu'on nous concède. Nous n'excluons pas que, le moment venu, la solidarité des trois termes dans chaque série doive être critiquée, voire brisée, et que l'entretien, par exemple, puisse aller avec le bonheur ou avec le malheur, mais soit séparé de Dieu. Au point où nous en sommes, pour continuer notre marche et, éventuellement, pouvoir rompre la solidarité des termes dans chaque série, nous demandons seulement qu'on nous accorde ces séries, chacune étant constituée comme nous le présentons.

Reprenons maintenant la question qui nous occupe. Qu'est-ce donc qui peut nous faire choisir une série plutôt que l'autre? Pourquoi l'entretien plutôt que son absence, le bonheur plutôt que le malheur, Dieu plutôt que la nuit du néant?

En revenant à présent à cette question, nous concevons sans doute mieux que le choix de l'une des séries tient tout entier au refus de l'autre. Tout se passe comme si la place était libre pour l'acceptation de l'une ou de l'autre et que l'accueil de l'une n'allait pas sans le rejet de l'autre. La série qui n'est pas retenue pourrait l'être. Ainsi l'absence d'entretien, le malheur et le néant sont-ils des possibles, mais des possibles supprimés par l'admission de leurs contraires. Ils n'apparaissent d'ailleurs comme des possibles qu'à celui qui a choisi l'entretien, le bonheur et Dieu. Une série est donc toujours choisie contre l'autre, comme dans un combat, et la réalité elle-même de ce combat comme ses enjeux n'apparaissent que dans le geste même de choisir. Vouloir fuir cette situation, ce serait prétendre, mais d'une prétention insoutenable, échapper à notre humaine condition.

Nous pouvons donc nous exprimer ainsi. Et, d'abord, négativement: quiconque choisit la série où Dieu se rencontre, celui-là exclut, du fait même, un ordre où régneraient, souverainement, l'absence d'entretien, le malheur et le néant. Parlons maintenant positivement: celui-là opte pour un ordre où Dieu est, par hypothèse, toujours associé à l'entretien et au bonheur. Parlons enfin polémiquement ou, plutôt, agoniquement, c'est-à-dire le langage du " combat spirituel ", dont Rimbaud écrivait qu'il " est aussi brutal que la bataille d'hommes ", et nous dirons alors: celui-là s'expose, comme un combattant, à lutter contre l'avènement d'un certain mutisme et d'une certaine nuit, de toute la vigilance de sa lutte il se dresse contre de tels adversaires par le choix opposé qu'il fait.

Resserrons encore notre propos. En choisissant la série où Dieu se rencontre, nous optons pour un ordre où parler, écouter, écrire, lire, s'entretenir sont toujours déjà donnés. Si nous convenons maintenant, et pour des raisons qui apparaîtront mieux plus tard, de nommer cet ordre " ordre de révélation ", nous saisissons aussitôt que la révélation ne vient pas s'ajouter à cet ordre où il y a Dieu, comme quelque chose qui suivrait son institution, mais qu'elle lui est identique, ne fait qu'un avec lui.

De nouveau, maintenant, demandons-nous: quelle preuve pouvons-nous produire qui nous assure qu'il est raisonnable de choisir l'ordre de révélation, qu'il vaut mieux le choisir?

Inévitable question. Vaine question.

La question est inévitable, car il n'est pas probable que l'ordre du mutisme et celui de la révélation, possibles l'un et l'autre, soient équivalents. Un poids, semble-t-il, doit faire pencher pour l'un plutôt que pour l'autre. La question est vaine car, en la posant, on oublie que le choix ne s'accomplit pas dans un raisonnement, mais dans la péripétie d'un combat où nous risquons notre vie, notre mort. Mieux même: dans un combat où vivre s'obtient, avec l'entretien, le bonheur et Dieu, contre la mort du mutisme, du malheur et du néant. Et l'on perçoit bien ici que vivre ne signifie pas le fonctionnement heureux des échanges biologiques. Vivre, c'est vivre humainement, dans un échange de reconnaissance, c'est vivre socialement, c'est s'entretenir.

Si donc nous voulons conserver ce mot de preuve, il doit perdre non pas sa valeur de raison, mais la connotation de calcul, de réussite, qui lui est communément liée, comme souvent à la notion de raison elle-même, il doit perdre son aspect logique de nécessité sans risque. La preuve devient ici l'épreuve où l'on s'expose, où la logique, la raison, c'est de s'exposer.

Pascal écrivait : " Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger . " (1) Cette phrase est bien propre à faire clairement entendre ce que nous disons. Ce qui est en cause, c'est le crédit que " je " vais faire, c'est-à-dire ce geste par lequel " je ", le sujet, va se maintenir en se confiant, en se remettant à ce qui lui permettra de tenir. Et qu'est-ce qui lui permettra de tenir? Des " histoires " : ce qui se raconte, ce dont on parle, ce qui s'écoute et se transmet, ce qui s'écrit et se lit. Mais quel est le thème de ces histoires, leur objet, leur référent? Rien n'en est dit. Seul est retenu le geste du narrateur, du scripteur, ici nommé témoin. Or ce geste n'est rien d'autre que le risque accepté de ne plus pouvoir laisser sortir de sa gorge ces histoires dont on témoigne, le risque de mourir égorgé. Ainsi le crédit des histoires qui, étant ce qui donne à parler, permettent et prolongent l'entretien - ce crédit ne va pas sans l'affrontement de la mort pour celui qui les récite. La vérité des histoires, la preuve faite qu'elles sont vraies, qu'il y a matière à histoires, c'est-à-dire qu'est vrai un ordre où l'on s'entretient sans fin - cette vérité et cette preuve sont toujours de nouveau à faire, elles ne se soutiennent que de la possible exécution du témoin. L'ordre de révélation ne s'élève donc parmi nous que grâce à une lignée de témoins, de martyrs, et, avec cet ordre, le bonheur et Dieu lui-même. L'entretien, le bonheur, Dieu: c'est ce qui, faute de martyrs, peut toujours être étouffé, c'est ce qui triomphe quand les hérauts acceptent de mourir.

Spécificité du christianisme

Jusqu'à présent aucune référence n'a été faite, explicitement, au christianisme. Pourquoi en faire mention maintenant? Pourquoi le prendre en considération au cours de la méditation que nous poursuivons?

Il y a pour cela des motifs contingents. On peut dire, par exemple, que le christianisme existe, de fait, dans l'histoire et dans la société, ou encore que l'auteur de ces lignes s'en réclame. Ces raisons pourraient suffire pour qu'on vienne à en traiter ici. Mais il en est d'autres, plus importantes, moins liées en tout cas aux circonstances de cette démarche. Ainsi, l'emploi du terme de révélation nous situait déjà dans une certaine connivence de vocabulaire avec le christianisme. Mais surtout le christianisme, lui aussi, comme nous l'avons fait ici, a recours au terme de Dieu. Il ne peut se comprendre lui-même ni même être compris par un observateur extérieur sans la référence à Dieu. Par là, il recoupe explicitement le chemin que nous avons tracé.

Allons plus loin encore, mais sans abandonner le langage qui nous a servi jusqu'à présent. Entre les deux séries de termes que nous avons constituées, le christianisme a de l'affinité directe pour la série où Dieu va avec l'entretien et avec le bonheur. Il est une religion de la parole et de l'écoute, de l'écriture et de la lecture, une religion du livre et de la société - il a une Bible et s'exprime en une Église! - et il est aussi une religion de la confiance et de la joie, une religion du bonheur. Les trois termes de la série ne suffisent peut-être pas pour définir l'originalité du christianisme. Mais, du moins, on ne peut pas le penser sans ces termes. Or cette obligation où l'on est mis donne beaucoup à penser.

Il apparaît d'abord que le christianisme présuppose la solidarité de ces trois termes que sont l'entretien, le bonheur et Dieu. Or jamais, jusqu'à présent, ici, nous n'avions eu l'occasion de nous interroger sur leur solidarité. Nous avions pris comme une affaire qui allait de soi qu'ils fussent inséparables. Nous avions même, on s'en souvient, demandé qu'on nous accorde cette solidarité comme une hypothèse de travail, utile pour avancer, mais susceptible d'être critiquée plus tard. Or l'heure de cette critique n'est-elle pas venue? Pourquoi, en effet, l'entretien - car c'est sur ce terme, on le pressent, que porte tout le débat! - ne serait-il pas compatible avec le malheur et le néant, ou encore avec le bonheur, mais assorti du néant? Rien, absolument, n'exclut ces hypothèses. En effet, les divers éléments qui, associés, font que les hommes s'entretiennent, n'exigent pas le bonheur et Dieu. Pas davantage ils n'excluent le bonheur sans Dieu. Car pourquoi s'entretenir n'irait-il pas à la tristesse et à la crainte ou à la confiance et à la joie, mais, finalement, à la nuit du néant?

Ainsi l'ordre de révélation se présente-t-il comme un ordre ambivalent. Dieu y occupe une place précaire, sa consistance y est fragile. Non certes pour qui se réclame du christianisme, qui requiert ce terme de Dieu pour être pensé, mais pour qui lui est étranger, indifférent ou hostile. Mais, du coup, il faut préciser la position du christianisme par rapport à ce que nous sommes convenus ici d'appeler ordre de révélation. Essayons donc de le situer aussi exactement que possible par rapport à cet ordre.

Nous pouvons observer d'abord que le christianisme n'invente pas l'ordre de révélation. Cet ordre est déjà là, et justement avec son ambivalence quant à Dieu, comme constitutif de la situation sociale d'humanité.

Ce n'est pas davantage la rencontre du christianisme et de l'ordre de révélation qui oblige à penser cet ordre comme un ordre qui, de lui-même, se dresse contre la mort. Déjà, en effet, sans le christianisme, par eux-mêmes, les gestes de parler, écouter, écrire, lire, bref, s'entretenir - et donc, qu'on s'en souvienne, œuvrer ! - se donnent comme des gestes qui transcendent l'ordre biologique, où vivre et mourir vont ensemble. S'entretenir, œuvrer, sont toujours une victoire sur la mort, même si le malheur et le néant n'en sont pas exclus.

En quoi consiste donc la spécificité du christianisme dans l'ordre de révélation?

A une question formulée en ces termes, et après tout ce que nous venons d'observer, la réponse ne supporte aucune ambiguïté. Nous dirons: dans l'ordre de révélation, le christianisme - mais aussi, éventuellement, d'autres attitudes ou doctrines spirituelles que lui - se distingue en ceci qu'il ne sépare pas l'entretien (et l'œuvre !) du bonheur et de Dieu.

On ne manquera pas, en ce point, de relever un trait d'importance. Si le christianisme ne va pas sans l'affrontement de la mort, ce n'est pas, qu'on excuse ce langage, à cause du caractère chrétien du christianisme : c'est parce que le christianisme présuppose l'ordre de révélation où l'entretien, comme on l'a remarqué, ne se soutient que de l'affrontement de la mort.

Mais alors pourquoi adopter le christianisme, et non pas l'ordre de révélation, avec ou sans le bonheur, mais sans Dieu?

Avec cette question nous atteignons enfin l'interrogation la plus exacte qui puisse convenir au christianisme. En effet, maintenant apparaît en clair ce qui se dissimule non pas de raison, mais de calcul, de rationalité comptable, non pas de logique, mais d'intérêt dans la recherche d'un motif décisif, nécessitant, de devenir ou de rester chrétien. Car il est devenu évident qu'on ne devient ni ne reste chrétien parce que le christianisme est de l'ordre de la révélation, ni non plus parce qu'il est de l'ordre du bonheur. Aussi bien révélation et bonheur peuvent-ils être sans Dieu. Nous devenons ou nous restons chrétiens parce que nous recevons le christianisme de témoins qui risquent leur vie et leur mort à maintenir solidaires l'entretien (et l'œuvre!), le bonheur et Dieu, et parce que nous acceptons d'être à notre tour de ces témoins-là.

Mais que veut dire ici parce que? Que vaut un parce que qui renvoie au libre engagement des hérauts passés - que nous proposons d'ailleurs de nommer prophètes, maintenant que leur témoignage associe l'entretien, le bonheur et Dieu -, un parce que qui appelle des prophètes à surgir, nouveaux, à naître, à se reconnaître entre eux, pour faire quelque chose comme une assemblée de prophètes, une Église?

Disons-le tout net. Le parce que pointe maintenant vers ce que l'on pourrait nommer, au moins mal, liberté ou gratuité, mais que l'on se refusera, pour autant, à appeler absence de raison. Car pourquoi serait-il déraisonnable de s'engager soi-même, librement et gratuitement, à la suite d'une lignée de témoins qui, eux-mêmes, ont risqué leur vie et leur mort librement et gratuitement?

Une méditation de théologie première

Il reste, pour finir provisoirement la présente méditation, à tenter d'en définir le statut.

Si le mot ne prêtait à l'équivoque, nous aimerions la nommer une méditation de théologie première. L'équivoque, que nous voudrions dissiper, tiendrait en ceci : à imaginer qu'une démarche de ce genre précède seulement tous les discours qu'on peut ensuite tenir sur le christianisme. En réalité, cette méditation ne devrait pas être tellement antérieure qu'intérieure à tous les discours sur le christianisme: car elle les informe tous du dedans plus qu'elle n'y prépare.

Pour faire entendre ce que nous voulons dire ici, sans doute sera-t-il opportun de proposer au moins une esquisse d'un discours chrétien auquel cette méditation donne le ton.

Selon un tel discours, il n'y a pas, d'un côté, l'affirmation de Dieu et, de l'autre, celle d'un monde solide, d'une nature des choses. Si l'on affirme Dieu - et on l'affirme bien, on l'invoque même, on le prie! - on reconnaît aussi, immanent à tout, l'entretien. En d'autres termes, plus traditionnels, " au commencement était le verbe " (Jn 1, 1). Dans cet entretien, des sujets naissent de se reconnaître les uns les autres. L'exercice de cet entretien n'est autre que l'œuvre par laquelle les sujets se lient entre eux. Parole disséminée, logos spermatikos, et donc aussi fécondante, cet entretien est inséparable de l'œuvre; les choses n'existent pas sans lui : il existe moins d'ailleurs qu'il n'insiste en elles, devenu alors lui-même œuvre. Il n'est pas à entendre non plus comme des fragments de vérité qui manqueraient encore de leur assemblage en un tout. Et pas davantage comme l'approximation dispersée d'un vrai qui, souverainement, serait détenu quelque part. Plutôt même que parole disséminée, cet entretien peut se définir comme la dissémination même de la parole écoutée, de l'écriture lue et de l'œuvre. C'est dire qu'il est moins ce qui est dit, ce qui est œuvré, que dans le fait même de dire et d'œuvrer.

Mais cette parole-œuvre est fragile. Elle n'a pas l'assurance monolithique que nous prêtons volontiers aux choses. Elle ne tient que d'être énoncée, opérée par des sujets qui, de ce fait, en s'associant, la maintiennent vive et, pour cela, s'exposent à en mourir. Le mensonge ou, si l'on préfère, l'achoppement, le péché, c'est de croire que cet entretien-œuvre, ce possible, puisse se constituer et se continuer sans qu'on s'y engage, corps et biens, et jusqu'au sang. Car la possibilité d'un retrait, d'un évitement du risque, est toujours laissée. Sera-t-elle toujours, fatalement, choisie? A l'histoire de le dire. Et, d'ailleurs, l'histoire l'a déjà dit. Car l'histoire témoigne que le défi a été relevé, que les sociétés humaines ont préféré à la vie le combat pour inventer des raisons de vivre. Chacun de nous se rattache à l'une ou à plusieurs de ces traditions d'humanité, où s'est déjà inscrit, dans la chair des hommes, le refus du mensonge, c'est-à-dire de l'excuse de s'exposer.

Nous autres, chrétiens, entre autres dépendances, nous appartenons à l'une de ces lignées où des hommes reconnaissent qu'ils ont fait société entre eux pour témoigner, à leurs risques et périls, à la fois de l'entretien, du bonheur et de Dieu. Lignée prophétique, s'il en est, où le risque d'échouer est peut-être le plus vivement ressenti en même temps que l'attente d'un Royaume y est la plus ardente, la plus assurée. Lignée prophétique encore, qui ne se maintient dans l'espérance qu'en se référant à Jésus-Christ comme à l'affirmation incarnée que " Dieu parle bien de Dieu "(2). Ainsi celui que nous appelons le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu, Dieu lui-même, nous ne lui donnons pas tous ces titres sans nous engager ensemble - et c'est l'Église! - à témoigner comme lui et à sa suite, et jusqu'à en mourir, indissolublement, de l'entretien, du bonheur et de Dieu.

Telles seraient, trop brièvement tracées, et de façon imparfaite - mais n'est-ce pas le propre d'un tel discours d'être imparfait, de n'être pas achevé, d'être inachevable ? - les articulations principales d'un discours sur le christianisme.

Mais, redisons-le, les propositions que nous venons de formuler ne valent pas en soi, pour elles-mêmes. Leur force, si elles sont fortes, leur vient de la méditation qui les sous-tend. Qu'on retire ou qu'on oublie cette méditation, et elles paraîtront dérisoirement sommaires, voire inexactes et gravement infidèles à ce qu'il est convenu d'appeler, historiquement, le christianisme. Mais, au contraire, qu'on veuille bien prolonger ce raccourci par la poursuite, inlassable et comme souterraine, de la méditation qui précède, nous gageons alors que les traits les plus communément reçus du christianisme, et qui manquent encore ici, viendraient transformer ce bref aperçu en un développement plus large.

Guy LAFON

 

 

(1) PASCAL, Pensées, Brunschvicg 593, Lafuma 822.

(2) PASCAL, Pensées, Brunschvicg 799, Lafuma 303.

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Guy Lafon - 20/08/2004